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Émile Zola - La Terre

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entiere au bout d'une poutre, accroupi, a boire le soleil. Une hebetude l'immobilisait, les yeux ouverts. Des<br />

gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. Sa pipe meme lui etait une fatigue, il cessait<br />

de fumer, tant elle pesait a ses gencives, sans compter que le gros travail de la bourrer et de l'allumer,<br />

l'epuisait. Il avait l'unique desir de ne pas bouger de place, glace, grelottant, des qu'il remuait, sous l'ardent<br />

soleil de midi. C'etait, apres la volonte et l'autorite mortes, la decheance derniere, une vieille bete souffrant,<br />

dans son abandon, la misere d'avoir vecu une existence d'homme. D'ailleurs, il ne se plaignait point, fait a<br />

cette idee du cheval fourbu, qui a servi et qu'on abat, quand il mange inutilement son avoine. Un vieux, ca ne<br />

sert a rien et ca coute. Lui−meme avait souhaite la fin de son pere. Si, a leur tour, ses enfants desiraient la<br />

sienne, il n'en ressentait ni etonnement ni chagrin. Ca devait etre.<br />

Lorsqu'un voisin lui demandait:<br />

—Eh bien! pere Fouan, vous allez donc toujours!<br />

—Ah! grognait−il, c'est bougrement long de crever, et ce n'est pourtant pas la bonne volonte qui manque!<br />

Et il disait vrai, dans son stoicisme de paysan qui accepte la mort, qui la souhaite, des qu'il redevient nu et que<br />

la terre le reprend.<br />

Une souffrance encore l'attendait. Jules se degouta de lui, detourne par la petite <strong>La</strong>ure. Celle−ci, lorsqu'elle le<br />

voyait avec le grand−pere, semblait jalouse. Il les embetait, ce vieux! c'etait plus amusant de jouer ensemble.<br />

Et, si son frere ne la suivait pas, elle se pendait a ses epaules, l'emmenait. Ensuite, elle se faisait si gentille,<br />

qu'il en oubliait son service de menagere complaisante. Peu a peu, elle se l'attacha completement, en vraie<br />

femme deja qui s'etait donne la tache de cette conquete.<br />

Un soir, Fouan, etait alle attendre Jules devant l'ecole, si las, qu'il avait songe a lui, pour remonter la cote.<br />

Mais <strong>La</strong>ure sortit avec son frere; et, comme le vieux, de sa main tremblante, cherchait la main du petit, elle eut<br />

un rire mechant.<br />

—Le v'la encore qui t'embete, lache−le donc!<br />

Puis, se retournant vers les autres galopins:<br />

—Hein? est−il couenne de se laisser embeter!<br />

Alors, Jules, au milieu des huees, rougit, voulut faire l'homme, s'echappa d'un saut, en criant le mot de sa<br />

soeur a son vieux compagnon de promenades:<br />

—Tu m'embetes!<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Effare, les yeux obscurcis de larmes, Fouan trebucha, comme si la terre lui manquait, avec cette petite main<br />

qui se retirait de lui. Les rires augmentaient, et <strong>La</strong>ure forca Jules a danser autour du vieillard, a chanter sur un<br />

air de ronde enfantine:<br />

—Tombera, tombera pas... son pain sec mangera, qui le ramassera....<br />

Fouan, defaillant, mit pres de deux heures a rentrer seul, tant il trainait les pieds, sans force. Et ce fut la fin,<br />

l'enfant cessa de lui apporter sa soupe et de faire son lit, dont la paillasse n'etait pas retournee une fois par<br />

mois. Il n'eut meme plus ce gamin a qui causer, il s'enfonca dans l'absolu silence, sa solitude se trouva elargie<br />

et complete. Jamais un mot, sur rien, a personne.<br />

II 231

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