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Émile Zola - La Terre

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qu'un rideau.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Sans doute, la Trouille n'avait pas tous les soirs a cuisiner des haricots rouges et du veau aux oignons. Cela<br />

n'arrivait que lorsqu'on avait tire du pere une piece blanche, et Jesus−Christ, sans y mettre de la discretion, ne<br />

le violentait pas, le prenait par la gourmandise et les sentiments pour le depouiller. On nocait les premiers<br />

jours du mois, des qu'il avait touche les seize francs de sa pension, chez les Delhomme; puis, c'etaient des<br />

fetes a tout casser, chaque trimestre, quand le notaire lui versait sa rente de trente−sept francs cinquante.<br />

D'abord, il ne sortait que des pieces de dix sous, voulant que ca durat, entete dans son avarice ancienne; et,<br />

peu a peu, il s'abandonnait aux mains de son grand vaurien de fils, chatouille, berce d'histoires extraordinaires,<br />

parfois secoue de larmes, si bien qu'il lachait des deux et trois francs, tombant lui−meme a la goinfrerie, se<br />

disant qu'il valait mieux tout manger de bon coeur, puisque, tot ou tard, ce serait mange. D'ailleurs, on devait<br />

rendre cette justice a Jesus−Christ: il partageait avec le vieux, il l'amusait au moins s'il le volait. Au debut,<br />

l'estomac attendri, il ferma les yeux sur le magot, ne tenta point de savoir: son pere etait libre de jouir a sa<br />

guise, on ne pouvait rien lui demander de plus, du moment qu'il payait des noces. Et des reveries ne lui<br />

venaient sur l'argent entrevu, cache quelque part, que dans la seconde quinzaine du mois, quand les poches du<br />

vieux etaient vides. Pas un liard a en faire sortir. Il grognait contre la Trouille, qui servait des patees de<br />

pommes de terre sans beurre, il se serrait le ventre, en songeant que c'etait bete en somme de se priver pour<br />

enfouir des sous, et qu'un jour, a la fin, faudrait le deterrer et le claquer, ce magot!<br />

Tout de meme, les soirs de misere, lorsqu'il etirait ses membres de grande rosse, il reagissait contre<br />

l'embetement, il demeurait expansif et tempetueux, comme s'il avait bien dine, ramenant la gaiete d'une<br />

bordee de grosse artillerie.<br />

—Aux navets, ceux−la! la Trouille, et du beurre, nom de Dieu!<br />

Fouan ne s'ennuyait point, meme dans ces penibles fins de mois; car la fille et le pere se mettaient alors en<br />

campagne pour emplir la marmite; et le vieux, entraine, finissait par en etre. Le premier jour ou il avait vu la<br />

Trouille rapporter une poule, pechee a la ligne, de l'autre cote d'un mur, il s'etait fache. Ensuite, elle l'avait fait<br />

trop rire, la seconde fois, un matin qu'elle etait cachee dans les feuilles d'un arbre, laissant pendre, au milieu<br />

d'une bande de canards en promenade, un hamecon appate de viande: un canard, brusquement, s'etait jete,<br />

avalant tout, la viande, le hamecon, la ficelle; et il avait disparu en l'air, tire d'un coup sec, etouffe, sans un cri.<br />

Ce n'etait guere delicat, bien sur; mais les betes qui vivent dehors, n'est−ce pas? ca devrait appartenir a qui les<br />

attrape, et tant qu'on ne vole pas de l'argent, mon Dieu! on est honnete. Des lors, il s'interessa aux coups de<br />

maraude de cette bougresse, des histoires a ne pas croire, un sac de pommes que le proprietaire l'avait aidee a<br />

porter, des vaches en pature traites dans une bouteille, jusqu'au linge des blanchisseuses qu'elle chargeait de<br />

pierres et qu'elle coulait au fond de l'Aigre, ou elle revenait plonger la nuit, pour le reprendre. On ne voyait<br />

qu'elle par les chemins, ses oies lui etaient un continuel pretexte a battre le pays, guettant une occasion du<br />

bord d'un fosse, pendant des heures, de l'air endormi d'une gardeuse qui fait manger son troupeau; meme elle<br />

se servait de ses oies, ainsi que de vrais chiens, le jars sifflait et la prevenait, des qu'un importun menacait de<br />

la surprendre. Elle avait dix−huit ans a cette heure, et elle n'etait guere plus grande qu'a douze, toujours souple<br />

et mince comme un scion de peuplier, avec sa tete de chevre, aux yeux verts, fendus de biais, a la bouche<br />

large, tordue a gauche. Sous les vieilles blouses de son pere, sa petite gorge d'enfant s'etait durcie sans grossir.<br />

Un vrai garcon, qui n'aimait que ses betes, qui se moquait bien des hommes, ce qui ne l'empechait pas, quand<br />

elle jouait a se taper avec quelque galopin, de finir le jeu sur le dos, naturellement, parce que c'etait fait pour<br />

ca et que ca ne tirait point a consequence. Elle avait la chance d'en rester aux vauriens de son age, ce serait<br />

devenu tout a fait sale, si les hommes poses, les vieux, la trouvant mal en chair, ne l'avaient laissee tranquille.<br />

Enfin, comme disait le grand−pere, amuse et seduit, a part qu'elle volait trop et qu'elle manquait un peu de<br />

decence, elle etait tout de meme une drole de fille, moins rosse qu'on ne l'aurait cru.<br />

Mais Fouan, surtout, s'egayait a suivre Jesus−Christ, dans ses flaneries de rodeur a travers les cultures. Au<br />

fond de tout paysan, meme du plus honnete, il y a un braconnier; et ca l'interessait, les collets tendus, les<br />

III 174

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