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Émile Zola - La Terre

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grands carres de terre brune, au ras du sol, il n'y eut qu'une ombre verdatre, a peine sensible. Puis, ce vert<br />

tendre s'accentua, des pans de velours vert, d'un ton presque uniforme. Puis, les brins monterent et<br />

s'epaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du ble, le vert bleu de l'avoine, le<br />

vert gris du seigle, des pieces a l'infini, etalees dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trefles<br />

incarnat. C'etait l'epoque ou la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vetue de printemps, unie et fraiche a<br />

l'oeil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des cereales, roulante, profonde,<br />

sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s'envolait. A mesure que montait le soleil, dans<br />

l'air limpide, une brise soufflait par grandes haleines regulieres, creusant les champs d'une houle, qui partait de<br />

l'horizon, se prolongeait, allait mourir a l'autre bout. Un vacillement palissait les teintes, des moires de vieil or<br />

couraient le long des bles, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles fremissants avaient des reflets<br />

violatres. Continuellement, une ondulation succedait a une autre, l'eternel flux battait sous le vent du large.<br />

Quand le soir tombait, des facades lointaines, vivement eclairees, etaient comme des voiles blanches, des<br />

clochers emergeant plantaient des mats, derriere des plis de terrain. Il faisait froid, les tenebres elargissaient<br />

cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s'evanouissait, pareil a la tache perdue<br />

d'un continent.<br />

Buteau, par les mauvais temps, la regarda aussi, cette Beauce ouverte a ses pieds, de meme que le pecheur<br />

regarde de sa falaise la mer demontee, ou la tempete lui vole son pain. Il y vit un violent orage, une nuee noire<br />

qui la plomba d'un reflet livide, des eclairs rouges brulant a la pointe des herbes, dans des eclats de foudre. Il y<br />

vit une trombe d'eau venir de plus de six lieues, d'abord un mince nuage fauve, tordu comme une corde, puis<br />

une masse hurlante accourant d'un galop de monstre puis, derriere, l'eventrement des recoltes, un sillage de<br />

trois kilometres de largeur, tout pietine, brise, rase. Ses pieces n'avaient pas souffert, il plaignait le desastre<br />

des autres avec des ricanements de joie intime. Et, a mesure que le ble montait, son plaisir grandissait. Deja,<br />

l'ilot gris d'un village avait disparu a l'horizon, derriere le niveau croissant des verdures. Il ne restait que les<br />

toitures de la Borderie, qui, a leur tour, furent submergees. Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi<br />

qu'une epave. Partout du ble, la mer de ble envahissante, debordante, couvrant la terre de son immensite verte.<br />

—Ah! nom de Dieu! disait−il chaque soir en se mettant a table, si l'ete n'est pas trop sec, nous aurons du pain<br />

toujours!<br />

Chez les Buteau, on s'etait installe. Les epoux avaient pris la grande chambre du bas, et Francoise se<br />

contentait, au−dessus d'eux, de l'ancienne petite chambre du pere Mouche, lavee, meublee d'un lit de sangle,<br />

d'une vieille commode, d'une table et de deux chaises. Elle s'occupait des vaches, menait sa vie d'autrefois.<br />

Pourtant, dans cette paix, une cause de mauvaise entente dormait, la question du partage entre les deux soeurs,<br />

laissee en suspens. Au lendemain du mariage de l'ainee, le vieux Fouan, qui etait tuteur de la cadette, avait<br />

insiste pour que ce partage eut lieu, afin d'eviter tout ennui plus tard. Mais Buteau s'etait recrie. A quoi bon?<br />

Francoise etait trop jeune, elle n'avait pas besoin de sa terre. Est−ce qu'il y avait rien de change? elle vivait<br />

chez sa soeur comme auparavant, on la nourrissait, on l'habillait; enfin, elle ne pouvait pas se plaindre, bien<br />

sur. A toutes ces raisons, le vieux hochait la tete: on ne savait jamais ce qui arrivait, le mieux etait de se mettre<br />

en regle; et la jeune fille elle−meme insistait, voulait connaitre sa part, quitte a la laisser ensuite aux soins de<br />

son beau−frere. Celui−ci, cependant, l'avait emporte par sa brusquerie bon enfant, obstine et goguenard. On<br />

n'en parlait plus, il etalait partout la joie de vivre ainsi, gentiment, en famille.<br />

—Faut de la bonne entente, je ne connais que ca!<br />

<strong>La</strong> <strong>Terre</strong><br />

En effet, au bout des premiers dix mois, il n'y avait pas encore eu de querelle entre les deux soeurs, ni dans le<br />

menage, lorsque les choses, lentement, se gaterent. Cela commenca par de mechantes humeurs. On se boudait,<br />

on en vint aux mots durs; et, dessous, le ferment du tien et du mien, continuant son ravage, gatait peu a peu<br />

l'amitie.<br />

TROISIEME PARTIE 106

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