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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />
—Faudrait pas trop songer a ces machines−la, on en deviendrait fou.<br />
Dans le cabaret, Macqueron parlait vivement a Delhomme, tout bas, tandis que Canon, qui avait repris son air<br />
de se ficher du monde, achevait le cognac en blaguant Jesus−Christ demonte, qu'il appelait “mademoiselle<br />
Quatre−vingt−treize”. Mais Buteau, sortant d'une songerie, s'apercut brusquement que Jean s'en etait alle, et il<br />
resta surpris de retrouver la Francoise, a la porte de la salle, ou elle etait venue se planter en compagnie de<br />
Berthe, pour entendre. Cela le facha d'avoir perdu son temps a la politique, lorsqu'il avait des affaires<br />
serieuses. Cette salete de politique, elle vous prenait tout de meme au ventre. Il eut, dans un coin, une longue<br />
explication avec Coelina, qui finit par l'empecher de faire un esclandre immediat; valait mieux que Francoise<br />
retournat chez lui d'elle−meme, quand on l'aurait calmee; et il partit a son tour, en menacant de la venir<br />
chercher avec une corde et un baton, si on ne la decidait pas.<br />
Le dimanche suivant, M. Rochefontaine fut elu depute, et Hourdequin ayant envoye sa demission au prefet,<br />
Macqueron enfin devint maire, crevant dans sa peau d'insolent triomphe.<br />
Ce soir−la, on surprit Lengaigne, enrage, qui posait culotte a la porte de son rival victorieux. Et il gueula:<br />
—Je fais ou ca me dit, maintenant que les cochons gouvernent!<br />
VI<br />
<strong>La</strong> semaine se passa, Francoise s'entetait a ne pas rentrer chez sa soeur, et il y eut scene abominable, sur la<br />
route: Buteau, qui la trainait par les cheveux, dut la lacher, cruellement mordu au pouce; si bien que<br />
Macqueron prit peur et qu'il mit lui−meme la jeune fille a la porte, en lui declarant que, comme representant<br />
de l'autorite, il ne pouvait l'encourager davantage dans sa revolte.<br />
Mais justement la Grande passait, et elle emmena Francoise. Agee de quatre−vingt−huit ans, elle ne se<br />
preoccupait de sa mort que pour laisser a ses heritiers, avec sa fortune, le tracas de proces sans fin: une<br />
complication de testament extraordinaire, embrouillee par plaisir, ou sous le pretexte de ne faire du tort a<br />
personne, elle les forcait de se devorer tous; une idee a elle, puisqu'elle ne pouvait emporter ses biens, de s'en<br />
aller au moins avec la consolation qu'ils empoisonneraient les autres. Et elle n'avait de la sorte pas de plus<br />
gros amusement que de voir la famille se manger. Aussi s'empressa−t−elle d'installer sa niece dans sa maison,<br />
combattue un instant par sa ladrerie, decidee tout de suite a la pensee d'en tirer beaucoup de travail contre peu<br />
de pain. En effet, des le soir, elle lui fit laver l'escalier et la cuisine. Puis, lorsque Buteau se presenta, elle le<br />
recut debout, de son bec mauvais de vieil oiseau de proie; et lui, qui parlait de tout casser chez Macqueron, il<br />
trembla, il begaya, paralyse par l'espoir de l'heritage, n'osant entrer en lutte avec la terrible Grande.<br />
—J'ai besoin de Francoise, je la garde, puisqu'elle ne se plait pas chez vous.... Du reste, la voici majeure, vous<br />
avez des comptes a lui rendre. Faudra en causer.<br />
Buteau partit, furieux, epouvante des embetements qu'il sentait venir.<br />
Huit jours apres, en effet, vers le milieu d'aout, Francoise eut vingt et un ans. Elle etait sa maitresse, a cette<br />
heure. Mais elle n'avait guere fait que changer de misere, car elle aussi tremblait devant sa tante, et elle se<br />
tuait de travail, dans cette maison froide d'avare, ou tout devait reluire naturellement, sans qu'on depensat ni<br />
savon ni brosse: de l'eau pure et des bras, ca suffisait. Un jour, pour s'etre oubliee jusqu'a donner du grain aux<br />
poules, elle faillit avoir la tete fendue d'un coup de canne. On racontait que, soucieuse d'epargner les chevaux,<br />
la Grande attelait son petit−fils Hilarion a la charrue; et, si l'on inventait ca, la verite etait qu'elle le traitait en<br />
vraie bete, tapant sur lui, le massacrant d'ouvrage, abusant de sa force de brute, a le laisser sur le flanc, mort<br />
de fatigue, si mal nourri d'ailleurs, de croutes et d'egouttures comme le cochon, qu'il crevait continuellement<br />
de faim, dans son aplatissement de terreur. Lorsque Francoise comprit qu'elle completait la paire, a l'attelage,<br />
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