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Émile Zola - La Terre

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—Non, faut que je verbalise, repondit le garde champetre d'un ton raide.<br />

Et il s'enteta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. Cependant, il s'etait arrete, il finit par<br />

dire, comme l'autre lui empoignait le bras, pour l'emmener:<br />

—Si t'as de l'encre et une plume, tout de meme... Chez toi ou ailleurs, je m'en fous, pourvu que le papier soit<br />

fait.<br />

Lorsque Becu arriva chez Jesus−Christ, le soleil se levait, le pere Fouan qui fumait deja sa pipe sur la porte,<br />

comprit et s'inquieta; d'autant plus que les choses restaient tres graves: on deterra l'encre et une vieille plume<br />

rouillee, le garde champetre commenca a chercher ses phrases, d'un air de contention terrible, les coudes<br />

ecartes. Mais, en meme temps, sur un mot de son pere, la Trouille avait servi trois verres et un litre; et, des la<br />

cinquieme ligne, Becu, epuise, ne se retrouvant plus dans le recit complique des faits, accepta une rasade.<br />

Alors, peu a peu, la situation se detendit. Un second litre parut, puis un troisieme. Deux heures plus tard, les<br />

trois hommes se parlaient violemment et amicalement dans le nez: ils etaient tres souls, ils avaient totalement<br />

oublie l'affaire du matin.<br />

—Sacre cocu, criait Jesus−Christ, tu sais que je couche avec ta femme.<br />

C'etait vrai. Depuis la fete, il culbutait la Becu dans les coins, tout en la traitant de vieille peau, sans<br />

delicatesse. Mais Becu, qui avait le vin mauvais, se facha. S'il tolerait la chose, a jeun, elle le blessait, quand il<br />

etait ivre. Il brandit un litre vide, il gueula:<br />

—Nom de Dieu de cochon!<br />

Le litre s'ecrasa contre le mur, il manqua Jesus−Christ, qui bavait, d'un sourire doux et noye. Pour apaiser le<br />

cocu, on decida qu'on allait rester ensemble, a manger le lievre tout de suite. Quand la Trouille faisait un civet,<br />

la bonne odeur s'en repandait jusqu'a l'autre bout de Rognes. Ce fut une rude fete, et qui dura la journee. Ils<br />

etaient encore a table, resucant les os, lorsque la nuit tomba. On alluma deux chandelles, et ils continuerent.<br />

Fouan retrouva trois pieces de vingt sous, pour envoyer la petite acheter un litre de cognac. Les gens<br />

dormaient dans le pays, qu'ils sirotaient toujours. Et Jesus−Christ, dont la main tatonnante cherchait<br />

continuellement du feu, rencontra le proces−verbal commence, qui etait reste sur un coin de la table, tache de<br />

vin et de sauce.<br />

—Ah! c'est vrai, faut le finir! begaya−t−il, le ventre secoue d'un rire d'ivrogne.<br />

Il regardait le papier, meditait une farce, quelque chose ou il mettrait tout son mepris de l'ecriture et de la loi.<br />

Brusquement, il leva la cuisse, glissa le papier, bien en face, en lacha un dessus, epais et lourd, un de ceux<br />

dont il disait que le mortier etait au bout.<br />

—Le v'la signe!<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Tous, Becu lui−meme, rigolerent. Ah! on ne s'embeta pas, cette nuit−la, au Chateau!<br />

Ce fut vers cette epoque que Jesus−Christ fit un ami. Comme il se terrait un soir dans un fosse, pour laisser<br />

passer les gendarmes, il trouva au fond un gaillard, qui occupait deja la place, peu desireux d'etre vu; et l'on<br />

causa. C'etait un bon bougre, Leroi, dit Canon, un ouvrier charpentier, qui avait lache Paris depuis deux ans, a<br />

la suite d'histoires ennuyeuses, et qui preferait vivre a la campagne, roulant de village en village, faisant huit<br />

jours ici, huit jours plus loin, allant d'une ferme a une autre s'offrir, quand les patrons ne voulaient pas de lui.<br />

Maintenant, le travail ne marchait plus, il mendiait le long des routes, il vivait de legumes et de fruits voles,<br />

heureux lorsqu'on lui permettait de dormir dans une meule. A la verite, il n'etait guere fait pour inspirer la<br />

III 176

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