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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

confiance, en loques, tres sale, tres laid, ravage de misere et de vices, le visage si maigre et si bleme, herisse<br />

d'une barbe rare, que les femmes, rien qu'a le voir, fermaient les portes. Ce qui etait pis, il tenait des discours<br />

abominables, il parlait de couper le cou aux riches, de nocer un beau matin a s'en crever la peau, avec les<br />

femmes et le vin des autres: menaces lachees d'une voix sombre, les poings tendus, theories revolutionnaires<br />

apprises dans les faubourgs parisiens, revendications sociales coulant en phrases enflammees, dont le flot<br />

stupefiait et epouvantait les paysans. Depuis deux annees, les gens des fermes le voyaient arriver ainsi, a la<br />

tombee du jour, demandant un coin de paille pour coucher; il s'asseyait pres du feu, il leur glacait a tous le<br />

sang, par les paroles effrayantes qu'il disait; puis, le lendemain, il disparaissait, pour reparaitre huit jours plus<br />

tard, a la meme heure triste du crepuscule, avec les memes propheties de ruine et de mort. Et c'etait pourquoi<br />

on le repoussait de partout, desormais, tant la vision de cet homme louche traversant la campagne, laissait de<br />

terreur et de colere derriere elle.<br />

Tout de suite, Jesus−Christ et Canon s'etaient entendus.<br />

—Ah! nom de Dieu! cria le premier, ce que j'ai eu tort, en 48, de ne pas les saigner tous, a Cloyes!... Allons,<br />

vieux, faut boire un litre!<br />

Il l'emmena au Chateau, il le fit coucher le soir avec lui, pris de deference, a mesure que l'autre parlait,<br />

tellement il le sentait superieur, sachant des choses, ayant des idees pour refaire d'un coup la societe. Le<br />

surlendemain, Canon s'en alla. Deux semaines plus tard, il revint, repartit au petit jour. Et, des lors, de temps a<br />

autre, il tomba au Chateau, mangea, ronfla, comme chez lui, jurant a chaque apparition que les bourgeois<br />

seraient nettoyes avant trois mois. Une nuit que le pere etait a l'affut, il voulut culbuter la fille; mais la<br />

Trouille, indignee, rouge de honte, le griffa et le mordit si profondement, qu'il dut la lacher. Pour qui donc la<br />

prenait−il, ce vieux−la? Il la traita de grande serine.<br />

Fouan, non plus, n'aimait guere Canon, qu'il accusait d'etre un faineant et de vouloir des choses a finir sur<br />

l'echafaud. Quand ce brigand etait la, le vieux en devenait tout triste, a ce point qu'il preferait fumer sa pipe<br />

dehors. D'ailleurs, la vie de nouveau se gatait pour lui, il ne godaillait plus si volontiers chez son fils, depuis<br />

que toute une facheuse histoire les divisait. Jusque−la, Jesus−Christ n'avait vendu les terres de son lot, lopins a<br />

lopins, qu'a son frere Buteau et a son beau−frere Delhomme; et, chaque fois, Fouan, dont la signature etait<br />

necessaire, l'avait donnee sans rien dire, du moment que le bien restait dans la famille. Mais voila qu'il<br />

s'agissait d'un dernier champ, sur lequel le braconnier avait emprunte, un champ que le preteur parlait de faire<br />

mettre aux encheres, parce qu'il ne touchait pas un sou des interets convenus. M. Baillehache, consulte, avait<br />

dit qu'il fallait vendre soi−meme, et tout de suite, si l'on ne voulait pas etre devore par les frais. Le malheur<br />

etait que Buteau et Delhomme refusaient d'acheter, furieux de ce que le pere se laissat manger la peau chez sa<br />

grande fripouille d'aine, resolus a ne s'occuper de rien, tant qu'il vivrait la. Et le champ allait etre vendu par<br />

autorite justice, le papier timbre marchait bon train, c'etait la premiere piece de terre qui sortait de la famille.<br />

Le vieux n'en dormait plus. Cette terre que son pere, son grand−pere, avaient convoitee si fort et si durement<br />

gagnee! cette terre possedee, gardee jalousement comme une femme a soi! la voir s'emietter ainsi dans les<br />

proces, se deprecier, passer aux bras d'un autre, d'un voisin, pour la moitie de son prix! Il en fremissait de<br />

rage, il en avait le coeur si creve, qu'il en sanglotait comme un enfant. Ah! ce cochon de Jesus−Christ!<br />

Il y eut des scenes terribles entre le pere et le fils. Ce dernier ne repondait pas, laissait l'autre s'epuiser en<br />

reproches et en gemissements, debout, tragique, hurlant sa peine.<br />

—Oui, t'es un assassin, c'est comme si tu prenais un couteau, vois−tu, et que tu m'enleves un morceau de<br />

viande.... Un champ si bon, qu'il n'y en a pas de meilleur! un champ ou tout pousse, rien qu'a souffler<br />

dessus!... Faut−il que tu sois feignant et lache, pour ne pas te casser la gueule, plutot que de l'abandonner a un<br />

autre.... Nom de Dieu de nom de Dieu! a un autre! c'est cette idee−la, moi, qui me retourne le sang! Tu n'en as<br />

donc pas, de sang, bougre d'ivrogne!... Et tout ca, parce que tu l'as bue, la terre, sacre jean−foutre de noceur,<br />

salop, cochon!<br />

III 177

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