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Émile Zola - La Terre

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<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

fatigue etait d'autant plus surprenante qu'elle tuait alors d'amour Tron, cette grande brute de vacher, dont la<br />

chair tendre de colosse lui donnait des fringales. Elle en avait fait son chien, elle l'emmenait dans les granges,<br />

dans le fenil, dans la bergerie, maintenant que le berger, dont elle craignait l'espionnage, couchait dehors, avec<br />

ses moutons. C'etait, la nuit surtout, des ripailles de male, dont elle sortait elastique et fine, bourdonnante<br />

d'activite. Hourdequin ne voyait rien, ne savait rien. Il etait dans sa fievre de moisson, une fievre speciale, la<br />

grande crise annuelle de sa passion de la terre, tout un tremblement interieur, la tete en feu, le coeur battant, la<br />

chair secouee, devant les epis murs qui tombaient.<br />

Les nuits etaient si brulantes, cette annee−la, que Jean, parfois, ne pouvait les passer dans la soupente ou il<br />

couchait, pres de l'ecurie. Il sortait, il preferait s'allonger, tout vetu, sur le pave de la cour. Et ce n'etait pas<br />

seulement la chaleur vivante et intolerable des chevaux, l'exhalaison de la litiere qui le chassaient; c'etait<br />

l'insomnie, la continuelle image de Francoise, l'idee fixe qu'elle venait, qu'il la prenait, qu'il la mangeait d'une<br />

etreinte. Maintenant que Jacqueline, occupee ailleurs, le laissait tranquille, son amitie pour cette gamine<br />

tournait a une rage de desir. Vingt fois, dans cette souffrance du demi−sommeil, il s'etait jure qu'il irait le<br />

lendemain et qu'il l'aurait; puis, des son lever, lorsqu'il avait trempe sa tete dans un seau d'eau froide, il<br />

trouvait ca degoutant, il etait trop vieux pour elle; et le supplice recommencait la nuit suivante. Quand les<br />

moissonneurs furent la, il reconnut parmi eux une femme, mariee avec un des faucheurs, et qu'il avait<br />

culbutee, deux ans auparavant, jeune fille encore. Un soir, son tourment fut tel, que, se glissant dans la<br />

bergerie, il vint la tirer par les pieds, entre le mari et un frere, qui ronflaient la bouche ouverte. Elle ceda, sans<br />

defense. Ce fut une gloutonnerie muette, dans les tenebres embrasees, sur le sol battu qui, malgre le rateau,<br />

avait garde, de l'hivernage des moutons, une odeur ammoniacale si aigue que les yeux en pleuraient. Et,<br />

depuis vingt jours, il revenait toutes les nuits.<br />

Des la seconde semaine du mois d'aout, la besogne s'avanca. Les faucheurs etaient partis des pieces du nord,<br />

descendant vers celles qui bordaient la vallee de l'Aigre; et, gerbe a gerbe, la nappe immense tombait, chaque<br />

coup de faux mordait, emportait une entaille ronde, Les insectes greles, noyes dans ce travail geant, en<br />

sortaient victorieux. Derriere leur marche lente, en ligne, la terre rase reparaissait, les chaumes durs, au travers<br />

desquels pietinaient les ramasseuses, la taille cassee. C'etait l'epoque ou la grande solitude triste de la Beauce<br />

s'egayait le plus, peuplee de monde, animee d'un continuel mouvement de travailleurs, de charrettes et de<br />

chevaux. A perte de vue, des equipes manoeuvraient du meme train oblique, du meme balancement des bras,<br />

les unes si voisines, qu'on entendait le sifflement du fer, les autres en trainees noires, ainsi que des fourmis,<br />

jusqu'au bord du ciel. Et, en tous sens, des trouees s'ouvraient, comme dans une etoffe mangee, cedant de<br />

partout. <strong>La</strong> Beauce, lambeau a lambeau, au milieu de cette activite de fourmiliere, perdait son manteau de<br />

richesse, cette unique parure de son ete, qui la laissait d'un coup desolee et nue.<br />

Les derniers jours, la chaleur fut accablante, un jour surtout que Jean charriait des gerbes, pres du champ des<br />

Buteau, dans une piece de la ferme, ou l'on devait elever une grande meule, haute de huit metres, forte de trois<br />

mille bottes. Les chaumes se fendaient de secheresse, et sur les bles encore debout, immobiles, l'air brulait: on<br />

aurait dit qu'ils flambaient eux−memes d'une flamme visible, dans la vibration du soleil. Et pas une fraicheur<br />

de feuillage, rien que l'ombre courte des hommes, a terre. Depuis le matin, sous ce feu du ciel, Jean en sueur<br />

chargeait, dechargeait sa voiture, sans une parole, avec un seul coup d'oeil, a chaque voyage, vers la piece ou,<br />

derriere Buteau qui fauchait, Francoise ramassait, courbee en deux.<br />

Buteau avait du louer Palmyre, pour aider. Francoise ne suffisait pas, et il n'avait point a compter sur Lise, qui<br />

etait enceinte de huit mois. Cette grossesse l'exasperait. Lui qui prenait tant de precautions! comment ce<br />

bougre d'enfant se trouvait−il la? Il bousculait sa femme, l'accusait de l'avoir fait expres, geignait pendant des<br />

heures, comme si un pauvre, un animal errant se fut introduit chez lui, pour manger tout; et, apres huit mois, il<br />

en etait a ne pouvoir regarder le ventre de Lise sans l'insulter: foutu ventre! plus bete qu'une oie! la ruine de la<br />

maison! Le matin, elle etait venue ramasser; mais il l'avait renvoyee, furieux de sa lourdeur maladroite. Elle<br />

devait revenir et apporter le gouter de quatre heures.<br />

IV 128

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