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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

lignes de fond posees, des inventions de sauvage, une guerre de ruses, une lutte continuelle avec le garde<br />

champetre et les gendarmes. Des que les chapeaux galonnes et les baudriers jaunes debouchaient d'une route,<br />

filant au−dessus des bles, le pere et le fils, couches sur un talus, semblaient dormir; puis, tout d'un coup, a<br />

quatre pattes le long du fosse, le fils allait relever les engins, tandis que le pere, de son air innocent de bon<br />

vieux, continuait de surveiller les baudriers et les chapeaux decroissants. Dans l'Aigre, il y avait des truites<br />

superbes, qu'on vendait des quarante et cinquante sous a un marchand de Chateaudun; le pis etait qu'il fallait<br />

les guetter pendant des heures, a plat ventre sur l'herbe, tant elles avaient de malice. Souvent aussi on poussait<br />

jusqu'au Loir, dont les fonds de vase nourrissent de belles anguilles. Jesus−Christ, lorsque ses lignes<br />

n'amenaient rien, avait imagine une peche commode, qui etait de devaliser, la nuit, les boutiques a poisson des<br />

bourgeois riverains. Ce n'etait d'ailleurs la qu'un amusement, toute sa fievre de passion etait a la chasse. Les<br />

ravages qu'il y faisait, s'etendaient a plusieurs lieues; et il ne dedaignait rien, les cailles apres les perdreaux,<br />

meme les sansonnets apres les alouettes. Rarement il employait le fusil, dont la detonation porte loin en pays<br />

plat. Pas une couvee de perdreaux ne s'elevait dans les luzernes et les trefles, sans qu'il la connut, si bien qu'il<br />

savait l'endroit et l'heure ou les petits, lourds de sommeil, trempes de rosee, se laissaient prendre a la main. Il<br />

avait des gluaux perfectionnes pour les alouettes et les cailles, il tapait a coups de pierres dans les epaisses<br />

nuees de sansonnets, que semblent apporter les grands vents d'automne. Depuis vingt ans qu'il exterminait<br />

ainsi le gibier de la contree, on ne voyait plus un lapin, parmi les broussailles des coteaux de l'Aigre, ce qui<br />

enrageait les chasseurs. Et les lievres seuls lui echappaient, assez rares du reste, filant librement en plaine, ou<br />

il etait dangereux de les poursuivre. Oh! les quelques lievres de la Borderie, il en revait, il risquait la prison,<br />

pour en bouler un de temps a autre, d'un coup de feu. Fouan, lorsqu'il le voyait prendre son fusil, ne<br />

l'accompagnait pas: c'etait trop bete, il finirait surement par etre pince.<br />

<strong>La</strong> chose arriva donc, naturellement. Il faut dire que le fermier Hourdequin, exaspere de la destruction du<br />

gibier, sur son domaine, donnait a Becu les ordres les plus severes; et celui−ci, se vexant de n'empoigner<br />

jamais personne, dormait dans une meule, pour voir. Or, un matin au petit jour, un coup de fusil, dont la<br />

flamme lui passa sur le visage, l'eveilla en sursaut. C'etait Jesus−Christ, a l'affut derriere le tas de paille, qui<br />

venait de tuer un lievre, presque a bout portant.<br />

—Ah! nom de Dieu, c'est toi! cria le garde champetre, en s'emparant du fusil que l'autre avait pose, contre la<br />

meule, pour ramasser le lievre. Ah! canaille, j'aurais du m'en douter!<br />

Au cabaret, ils couchaient ensemble; mais, dans les champs, ils ne pouvaient se rencontrer sans peril, l'un<br />

toujours sur le point de pincer l'autre, et celui−ci decide a casser la gueule a celui−la.<br />

—Eh bien! oui, c'est moi, et je t'emmerde!... Rends−moi mon fusil.<br />

Deja, Becu etait ennuye de sa prise. D'habitude, il tirait volontiers a droite, quand il apercevait Jesus−Christ a<br />

gauche. A quoi bon se mettre dans une vilaine histoire avec un ami? Mais, cette fois, le devoir etait la,<br />

impossible de fermer les yeux. Et, d'ailleurs, on est poli au moins, lorsqu'on est en faute.<br />

—Ton fusil, salop! je le garde, je vas le deposer a la mairie... Et ne bouge pas, ne fais pas le malin, ou je te<br />

lache l'autre coup dans les tripes!<br />

Jesus−Christ, desarme, enrage, hesita a lui sauter a la gorge. Puis, quand il le vit se diriger vers le village, il se<br />

mit a le suivre, tenant toujours son lievre, qui se balancait au bout de son bras. L'un et l'autre firent un<br />

kilometre sans se parler, en se jetant des regards feroces. Un massacre, a chaque minute, semblait inevitable;<br />

et, pourtant, leur ennui a tous deux grandissait. Quelle fichue rencontre!<br />

Comme ils arrivaient derriere l'eglise, a deux pas du Chateau, le braconnier tenta un dernier effort.<br />

—Voyons, fais pas la bete, vieux... Entre boire un verre a la maison.<br />

III 175

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