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Émile Zola - La Terre

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Certainement, Lise et Francoise ne s'adoraient plus de leur grande tendresse d'autrefois. Personne, maintenant,<br />

ne les rencontrait, les bras a la taille, enveloppees du meme chale, se promenant dans la nuit tombante. On les<br />

avait comme separees, une froideur grandissait entre elles. Depuis qu'un homme etait la, il semblait a<br />

Francoise qu'on lui prenait sa soeur. Elle qui, auparavant, partageait tout avec Lise, ne partageait pas cet<br />

homme; et il etait ainsi devenu la chose etrangere, l'obstacle, qui lui barrait le coeur ou elle vivait seule. Elle<br />

s'en allait sans embrasser son ainee, quand Buteau l'embrassait, blessee, comme si quelqu'un avait bu dans son<br />

verre. En matiere de propriete, elle gardait ses idees d'enfant, elle apportait une passion extraordinaire: ca,<br />

c'est a moi, ca, c'est a toi; et, puisque sa soeur etait desormais a un autre, elle la laissait, mais elle voulait ce<br />

qui etait a elle, la moitie de la terre et de la maison.<br />

Dans cette colere de Francoise, il y avait une autre cause, qu'elle−meme n'aurait pu dire. Jusque−la, glacee par<br />

le veuvage du pere Mouche, la maison, ou l'on ne s'aimait pas, n'avait eu pour elle aucun souffle troublant. Et<br />

voila qu'un male l'habitait, un male brutal, habitue a trousser les filles au fond des fosses, et dont les rigolades<br />

secouaient les cloisons, haletaient a travers les fentes des boiseries. Elle savait tout, instruite par les betes, elle<br />

en etait degoutee et exasperee. Dans la journee, elle preferait sortir pour les laisser faire leur cochonnerie a<br />

l'aise. Le soir, s'ils commencaient a rire en quittant la table, elle leur criait d'attendre au moins qu'elle eut fini<br />

la vaisselle. Et elle gagnait sa chambre, fermant les portes violemment, begayant des insultes: Salops! salops!<br />

entre ses dents serrees. Malgre tout, elle croyait entendre encore ce qui se passait en bas. <strong>La</strong> tete enfoncee<br />

dans l'oreiller, le drap tire jusqu'aux yeux, elle brulait de fievre, l'ouie et la vue hantees d'hallucinations,<br />

souffrant des revoltes de sa puberte.<br />

Le pis etait que Buteau, en la voyant si occupee de ca, la plaisantait, par farce. Eh bien? quoi donc? qu'est−ce<br />

qu'elle dirait, quand il lui faudrait y passer? Lise, aussi, riait, ne trouvant la aucun mal. Et lui, alors, expliquait<br />

son idee sur la bagatelle: puisque le bon Dieu avait donne a chacun ce plaisir qui ne coutait rien, il etait permis<br />

de s'en payer tant qu'on pouvait, jusqu'aux oreilles; mais pas d'enfant, ah! pour ca, non! n'en fallait plus! On en<br />

faisait toujours trop, lorsqu'on n'etait pas marie, par betise. Ainsi Jules, une fichue surprise tout de meme, qu'il<br />

avait bien du accepter. Mais, lorsqu'on etait marie, on devenait serieux, il se serait plutot coupe comme un<br />

chat, que d'en recommencer un autre. Merci! pour qu'il y eut une bouche encore a la maison, ou le pain, deja,<br />

filait si raide! Aussi ouvrait−il l'oeil; se surveillant avec sa femme, si grasse, la matine, qu'elle goberait la<br />

chose du coup, disait−il, en ajoutant pour rire qu'il labourait dur et ne semait pas. Du ble, oh! du ble, tant que<br />

le ventre enfle de la terre pouvait en lacher! mais des mioches, c'etait fini, jamais!<br />

Et, au milieu de ces continuels details, de ces accouplements qu'elle frolait et qu'elle sentait, le trouble de<br />

Francoise allait grandissant. On pretendait que son caractere changeait: elle etait prise, en effet, d'humeurs<br />

inexplicables, avec des sautes continuelles, gaie, puis triste, puis bourrue et mauvaise. Le matin, elle suivait<br />

Buteau d'un regard noir, lorsque, sans se gener, il traversait la cuisine, a moitie nu. Des querelles avaient<br />

eclate entre elle et sa soeur pour des vetilles, pour une tasse qu'elle venait de casser: est−ce qu'elle n'etait pas a<br />

elle aussi, cette tasse, la moitie au moins? est−ce qu'elle ne pouvait pas casser la moitie de tout, si ca lui<br />

plaisait? Sur ces questions de propriete, les disputes tournaient a l'aigu, laissaient des rancunes de plusieurs<br />

jours.<br />

Vers cette epoque, Buteau ceda lui−meme a une humeur execrable. <strong>La</strong> terre souffrait d'une terrible secheresse,<br />

pas une goutte d'eau n'etait tombee depuis six semaines; et il rentrait les poings serres, malade de voir les<br />

recoltes compromises, les seigles chetifs, les avoines maigres, les bles grilles avant d'etre en grains. Il en<br />

souffrait positivement, comme les bles eux−memes, l'estomac retreci, les membres noues de crampes,<br />

rapetisse, desseche de malaise et de colere. Aussi, un matin, pour la premiere fois, s'empoigna−t−il avec<br />

Francoise. Il faisait chaud, il etait reste la chemise ouverte, la culotte deboutonnee, pres de lui tomber des<br />

fesses, apres s'etre lave au puits; et, comme il s'asseyait pour manger sa soupe, Francoise, qui le servait, tourna<br />

un instant derriere lui. Enfin, elle eclata, toute rouge.<br />

—Dis, rentre ta chemise, c'est degoutant.<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

TROISIEME PARTIE 107

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