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Émile Zola - La Terre

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Des qu'il fut seul, Buteau, mecontent de cette apres−midi perdue, ota sa veste et se mit a battre, dans le coin<br />

pave de la cour; car il avait besoin d'un sac de ble. Mais il s'ennuya vite a battre seul, il lui manquait, pour<br />

s'echauffer, la cadence double des fleaux, tapant en mesure; et il appela Francoise, qui l'aidait souvent a cette<br />

besogne, les reins forts, les bras aussi durs que ceux d'un garcon. Malgre la lenteur et la fatigue de ce battage<br />

primitif, il avait toujours refuse d'acheter une batteuse a manege, en disant, comme tous les petits<br />

proprietaires, qu'il preferait ne battre qu'au jour le jour, suivant les necessites.<br />

—Eh! Francoise, viens−tu?<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Lise, le nez dans un ragout de veau aux carottes, et qui avait charge sa soeur de surveiller une epinee de<br />

cochon a la broche, voulut empecher celle−ci d'obeir. Mais Buteau, mal plante, parla de les rosser toutes les<br />

deux.<br />

—Nom de Dieu de femelles! je vas vous foutre vos casseroles a la gueule!... Faut bien gagner du pain,<br />

puisque vous fricasseriez la maison pour la bafrer avec les autres!<br />

Francoise, qui s'etait deja remise en souillon, de crainte d'attraper des taches, dut le suivre. Elle prit un fleau,<br />

au long manche et au battoir de cornouiller, que des boucles de cuir reliaient entre eux. C'etait le sien, poli par<br />

le frottement, garni d'une ficelle serree, pour qu'il ne glissat pas. A deux mains, elle le fit voler au−dessus de<br />

sa tete, l'abattit sur la gerbe, que le battoir, dans toute sa longueur, frappa d'un coup sec. Et elle ne s'arreta<br />

plus, le relevant tres haut, le repliant comme sur une charniere, le rabattant ensuite, dans un mouvement<br />

mecanique et rythme de forgeron; tandis que Buteau, en face d'elle, allait de meme, a contretemps. Bientot, ils<br />

s'echaufferent, le rythme s'accelera, on ne vit plus que ces pieces de bois volantes, qui rebondissaient chaque<br />

fois et tournoyaient derriere leur nuque, en un continuel essor d'oiseaux lies aux pattes.<br />

Apres dix minutes, Buteau jeta un leger cri. Les fleaux s'arreterent, et il retourna la gerbe. Puis, les fleaux<br />

repartirent. Au bout de dix autres minutes, il commanda un nouvel arret, il ouvrit la gerbe. Jusqu'a six fois,<br />

elle dut ainsi passer sous les battoirs avant que les grains fussent completement detaches des epis, et qu'il put<br />

nouer la paille. Une a une, les gerbes se succedaient. Durant deux heures, on n'entendit dans la maison que le<br />

toc−toc regulier des fleaux, que dominait au loin le ronflement prolonge de la batteuse a vapeur.<br />

Francoise, maintenant, avait le sang aux joues, les poignets gonfles, <strong>La</strong> peau entiere brulante, degageant<br />

autour d'elle comme une onde de flamme, qui tremblait, visible, dans l'air. Un souffle fort sortait de ses levres<br />

ouvertes. Des brins de paille s'etaient accroches aux meches envolees de ses cheveux. Et, a chaque coup,<br />

lorsqu'elle relevait le fleau, son genou droit tendait sa jupe, la hanche et le sein s'enflaient, crevaient l'etoffe,<br />

toute une ligne s'indiquait rudement, la nudite meme de son corps de fille solide. Un bouton du corsage<br />

s'arracha, Buteau vit la chair blanche, sous la ligne halee du cou, une montee de chair que le tour de bras,<br />

continuellement, faisait saillir, dans le jeu puissant des muscles de l'epaule. Il semblait s'en exciter davantage,<br />

comme du coup de reins d'une bonne femelle, vaillante a la besogne; et les fleaux s'abattaient toujours, le<br />

grain sautait, pleuvait en grele, sous le toc−toc haletant du couple de batteurs.<br />

A sept heures moins un quart, au jour tombant, Fouan et les Delhomme se presenterent.<br />

—Faut que nous finissions, leur cria Buteau, sans s'arreter. Hardi la! Francoise!<br />

Elle ne lachait pas, tapait plus dur, dans l'emportement du travail et du bruit. Et ce fut ainsi que Jean, qui<br />

arrivait a son tour, avec la permission de diner dehors, les trouva. Il en eprouva une jalousie brusque, il les<br />

regarda comme s'il les surprenait ensemble, accouples dans cette besogne chaude, d'accord pour cogner juste,<br />

au bon endroit, tous les deux en sueur, si echauffes, si defaits, qu'on les aurait dits en train plutot de planter un<br />

enfant que de battre du ble. Peut−etre Francoise qui y allait d'un tel coeur, eut la meme sensation, car elle<br />

s'arreta net, genee. Buteau, s'etant retourne alors, demeura un instant immobile de surprise et de colere.<br />

VI 151

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