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—Non, plus rien, vous etes assez soul.<br />
—Hein? qu'est−ce qu'elle chante?... Est−ce que tu crois, bougresse, que je ne te payerai pas? Je t'achete ta<br />
baraque, veux−tu?... Tiens! je n'ai qu'a me moucher, regarde!<br />
Il avait cache dans son poing sa quatrieme piece de cent sous, il se pinca le nez entre deux doigts, souffla<br />
fortement, et eut l'air d'en tirer la piece, qu'il promena ensuite comme un ostensoir.<br />
V'la ce que je mouche, quand je suis enrhume!<br />
Une acclamation ebranla les murs, et Flore, subjuguee, apporta le litre de rhum et du sucre. Il fallut encore un<br />
saladier. Ce bougre de Jesus−Christ tint alors la salle entiere, en remuant le punch, les coudes hauts, sa face<br />
rouge allumee par les flammes, qui achevaient de surchauffer l'air, le brouillard opaque des lampes et des<br />
pipes.<br />
Mais Buteau, que la vue de l'argent avait exaspere, eclata tout d'un coup.<br />
—Grand cochon, tu n'as pas honte de boire ainsi l'argent que tu voles a notre pere!<br />
L'autre le prit a la rigolade.<br />
<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />
—Ah! tu causes, Cadet!... C'est donc que tu es a jeun, pour dire des couillonnades pareilles!<br />
—Je dis que tu es un salop, que tu finiras au bagne... D'abord, c'est toi qui as fait mourir notre mere de<br />
chagrin...<br />
L'ivrogne tapa sa cuiller, dechaina une tempete de feu dans le saladier, en etouffant de rire.<br />
—Bon, bon, va toujours... C'est moi pour sur, si ce n'est pas toi.<br />
—Et je dis encore que des mangeurs de ton espece, ca ne merite pas que le ble pousse... Quand on pense que<br />
notre terre, oui! toute cette terre que nos vieux ont eu tant de peine a nous laisser, tu l'as engagee, fichue a<br />
d'autres!... Sale canaille, qu'as−tu fait de la terre?<br />
Du coup, Jesus−Christ s'anima. Son punch s'eteignait, il se carra, se renversa sur sa chaise, en voyant que tous<br />
les buveurs se taisaient et ecoutaient, pour juger.<br />
—<strong>La</strong> terre, gueula−t−il, mais elle se fout de toi, la terre! tu es son esclave, elle te prend ton plaisir, tes forces,<br />
ta vie, imbecile! et elle ne te fait seulement pas riche!... Tandis que moi, qui la meprise, les bras croises, qui<br />
me contente de lui allonger des coups de botte, eh bien! moi, tu vois, je suis rentier, je m'arrose!... Ah! bougre<br />
de jeanjean!<br />
Les paysans rirent encore, pendant que Buteau, surpris par la rudesse de cette attaque, se contentait de<br />
begayer:<br />
—Propre a rien! gacheur de besogne, qui ne travaille pas et qui s'en vante!<br />
—<strong>La</strong> terre, en voila une blague! continua Jesus−Christ, lance. Vrai! tu es rouille, si tu en es toujours a cette<br />
blague−la... Est−ce que ca existe, la terre? elle est a moi, elle est a toi, elle n'est a personne. Est−ce qu'elle<br />
n'etait pas au vieux? et n'a−t−il pas du la couper pour nous la donner? et toi, ne la couperas−tu pas, pour tes<br />
petits?... Alors quoi? Ca va, ca vient, ca augmente, ca diminue, ca diminue surtout; car te voila un gros<br />
III 125