05.07.2013 Views

La problématique du plurilinguisme et du pluriculturalisme

La problématique du plurilinguisme et du pluriculturalisme

La problématique du plurilinguisme et du pluriculturalisme

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>La</strong> <strong>problématique</strong> <strong>du</strong> <strong>plurilinguisme</strong> <strong>et</strong> <strong>du</strong> <strong>pluriculturalisme</strong><br />

Problèmes de définition<br />

Foued LAROUSSI<br />

DYALANG FRE 2787 CNRS<br />

Université de Rouen<br />

Nombreux sont les chercheurs qui ont traité <strong>du</strong> bilinguisme, chacun choisit son<br />

terrain d'investigation <strong>et</strong> adopte une approche différente de celle de l'autre. Il en<br />

résulte une abondance de définitions sans qu’il y ait toujours consensus entre elles.<br />

Pour ces raisons, on ne peut prétendre ici à une présentation exhaustive.<br />

Néanmoins, la plus répan<strong>du</strong>e <strong>du</strong> bilinguisme se fonde sur les aptitudes <strong>et</strong> non pas<br />

sur les politiques linguistiques ou é<strong>du</strong>catives. Il s’agit d’une aptitude facultative ou<br />

nécessaire, pour que communiquent entre eux des interlocuteurs de deux mondes<br />

dont les langues présentent entre elles une différence telle que la communication<br />

peut en être ren<strong>du</strong>e difficile ou impossible. R<strong>et</strong>enons, pour le moment, c<strong>et</strong>te définition<br />

générale.<br />

Pendant longtemps, les linguistes ne se sont intéressés qu'à l'aptitude<br />

indivi<strong>du</strong>elle.<br />

Le bilinguisme indivi<strong>du</strong>el<br />

Pendant longtemps, les chercheurs ont évacué de leurs préoccupations les<br />

problèmes sociaux liés à l'aptitude collective. Ce qu'on a appelé "étude <strong>du</strong><br />

bilinguisme" n'a concerné que les aspects psycholinguistiques de la manière dont<br />

l'acquisition de deux langues se faisait chez un enfant, placé généralement dans des<br />

conditions exceptionnelles (ascendants de deux langues différentes surtout, ou<br />

changement de milieu linguistique). L'étude conçue ainsi était nécessairement celle<br />

de cas isolés ayant comme finalité la maîtrise optimale de plusieurs systèmes<br />

officiels.<br />

Il suffit de consulter le Cours de Linguistique Générale de F. de Saussure pour se<br />

rendre compte <strong>du</strong> silence des linguistes à propos <strong>du</strong> bilinguisme collectif. Après<br />

l'énumération de tous les endroits ou "plusieurs langues coexistent sans se<br />

mélanger" <strong>et</strong> de leur importance sur ce point, Saussure s'en tient à l'évocation des<br />

deux forces antagoniques "esprit de clocher" <strong>et</strong> "force d'intercourse" qui, selon lui,


èglent les problèmes posés par la co-présence de langues différentes ou de variétés<br />

distinctes.<br />

<strong>La</strong> réticence à s'occuper <strong>du</strong> bilinguisme collectif est indiscutable. On peut gloser<br />

sur les raisons mais on ne peut pas négliger le fait qu'au XIXe siècle, notamment ou<br />

déjà, ces questions, en rapport avec les luttes d'émancipation nationale des<br />

minorités d'Europe centrale, étaient éminemment politiques, <strong>et</strong> qu'il pouvait paraître<br />

téméraire de s'avancer sur des terrains risqués. Deux conceptions de la nation<br />

s'opposaient en eff<strong>et</strong>, d'un côté celle de la tradition allemande faisant de la langue le<br />

fondement de la culture, <strong>du</strong> peuple <strong>et</strong> de l'Etat, <strong>et</strong> celle de la tradition française qui<br />

privilégiait l'acceptation d'objectifs idéologiques <strong>et</strong> de modes de vie. Mais, dans la<br />

réalité, ces deux définitions aboutissaient au même résultat, à savoir le masquage <strong>du</strong><br />

<strong>plurilinguisme</strong>. Dans c<strong>et</strong>te équation : une langue = un peuple = un Etat, on pourrait<br />

s’interroger sur le sort réservé aux groupes bilingues pratiquant une langue distincte<br />

ou une variété proche mais différente. Ces groupes constituaient, par leur existence<br />

même, une source de doute. Ainsi le premier tort des Juifs de langue yiddish, face au<br />

pangermanisme, n'était-il pas de parler une variété germanique avec des termes<br />

hébreux <strong>et</strong> de l'écrire en caractères hébreux ? De son côté, la définition française<br />

avait, elle aussi, besoin d'ignorer l'existence de communautés bilingues minoritaires<br />

susceptibles, dans le cadre étatique, de troubler l'uniformité qu'on pensait<br />

indispensable à l'égalité.<br />

<strong>La</strong> définition <strong>du</strong> bilinguisme s'est heurtée également au degré de connaissance<br />

de chacune des langues. Dans une conception relativement courante, pour le<br />

linguiste américain Bloomfield (1935), être bilingue c'est avoir "la compétence de<br />

locuteur natif dans deux langues". A l'opposé de c<strong>et</strong>te définition, Mc Namara (1967),<br />

après avoir noté qu'il n'existe pas de bilingues parfaits, estime qu'on est bilingue dès<br />

que l'on possède une compétence minimale dans une des trois habil<strong>et</strong>és<br />

linguistiques, à savoir comprendre, parler, <strong>et</strong> écrire dans une langue autre que sa<br />

langue maternelle. Entre ces deux positions extrêmes, toutes les positions<br />

intermédiaires sont possibles : Titone (1972), par exemple, a défini le bilinguisme<br />

comme "la capacité d'un indivi<strong>du</strong> de s'exprimer dans une seconde langue en<br />

respectant les concepts <strong>et</strong> les structures propres à c<strong>et</strong>te langue plutôt qu'en<br />

paraphrasant sa langue maternelle".<br />

Toutes ces définitions s'inscrivent dans un continuum qui va de la compétence<br />

native dans une deuxième langue à la compétence très ré<strong>du</strong>ite dans c<strong>et</strong>te même<br />

langue. Ces définitions ne sont ni précises ni opératoires. Elles posent autant de<br />

problèmes qu’elles en résolvent. Faute de temps, je ne peux ici les passer en revue,<br />

je note tout simplement qu’au lieu de donner des définitions <strong>du</strong> bilingue, les<br />

spécialistes s'occupent aujourd'hui de décrire la manière dont un indivi<strong>du</strong> manifeste<br />

2


peu ou beaucoup de bilinguisme. Bien enten<strong>du</strong>, selon la définition que l’on r<strong>et</strong>ient, il<br />

en résulte différentes classifications <strong>du</strong> bilingue selon que l’on m<strong>et</strong> l’accent sur l’âge<br />

de l’acquisition de la langue, le degré de compétence dans les deux langues ou<br />

l’utilisation qu’il a de seconde langue : le bilingue est qualifié de technique lorsque<br />

l'usage de sa seconde langue se limite aux nécessités professionnelles (tra<strong>du</strong>cteur<br />

ou interprète, par exemple)<br />

Le bilinguisme collectif<br />

Certains sociolinguistes ont distingué entre le bilinguisme horizontal, le<br />

bilinguisme vertical, <strong>et</strong> le bilinguisme diagonal.<br />

Pour le bilinguisme horizontal, on peut mentionner la coexistence <strong>du</strong> français <strong>et</strong><br />

de l'anglais au Québec : il s'agit de deux langues officielles, qui détiennent le même<br />

statut dans la vie culturelle <strong>et</strong> quotidienne ;<br />

Pour le bilinguisme vertical, il y a concurrence entre une langue officielle <strong>et</strong> une<br />

variété proche parente : c'est la situation qu'on rencontre par exemple en Suisse<br />

germanique (suisse alémanique <strong>et</strong> allemand) ; certains qualifie c<strong>et</strong>te situation plutôt<br />

de diglossie, je reviendrai sur ce terme ultérieurement.<br />

Pour le bilinguisme diagonal, on le rencontre chez les locuteurs utilisant un<br />

dialecte en même temps qu'une langue officielle génétiquement sans rapport avec ce<br />

dialecte (le basque <strong>et</strong> l’espagnol en Espagne, par exemple).<br />

Du bilinguisme à la diglossie<br />

Etymologiquement, le terme diglossie (<strong>du</strong> grec di-gloss) signifie bilinguisme (<strong>du</strong><br />

latin bi-ling). <strong>La</strong> première utilisation <strong>du</strong> terme "diglossie" remonte à 1885 <strong>et</strong> concerne,<br />

à tout seigneur tout honneur, le cas <strong>du</strong> grec : Psichari, helléniste français d'origine<br />

grecque parlait, dans son ouvrage, Essais de grammaire historique néo-grecque<br />

(1886), de "l'étrange diglossie dont souffre la Grèce".<br />

En 1918, c'est Hubert Pernot, disciple de Psichari, qui définit la diglossie en ces<br />

termes :<br />

"<strong>La</strong> diglossie ou <strong>du</strong>alité de langues est l'obstacle principal auquel se heurtent non<br />

seulement les étrangers qui s'initient au grec moderne, mais aussi les Grecs dès<br />

leurs études primaires. De très bonne heure, en eff<strong>et</strong>, le p<strong>et</strong>it Hellène doit se<br />

familiariser, même pour la désignation des obj<strong>et</strong>s les plus usuels, avec des mots <strong>et</strong><br />

des formes différents de ceux qu'il emploie journellement.". Ici l’auteur fait référence<br />

au grec scolastique <strong>et</strong> savant, la kathrevusa <strong>et</strong> au grec usuel, dit vulgaire, le<br />

dhimotiki.<br />

3


Ces travaux ont été suivis par toute une littérature dont la lecture montre à quel<br />

point le bilinguisme collectif pouvait être mal vu sous le nom de bilinguisme (opposé<br />

à diglottisme chez Pichon (1936) <strong>et</strong> à biglottisme chez Pieron (1951).<br />

Ces auteurs tentaient d’expliquer c<strong>et</strong>te nocivité <strong>du</strong> bilinguisme : tantôt, on<br />

mentionne que l'effort demandé pour l'acquisition de la seconde langue diminue la<br />

quantité d'énergie intellectuelle disponible pour l'acquisition d'autres connaissances;<br />

tantôt, on signale que l'enfant se trouve ballotté entre des systèmes de pensée<br />

différents l'un de l'autre : son esprit ne trouve pas d'assi<strong>et</strong>te ni dans l'un ni dans<br />

l'autre <strong>et</strong> il les a<strong>du</strong>ltère tous les deux en les privant de leurs originalités <strong>et</strong> en se<br />

privant par là même des ressources accumulées depuis des siècles par ses<br />

prédécesseurs dans chaque idiome.<br />

Ainsi, pour Pernot, la diglossie est un "obstacle", ou une "complication<br />

pédagogique" ; pour Pichon un élément de "grande nocivité".<br />

En eff<strong>et</strong>, le problème de l'éventualité <strong>du</strong> r<strong>et</strong>ard des bilingues a été examiné par<br />

les linguistes. Les observations d'enfants bilingues faites ont montré qu'il n'y a pas de<br />

r<strong>et</strong>ard chez l'enfant bilingue. Il n'y a pas d'apparition plus tardive <strong>du</strong> premier mot<br />

prononcé : c<strong>et</strong>te apparition se fait au même âge chez le monolingue <strong>et</strong> chez le<br />

bilingue.<br />

On peut dire que les linguistes s’accordent aujourd’hui pour dire que "le handicap<br />

bilingue" est un mythe. On condamne la tendance à croire que l'échec scolaire<br />

constaté chez les bilingues serait imputable au bilinguisme. En réalité, les études<br />

montrent que ce n'est pas le bilinguisme qui est responsable de l’échec scolaire,<br />

mais les facteurs socioculturels <strong>et</strong> socio-psychologiques qui con<strong>du</strong>isent à un<br />

bilinguisme soustractif, c’est-à-dire que l’acquisition de la seconde langue se fait au<br />

détriment de la langue vernaculaire (pour ne pas dire la langue maternelle). En<br />

créant les conditions d'une situation additive, c'est-à-dire en valorisant la langue<br />

première dans la société toute entière à égalité avec la seconde langue <strong>et</strong> en<br />

encourageant l'utilisation de celle-ci dans le plus grand nombre possible de<br />

situations, on évite ce préten<strong>du</strong> handicap bilingue.<br />

Si les Grecs étaient les précurseurs dans la recherche sur la diglossie, la<br />

théorisation <strong>et</strong> la généralisation <strong>du</strong> concept de diglossie revient au sociolinguiste<br />

nord-américain Charles André Ferguson. Dans son article "diglossia" paru dans la<br />

revue Word n°15 (1959), Ferguson s’est penché sur l’étude de quatre situations qu'il<br />

appelle caractérisantes, la Grèce, les pays arabes (notamment Irak <strong>et</strong> Egypte), la<br />

Suisse de langue germanique <strong>et</strong> Haïti. Selon lui, une situation est caractérisée de<br />

diglossique si un certain nombre de critères linguistiques <strong>et</strong> sociolinguistiques y sont<br />

observés."<br />

4


Il énumère trois critères linguistiques : la grammaire, le lexique <strong>et</strong> la phonologie,<br />

<strong>et</strong> six critères sociolinguistiques : la répartition des fonctions, le prestige, l’héritage<br />

littéraire, l’acquisition, la standardisation <strong>et</strong> la stabilité).<br />

<strong>La</strong> diglossie est donc la coexistence de deux variétés d’une même langue<br />

(proches parentes), une dite haute <strong>et</strong> l’autre basse, ces variétés sont<br />

fonctionnellement complémentaires au sein de la même communauté linguistique.<br />

C<strong>et</strong> article de Ferguson a eu une large diffusion dans le monde <strong>et</strong> a inspiré<br />

nombre de recherches portant sur des situations très distinctes partout dans le<br />

monde. Néanmoins, les chercheurs ont très vite mis en cause le modèle de<br />

Ferguson qu’ils ont très souvent jugé canonique <strong>et</strong> figé <strong>et</strong> ne perm<strong>et</strong>tant de rendre<br />

compte de manière pertinente même pas des terrains choisis par Ferguson lui-<br />

même. Sans être exhaustif, on peut signaler entre autres les faits suivants :<br />

- la parenté génétique, donnée importante, dans le modèle de Ferguson, pose un<br />

vrai problème que l’on ne peut résoudre sur le plan strictement diachronique. On<br />

peut se demander où commence <strong>et</strong> où finit la parenté entre deux variétés<br />

linguistiques. Peut-on encore parler de parenté génétique à propos de deux langues<br />

telles que le français <strong>et</strong> l’espagnol qui ont divergé depuis longtemps d'une "langue-<br />

mère commune" (le latin)? A quel moment, un linguiste doit-il décider que la parenté<br />

est trop éloignée ou non pour qu'il y ait diglossie ou bilinguisme?<br />

- le modèle de Ferguson se prive des pratiques langagières réelles telles qu’elles<br />

sont recueillies sur le terrain, auprès des locuteurs concernés;<br />

- il ne distingue pas (ou pas assez) entre pratiques langagières <strong>et</strong> représentations<br />

sociales ; une langue n’étant pas uniquement un système de normes mais aussi un<br />

système de représentations dans lequel les valeurs symboliques sont aussi<br />

importantes que les pratiques linguistiques effectives.<br />

- il ossifie <strong>et</strong> binarise des comportements épilinguistiques, à savoir l’ensemble des<br />

jugements de valeurs que les locuteurs tiennent sur leurs propres idiomes, voire sur<br />

les langues de manière générale ;<br />

- il fait intervenir la notion de prestige, notion fictive, qui ne semble pas<br />

opérationnelle pour rendre compte des prises de parole dans des situations<br />

diglossiques qui sont très souvent investies idéologiquement.<br />

On peut dire cependant que les situations sont en réalité beaucoup plus<br />

complexes que le modèle de Ferguson le laisse entendre. Il s’agit souvent de<br />

situations où concernées à la fois par le bilinguisme <strong>et</strong> la diglossie. D’ailleurs certains<br />

linguistes n’ont pas hésité à parler de pluriglossie ou de diglossies enchâssées<br />

(Calv<strong>et</strong>, 1987). L’idée qui sous-tend ces étiqu<strong>et</strong>tes c’est que le modèle binaire de<br />

5


Ferguson, avec une variété haute <strong>et</strong> une variété basse, occulte toutes les variétés<br />

ayant un statut intermédiaires <strong>et</strong> résultant <strong>du</strong> contact entre les langues (alternance,<br />

mélange de langues, emprunt…).<br />

Il est à noter aussi que, contre la séparation arbitraire en deux variétés<br />

différentes, les créolisants ont proposé le modèle <strong>du</strong> continuum Ce dernier ferait<br />

qu'entre la langue haute, sous son aspect le plus formel, <strong>et</strong> la langue basse, il existe<br />

toute une série de systèmes intermédiaires. Entre l'acrolecte (forme la plus haute) <strong>et</strong><br />

le basilecte (forme basse la plus éloignée de l'acrolecte), il y a un ou plusieurs<br />

mésolectes : quand il y a en plusieurs on peut passer insensiblement de l'acrolecte<br />

au basilecte.<br />

Quant aux sociolinguistes catalans <strong>et</strong> occitans, ils rej<strong>et</strong>tent le modèle de<br />

Ferguson <strong>et</strong> proposent un modèle réservant une place importante au rôle que jouent<br />

l’idéologie linguistique <strong>et</strong> la dominance politique dans l’élucidation de la diglossie. Il<br />

reprochent à Ferguson d’avoir occulté ces aspects. Ainsi que l’on parle de conflit<br />

linguistique (le modèle catalan) ou de fonctionnements diglossiques (le modèle<br />

occitan), les rapports entre langue dominante <strong>et</strong> langue dominée sont des rapports<br />

conflictuels, <strong>et</strong> la domination est de type politique.<br />

Compte tenu de ces deux insuffisances théoriques relatives au bilinguisme (dans<br />

son acceptation indivi<strong>du</strong>elle) <strong>et</strong> à la diglossie (dans sa forme canonique) que les<br />

linguistes privilégient aujourd’hui le concept de <strong>plurilinguisme</strong>.<br />

Bilinguisme, <strong>plurilinguisme</strong>, multilinguisme<br />

Ces trois concepts sociolinguistiques font aujourd’hui partie <strong>du</strong> vocabulaire<br />

courant de la sociolinguistique <strong>et</strong> sont utilisés de manière concurrente mais<br />

complémentaire. Si les termes de <strong>plurilinguisme</strong> <strong>et</strong> multilinguisme sont souvent<br />

employés semblablement pour décrire des situations linguistiquement hétérogènes,<br />

certains linguistes font la distinction entre eux. Dans son ouvrage sur Le<br />

<strong>plurilinguisme</strong> européen (1994), Claude Truchot recommande d'utiliser le premier<br />

"pour décrire des situations de coexistence de langues <strong>et</strong> de pluralité de<br />

communautés linguistiques dans un espace donné", <strong>et</strong> de réserver le second pour<br />

désigner "la connaissance multiple de langues par un même indivi<strong>du</strong>". Mais, en<br />

réalité, c<strong>et</strong>te recommandation n'est pas toujours suivie d'eff<strong>et</strong>s.<br />

Quant à Robert Chaudenson (1991), il qualifie de <strong>plurilinguisme</strong> "la coexistence<br />

de plusieurs langues au sein d’un même Etat" <strong>et</strong> de multilinguisme "la présence,<br />

dans le continent ou dans une de ses régions, de plusieurs langues dont les aires<br />

d’usage dépassent les frontières nationales". Chaudenson se fonde sur l’étymologie<br />

des deux termes (pluri-, <strong>du</strong> latin plures "plusieurs" <strong>et</strong> multi- multus "beaucoup,<br />

6


nombreux") pour faire la distinction entre les deux termes. Il propose c<strong>et</strong>te distinction<br />

pour décrire les situations linguistiques en Afrique. En réservant "<strong>plurilinguisme</strong>" aux<br />

situations nationales <strong>et</strong> "multilinguisme" aux situations supranationales (supra-<br />

étatiques), il pense que les langues sont beaucoup plus nombreuses dans le cas <strong>du</strong><br />

multilinguisme.<br />

Cela dit, compte tenu de la tâche toujours hardie, pour le linguiste, de dire ce<br />

qu’est une langue, surtout dans un contexte tel le continent africain <strong>et</strong> compte tenu<br />

aussi <strong>du</strong> taux de véhicularité de certaines langues africaines, lesquelles sont d’abord<br />

vernaculaires, c<strong>et</strong>te distinction ne me semble pas très pertinente.<br />

C’est pour ces raisons que la plupart des chercheurs utilisent les deux termes<br />

comme des synonymes, <strong>et</strong> je ne sais pas non plus si l’étymologie latine des deux<br />

éléments plures <strong>et</strong> multus perm<strong>et</strong>trait de le faire !<br />

On peut signaler un autre terme, plurilectalisme que l’on trouve chez Marcellesi<br />

(1993 : 125) <strong>et</strong> qui désigne la pluralité des langues, des variétés <strong>et</strong> des usages. En<br />

se référant au lecte comme unité de base, il a l’avantage de neutraliser la hiérarchie<br />

entre des termes tels que langue, idiome, patois.<br />

Le <strong>pluriculturalisme</strong><br />

Comme pour la coexistence des langues, pour parler de la coexistence des<br />

cultures, on r<strong>et</strong>rouve pratiquement les mêmes dénominations, à savoir<br />

biculturalisme, <strong>pluriculturalisme</strong> <strong>et</strong> multiculturalisme.<br />

On le sait, une langue peut exprimer plusieurs cultures, <strong>et</strong> une culture peut être<br />

exprimée dans plusieurs langues. <strong>La</strong> culture mahoraise, par exemple, s'exprime<br />

dans différents idiomes : shimaore, kibushi pour ne citer que ces deux langues. Le<br />

même constat peut être fait à propos <strong>du</strong> français dans l’espace francophone ; en tant<br />

qu’idiome approprié par des locuteurs différents, il exprime la culture wallonne,<br />

helvétique, québécoise, africaine… Le <strong>plurilinguisme</strong> implique, d'une part une<br />

diversité des langues, d'autre part l'appropriation d'une ou de plusieurs langue<br />

comme un véhicule culturel, ce qui donne lieu à la diversité culturelle.<br />

Comme il est très difficile de passer en revue tous les aspects liés à c<strong>et</strong>te<br />

<strong>problématique</strong> <strong>du</strong> <strong>pluriculturalisme</strong> en peu de temps, je me contente de mentionner<br />

quelques points susceptibles de susciter le débat.<br />

Ces quatre points peuvent être énoncés comme suit :<br />

1) Au sein d’une société pluriculturelle, certaines cultures sont-elles dominantes,<br />

voire supérieures à d’autres ? On peut répondre de deux façons à c<strong>et</strong>te question : la<br />

7


première est théorique : il ne peut y avoir supériorité d’une culture sur une autre, car<br />

elles sont toutes des expressions authentiques d’une même humanité ; elles sont<br />

toutes des variations sur un thème commun qui est la culture humaine, c'est-à-dire<br />

c<strong>et</strong>te faculté universelle <strong>et</strong> spécifique qu’a l’homme pour penser la nature afin<br />

d’organiser sa vie sociale. <strong>La</strong> seconde réponse part <strong>du</strong> constat qu’il existe bien des<br />

hiérarchies de fait des cultures dominantes <strong>et</strong> des cultures dominées. Mais c<strong>et</strong>te<br />

domination n’implique pas qu’une culture dominée soit un sous-pro<strong>du</strong>it de la culture<br />

dominante. Elle dispose aussi d’une capacité de résistance <strong>et</strong> de créativité propre.<br />

2) Le <strong>pluriculturalisme</strong>, qu’il résulte d’une multiplicité de langues (Belgique,<br />

Suisse), <strong>et</strong>hnies, tribus (la plupart des pays africains), de confessions religieuses<br />

(Liban), exerce forcément une influence sur le modèle de toute institution d’Etat. En<br />

Belgique, ou au Canada, par exemple, le bilinguisme de l’Etat fédéral est réel même<br />

s’il est plutôt basé sur la coexistence de deux unilinguismes.<br />

3) On sait que, pour l’aménagement des situations linguistiques, de manière<br />

générale, les opinions, dans tous les pays, gravitent autour de deux modèles<br />

idéologiques : l’idéologie de la langue unique, fondement de l’unité nationale, modèle<br />

clairement formulé par la Révolution française <strong>et</strong> l’idéologie <strong>du</strong> <strong>plurilinguisme</strong> avec<br />

égalité de statut <strong>et</strong> partage des zones ou des domaines d’utilisation de chacune.<br />

Mais la question qui se pose est la suivante : la gestion des ressources linguistiques<br />

<strong>et</strong> culturelles tient-elle toujours compte des minorités linguistiques ? Difficile de<br />

répondre toujours par l’affirmatif, car cela va de pair avec l’établissement d’une<br />

démocratie qui garantisse le droit des minorités linguistiques <strong>et</strong> culturelles à disposer<br />

de leurs propres ressources. Et on sait que, dans les sociétés où les libertés<br />

indivi<strong>du</strong>elles <strong>et</strong> collectives sont bafouées, le droit de parler sa propre langue <strong>et</strong> de<br />

disposer de sa propre culture est loin d’être respecté.<br />

4) Enfin puisqu’il s’agit, pour ce colloque, d’aménagement <strong>du</strong> système é<strong>du</strong>catif à<br />

Mayotte, historiquement <strong>et</strong> institutionnellement, l’école n’apparaît pas comme un lieu<br />

ouvert au <strong>plurilinguisme</strong> <strong>et</strong> au <strong>pluriculturalisme</strong>, pourtant c’est le premier lieu où se<br />

rencontrent les cultures. Elle devrait donc accorder une place plus importante à la<br />

diversité culturelle.<br />

8


Bibliographie<br />

Bloomfield L., 1935, <strong>La</strong>nguage Allen and Unwin Ltd, London.<br />

Calv<strong>et</strong>.J., 1987, <strong>La</strong> guerre des langues <strong>et</strong> les politiques linguistiques, Payot, Paris.<br />

Chaudenson, R., 1991, "Plurilinguisme <strong>et</strong> développement en Afrique subsaharienne<br />

francophone : les problèmes de la communication". Dans Charmes J. (éd.), Cahiers<br />

des sciences humaines, ORSTOM, vol 27, n° 3-4, 305-313.<br />

Ferguson, C.A., 1959, "Diglossia", Word n° 15, 325-340.<br />

Kremnitz G., 1981: "Du 'bilinguisme' au 'conflit linguistique', cheminement de termes <strong>et</strong> de<br />

concepts", <strong>La</strong>ngages n° 61, 63-74.<br />

Gardy P., <strong>La</strong>font R., 1981, "<strong>La</strong> diglossie comme conflit: l'exemple occitan", <strong>La</strong>ngages n° 61,<br />

<strong>La</strong>rousse, Paris, 75-87.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1993, Minoration linguistique au Maghreb (dir.), Cahiers de Linguistique Sociale,<br />

22, Mont-Saint-Aignan.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1996, Linguistique <strong>et</strong> Anthroplologie. Rouen-Tizi-Ouzou (dir). Cahiers de<br />

Linguistique Sociale, Université de Rouen.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1996a, "Du malaise diglossique aux fantasmes idéologiques: le subterfuge de la<br />

théorie fonctionnalo-stratifiante", Linguistique <strong>et</strong> Anthroplologie. Rouen-Tizi-Ouzou.<br />

Cahiers de Linguistique, Université de Rouen, 113-125.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1996b, "Glottopolitique <strong>et</strong> minoration linguistique en Tunisie". Actes <strong>du</strong> Colloque<br />

Les politiques linguistiques, mythe ou réalité. Juillard C. <strong>et</strong> Calv<strong>et</strong> L.J.(Dirs), édition de<br />

l’AUPEL-UREF, 229-235.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1997, Plurilinguisme <strong>et</strong> identités au Maghreb (dir.). Publications de l’Université<br />

de Rouen.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1997a, "Plurilinguisme <strong>et</strong> identités au Maghreb. En quels termes les dire?",<br />

Plurilinguisme <strong>et</strong> identités au Maghreb, Publications de l’Université de Rouen, 21-31.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1997b, <strong>La</strong>ngue <strong>et</strong> stigmatisation sociale au Maghreb (dir.), Peuples<br />

Méditerranéens, 79, Toulouse.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1997c, "Jugements épilinguistiques sur la langue maternelle – Une<br />

stigmatisation en cache une autre", Peuples Méditerranéens, 79, Toulouse, 141-152.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 1999, "Un nouveau regard sur la situation linguistique tunisienne". Cahiers de<br />

sociolinguistique, 4, Presses universitaires de Rennes, 155-168.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 2000, <strong>La</strong>ngues, discours <strong>et</strong> constructions identitaires au Maghreb. Une<br />

approche sociolinguistique. Mémoire de HDR, Université de Rouen.<br />

<strong>La</strong>roussi F., 2003, Quelle politique pour quel Etat-nation ? (dir.), numéro 1 de la revue<br />

sociolinguistique en ligne GLOTTOPOL <strong>du</strong> laboratoire DYALANG. http://www.univrouen.fr/dyalang/glottopol/index.html<br />

<strong>La</strong>roussi F., 2004, Aménagent linguistique au Maghreb (dir.). Revue d’aménagement<br />

linguistique n° 107. Les publications <strong>du</strong> Québec<br />

9


MacNamara J., 1967: “The Bilingual's Linguistic Performance: a psychological overview”,<br />

Journal of Social Issues, vol. XXIII, n° 2, 67-71.<br />

Marcellesi J.B., 1981: "Bilinguisme, diglossie, Hégémonie: problèmes <strong>et</strong> tâches" <strong>La</strong>ngages,<br />

n° 61, Paris, <strong>La</strong>rousse, 5-11.<br />

Marcellesi J.B., 1993, "Postface", Cahiers de linguistique sociale n°22, p. 125, Université de<br />

Rouen<br />

Pernot H. <strong>et</strong> Polack C., 1918, Grammaire de grec moderne (langue officielle), Garnier.<br />

Pichon E., 1936, Le développement psychique de l’enfant <strong>et</strong> de l’adolescent. Masson <strong>et</strong> C ie .<br />

Pieron H., 1951, Vocabulaire de la psychologie, PUF.<br />

Prudent F., 1981: "Diglossie <strong>et</strong> interlecte" ? <strong>La</strong>ngages n° 61, 13-33.<br />

Psichari J., 1886, Essais de grammaire historique néo-grecque. Ernest Leroux éditeur, 2<br />

tomes.<br />

Saussure F., 1915, Cours de linguistique générale, réédition, 1972, Payot<br />

Titone R., 1972: Le bilinguisme précoce, Bruxelles, Dessart.<br />

Truchot, C., 1994, Le <strong>plurilinguisme</strong> européen, Champion.<br />

10

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!