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Émile Zola - La Terre

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—Sur ma fille... Je vas ecrire au prefet, pour qu'il te casse, pere de cochon, cochon toi−meme!<br />

Du coup, Becu se facha.<br />

—Ta fille, je ne vois que ses jambes en l'air... Ah! elle a debauche Delphin. Du tonnerre de Dieu si je ne la<br />

fais pas emballer par les gendarmes!<br />

—Essaye donc, brigand!<br />

Les deux hommes, nez a nez, se mangeaient. Et, brusquement, il y eut une detente, leur fureur tomba.<br />

—Faut s'expliquer, entrons boire un verre, dit Jesus−Christ.<br />

—Pas le sou, dit Becu.<br />

Alors, l'autre, tres gai, sortit une premiere piece de cinq francs, la fit sauter, se la planta dans l'oeil.<br />

—Hein? cassons−la, pere la Joie!... Entre donc, vieille tripe! C'est mon tour, tu payes assez souvent.<br />

Ils entrerent chez Lengaigne, ricanant d'aise, se poussant d'une grande tape affectueuse. Cette annee−la,<br />

Lengaigne avait eu une idee: comme le proprietaire du bal forain refusait de venir monter sa baraque, degoute<br />

de n'avoir pas fait ses frais, l'annee precedente, le cabaretier s'etait lance a installer un bal dans sa grange,<br />

contigue a la boutique, et dont la porte charretiere ouvrait sur la route; meme il avait perce la cloison, les deux<br />

salles communiquaient maintenant. Et cette idee lui attirait la clientele du village entier, son rival Macqueron<br />

enrageait, en face, de n'avoir personne.<br />

—Deux litres tout de suite, chacun le sien! gueula Jesus−Christ.<br />

Mais, comme Flore le servait, effaree, radieuse de tant de monde, il s'apercut qu'il avait coupe la lecture d'une<br />

lettre que Lengaigne faisait a voix haute, debout au milieu d'un groupe de paysans. Interroge, celui−ci<br />

repondit avec importance que c'etait une lettre de son fils Victor, ecrite du regiment.<br />

—Ah! ah! le gaillard! dit Becu interesse. Et qu'est−ce qu'il raconte? Faut nous recommencer ca.<br />

Lengaigne alors recommenca sa lecture.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

—“Mes chers parents, c'est pour vous dire que nous voici a Lille en Flandre, depuis un mois moins sept jours.<br />

Le pays n'est pas mauvais, si ce n'est que le vin est cher, car on doit y mettre jusqu'a seize sous le litre....”<br />

Et la lettre, dans ses quatre pages d'ecriture appliquee, ne contenait guere autre chose. Le meme detail revenait<br />

a l'infini, en phrases qui s'allongeaient. Tous, du reste, se recriaient chaque fois sur le prix du vin: il y avait des<br />

pays comme ca, fichue garnison! Aux dernieres lignes, percait une tentative de carotte, douze francs<br />

demandes pour remplacer une paire de souliers perdus.<br />

—Ah! ah! le gaillard! repeta le garde champetre. Le v'la un homme, nom de Dieu!<br />

Apres les deux litres, Jesus−Christ en demanda deux autres, du vin bouche, a vingt sous; il payait a mesure,<br />

pour etonner, cognant son argent sur la table, revolutionnant le cabaret; et, quand la premiere piece de cinq<br />

francs fut bue, il en tira une seconde, se la vissa de nouveau dans l'oeil, cria que lorsqu'il n'y en avait plus, il y<br />

en avait encore. L'apres−midi s'ecoula de la sorte, dans la bousculade des buveurs qui entraient et qui<br />

sortaient, au milieu de la soulerie montante. Tous, si mornes et si reflechis en semaine, gueulaient, tapaient<br />

III 121

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