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Émile Zola - La Terre

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monsieur, avec tes six arpents, lorsque le pere en avait dix−neuf... Moi, ca m'a degoute, c'etait trop petit, j'ai<br />

bouffe tout. Et puis, j'aime les placements solides, et la terre, vois−tu, Cadet, ca craque! Je ne foutrais pas un<br />

liard dessus, ca sent la sale affaire, une fichue catastrophe qui va vous tous nettoyer... <strong>La</strong> banqueroute! tous<br />

des jobards!<br />

Un silence de mort se faisait peu a peu dans le cabaret. Personne ne riait plus, les faces inquietes des paysans<br />

se tournaient vers ce grand diable, qui lachait dans l'ivresse le pele−mele baroque de ses opinions, les idees de<br />

l'ancien troupier d'Afrique, du rouleur de villes, du politique de marchands de vin. Ce qui surnageait, c'etait<br />

l'homme de 48, le communiste humanitaire, reste a genoux devant 89.<br />

—Liberte, egalite, fraternite! Faut en revenir a la revolution! On nous a voles dans le partage, les bourgeois<br />

ont tout pris, et, nom de Dieu! on les forcera bien a rendre... Est−ce qu'un homme n'en vaut pas un autre?<br />

est−ce que c'est juste, par exemple, toute la terre a ce jean−foutre de la Borderie, et rien a moi?... Je veux mes<br />

droits, je veux ma part, tout le monde aura sa part.<br />

Becu, trop ivre pour defendre l'autorite, approuvait, sans comprendre. Mais il eut une lueur de bon sens, il fit<br />

des restrictions.<br />

—Ca oui, ca oui... Pourtant, le roi est le roi. Ce qui est a moi, n'est pas toi.<br />

Un murmure d'approbation courut, et Buteau prit sa revanche.<br />

—N'ecoutez donc pas, il est bon a tuer!<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

Les rires recommencerent, et Jesus−Christ perdit toute mesure, se mit debout, en tapant des poings.<br />

—Attends−moi donc a la prochaine... Oui, j'irai causer avec toi, sacre lache! Tu fais le crane aujourd'hui,<br />

parce que tu es avec le maire, avec l'adjoint, avec ton depute de quatre sous! Hein? tu lui leches les bottes, a<br />

celui−la, tu es assez bete pour croire qu'il est le plus fort et qu'il t'aide a vendre ton ble. Eh bien! moi, qui n'ai<br />

rien a vendre, je vous ai tous dans le cul, toi, le maire, l'adjoint, le depute et les gendarmes!... Demain, ce sera<br />

notre tour d'etre les plus forts, et il n'y aura pas que moi, il y aura tous les pauvres bougres qui en ont assez de<br />

claquer de faim, et il y aura vous autres, oui! vous autres, quand vous serez las de nourrir les bourgeois, sans<br />

avoir seulement du pain a manger!.... Rases, les proprietaires! on leur cassera la gueule, la terre sera a qui la<br />

prendra. Tu entends, Cadet! ta terre, je la prends, je chie dessus!<br />

—Viens−y donc, je te creve d'un coup de fusil, comme un chien! cria Buteau, si hors de lui, qu'il s'en alla en<br />

faisant claquer la porte.<br />

Deja Lequeu, apres avoir ecoute d'un air ferme, etait parti, en fonctionnaire qui ne pouvait se compromettre<br />

plus longtemps. Fouan et Delhomme, le nez dans leur chope, ne soufflaient mot, honteux, sachant que, s'ils<br />

intervenaient, l'ivrogne crierait davantage. Aux tables voisines, les paysans finissaient par se facher:<br />

comment? leurs biens n'etaient pas a eux, on viendrait les leur prendre? et ils grondaient, ils allaient tomber<br />

sur “le partageux", le jeter dehors a coups de poing, lorsque Jean se leva. Il ne l'avait pas quitte du regard, ne<br />

perdant pas une de ses paroles, la face serieuse, comme s'il eut cherche ce qu'il y avait de juste, dans ces<br />

choses qui le revoltaient.<br />

—Jesus−Christ, declara−t−il tranquillement, vous feriez mieux de vous taire.... Ce n'est pas a dire, tout ca, et<br />

si vous avez raison par hasard, vous n'etes guere malin, car vous vous donnez tort.<br />

Ce garcon si froid, cette remarque si sage, calmerent subitement Jesus−Christ. Il retomba sur sa chaise, en<br />

declarant qu'il s'en foutait, apres tout. Et il recommenca ses farces: il embrassa la Becu, dont le mari dormait<br />

III 126

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