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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

contente, volant jusqu'aux tartines de Jules, si le petit ne les defendait pas. Aussi le reduisait−on, meme on en<br />

profitait pour ne plus le nourrir assez, sous le pretexte qu'il en creverait. Buteau l'accusait de s'etre perdu, au<br />

Chateau, dans la compagnie de Jesus−Christ, ce qui etait vrai; car cet ancien paysan sobre, dur a son corps,<br />

vivant de pain et d'eau, avait pris la des habitudes de godaille, le gout de la viande et de l'eau−de−vie,<br />

tellement les vices se gagnent vite, lors meme que c'est un fils qui debauche son pere. Lise avait du enfermer<br />

le vin en le voyant disparaitre. Les jours ou l'on mettait un pot−au−feu, la petite <strong>La</strong>ure restait en faction<br />

autour. Depuis que le vieux avait fait la dette d'une tasse de cafe chez Lengaigne, celui−ci et Macqueron<br />

etaient prevenus qu'on ne les payerait pas, s'ils lui servaient des consommations a credit. Il gardait toujours<br />

son grand silence tragique, mais parfois, lorsque son ecuelle n'etait pas pleine, lorsqu'on enlevait le vin sans<br />

lui donner sa part, il fixait longuement sur Buteau des yeux irrites, dans la rage impuissante de son appetit.<br />

—Oui, oui, regardez−moi disait Buteau, si vous croyez que je nourris les betes a ne rien foutre! Quand on<br />

aime la viande, on la gagne, bougre de goinfre!... Hein? n'avez−vous pas honte d'etre tombe dans la debauche<br />

a votre age!<br />

Fouan, qui n'etait pas retourne chez les Delhomme par un entetement d'orgueil, ulcere du mot que sa fille avait<br />

dit, en arriva a tout endurer des Buteau, les mauvaises paroles, meme les bourrades. Il ne songeait plus a ses<br />

autres enfants; il s'abandonnait la, dans une telle lassitude, que l'idee de s'en tirer ne lui venait point: ca ne<br />

marcherait pas mieux ailleurs, a quoi bon? Fanny, lorsqu'elle le rencontrait, passait raide, ayant jure de ne<br />

jamais lui reparler la premiere. Jesus−Christ, meilleur enfant, apres lui avoir garde rancune de la sale facon<br />

dont il avait quitte le Chateau, s'etait amuse un soir a le griser abominablement chez Lengaigne puis a le<br />

ramener ainsi devant sa porte: une histoire terrible, la maison en l'air, Lise obligee de laver la cuisine, Buteau<br />

jurant qu'une autre fois il le ferait coucher sur le fumier; de sorte que le vieux, craintif, se mefiait maintenant<br />

de son aine, au point d'avoir le courage de refuser les rafraichissements. Souvent aussi, il voyait la Trouille<br />

avec ses oies, quand il s'asseyait dehors, au bord d'un chemin. Elle s'arretait, le fouillait de ses yeux minces,<br />

causait un instant, tandis que ses betes, derriere elle, l'attendaient debout sur une patte, le cou en arret. Mais,<br />

un matin, il constata qu'elle lui avait vole son mouchoir; et, des lors, du plus loin qu'il l'apercut, il agita ses<br />

batons pour la chasser. Elle rigolait, s'amusait a lancer ses oies sur lui, ne se sauvait que lorsqu'un passant<br />

menacait de la gifler, si elle ne laissait pas son grand−pere tranquille.<br />

Cependant, jusque−la, Fouan avait pu marcher, et c'etait une consolation, car il s'interessait encore a la terre, il<br />

montait toujours revoir ses anciennes pieces, dans cette manie des vieux passionnes que hantent leurs<br />

anciennes maitresses d'autrefois. Il errait lentement par les routes, de sa marche blessee de vieil homme; il<br />

s'arretait au bord d'un champ, demeurait des heures plante sur ses cannes; puis, il se trainait devant un autre,<br />

s'y oubliait de nouveau, immobile, pareil a un arbre pousse la, desseche de vieillesse. Ses yeux vides ne<br />

distinguaient plus nettement ni le ble, ni l'avoine, ni le seigle. Tout se brouillait, et c'etaient des souvenirs<br />

confus qui se levaient du passe: cette piece, en telle annee, avait rapporte tant d'hectolitres. Meme les dates,<br />

les chiffres finissaient par se confondre. Il ne lui restait qu'une sensation vive, persistante: la terre, la terre qu'il<br />

avait tant desiree, tant possedee, la terre a qui pendant soixante ans, il avait tout donne, ses membres, son<br />

coeur, sa vie, la terre ingrate, passee aux bras d'un autre male, et qui continuait de produire sans lui reserver sa<br />

part! Une grande tristesse le poignait, a cette idee qu'elle ne le connaissait plus, qu'il n'avait rien garde d'elle ni<br />

un sou ni une bouchee de pain, qu'il lui fallait mourir, pourrir en elle, l'indifferente qui, de ses vieux os, allait<br />

se refaire de la jeunesse. Vrai! pour en arriver la, nu et infirme, ca ne valait guere la peine de s'etre tue au<br />

travail! Quand il avait rode ainsi autour de ses anciennes pieces, il se laissait tomber sur son lit, dans une telle<br />

lassitude, qu'on ne l'entendait meme plus souffler.<br />

Mais ce dernier interet qu'il prenait a vivre, s'en allait avec ses jambes. Bientot, il lui devint si penible de<br />

marcher, qu'il ne s'ecarta guere du village. Par les beaux jours, il avait trois ou quatre stations preferees: les<br />

poutres devant la marechalerie de Clou, le pont de l'Aigre, un banc de pierre pres de l'ecole; et il voyageait<br />

lentement de l'une a l'autre, mettant une heure pour faire deux cents metres, tirant sur ses sabots comme sur<br />

des voitures lourdes, debauche, dejete, dans le roulis casse de ses reins. Souvent, il s'oubliait l'apres−midi<br />

II 230

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