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Émile Zola - La Terre

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emettre chez elle? lui−meme n'aurait pu le dire, ses pieds seuls l'avaient conduit. Il revoyait l'interieur du<br />

logis, comme s'il y etait rentre, la cuisine a gauche, sa chambre au premier, au bout du fenil. Un<br />

attendrissement lui coupait les jambes, il aurait defailli, si le mur ne l'avait soutenu. Longtemps, il resta<br />

immobile, sa vieille echine calee contre cette maison. Fanny parlait toujours dans l'etable, sans qu'il put<br />

distinguer les mots: c'etait peut−etre ce gros bruit etouffe qui lui remuait le coeur. Mais elle devait quereller<br />

une servante, sa voix se haussa, il l'entendit, seche et dure, sans paroles grossieres, dire des choses si<br />

blessantes a cette malheureuse, qu'elle en sanglotait. Et il en souffrait lui aussi, son emotion s'en etait allee, il<br />

se raidissait, a la certitude que, s'il avait pousse la porte, sa fille l'aurait accueilli de cette voix mauvaise. Il<br />

s'imagina qu'elle repetait: “Papa, il viendra nous demander a genoux de le reprendre!” la phrase qui avait<br />

coupe tous liens entre eux, a jamais, comme d'un coup de hache. Non, non! plutot mourir de faim, plutot<br />

coucher derriere une haie, que de la voir triompher, de son air fier de femme sans reproche! Il decolla son dos<br />

de la muraille, il s'eloigna peniblement.<br />

Pour ne pas reprendre la route, Fouan qui se croyait guette par tout le monde, remonta la rive droite de l'Aigre,<br />

apres le pont, et se trouva bientot au milieu des vignes. Son idee devait etre de gagner ainsi la plaine, en<br />

evitant le village. Seulement, il arriva qu'il dut passer a cote du Chateau, ou ses jambes semblaient aussi<br />

l'avoir ramene, dans cet instinct des vieilles betes de somme qui retournent aux ecuries ou elles ont eu leur<br />

avoine. <strong>La</strong> montee l'etouffait, il s'assit a l'ecart, soufflant, reflechissant. Surement que, s'il avait dit a<br />

Jesus−Christ: “Je vas me plaindre en justice, aide−moi contre Buteau", le bougre l'aurait recu a a cul ouvert; et<br />

l'on aurait fait une sacree noce, le soir. Du coin ou il etait, il flairait justement une ripaille, quelque soulerie<br />

qui durait depuis le matin. Attire, le ventre creux, il s'approcha, il reconnut la voix de Canon, sentit l'odeur des<br />

haricots rouges a l'etuvee, que la Trouille cuisinait si bien, quand son pere voulait feter une apparition du<br />

camarade. Pourquoi ne serait−il pas entre godailler entre les deux chenapans, qu'il ecoutait brailler dans la<br />

fumee des pipes, bien au chaud, tellement souls, qu'il les jalousait? Une brusque detonation de Jesus−Christ<br />

lui alla au coeur, il avancait la main vers la porte, lorsque le rire aigu de la Trouille le paralysa. C'etait la<br />

Trouille maintenant qui l'epouvantait, il la revoyait toujours, maigre, en chemise, se jetant sur lui avec sa<br />

nudite de couleuvre, le fouillant, le mangeant. Et, alors, a quoi bon, si le pere l'aidait a ravoir ses papiers? la<br />

fille serait la pour les lui reprendre sous la peau. Tout d'un coup, la porte s'ouvrit, la gueuse venait jeter un<br />

regard dehors, ayant flaire quelqu'un. Il n'avait eu que le temps de se jeter derriere les buissons, il se sauva, en<br />

distinguant, dans la nuit tombante, ses yeux verts qui luisaient.<br />

Lorsque Fouan fut en plaine, sur le plateau, il eprouva une sorte de soulagement, sauve des autres, heureux<br />

d'etre seul et d'en crever. Longtemps, il roda au hasard. <strong>La</strong> nuit s'etait faite, le vent glace le flagellait. Parfois,<br />

a certains grands souffles, il devait tourner le dos, l'haleine coupee, sa tete nue herissee de ses rares cheveux<br />

blancs. Six heures sonnerent, tout le monde mangeait dans Rognes; et il avait une faiblesse des membres, qui<br />

ralentissait sa marche. Entre deux bourrasques, une averse tomba, drue, cinglante. Il fut trempe, marcha<br />

encore, en recut deux autres. Et, sans savoir comment, il se trouva sur la place de l'Eglise, devant l'antique<br />

maison patrimoniale des Fouan, celle que Francoise et Jean occupaient a cette heure. Non! il ne pouvait s'y<br />

refugier, on l'avait aussi chasse de la. <strong>La</strong> pluie redoublait, si rude, qu'une lachete l'envahit. Il s'etait approche<br />

de la porte des Buteau, a cote, guettant la cuisine, d'ou sortait une odeur de soupe aux choux. Tout son pauvre<br />

corps y revenait se soumettre, un besoin physique de manger, d'avoir chaud, l'y poussait. Mais, dans le bruit<br />

des machoires, des mots echanges l'arreterent.<br />

—Et le pere, s'il ne rentrait point?<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

—<strong>La</strong>isse donc! il est trop sur sa gueule, pour ne pas rentrer quand il aura faim!<br />

Fouan s'ecarta, avec la crainte qu'on ne l'apercut a cette porte, comme un chien battu qui retourne a sa patee. Il<br />

etait suffoque de honte, une resolution farouche le prenait de se laisser mourir dans un coin. On verrait bien<br />

s'il etait sur sa gueule! Il redescendit la cote, il s'affaissa au bout d'une poutre, devant la marechalerie de Clou.<br />

Ses jambes ne pouvaient plus le porter, il s'abandonnait, dans le noir, et le desert de la route, car les veillees<br />

II 225

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