Histoire et mémoire de l'immigration en Bretagne - Odris

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05.07.2013 Views

24 Histoire et Mémoire de l'immigration en Bretagne : synthèse historique Le port : des étrangers en mouvement entre univers carcéral, espace de négoce et monde ouvrier émergeant Les présences étrangères dans le port de Brest pendant la première moitié du XIX e siècle restent pour l'essentiel liées à l'univers carcéral 1 . La première de ces présences est constituée par les condamnés étrangers qui représentent 4 % de la population du bagne et des prisons en 1836 2 et au rang desquels figurent des prisonniers passés à la postérité : Amboise, "roi du bagne" magnifié par Gustave Flaubert dans son Voyage en Bretagne 3 , ou Bou Maza, "détenu hors-ligne" en 1848 4 . La deuxième présence est alimentée par des gens de passage, arrivés par la mer, auxquels est proposé – ou imposé –, en guise de secours, un hébergement provisoire dans le périmètre du bagne. Par exemple, en 1823, pendant l'Expédition d'Espagne 5 , deux navires espagnols, La Nueva Velox Mariana et Le Neptune, placés sous séquestre, stationnent en rade de Brest durant six mois. L'intendant de la marine propose "de transférer les marins au bagne de La Cayenne", à Recouvrance, et de "maintenir à bord les passagers qui ne peuvent être admis à l'hôpital, ni considérés comme prisonniers de guerre" 6 . Quelques années plus tard, trente-deux Espagnols, accusés de piraterie puis acquittés par le tribunal maritime, sont temporairement logés à La Cayenne 7 . La troisième présence correspond aux gardes-chiourme, profession jouissant d'une mauvaise réputation aux yeux des Brestois, et qu'occupent quelques étrangers, notamment des ressortissants des États allemands. Lorient, de son côté, poursuit son rêve de porte de l'Europe vers l'Amérique, en vain : en 1840, la chambre de commerce de la ville présente un projet de port transatlantique que le ministère de la Marine ne retient pas 8 . Si le port du Morbihan apparaît comme l'une des villes de Bretagne où l'immigrationen provenance des départements voisins ou plus lointains – est la plus forte, Claude Nières précise qu'il s'agit "d'une immigration passive […], résultat d'affectation pour les hommes de troupes ou de mutation pour les fonctionnaires" 9 . Mais la ville compte très peu d'étrangers, alors que plus au Sud, en Loire-Inférieure, l'établissement d'Indret 10 , dépendant de 1. Les étrangers résidant à Brest travaillent dans la ville et ses faubourgs, mais participent finalement peu à l'activité portuaire, à l'exception de quelques individus qui y font carrière : Genesio Enrici Bajon, piémontais, né à Corio (Piémont) en 1789, naturalisé en 1836 et décoré de la Légion d'honneur (AD 29, 4 M 83. CHAN, BB11/398/1 et L0898062). Son fils, Henri-Prosper, né en 1832 à Brest, devient enseignant à l'école de Marine. 2. P. Henwood, Bagnards à Brest, op. cit. 3. Amboise, dit John, né à Sainte-Lucie (Antilles anglaises), "nègre libre arrivé à Brest en 1838". Gustave Flaubert le décrit en ces termes : "un magnifique nègre de six pieds de haut… Roi du bagne de par le droit du muscle, on le redoute, on l'admire". Informations extraites de : Philippe Henwood, Bagnards à Brest, op. cit. 4. AM Brest 2I7.1. Voir aussi : CHAN, C929 à 942 : le Conseil du gouvernement provisoire autorise le ministre de la Guerre à faire transférer Bou Maza de l'hôpital de Brest au fort de Ham (26 mars 1848). 5. T. Lefebvre, La Fin de la guerre d'Espagne et l'impression en Bretagne (octobre-décembre 1823), Châteaulin, impr. de Le Goff, sd. 6. Service historique de la Marine à Brest, 1A198 : correspondance de l'intendant de la Marine. 7. AM Brest, 1I2.7. 8. C. Nières (dir.), Histoire de Lorient, op. cit., p.171. 9. Ibid., p. 198. Claude Nières relève que "plus de 50 % des conjoints qui se marient et qui sont domiciliés dans la ville ne sont pas de Lorient. Près de 20 % des décédés entre 1836 et 1852 sont dits étrangers à la ville par les rédacteurs du recensement". 10. Dès le XVIII e siècle, la manufacture d'Indret fabrique des canons sous la direction de William Wilkinson, ingénieur anglais, inventeur d'un nouveau type de four. Informations extraites de : Paul Coat, Les Arsenaux de la Marine de 1631 à nos jours, Brest-Paris, Editions de la Cité, 1982. Odris, RFSM et Génériques, juin 2007

Histoire et Mémoire de l'immigration en Bretagne : synthèse historique l'arrondissement maritime et de l'arsenal de Lorient, enregistre un taux d'ouvriers étrangers proche de 4 % 1 , sans compter les populations des colonies 2 . Si Brest et Lorient, avec la présence du personnel de la Marine et des arsenaux, constituent en Bretagne des "enclaves françaises" 3 , Saint-Malo, sous la devise "ni Breton ni Français, Malouin suis", s'imagine et cultive un esprit d'"insularité" auquel ne doivent pas rester insensibles les Britanniques déjà bien implantés dans la cité malouine et dans ses voisines Saint-Servan et Paramé. Le port est un univers de marins et de négociants auquel les étrangers prennent part durant les premières années du XIX e siècle, en particulier les Irlandais et les Scandinaves. Les Irlandais connaissent des destins et des situations sociales très différentes. À Morlaix, par exemple, la famille de Jean Swiney, négociant et propriétaire du château de Guerrand, donne un député au Finistère 4 , tandis que la famille Gibbons, réfugiée, se retrouve dans une position précaire après que le père ait embarqué au Havre comme second capitaine sur une baleinière en partance pour les mers du Sud 5 . Dans la tradition des relations commerciales établies depuis le XVII e entre les ports finistériens et la Scandinavie autour du commerce de la rogue, des Norvégiens s'établissent à Douarnenez et à Quimper, dès les années 1830 6 . Originaires de Bergen, ils exercent comme agents d'affaires et négociants. Une agence consulaire est même ouverte à Quimper et d'autres familles émigrent de Norvège vers la Cornouaille. Dans les autres ports bretons, quelques officiers des marines marchandes suédoise et danoise élisent domicile. Le port est aussi un point d'escale, et pour les étrangers un soupir entre émigration et immigration. Les registres de contrôle des passeports délivrés dans les ports bretons témoignent de l'intensification du mouvement des voyageurs à partir des années 1820. Nombre de villes côtières bretonnes ont connu une reconversion dans l'activité de cabotage, faisant aussi la liaison avec les têtes de lignes de navigation qui desservent les ports plus importants. Saint-Malo est en liaison régulière avec les îles anglo-normandes ; le bateau à vapeur met les ports de Morlaix et du Léguer à Lannion, en relation avec l'Angleterre, via Le Havre. À Morlaix, des passagers viennent même de Brest par voitures pour embarquer. À Lannion, par exemple, les registres de passeports des voyageurs révèlent, à côté des propriétaires anglais installés dans la région et des commerçants de Jersey et Guernesey, des négociants venant d'Angleterre et rentrant, via Bordeaux, dans leur pays, en Sicile, en Espagne, au Portugal, au Brésil ou en Colombie 7 … 1. Les archives du personnel de l'établissement d'Indret, conservées au Service historique de la Marine à Lorient indiquent la présence d'Allemands, d'Anglais, de Belges, d'Espagnols, de Hollandais, de Lithuaniens, de Polonais, de Sardes et Piémontais, de Suédois et de Suisses. La plupart de ces étrangers sont ajusteurs, tourneurs, forgerons ou manœuvres ; quelques uns sont écrivains de la marine. L'établissement emploie aussi des "mulâtres" de Gorée et de Saint-Louis du Sénégal. SHM Lorient, 1V4/3 à 24. Une analyse précise des itinéraires de ces employés permettrait de préciser dans quelle mesure certains ont pu transiter par Lorient. 2. CAOM, FM SG Sénégal et dépendances. 3. Pour reprendre l'expression utilisée par C. Bougeard, La Bretagne d'une guerre à l'autre : 1914-1918, Paris, J.-P. Gisserot, 1999. 4. J. Swiney, né en 1776 à Cork (Irlande), naturalisé français (AD 29, 4M83 et CHAN BB11/138/1). Gustave Swiney (Bordeaux 1808-Plouégat-Guerrand 1888), député du Finistère. 5. SHM à Brest, 2A300 et CHANBB11/97/2. 6. G. Le Corre, "Le Commerce de la rogue entre Bergen et Douarnenez", op. cit. 7. AD 22, 3Z69. Odris, RFSM et Génériques, juin 2007 25

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Le port : <strong>de</strong>s étrangers <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre univers carcéral,<br />

espace <strong>de</strong> négoce <strong>et</strong> mon<strong>de</strong> ouvrier émergeant<br />

Les prés<strong>en</strong>ces étrangères dans le port <strong>de</strong> Brest p<strong>en</strong>dant la première moitié du XIX e siècle<br />

rest<strong>en</strong>t pour l'ess<strong>en</strong>tiel liées à l'univers carcéral 1 . La première <strong>de</strong> ces prés<strong>en</strong>ces est constituée par<br />

les condamnés étrangers qui représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t 4 % <strong>de</strong> la population du bagne <strong>et</strong> <strong>de</strong>s prisons <strong>en</strong> 1836 2<br />

<strong>et</strong> au rang <strong>de</strong>squels figur<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s prisonniers passés à la postérité : Amboise, "roi du bagne"<br />

magnifié par Gustave Flaubert dans son Voyage <strong>en</strong> Br<strong>et</strong>agne 3 , ou Bou Maza, "dét<strong>en</strong>u hors-ligne" <strong>en</strong><br />

1848 4 . La <strong>de</strong>uxième prés<strong>en</strong>ce est alim<strong>en</strong>tée par <strong>de</strong>s g<strong>en</strong>s <strong>de</strong> passage, arrivés par la mer, auxquels<br />

est proposé – ou imposé –, <strong>en</strong> guise <strong>de</strong> secours, un hébergem<strong>en</strong>t provisoire dans le périmètre du<br />

bagne. Par exemple, <strong>en</strong> 1823, p<strong>en</strong>dant l'Expédition d'Espagne 5 , <strong>de</strong>ux navires espagnols, La<br />

Nueva Velox Mariana <strong>et</strong> Le Neptune, placés sous séquestre, stationn<strong>en</strong>t <strong>en</strong> ra<strong>de</strong> <strong>de</strong> Brest durant six<br />

mois. L'int<strong>en</strong>dant <strong>de</strong> la marine propose "<strong>de</strong> transférer les marins au bagne <strong>de</strong> La Cay<strong>en</strong>ne", à<br />

Recouvrance, <strong>et</strong> <strong>de</strong> "maint<strong>en</strong>ir à bord les passagers qui ne peuv<strong>en</strong>t être admis à l'hôpital, ni considérés comme<br />

prisonniers <strong>de</strong> guerre" 6 . Quelques années plus tard, tr<strong>en</strong>te-<strong>de</strong>ux Espagnols, accusés <strong>de</strong> piraterie puis<br />

acquittés par le tribunal maritime, sont temporairem<strong>en</strong>t logés à La Cay<strong>en</strong>ne 7 . La troisième<br />

prés<strong>en</strong>ce correspond aux gar<strong>de</strong>s-chiourme, profession jouissant d'une mauvaise réputation aux<br />

yeux <strong>de</strong>s Brestois, <strong>et</strong> qu'occup<strong>en</strong>t quelques étrangers, notamm<strong>en</strong>t <strong>de</strong>s ressortissants <strong>de</strong>s États<br />

allemands.<br />

Lori<strong>en</strong>t, <strong>de</strong> son côté, poursuit son rêve <strong>de</strong> porte <strong>de</strong> l'Europe vers l'Amérique, <strong>en</strong> vain : <strong>en</strong><br />

1840, la chambre <strong>de</strong> commerce <strong>de</strong> la ville prés<strong>en</strong>te un proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> port transatlantique que le<br />

ministère <strong>de</strong> la Marine ne r<strong>et</strong>i<strong>en</strong>t pas 8 . Si le port du Morbihan apparaît comme l'une <strong>de</strong>s villes <strong>de</strong><br />

Br<strong>et</strong>agne où <strong>l'immigration</strong> – <strong>en</strong> prov<strong>en</strong>ance <strong>de</strong>s départem<strong>en</strong>ts voisins ou plus lointains – est la<br />

plus forte, Clau<strong>de</strong> Nières précise qu'il s'agit "d'une immigration passive […], résultat d'affectation pour les<br />

hommes <strong>de</strong> troupes ou <strong>de</strong> mutation pour les fonctionnaires" 9 . Mais la ville compte très peu d'étrangers,<br />

alors que plus au Sud, <strong>en</strong> Loire-Inférieure, l'établissem<strong>en</strong>t d'Indr<strong>et</strong> 10 , dép<strong>en</strong>dant <strong>de</strong><br />

1. Les étrangers résidant à Brest travaill<strong>en</strong>t dans la ville <strong>et</strong> ses faubourgs, mais particip<strong>en</strong>t finalem<strong>en</strong>t peu à l'activité<br />

portuaire, à l'exception <strong>de</strong> quelques individus qui y font carrière : G<strong>en</strong>esio Enrici Bajon, piémontais, né à Corio<br />

(Piémont) <strong>en</strong> 1789, naturalisé <strong>en</strong> 1836 <strong>et</strong> décoré <strong>de</strong> la Légion d'honneur (AD 29, 4 M 83. CHAN, BB11/398/1 <strong>et</strong><br />

L0898062). Son fils, H<strong>en</strong>ri-Prosper, né <strong>en</strong> 1832 à Brest, <strong>de</strong>vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>seignant à l'école <strong>de</strong> Marine.<br />

2. P. H<strong>en</strong>wood, Bagnards à Brest, op. cit.<br />

3. Amboise, dit John, né à Sainte-Lucie (Antilles anglaises), "nègre libre arrivé à Brest <strong>en</strong> 1838". Gustave Flaubert le<br />

décrit <strong>en</strong> ces termes : "un magnifique nègre <strong>de</strong> six pieds <strong>de</strong> haut… Roi du bagne <strong>de</strong> par le droit du muscle, on le redoute, on<br />

l'admire". Informations extraites <strong>de</strong> : Philippe H<strong>en</strong>wood, Bagnards à Brest, op. cit.<br />

4. AM Brest 2I7.1. Voir aussi : CHAN, C929 à 942 : le Conseil du gouvernem<strong>en</strong>t provisoire autorise le ministre <strong>de</strong> la<br />

Guerre à faire transférer Bou Maza <strong>de</strong> l'hôpital <strong>de</strong> Brest au fort <strong>de</strong> Ham (26 mars 1848).<br />

5. T. Lefebvre, La Fin <strong>de</strong> la guerre d'Espagne <strong>et</strong> l'impression <strong>en</strong> Br<strong>et</strong>agne (octobre-décembre 1823), Châteaulin, impr. <strong>de</strong> Le<br />

Goff, sd.<br />

6. Service historique <strong>de</strong> la Marine à Brest, 1A198 : correspondance <strong>de</strong> l'int<strong>en</strong>dant <strong>de</strong> la Marine.<br />

7. AM Brest, 1I2.7.<br />

8. C. Nières (dir.), <strong>Histoire</strong> <strong>de</strong> Lori<strong>en</strong>t, op. cit., p.171.<br />

9. Ibid., p. 198. Clau<strong>de</strong> Nières relève que "plus <strong>de</strong> 50 % <strong>de</strong>s conjoints qui se mari<strong>en</strong>t <strong>et</strong> qui sont domiciliés dans la ville ne sont pas<br />

<strong>de</strong> Lori<strong>en</strong>t. Près <strong>de</strong> 20 % <strong>de</strong>s décédés <strong>en</strong>tre 1836 <strong>et</strong> 1852 sont dits étrangers à la ville par les rédacteurs du rec<strong>en</strong>sem<strong>en</strong>t".<br />

10. Dès le XVIII e siècle, la manufacture d'Indr<strong>et</strong> fabrique <strong>de</strong>s canons sous la direction <strong>de</strong> William Wilkinson,<br />

ingénieur anglais, inv<strong>en</strong>teur d'un nouveau type <strong>de</strong> four. Informations extraites <strong>de</strong> : Paul Coat, Les Ars<strong>en</strong>aux <strong>de</strong> la<br />

Marine <strong>de</strong> 1631 à nos jours, Brest-Paris, Editions <strong>de</strong> la Cité, 1982.<br />

<strong>Odris</strong>, RFSM <strong>et</strong> Génériques, juin 2007

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