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Émile Zola - La Terre

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un ricanement:<br />

—Je savais bien que vous n'auriez pas de coeur.<br />

Le vieux, ferme, fige, n'ouvrit pas les levres, ne prononca pas un mot.<br />

—Allons, la femme, donne−lui tout de meme la patee, puisque la faim le ramene.<br />

Deja, Lise s'etait levee et avait apporte une ecuellee de soupe. Mais Fouan reprit l'ecuelle, alla s'asseoir a<br />

l'ecart, sur un tabouret, comme s'il avait refuse de se mettre a la table, avec ses enfants; et, goulument, par<br />

grosses cuillerees, il avala. Tout son corps tremblait, dans la violence de sa faim. Buteau, lui, achevait de diner<br />

sans hate, se balancant sur sa chaise, piquant de loin des morceaux de fromage, qu'il mangeait au bout de son<br />

couteau. <strong>La</strong> gloutonnerie du vieillard l'occupait, il suivait la cuillere des yeux, il goguenarda.<br />

—Dites donc, ca parait vous avoir ouvert l'appetit, cette promenade au frais. Mais faudrait pas se payer ca tous<br />

les jours, vous couteriez trop a nourrir.<br />

Le pere avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole. Et le fils continua.<br />

—Ah! ce bougre de farceur qui decouche! Il est peut−etre alle voir les garces.... C'est donc ca qui vous a<br />

creuse, hein?<br />

Pas de reponse encore, le meme entetement de silence, rien que la deglutition violente des cuillerees qu'il<br />

engouffrait.<br />

—Eh! je vous parle, cria Buteau irrite, vous pourriez bien me faire la politesse de repondre.<br />

Fouan ne leva meme pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. Il ne semblait ni entendre ni voir, isole, a des<br />

lieues, comme s'il avait voulu dire qu'il etait revenu manger, que son ventre etait la, mais que son coeur n'y<br />

etait plus. Maintenant il raclait le fond de l'ecuelle avec la cuillere, rudement, pour ne rien perdre de sa<br />

portion.<br />

Lise, remuee par cette grosse faim, se permit d'intervenir.<br />

—<strong>La</strong>che−le, puisqu'il veut faire le mort.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

—C'est qu'il ne va pas recommencer a se foutre de moi! reprit rageusement Buteau. Une fois, ca passe. Mais<br />

vous entendez, sacre tetu? que l'histoire d'aujourd'hui vous serve de lecon! Si vous m'embetez encore, je vous<br />

laisse crever de faim sur la route!<br />

Fouan, ayant fini, quitta peniblement sa chaise; et, toujours muet, de ce silence de tombe qui paraissait<br />

grandir, il tourna le dos, il se traina sous l'escalier, jusqu'a son lit, ou il se jeta tout vetu. Le sommeil l'y<br />

foudroya, il dormit a l'instant, sans un souffle, sous un ecrasement de plomb. Lise, qui vint le voir, retourna<br />

dire a son homme qu'il etait peut−etre bien mort. Mais Buteau, s'etant derange, haussa les epaules. Ah! ouiche,<br />

mort! est−ce que ca mourait comme ca? Fallait seulement qu'il eut tout de meme roule, pour etre dans un etat<br />

pareil. Le lendemain enfin lorsqu'ils entrerent jeter un coup d'oeil, le vieux n'avait pas bouge; et il dormait<br />

encore le soir, et il ne se reveilla qu'au matin de la seconde nuit, apres trente−six heures d'aneantissement.<br />

—Tiens! vous rev'la! dit Buteau en ricanant. Moi qui croyais que ca continuerait, que vous ne mangeriez plus<br />

de pain!<br />

II 228

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