ISRAËL - Consistoire de Paris

ISRAËL - Consistoire de Paris ISRAËL - Consistoire de Paris

consistoire.org
from consistoire.org More from this publisher
05.07.2013 Views

IN MEMORIAM Cyrille Fleischmann a pris le dernier métro Cyrille Fleischmann nous a quittés le 15 juillet dernier, à l’âge de soixante-neuf ans. Celui qui a tant chanté le petit monde yiddish des quartiers Saint-Paul, rue des Rosiers et Bastille, nous laissera un timbre de voix inimitable et une immense nostalgie : il fut le dernier, sans doute, à évoquer ce monde yiddish, dont le cœur bat encore, bien que plus faiblement désormais. Cyrille était à lui tout seul en France – où il avait remporté le prix Max-Cukierman de culture yiddish – la musique klezmer par l’écriture. Il suffisait de lire l’une de ses nombreuses nouvelles pour retrouver la voix de ceux qui n’étaient plus, et voilà maintenant que sa voix n’est plus et que notre cœur s’étreint et saigne. Il avait passé son enfance dans l’arrière-cour d’une petite synagogue de la rue des Écouffes, fondée par son père de grande piété, en échappant aux rafles et autres vexations (il était né en 1941). Et lui qui pendant quarante ans fut un ténor du Barreau, consacra sa plume et donna de la voix en avocat de la culture yiddish. Si colorée : alors on voyait revivre ce kahal, où les marieurs – chadhen – se déchaînaient piteusement, où le bal de la communauté mobilisait toutes les énergies, où une humanité fantasque – ou fantastique -, issue souvent des ghettos de Pologne (d’où venait sa mère), réinventait le monde du shtetl et de la crainte de Dieu. Ce magicien du langage soulevait son chapeau – celui-là même que le mime Marceau brandissait avec sa marguerite – et en faisait surgir infiniment, indéfiniment, un flot d’historiettes toujours savoureuses, et toujours émouvantes, parce qu’elles parlaient d’un monde disparu ou qui disparaissait sous nos yeux. Petits bonshommes généralement quelconques, humbles gens pourtant cravatés et dignes, en arrêt au Métro Saint-Paul, dont Cyrille 44 INFORMATION JUIVE Septembre 2010 a brossé, avec verve et beaucoup de justesse, l’inépuisable chronique (Rendez-vous au métro Saint-Paul, Nouveaux rendez-vous au métro Saint- Paul, Derniers rendez-vous au métro Saint-Paul), quand ce n’étaient pas ces Riverains rêveurs du métro Bastille. Le choix du métro était en soi significatif : le peuple issu des diverses “juiveries” d’Europe centrale refaisait ici surface, avec cet accent yiddish de Galitzianer qu’un Popeck, sur scène, a su aussi nous faire entendre : “Mieux, est-ce qu’on pouvait faire, non ?”. Ce peuple juif avait traversé les boyaux de l’histoire, franchi les couloirs et les trous d’ombre, pris toutes les correspondances et toutes les lignes souterraines, mais voilà qu’avec Cyrille Fleischmann il se retrouvait au grand jour, heureux de cet air qu’on respire place des Vosges, ou de ce parcours paisible de la rue Saint-Antoine où l’on allait acheter ses meubles quand on avait des sous, ou vendre ses bijoux quand on n’en avait plus. Ou bien allant au bout de la rue des Rosiers déguster le célèbre pickelfleisch (poitrine de bœuf en saumure, en somme du “jambon jif”), le plat favori de Cyrille, qui fut lui-même à la tête de l’”Association des amateurs de pickelfleish universels”. Et l’on Cyrille Fleischmann PAR ALBERT BENSOUSSAN découvrait là ces mensch si attachants, parce que pétris d’humanité, des gens portant ces noms qui, comme le disait Aragon dans son Affiche rouge, “à prononcer sont difficiles” : Alex Nachwell, Boris Nadchdem, Simon Austanik, Karl Shifweg, Chil Hochimmer, Mendel Pantofl, Modenass, Géniuk…, et nous voilà aujourd’hui, ajoutant sur ce mur des défunts, le nom béni, le nom aimé de Cyrille Fleischmann (zikhrono librakha). Mais ce conteur incomparable, ce maître de l’humour juif, aimait pardessus tout danser avec les mots, oui, danser à l’instar de la mère nourricière du Tango des Rashevski, autre fleuron (cinématographique) de la culture yiddish francophone, ainsi qu’il a su en parler en évoquant ces inénarrables bals communautaires (dont l’objet non avoué était de favoriser les couples endogames) et ce fut alors ses ouvrages les plus drôles et réussis : Un slow des années 50, Juste une petite valse, Balades d’été, bals d’hiver, Tango pour le 5ème acte, et l’inénarrable Attraction du bal (une tombola dont le gros lot était justement une “traction avant” !). En 2010, deux ouvrages étaient venus couronner cette œuvre prolifique : Les réponses d’un maître et Réparateur de destin, où l’on retrouve une dernière fois son petit monde de boutiquiers, secrétaires, petits commerçants, plumitifs ou sommités universitaires méconnues, quand ce n’est pas cet incroyable conseiller en décors de cuisine, peintures, rideaux et vie privée. Mais nous savons bien Qui est le maître et Qui répare finalement le destin, aussi nous nous inclinons pieusement à sa mémoire en récitant la grandeur et la sainteté de notre Créateur : Yitgadal veyitkaddash chémé raba… Quant au reste, comme aurait dit Cyrille, frère tant admiré et tant aimé, quant au reste, Kich mir !

La destruction du judaïsme égyptien L'action du roman de Paula Jacques, Kayro Jacobi, juste avant l'oubli (Mercure de France), se situe à un moment historique : en 1952, en Egypte, quand le général Neguib, puis le colonel Nasser à sa suite, renversent la monarchie et s'emparent du pouvoir. Le peuple égyptien applaudit. Il ne sait pas encore que la pauvreté, le sous-développement du pays n'en seront guère affectés. Mais pour les Juifs égyptiens, dont le déclin s'est amorcé en 1948 déjà, tout sera changé du tout au tout en très peu d'années, et définitivement. Progressivement aussi, comme ce fut le cas en Allemagne après l'arrivée au pouvoir des nazis. Le pharaon de tous les Egyptiens Le personnage central du roman est un producteur et réalisateur de films, ce Kayro Jacobi, représentatif de la condition juive de son temps et de toutes les époques, dont l'aventure et les mésaventures vérifient l'analyse sioniste de l'Histoire des Juifs : il a " dansé dans deux mariages à la fois " selon la savoureuse expression du parler yiddish, et son ambiguïté lui coûtera cher. Nous assistons au triomphe de ses films populaires, médiocres, sentimentaux et à ses succès personnels - notamment avec les "petites femelles du cinématographe". Puis à son déclin, à sa dépossession, finalement à sa disparition "avant l'oubli". Juif modérément juif, Egyptien autant qu'on peut l'être quand on appartient à la classe privilégiée dans un pays où la misère est le lot commun de presque tous, Jacobi aurait pu lire un avertissement dans la création d'Israël. Mais si l'on ânonnait le mot Jérusalem dans les prières et lors des grandes fêtes religieuses et familiales juives, sui songerait à s'y reléguer ? D'autant que Neguib est un pharaon bienveillant pour tous les Egyptiens. Il "s'est rendu en visite officielle à la grande synagogue pendant Rosh Hashana". Il embrasse "les bébés de toute origine". Les antisémites se bornent encore à dénoncer que les "étrangers" qui "vous traitez comme vos esclaves" avec arrogance, qui corrompent le cinéma et les mœurs du pays, et à qui l'on promet que "tout a une fin". Mais ces piqures venimeuses n'empêchent pas encore les caméras de tourner. Paula Jacques Comme sous Vichy Avec Nasser, tout change dramatiquement. "Une centaine d'édifices, et plus spécialement de magasins et de synagogues" sont "pillés et détruits par le feu". Les manifestations patriotiques contre l'occupation britannique tournent à l'émeute antisémite. Les petits pamphlétaires gagnent de l'assurance. Avec la guerre de Suez de 1956, et plus encore avec celle des Six jours de 1967, le péril se précise. Les pamphlétaires ne s'expriment plus que par euphémismes. Ils descendent " en flammes les films produits, réalisés, interprétés en Egypte par les agents de la propagande sioniste. Ils révèlent les patronymes juifs cachés sous leur nom d'artiste " à la consonance arabe. Ils LIVRES réclament " le vote d'une loi interdisant l'emploi au cinéma de 'toute personne favorable de par l'origine, la religion ou les convictions, à l'ennemi sioniste". Bientôt, ces extrémistes accèdent à des postes officiels, ils font régner l'ordre égyptien en tant que hauts fonctionnaires. Ils épurent, ils détiennent le droit de censure et l'exercent avec la froideur impitoyable des SS. On en arrive à institutionnaliser la mise au ban des Juifs, à confisquer leurs biens officiellement. Un " Département des Affaires juives " qui ressemble à celui de Xavier Vallat sous Vichy, " contrôle les activités et les biens des soixante mille Juifs encore installés dans le pays ", c'est-à-dire conduit leur spoliation et leur apporte le désastre et le désespoir. Accident ou fuite ? Kayro Jacobi tente de s'opposer. Il proteste. Il discute. Il avale des couleuvres. Il se débat. Va-t-il s'en aller, emportant ses films sous le bras ? Il voit avec détresse sa famille se disloquer, s'exiler en Europe et dans l'Etat juif. Mais la partie est trop inégale. Tard, très tard, il réalise qu'il " s'est bercé des années durant d'illusions absurdes, de mensonges trompeurs, du mirage d'une identité cimérique ". Qui est-il en réalité ? Kayro Jacobi, le puissant magnat de la Kayro Films qui avait régné sur le Hollywood égyptien, n'est qu'un " petit Juif promis au sort des autres petits Juifs ". Alors, au volant de sa grosse Chevrolet, il roule au hasard dans le Caire, il délire, il rêve, il n'est plus dans la réalité et se précipite dans les eaux du Nil, sans qu'on sache si c'est un accident banal de la circulation ou une fuite volontaire dans le néant… Avec lui et les dizaines de milliers d'autres Kayro Jacobi, le judaïsme égyptien sombre dans l'oubli. Paul Giniewski INFORMATION JUIVE Septembre 2010 45

La <strong>de</strong>struction<br />

du judaïsme égyptien<br />

L'action du roman <strong>de</strong> Paula<br />

Jacques, Kayro Jacobi, juste<br />

avant l'oubli (Mercure <strong>de</strong><br />

France), se situe à un<br />

moment historique : en<br />

1952, en Egypte, quand le<br />

général Neguib, puis le colonel Nasser<br />

à sa suite, renversent la monarchie et<br />

s'emparent du pouvoir. Le peuple<br />

égyptien applaudit. Il ne sait pas encore<br />

que la pauvreté, le sous-développement<br />

du pays n'en seront guère affectés.<br />

Mais pour les Juifs égyptiens, dont le<br />

déclin s'est amorcé en 1948 déjà, tout<br />

sera changé du tout au tout en très peu<br />

d'années, et définitivement.<br />

Progressivement aussi, comme ce fut<br />

le cas en Allemagne après l'arrivée au<br />

pouvoir <strong>de</strong>s nazis.<br />

Le pharaon <strong>de</strong> tous les Egyptiens<br />

Le personnage central du roman est<br />

un producteur et réalisateur <strong>de</strong> films,<br />

ce Kayro Jacobi, représentatif <strong>de</strong> la<br />

condition juive <strong>de</strong> son temps et <strong>de</strong><br />

toutes les époques, dont l'aventure et<br />

les mésaventures vérifient l'analyse<br />

sioniste <strong>de</strong> l'Histoire <strong>de</strong>s Juifs : il a "<br />

dansé dans <strong>de</strong>ux mariages à la fois "<br />

selon la savoureuse expression du<br />

parler yiddish, et son ambiguïté lui<br />

coûtera cher. Nous assistons au<br />

triomphe <strong>de</strong> ses films populaires,<br />

médiocres, sentimentaux et à ses<br />

succès personnels - notamment avec<br />

les "petites femelles du cinématographe".<br />

Puis à son déclin, à sa<br />

dépossession, finalement à sa<br />

disparition "avant l'oubli".<br />

Juif modérément juif, Egyptien<br />

autant qu'on peut l'être quand on<br />

appartient à la classe privilégiée dans<br />

un pays où la misère est le lot commun<br />

<strong>de</strong> presque tous, Jacobi aurait pu lire<br />

un avertissement dans la création<br />

d'Israël. Mais si l'on ânonnait le mot<br />

Jérusalem dans les prières et lors <strong>de</strong>s<br />

gran<strong>de</strong>s fêtes religieuses et familiales<br />

juives, sui songerait à s'y reléguer ?<br />

D'autant que Neguib est un pharaon<br />

bienveillant pour tous les Egyptiens. Il<br />

"s'est rendu en visite officielle à la<br />

gran<strong>de</strong> synagogue pendant Rosh<br />

Hashana". Il embrasse "les bébés <strong>de</strong><br />

toute origine". Les antisémites se<br />

bornent encore à dénoncer que les<br />

"étrangers" qui "vous traitez comme vos<br />

esclaves" avec arrogance, qui<br />

corrompent le cinéma et les mœurs du<br />

pays, et à qui l'on promet que "tout a<br />

une fin". Mais ces piqures venimeuses<br />

n'empêchent pas encore les caméras<br />

<strong>de</strong> tourner.<br />

Paula Jacques<br />

Comme sous Vichy<br />

Avec Nasser, tout change<br />

dramatiquement. "Une centaine<br />

d'édifices, et plus spécialement <strong>de</strong><br />

magasins et <strong>de</strong> synagogues" sont "pillés<br />

et détruits par le feu". Les<br />

manifestations patriotiques contre<br />

l'occupation britannique tournent à<br />

l'émeute antisémite. Les petits<br />

pamphlétaires gagnent <strong>de</strong> l'assurance.<br />

Avec la guerre <strong>de</strong> Suez <strong>de</strong> 1956, et plus<br />

encore avec celle <strong>de</strong>s Six jours <strong>de</strong> 1967,<br />

le péril se précise. Les pamphlétaires<br />

ne s'expriment plus que par<br />

euphémismes. Ils <strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt " en<br />

flammes les films produits, réalisés,<br />

interprétés en Egypte par les agents <strong>de</strong><br />

la propagan<strong>de</strong> sioniste. Ils révèlent les<br />

patronymes juifs cachés sous leur nom<br />

d'artiste " à la consonance arabe. Ils<br />

LIVRES<br />

réclament " le vote d'une loi interdisant<br />

l'emploi au cinéma <strong>de</strong> 'toute personne<br />

favorable <strong>de</strong> par l'origine, la religion<br />

ou les convictions, à l'ennemi sioniste".<br />

Bientôt, ces extrémistes accè<strong>de</strong>nt à<br />

<strong>de</strong>s postes officiels, ils font régner<br />

l'ordre égyptien en tant que hauts<br />

fonctionnaires. Ils épurent, ils<br />

détiennent le droit <strong>de</strong> censure et<br />

l'exercent avec la froi<strong>de</strong>ur impitoyable<br />

<strong>de</strong>s SS. On en arrive à institutionnaliser<br />

la mise au ban <strong>de</strong>s Juifs, à confisquer<br />

leurs biens officiellement. Un "<br />

Département <strong>de</strong>s Affaires juives " qui<br />

ressemble à celui <strong>de</strong> Xavier Vallat sous<br />

Vichy, " contrôle les activités et les biens<br />

<strong>de</strong>s soixante mille Juifs encore installés<br />

dans le pays ", c'est-à-dire conduit leur<br />

spoliation et leur apporte le désastre et<br />

le désespoir.<br />

Acci<strong>de</strong>nt ou fuite ?<br />

Kayro Jacobi tente <strong>de</strong> s'opposer. Il<br />

proteste. Il discute. Il avale <strong>de</strong>s<br />

couleuvres. Il se débat. Va-t-il s'en aller,<br />

emportant ses films sous le bras ? Il voit<br />

avec détresse sa famille se disloquer,<br />

s'exiler en Europe et dans l'Etat juif.<br />

Mais la partie est trop inégale. Tard,<br />

très tard, il réalise qu'il " s'est bercé <strong>de</strong>s<br />

années durant d'illusions absur<strong>de</strong>s, <strong>de</strong><br />

mensonges trompeurs, du mirage d'une<br />

i<strong>de</strong>ntité cimérique ". Qui est-il en réalité<br />

? Kayro Jacobi, le puissant magnat <strong>de</strong><br />

la Kayro Films qui avait régné sur le<br />

Hollywood égyptien, n'est qu'un " petit<br />

Juif promis au sort <strong>de</strong>s autres petits<br />

Juifs ".<br />

Alors, au volant <strong>de</strong> sa grosse<br />

Chevrolet, il roule au hasard dans le<br />

Caire, il délire, il rêve, il n'est plus dans<br />

la réalité et se précipite dans les eaux<br />

du Nil, sans qu'on sache si c'est un<br />

acci<strong>de</strong>nt banal <strong>de</strong> la circulation ou une<br />

fuite volontaire dans le néant…<br />

Avec lui et les dizaines <strong>de</strong> milliers<br />

d'autres Kayro Jacobi, le judaïsme<br />

égyptien sombre dans l'oubli.<br />

Paul Giniewski<br />

INFORMATION JUIVE Septembre 2010 45

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!