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Eléments d'histoire du droit en Europe - AgroParisTech

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1<br />

Départem<strong>en</strong>t des<br />

SCIENCES ECONOMIQUES, SOCIALES & de GESTION<br />

Tronc commun de 1ère année<br />

U.E. Sociologie, Droit & Sci<strong>en</strong>ce Politique<br />

Mo<strong>du</strong>le intégratif « Institutions, politique agricole et<br />

politiques économiques de l’Union Europé<strong>en</strong>ne »<br />

ELEMENTS D’HISTOIRE DU DROIT EN EUROPE<br />

Contribution à l’épistémologie<br />

des Sci<strong>en</strong>ces humaines pour l’ingénieur<br />

Jean-Pierre PLAVINET<br />

Maître de Confér<strong>en</strong>ces<br />

U.F.R. de SOCIOLOGIE<br />

Année universitaire 2010-2011<br />

© J.-P.P. / <strong>AgroParisTech</strong>


2<br />

SOMMAIRE<br />

Observations intro<strong>du</strong>ctives<br />

Page<br />

3<br />

0.1. Observations sur le fond 3<br />

0.2. Observations sur la forme<br />

0.3. Prologue<br />

4<br />

I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS 11<br />

1.1. Les trois naissances <strong>du</strong> Droit 12<br />

1.2 . Le Droit dans l’aire mythologique indo-europé<strong>en</strong>ne 14<br />

1.2.1. Le fondem<strong>en</strong>t de l’Inde anci<strong>en</strong>ne : fonctions et castes 14<br />

1.2.2. A l’origine <strong>du</strong> Droit : le Sacré 17<br />

1.2.3. <strong>Elém<strong>en</strong>ts</strong> de comparaison : Inde, Tibet et Chine 18<br />

1.3. L’invariance <strong>du</strong> paradigme tri-fonctionnel dans l’histoire europé<strong>en</strong>ne 21<br />

1.3.1. Les Etats Généraux de l’Anci<strong>en</strong> régime <strong>en</strong> France 21<br />

1.3.2. Les « orfèvres » et l’émerg<strong>en</strong>ce de la sci<strong>en</strong>ce juridique 22<br />

1.3.3. L’apport de l’Antiquité grecque, romaine et celtique 24<br />

1.3.4. Trois figures face à l’<strong>en</strong>jeu <strong>du</strong> pouvoir :<br />

l’Empereur, le Roi, le Pape 28<br />

1.4. Le legs <strong>du</strong> Droit de l’Anci<strong>en</strong> régime <strong>en</strong> France 33<br />

1.4.1. La t<strong>en</strong>dance à l’unification <strong>du</strong> Droit écrit par le pouvoir royal 33<br />

1.4.2. L’autonomisation progressive de la justice 34<br />

1.5. L’Allemagne, l’autre pays <strong>du</strong> Droit romain 37<br />

1.6. L’Angleterre et l’émerg<strong>en</strong>ce d’un modèle juridique distinct :<br />

le « common law » 38<br />

1.7. Les Etats-Unis, paradis (ou <strong>en</strong>fer ?) <strong>du</strong> Droit 40<br />

1.8. La formation de la Sci<strong>en</strong>ce politique moderne 41<br />

1.9 Le paradigme tri-fonctionnel est-il <strong>en</strong>core d’actualité ? 48<br />

II - LES PRINCIPALES THEORIES DU DROIT 50<br />

2.1. La théorie <strong>du</strong> Droit naturel 50<br />

2.2. La théorie <strong>du</strong> positivisme juridique 51<br />

2.3. Les théories de la déconstruction <strong>du</strong> Droit : 53<br />

2.3.1. L’optique marxiste 53<br />

2.3.2. L’optique anarchiste 55<br />

III - LES RELATIONS DU DROIT AVEC LES AUTRES SCIENCES<br />

ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION 57<br />

3.1. Droit et Sci<strong>en</strong>ce politique : la problématique de l’Etat de <strong>droit</strong> 57<br />

3.2. Droit et Sociologie 60<br />

3.2.1. Le champ commun <strong>du</strong> Droit et de la Sociologie : les « normes » 62<br />

3.2.2. La Sociologie, une ouverture naturelle pour les juristes 64<br />

3.3. Droit et Economie 66<br />

3.4. Droit et Sci<strong>en</strong>ces de Gestion 73<br />

Conclusion 75<br />

L’auteur ti<strong>en</strong>t à remercier ses collègues de l’UFR de Sociologie et de l’UFR d’Economie &<br />

Gestion des politiques publiques pour leurs observations et suggestions sur la partie III.<br />

© J.-P.P. / <strong>AgroParisTech</strong>


0.1. OBSERVATIONS SUR LE FOND<br />

3<br />

OBSERVATIONS INTRODUCTIVES<br />

L’unité d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t « Sociologie, Droit, Sci<strong>en</strong>ce politique » de 1ère année a pour objectif<br />

de conférer à la formation des ingénieurs d’<strong>AgroParisTech</strong> une initiation indisp<strong>en</strong>sable à ces<br />

approches disciplinaires dans le cadre <strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>t des Sci<strong>en</strong>ces économiques, sociales et<br />

de gestion (SESG), d’autres unités d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t effectuant les apports nécessaires <strong>en</strong><br />

Economie, Sci<strong>en</strong>ces de Gestion ainsi que dans les disciplines de synthèse que sont<br />

« Agriculture comparée et développem<strong>en</strong>t agricole » et « Gestion <strong>du</strong> vivant et stratégie<br />

patrimoniale ».<br />

Par ailleurs, une unité d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t intitulée « Ethique et philosophie des sci<strong>en</strong>ces »<br />

s<strong>en</strong>sibilise les élèves-ingénieurs à des questions plus ouvertes, notamm<strong>en</strong>t la confrontation<br />

<strong>en</strong>tre le progrès sci<strong>en</strong>tifique et technique et l’approche philosophique au regard de la<br />

dim<strong>en</strong>sion éthique de l’appréh<strong>en</strong>sion des questions relatives au vivant. La Philosophie n’ayant<br />

pas vocation à être <strong>en</strong>seignée <strong>en</strong> tant que telle dans les Ecoles d’ingénieurs, cette unité<br />

d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t s’inscrit dans le contexte des Sci<strong>en</strong>ces humaines, ou <strong>en</strong>core « Humanités »,<br />

qui est plus large que les SESG. En ce s<strong>en</strong>s, le prés<strong>en</strong>t docum<strong>en</strong>t apporte un complém<strong>en</strong>t utile<br />

aux activités et travaux de cette seconde unité d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t concernant ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />

l’épistémologie des Sci<strong>en</strong>ces exactes qui sont la base même de la formation de l’ingénieur.<br />

Enfin, le mo<strong>du</strong>le intégratif « Institutions, politique agricole et politiques économiques de<br />

l’Union Europé<strong>en</strong>ne » implique, outre des apports juridiques généraux sur le Droit de l’Union<br />

europé<strong>en</strong>ne, un minimum de connaissances <strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ce politique sur l’arrière-plan historique<br />

de la construction europé<strong>en</strong>ne après la IIème guerre mondiale. L’<strong>Europe</strong> a t’elle des « racines<br />

chréti<strong>en</strong>nes » ? La Turquie est-elle europé<strong>en</strong>ne ? Qu’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d-on par « pays de common law » ?<br />

Etc.. Ce docum<strong>en</strong>t apportera des élém<strong>en</strong>ts de réponse aux futurs ingénieurs pour lesquel(le)s<br />

une carrière internationale a une chance non négligeable d’être europé<strong>en</strong>ne.<br />

Cette contribution prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong>fin une utilité au niveau des établissem<strong>en</strong>ts membres de<br />

ParisTech afin d’élargir l’horizon de réflexion et d’insertion des élèves et étudiants des Ecoles<br />

d’ingénieurs ainsi que de l’Ecole des HEC.<br />

En ce qui concerne le cursus commun d’<strong>AgroParisTech</strong>, le prés<strong>en</strong>t docum<strong>en</strong>t se rattache<br />

principalem<strong>en</strong>t à l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t d’Intro<strong>du</strong>ction générale au Droit, réparti <strong>en</strong>tre la 1ère<br />

(« IGD1 ») et la 2ème année (« IGD2 »), et plus particulièrem<strong>en</strong>t le cours « IGD1 ». Il<br />

prés<strong>en</strong>te, hors contrôle des connaissances, la g<strong>en</strong>èse <strong>du</strong> Droit (I), <strong>du</strong> moins dans un contexte<br />

planétaire qui inclut la France et l’Union europé<strong>en</strong>ne, les principales théories <strong>du</strong> Droit qui <strong>en</strong><br />

découl<strong>en</strong>t (II), ainsi que les relations <strong>du</strong> Droit avec les autres disciplines relevant <strong>du</strong><br />

Départem<strong>en</strong>t SESG d’<strong>AgroParisTech</strong> (III). Il est précédé d’un « Prologue » comportant des<br />

thèmes de méditation analytique, qui se rattache à la dim<strong>en</strong>sion « Humanités » de l’exercice.<br />

Pour les ingénieurs ou les managers (HEC ou autres) <strong>en</strong> formation, le Droit est à la fois une<br />

sci<strong>en</strong>ce - au s<strong>en</strong>s large de « discipline académique » - qu’il est difficile d’appréh<strong>en</strong>der dans sa<br />

totalité et dans sa logique profonde, et aussi une technique, qu’il est nécessaire de parv<strong>en</strong>ir à<br />

maîtriser sur un plan parcellaire/sectoriel plus ou moins vaste pour l’exercice de son métier,<br />

sans compter l’intérêt évid<strong>en</strong>t que cela représ<strong>en</strong>te dans la vie privée et citoy<strong>en</strong>ne. Le problème<br />

ess<strong>en</strong>tiel de la formation juridique des ingénieurs ou des HEC de ParisTech réside dans<br />

l’impossibilité d’aborder directem<strong>en</strong>t la dim<strong>en</strong>sion technici<strong>en</strong>ne de la discipline sans avoir<br />

© J.-P.P. / <strong>AgroParisTech</strong>


4<br />

certaines bases de la discipline <strong>en</strong> tant que sci<strong>en</strong>ce, et cela sous contrainte forte de<br />

dim<strong>en</strong>sionnem<strong>en</strong>t chronologique eu égard au reste des apports de formation initiale à réaliser.<br />

A travers sa mise <strong>en</strong> ligne dans « Libres savoirs » de ParisTech, le prés<strong>en</strong>t docum<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>force<br />

la compréh<strong>en</strong>sion profonde <strong>du</strong> Droit <strong>en</strong> tant que sci<strong>en</strong>ce, et ceci dans la perspective de son<br />

articulation avec l’émerg<strong>en</strong>ce historique des autres SESG. Cela étant, nous avons écarté de<br />

l’exposé la prise <strong>en</strong> considération détaillée des rapports historiques <strong>du</strong> Droit et de la<br />

Philosophie, qui nous semble davantage être <strong>du</strong> ressort des philosophes et nous aurait<br />

inévitablem<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>é <strong>en</strong> dehors des limites de notre compét<strong>en</strong>ce personnelle ; mais nous avons<br />

été am<strong>en</strong>é à l’aborder de façon occasionnelle.<br />

Dans un essai magistral qui traite de nombreux exemples dans le domaine <strong>du</strong> vivant (1), Alain<br />

SUPIOT fait <strong>du</strong> Droit la mise <strong>en</strong> oeuvre de la raison dans la société humaine. Il est <strong>en</strong> effet<br />

nécessaire que la vie <strong>en</strong> société soit à la fois « raisonnable » et « raisonnée », ce qui prés<strong>en</strong>te<br />

l’avantage de concilier à la fois le Droit <strong>en</strong> tant que sci<strong>en</strong>ce - le « raisonnable » issu d’une<br />

démarche rationnelle qui n’est pas sci<strong>en</strong>tifique au s<strong>en</strong>s strict <strong>du</strong> terme mais qui est la<br />

résultante d’un processus historique long et complexe que nous nous proposons de résumer -<br />

et le Droit <strong>en</strong> tant que technique, c’est-à-dire le « raisonné » issu <strong>du</strong> syllogisme juridique<br />

appliqué aux problèmes concrets que r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t les ingénieurs. Pour planter le décor <strong>du</strong><br />

« Droit-sci<strong>en</strong>ce » :<br />

« Le Droit relie l’infinitude de notre univers m<strong>en</strong>tal à la finitude de notre expéri<strong>en</strong>ce physique et c’est <strong>en</strong> cela<br />

qu’il remplit chez nous une fonction anthropologique d’institution de la raison. (...). Instituer la raison, c’est ainsi<br />

permettre à tout être humain d’accorder la finitude de son exist<strong>en</strong>ce physique avec l’infinitude de son univers<br />

m<strong>en</strong>tal. Chacun d’<strong>en</strong>tre nous doit appr<strong>en</strong>dre à inscrire dans l’univers <strong>du</strong> s<strong>en</strong>s cette triple limite qui circonscrit son<br />

exist<strong>en</strong>ce biologique : la naissance, le sexe et la mort. L’appr<strong>en</strong>tissage de ces limites est aussi un appr<strong>en</strong>tissage<br />

de la raison» (2).<br />

Nos collègues génétici<strong>en</strong>s <strong>du</strong> Départem<strong>en</strong>t SVS d’<strong>AgroParisTech</strong>, qui travaill<strong>en</strong>t sur le vivant<br />

non humain, ne dis<strong>en</strong>t pas autre chose, mais dans le langage sci<strong>en</strong>tifique qui leur est propre. A<br />

cela nous pouvons donc ajouter l’appr<strong>en</strong>tissage ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t utilitaire, mais aussi éthique<br />

de ces limites dans le domaine végétal, animal ou microbiologique ; et ce que nous<br />

appellerons les « prothèses de la finitude » dans une perspective inévitablem<strong>en</strong>t<br />

anthropoc<strong>en</strong>trique : la pro<strong>du</strong>ction primaire agro-sylvo-halieutique, l’alim<strong>en</strong>tation,<br />

l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, etc., soit le cont<strong>en</strong>u des domaines <strong>du</strong> cursus de 2ème année.<br />

0.2. OBSERVATIONS SUR LA FORME<br />

Sur le plan de la forme de ce docum<strong>en</strong>t, deux conv<strong>en</strong>tions ont été ret<strong>en</strong>ues <strong>en</strong> ce qui concerne<br />

l’usage des majuscules :<br />

- au rebours des conv<strong>en</strong>tions régissant actuellem<strong>en</strong>t les publications, cet usage est<br />

systématique pour les disciplines des Sci<strong>en</strong>ces humaines, à des fins pédagogiques (« Droit »,<br />

« Sociologie », « Economie », etc.), et cela vaut aussi pour les adjectifs, <strong>en</strong> concordance avec<br />

le docum<strong>en</strong>t de cours développé « Intro<strong>du</strong>ction générale au Droit » (« Droit Civil », « Droit<br />

Administratif », etc.) ;<br />

- <strong>en</strong> ce qui concerne les noms propres de personnages historiques, sont intégralem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

majuscules les noms des auteurs dont l’exist<strong>en</strong>ce est à ret<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> termes d’oeuvre digne<br />

d’intérêt (« DUMEZIL », « CHIAPPINI », « LOCKE », etc.), mais rest<strong>en</strong>t sous forme<br />

1 Alain SUPIOT : Homo juridicus - Essai sur la fonction anthropologique <strong>du</strong> Droit - « Essais » n° 626, Ed. <strong>du</strong><br />

Seuil, 2009. Cet auteur est professeur de Droit <strong>du</strong> Travail, membre d l’Institut de France et anime la revue<br />

« Droit & Sociétés ». L’ouvrage fait partie des lectures recommandées de l’UE « Sociologie, Droit & Sci<strong>en</strong>ce<br />

Politique ». de 1ère année.<br />

2 A. SUPIOT, op. cit., pp. 10 & 41.<br />

© J.-P.P. / <strong>AgroParisTech</strong>


5<br />

conv<strong>en</strong>tionnelle les noms des personnages historiques tels que les souverains ou leurs grands<br />

serviteurs (« Justini<strong>en</strong> », « Louis XIV », « Colbert », etc.).<br />

Enfin, on pourra observer que les personnages cités, que ce soit <strong>en</strong> majuscules ou <strong>en</strong><br />

minuscules, sont tous de sexe masculin... Il n’y a là nul parti pris de notre part, mais<br />

simplem<strong>en</strong>t une fait objectif sur le plan historique : dans les sociétés humaines terrestres, les<br />

femmes ont été exclues de la vie intellectuelle p<strong>en</strong>dant des siècles et des millénaires, jusqu’à<br />

la seconde moitié <strong>du</strong> XXème siècle ; on <strong>en</strong> relèvera quelques-unes dans le Prologue.<br />

0.3. PROLOGUE<br />

Les sujets de réflexion proposés aux élèves et étudiants de ParisTech se répartiss<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 3<br />

thèmes :<br />

- Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité dans les sociétés holistiques et les sociétés<br />

indivi<strong>du</strong>alistes ;<br />

- Thème 2 : Une société a t’elle besoin <strong>du</strong> Droit?<br />

- Thème 3 : Le Droit <strong>en</strong> France : un paradoxe découlant d’une forte contradiction théoriepratique.<br />

Thème 1 : Régulation sociale et responsabilité des dirigeants dans les sociétés<br />

holistiques et les sociétés indivi<strong>du</strong>alistes<br />

(Sur ces concepts et leur transposition méthodologique, cf. cours de Sociologie, leçon 2)<br />

« Il y a trois temps où le monde est fou : la période de mort d’homme, la pro<strong>du</strong>ction accrue de<br />

guerre, la dissolution des contrats verbaux »<br />

(Extrait <strong>du</strong> « S<strong>en</strong>chus Mor, Anci<strong>en</strong>t Laws of Ireland », 1865 (réédition critique de 1927 par<br />

Rudolf THURNEYSEN, philologue allemand spécialiste des langues et civilisations<br />

celtiques), cité par Georges DUMEZIL, Mythe et épopée I (Epica minora), Ed. Gallimard,<br />

1995 p. 644)<br />

L’auteur est prés<strong>en</strong>té p. 11.<br />

Le « S<strong>en</strong>chus Mor » est le plus anci<strong>en</strong> recueil juridique europé<strong>en</strong> connu et se rapporte à la civilisation celtique de<br />

l’Irlande anci<strong>en</strong>ne (cf. note 52). Selon DUMEZIL, qui comm<strong>en</strong>te la glose de ce texte, il faut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre la « mort<br />

d’homme » comme étant causée exclusivem<strong>en</strong>t par la famine et les épidémies, puisque la guerre est m<strong>en</strong>tionnée<br />

de façon distincte. Cet aphorisme, qui figure à la fois à la fin <strong>du</strong> prologue de l’ouvrage et dans sa partie III, paraît<br />

avoir une valeur puissante et prophétique, et est <strong>en</strong> phase avec certaines prophéties hindouistes, bouddhistes et<br />

amérindi<strong>en</strong>nes (hopi notamm<strong>en</strong>t) concernant le déclin inexorable de l’humanité (« Kali Yuga » des hindouistes,<br />

« Age de fer » aboutissant à sa destruction progressive, sous l’effet de causes internes et externes). La célèbre<br />

« prophétie hopi » est gravée sur un rocher <strong>du</strong> sud des Etats-Unis, mais l’interprétation est évidemm<strong>en</strong>t sujette à<br />

caution, sur la forme et sur le fond (les prophéties ne sont pas « sci<strong>en</strong>tifiques »). Cet « Age de fer », par<br />

opposition aux Ages d’or, d’arg<strong>en</strong>t et d’airain qui le précèd<strong>en</strong>t, met <strong>en</strong> scène cinq dégénéresc<strong>en</strong>ces : diminution<br />

t<strong>en</strong>dancielle de la <strong>du</strong>rée de la vie (la t<strong>en</strong>dance inverse observable actuellem<strong>en</strong>t étant illusoire), dégénéresc<strong>en</strong>ce de<br />

l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, dégénéresc<strong>en</strong>ce de la p<strong>en</strong>sée philosophique, déclin de la s<strong>en</strong>sibilité des êtres humains, déclin de<br />

la capacité des êtres humains à résister aux émotions perturbatrices.<br />

A noter que « contrat verbal » est un pléonasme dans le contexte de la civilisation celtique ouest-europé<strong>en</strong>ne, les<br />

druides rejetant l’écriture <strong>en</strong> matière spirituelle, « sci<strong>en</strong>tifique » et juridique dans la triple fonction qui était la<br />

leur ; il faut donc compr<strong>en</strong>dre par là : le non respect des <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts contractuels <strong>en</strong> général. Ainsi des guerres<br />

décl<strong>en</strong>chées sous prétexte de « purification politique » contre des Etats souverains au mépris de la Charte des<br />

Nations-Unies, qui a un caractère contractuel <strong>en</strong> Droit international public ; si l’on accorde quelque crédit à cette<br />

vision très anci<strong>en</strong>ne des choses, et les deux autres conditions étant manifestem<strong>en</strong>t réunies, la situation mondiale<br />

actuelle n’incite pas à l’optimisme…<br />

© J.-P.P. / <strong>AgroParisTech</strong>


6<br />

« Accorder de l’amour à toutes choses, aux montagnes, aux arbres et aux roches, car l’Esprit<br />

est un, bi<strong>en</strong> que les kachinas soi<strong>en</strong>t multiples ».<br />

(Thème de méditation hopi)<br />

On serait t<strong>en</strong>té d’ajouter: il faut aussi accorder de l’amour aux « peuples racines » qui s’obstin<strong>en</strong>t désespérém<strong>en</strong>t<br />

à survivre contre les agressions de la société marchande, prédatrice <strong>du</strong> territoire et de ses ressources naturelles :<br />

Aborigènes australi<strong>en</strong>s, Indi<strong>en</strong>s des 3 Amériques, Inuits, peuples sibéri<strong>en</strong>s et himalay<strong>en</strong>s de culture chamanique,<br />

certaines ethnies africaines, etc…<br />

Les « kachinas » sont des représ<strong>en</strong>tations des esprits chez les Hopis, notamm<strong>en</strong>t sous forme de poupées de<br />

chiffons; par ext<strong>en</strong>sion, on doit compr<strong>en</strong>dre : les différ<strong>en</strong>tes traditions spirituelles et religieuses de la planète.<br />

Ceci r<strong>en</strong>voie aux débats interreligieux et au dialogue <strong>en</strong>tre les religions les plus importantes, ce qui ne se limite<br />

pas aux religions dites <strong>du</strong> Livre, mais inclut l’approche philosophique athée/laïque, fortem<strong>en</strong>t méprisée par les<br />

temps qui cour<strong>en</strong>t.<br />

« La malchance est une faute impardonnable pour un prince.<br />

L’opinion publique chinoise tirait fort sagem<strong>en</strong>t les conséqu<strong>en</strong>ces de ce principe <strong>en</strong><br />

interprétant catastrophes naturelles et dérèglem<strong>en</strong>ts climatiques comme des effets directs<br />

d’erreurs politiques de son monarque ou de débordem<strong>en</strong>ts auxquels il était supposé s’être<br />

livré dans la vie intime.<br />

Inondations, sécheresse, nuages de sauterelles étai<strong>en</strong>t autant d’indices que l’empereur n’était<br />

pas digne peut-être d’occuper sa position puisque, outre tous les autres sujets de<br />

mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t que pouvait <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer sa politique, il n’était pas même pas capable<br />

d’assurer, de par son règne, la marche normale des saisons.<br />

C’est souv<strong>en</strong>t par de tels signes que se manifestai<strong>en</strong>t les périodes de déclin et de chute d’une<br />

dynastie régnante qui allait bi<strong>en</strong>tôt faire l’objet d’un « changem<strong>en</strong>t de mandat », c’est-à-dire<br />

d’une révolution. »<br />

(Les 36 stratagèmes/Traité secret de stratégie chinoise (tra<strong>du</strong>its et comm<strong>en</strong>tés par François<br />

KIRCHER), Ed. JCLattès, 1991)<br />

Propos intro<strong>du</strong>ctifs <strong>du</strong> 5 ème stratagème, dénommé « Piller les maisons qui brûl<strong>en</strong>t », classé dans la catégorie des<br />

« stratagèmes des batailles déjà gagnées » (les plus faciles à m<strong>en</strong>er).<br />

Cet ouvrage fascinant n’a pas d’auteur connu, mais était la doctrine de la société secrète chinoise « Hongm<strong>en</strong> » ;<br />

on croit savoir qu’il est sans doute plus anci<strong>en</strong>. Le comm<strong>en</strong>tateur est sinologue et spécialiste de l’histoire<br />

militaire chinoise ; il a travaillé avec les cercles militaires et stratégiques de la République populaire de Chine.<br />

Dans les sociétés holistiques telles que l’anci<strong>en</strong>ne société chinoise, l’Empereur est responsable de tout, et non<br />

pas seulem<strong>en</strong>t de la « gouvernance ». Dans les sociétés indivi<strong>du</strong>elles fondées sur la rationalité sci<strong>en</strong>tifique, les<br />

responsabilités sont dispersées, diffuses et souv<strong>en</strong>t non id<strong>en</strong>tifiables ; ainsi, on explique assez facilem<strong>en</strong>t d’un<br />

point de vue sci<strong>en</strong>tifique les séismes, tsunamis, cyclones, inondations et sécheresses graves, mais on pourrait<br />

aussi les expliquer de façon non sci<strong>en</strong>tifique par la « colère de Gaïa » contre les dirigeants peu recommandables<br />

des principaux Etats <strong>du</strong> monde, voire de plus petits, autant dire tous, à quelques exceptions près (la Norvège, le<br />

Bhoutan et le Costa Rica, peut-être). Les régicides organisés sont dev<strong>en</strong>us rares à l’époque contemporaine<br />

(Angleterre (1649), France (1793)), mais ils trouv<strong>en</strong>t sans doute leur origine dans cette croyance,<br />

indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t de leur dim<strong>en</strong>sion de « règlem<strong>en</strong>t de comptes politique ».<br />

Selon cette sagesse très anci<strong>en</strong>ne, dans une organisation (<strong>en</strong>treprise, établissem<strong>en</strong>t public, organismes divers), les<br />

dirigeants serai<strong>en</strong>t responsables de tous les désordres internes, même lointains ou très subalternes, et sont<br />

évidemm<strong>en</strong>t fautifs lorsqu’ils <strong>en</strong> cré<strong>en</strong>t eux-mêmes. Mais cela n’est pas toujours connu ou reconnu, notamm<strong>en</strong>t<br />

par les intéressés eux-mêmes !<br />

Thème 2 : Une société a t’elle besoin <strong>du</strong> Droit ?<br />

« Plus règn<strong>en</strong>t tabous et déf<strong>en</strong>ses<br />

Et plus le peuple s’appauvrit<br />

Plus l’on compte d’armes tranchantes<br />

© J.-P.P. / <strong>AgroParisTech</strong>


7<br />

Et plus le désordre sévit<br />

Plus abonde l’intellig<strong>en</strong>ce<br />

Et plus se voi<strong>en</strong>t d’étranges fruits<br />

Plus s’allong<strong>en</strong>t les ordonnances<br />

Et plus foisonn<strong>en</strong>t les bandits. »<br />

(LAO TZEU, Tao-te-king, stance 57, Collection « Sagesses » n° 16, Ed. <strong>du</strong> Seuil)<br />

Ce grand philosophe chinois a vécu au IVème siècle avant notre ère et a profondém<strong>en</strong>t marqué son époque. Il<br />

n’est pas avéré qu’il soit l’auteur <strong>du</strong> Tao-te-king, traité concis prés<strong>en</strong>té sous forme poétique, mais la tradition le<br />

lui attribue. Ses vues un peu « anarchistes » s’oppos<strong>en</strong>t à celles d’un autre philosophe qui vécut à la même<br />

époque, CONFUCIUS (KONG FU TZEU) : celui-ci prône de son côté l’ordre social homothétique avec l’ordre<br />

naturel et le respect scrupuleux de l’état de <strong>droit</strong>, c<strong>en</strong>tré à l’époque sur la rigueur de l’appareil administratif<br />

impérial d’une part et le culte des ancêtres d’autre part. La doctrine confucianiste est considérée comme une<br />

« religion d’Etat » dans la civilisation chinoise. Cf. ci-dessous, 1.1.3..<br />

« Un cachet sur les registres<br />

Ne saurait parler pour quiconque.<br />

Appose plutôt dans les cœurs<br />

Le sceau de l’action juste »<br />

(TSANGYANG GYATSO, 6ème Dalaï Lama <strong>du</strong> Tibet (1683-1706))<br />

Il est indéniable que le Droit a une dim<strong>en</strong>sion sèche, anonyme et barbare. En théorie pure, si chaque être humain<br />

pratique continuellem<strong>en</strong>t l’action juste « de cœur à cœur », le Droit et son fatras invraisemblable et baroque<br />

s’évanouiront comme un mirage. Il est à craindre que ce ne soit pas pour demain.<br />

« Les grands problèmes de l’humanité ne fur<strong>en</strong>t jamais résolus par des lois promulguées ; ils<br />

ne le fur<strong>en</strong>t, au contraire, qu’à la suite <strong>du</strong> r<strong>en</strong>ouvellem<strong>en</strong>t dans l’être indivi<strong>du</strong>el des positions<br />

intérieures. Si jamais il fut un temps où la réflexion auth<strong>en</strong>tique sur soi-même et où la<br />

maîtrise de soi qui <strong>en</strong> résulte constitu<strong>en</strong>t une absolue nécessité et leur recherche une<br />

démarche majeure, c’est bi<strong>en</strong> notre époque catastrophique ».<br />

(Carl Gustav JUNG, Première préface à « Psychologie de l’inconsci<strong>en</strong>t », 1916)<br />

En plein milieu de la 1 ère guerre mondiale, le grand psychologue pose ici une question fondam<strong>en</strong>tale : est-ce<br />

vraim<strong>en</strong>t la règle de <strong>droit</strong> (contraignante) qui va modifier les comportem<strong>en</strong>ts humains négatifs, ici <strong>en</strong>visagés<br />

sous un angle plus collectif qu’indivi<strong>du</strong>el ? Cela r<strong>en</strong>voie à un débat <strong>en</strong>core plus vaste : le progrès humain est-il<br />

avant tout indivi<strong>du</strong>el/psychique ou collectif/politique ? Ou <strong>en</strong>core : faut-il changer la société pour changer<br />

l’indivi<strong>du</strong>, ou l’inverse ? On est t<strong>en</strong>té de répondre : les deux, mon général…<br />

Le sociologue Michel CROZIER a pu écrire, non sans vraisemblance, qu’on ne change pas la société par décret ;<br />

il est permis de p<strong>en</strong>ser qu’on ne la change pas davantage à coup de bonnes paroles ou de « prises de<br />

consci<strong>en</strong>ce », ou d’appel à la responsabilité indivi<strong>du</strong>elle Exemple : la « vulgate <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tale » pour les<br />

simples citoy<strong>en</strong>s (« l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, c’est l’affaire de tous »), qui a pour objet ou pour effet de masquer les<br />

responsabilités des plus puissants et des plus pollueurs. L’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, c’est <strong>en</strong> première et dernière analyse<br />

une question de pouvoir.<br />

« Faire la loi est un art qui s’inspire <strong>du</strong> passé, qui exige « sci<strong>en</strong>ce et consci<strong>en</strong>ce » et une<br />

longue formation.<br />

Plus la société se développe, plus il devi<strong>en</strong>t difficile de lui assurer ordre et cohésion, plus le<br />

<strong>droit</strong> ét<strong>en</strong>d son empire et accroît sa complexité. Le rôle des « technici<strong>en</strong>s » est alors ess<strong>en</strong>tiel.<br />

Ainsi se construit le faisceau des acteurs qui particip<strong>en</strong>t à la naissance <strong>du</strong> <strong>droit</strong>, un Pouvoir<br />

qui l’édicte, un Peuple qui l’accepte, une Sci<strong>en</strong>ce qui le formule. »<br />

(Jean GAUDEMET, Les naissances <strong>du</strong> Droit, Montchresti<strong>en</strong>, 2006, lignes finales)<br />

Cet auteur (1908-2001) était un histori<strong>en</strong> <strong>du</strong> Droit d’une érudition hors <strong>du</strong> commun, et spécialiste <strong>du</strong> Droit<br />

canonique. L’édition posthume de la 4 ème édition de son ouvrage par sa fille, Brigitte BASDEVANT-<br />

GAUDEMET, professeure à l’Université de Paris XI, a mis <strong>en</strong> perspective mieux que quiconque la g<strong>en</strong>èse et<br />

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8<br />

l’évolution des systèmes juridiques, <strong>du</strong> moins dans le contexte euro-méditerrané<strong>en</strong> et proche-ori<strong>en</strong>tal. L’ouvrage<br />

cité est à la base de la partie I de ce docum<strong>en</strong>t.<br />

Thème 3 : Le Droit <strong>en</strong> France<br />

« La France a l’honneur des plus belles et plus sages ordonnances qui soi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> <strong>Europe</strong>, mais<br />

aussi la réputation de les faire plus mal exécuter qu’aucun autre Etat ».<br />

(H<strong>en</strong>ri PUSSORT, Conseiller d’Etat et chef <strong>du</strong> Conseil de police de Paris de 1660 à 1670)<br />

Cf. ci-dessous, 1.4.1.. Pussort était l’oncle de Colbert, ministre <strong>du</strong> roi Louis XIV. Ri<strong>en</strong> n’a vraim<strong>en</strong>t changé<br />

depuis lors… C’est <strong>en</strong> cela que les argum<strong>en</strong>ts des économistes « mainstream » (cf. 3.3), selon lesquels les<br />

réglem<strong>en</strong>tations <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tales sont inefficaces, sont faux et/ou de mauvaise foi : pour être taxé<br />

d’inefficacité, <strong>en</strong>core faut-il exister ou fonctionner <strong>en</strong> pratique… C’est l’autorité chargée de faire respecter une<br />

réglem<strong>en</strong>tation donnée qui peut être taxée d’inefficacité si elle est défaillante ou complaisante. Mais il est certain<br />

qu’une réglem<strong>en</strong>tation ou une législation peut être inefficace par elle-même, par rapport à un objectif<br />

prédéterminé : cela reste alors à démontrer au cas par cas.<br />

« Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaiblirai<strong>en</strong>t les lois nécessaires ; elles<br />

compromettrai<strong>en</strong>t la certitude et la majesté de la législation. Mais un grand Etat comme la<br />

France, qui est à la fois agricole et commerçant, qui r<strong>en</strong>ferme tant de professions différ<strong>en</strong>tes,<br />

et qui offre tant de g<strong>en</strong>res divers d’in<strong>du</strong>strie, ne saurait comporter des lois aussi simples que<br />

celles d’une société pauvre ou plus ré<strong>du</strong>ite »<br />

(Jean PORTALIS, Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, 1800)<br />

Le législateur français actuel a bi<strong>en</strong> oublié PORTALIS, <strong>en</strong> multipliant les lois de circonstance ainsi que les lois<br />

inutiles et purem<strong>en</strong>t idéologiques (reconnaissances de génocides réels ou allégués, t<strong>en</strong>tative avortée d’intro<strong>du</strong>ire<br />

l’apologie <strong>du</strong> colonialisme dans l’é<strong>du</strong>cation nationale, « neutrons législatifs », bavardages divers sur le système<br />

é<strong>du</strong>catif, multiplication des délits d’opinion…). A noter le s<strong>en</strong>s anci<strong>en</strong> <strong>du</strong> terme « in<strong>du</strong>strie », analogue à<br />

l’Anglais in<strong>du</strong>stry (activité économique) : l’in<strong>du</strong>strie manufacturière n’apparaît véritablem<strong>en</strong>t qu’au XIXème<br />

siècle.<br />

« La justice n’est point si inflexible qu’un peu d’humanité ne puisse se démêler au fond de sa<br />

sévérité. Et comme il n’y a de si humain que l’erreur, voilà pourquoi il y a des erreurs<br />

judiciaires. »<br />

(Alfred JARRY, La Chandelle Verte, II, 514, in : En verve, Ed. Horay, p. 56).<br />

L’auteur (1863-1907) est un homme de lettres humoriste. Sa pièce de théâtre principale, « Ubu roi » met <strong>en</strong> jeu<br />

la destruction de toutes les institutions (noblesse, justice, finances…) de la « Pologne », c’est-à-dire « nulle<br />

part ». L’assertion ne concerne donc pas que la France, et a une portée générale. Cf. ci-dessous 1.9..<br />

« Face à l’interv<strong>en</strong>tion <strong>du</strong> juge dans la vie publique, c’est un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’incompréh<strong>en</strong>sion<br />

qui semble s’emparer de ceux qui <strong>en</strong> découvr<strong>en</strong>t la rigueur. Ceux : <strong>en</strong> clair notre « élite » -<br />

administrative, politique, financière – ces « nouveaux justiciables ». La sphère <strong>du</strong> <strong>droit</strong> est<br />

étrangère à l’univers étatique, comme elle l’est, plus largem<strong>en</strong>t, à l’<strong>en</strong>semble de la société<br />

française. On y cultive les arts et les lettres, la technique et l’ingénierie ; on y forme une<br />

catégorie sui g<strong>en</strong>eris : les hauts fonctionnaires ; mais loin de la tradition britannique ou<br />

germanique, on n’y a pas d’élite juridique. Notre inculture <strong>en</strong> la matière est notoire. »<br />

(Laur<strong>en</strong>ce ENGEL : Le mépris <strong>du</strong> <strong>droit</strong>, Hachette-Littératures, 2000, p. 27)<br />

L’auteure est diplômée de l’ENA et de l’ENS, et expose le contexte général de la relation <strong>en</strong>tre l’ingénieur et le<br />

Droit dans le contexte français : sous peine de revers graves, l’ingénieur <strong>du</strong> XXIème siècle devra « lutter contre<br />

le courant » de la relativisation et <strong>du</strong> mépris <strong>du</strong> Droit (culture de l’opportunité), souv<strong>en</strong>t contre d’autres<br />

ingénieurs… Il n’est pas non plus impossible que ce mépris <strong>du</strong> Droit soit affiché dans l’appareil d’Etat, y<br />

compris au plus haut niveau de celui-ci : un tel Prince est alors voué à la chute, soit de façon brutale, soit de<br />

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9<br />

façon l<strong>en</strong>te et inexorable, à moins qu’il ne se ressaisisse. Cette question est distincte de celle relative à<br />

l’affrontem<strong>en</strong>t des cultures de l’opportunité et de la légalité, ou <strong>en</strong>core de l’exist<strong>en</strong>ce occasionnelle de pratiques<br />

de corruption : il est possible de remédier à ce phénomène par des mesures énergiques d’ordre administratif, ou<br />

par la voie cont<strong>en</strong>tieuse.<br />

« La Norvège, longtemps faite de paysans indép<strong>en</strong>dants qui décidai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble de règles<br />

communes, est fière de sa consci<strong>en</strong>ce égalitaire, de son roi achetant une fois par an un ticket<br />

de tram. Elle a le culte de la loi. Il n’est pas rare dans les rues d’Oslo de voir des<br />

automobilistes sortir leur mètre pour mesurer la distance au trottoir, ce spectacle me laisse<br />

toujours pantoise, nostalgique de l’anarchie et des klaxons français. La Norvège veut croire<br />

<strong>en</strong> sa pureté. Il lui faut d’ailleurs périodiquem<strong>en</strong>t des sacrifices pour qu’elle se s<strong>en</strong>te unie,<br />

humble et propre sur elle. Les médias brûl<strong>en</strong>t ainsi régulièrem<strong>en</strong>t un homme ou une femme<br />

qui a fauté contre le dogme. (…) La France, elle, a longtemps courtisé le rêve socialdémocrate,<br />

elle n’y est jamais parv<strong>en</strong>ue. Ce rêve est contraire à sa structure m<strong>en</strong>tale et<br />

féodale. Ce pays ne s’est jamais défait de sa tradition latine <strong>du</strong> village qui se ti<strong>en</strong>t à l’ombre<br />

<strong>du</strong> château, offrant sa confiance <strong>en</strong> échange d’une protection. Il ne rêve que de grandeur. Il<br />

s’amuse et se lasse vite des scandales qu’on y déterre, car il aime trop la toute puissance<br />

pour lui interdire ses caprices et ses écarts. Il finit toujours par pardonner. Les hommes<br />

politiques les plus véreux y connaiss<strong>en</strong>t une longévité rare. »<br />

(Eva JOLY, La force qui nous manque, Les Arènes, 2007, p. 184-188)<br />

Cette comparaison tranchée et très pertin<strong>en</strong>te émane d’une personne qui, d’origine norvégi<strong>en</strong>ne (née Gro<br />

FARSETH), est dev<strong>en</strong>ue par les hasards de la vie mère de famille et magistrat <strong>en</strong> France, après avoir exercé<br />

d’autres fonctions. Juge d’instruction dans plusieurs affaires pénales complexes mettant <strong>en</strong> jeu de hauts<br />

responsables économiques et politiques français et francophones/africains – au point d’être surnommée la<br />

« gonzesse norvégi<strong>en</strong>ne » par feu le Présid<strong>en</strong>t gabonais Omar BONGO qu’elle dérangeait beaucoup dans<br />

l’affaire « Elf » - elle a défrayé plusieurs fois la chronique pour son intransigeance et sa ténacité face aux<br />

personnalités de cet acabit qui ont été am<strong>en</strong>ées à fréqu<strong>en</strong>ter son bureau au Palais de justice de Paris.<br />

Confrontée de ce fait à des m<strong>en</strong>aces de mort diffuses assorties d’intimidations diverses, et pour des raisons<br />

relevant de sa vie privée, elle a rejoint son pays natal pour travailler au Ministère norvégi<strong>en</strong> des affaires<br />

étrangères sur les questions de conditionnalité de l’aide au développem<strong>en</strong>t de son pays aux pays pauvres <strong>en</strong> ce<br />

qui concerne la corruption et la violation des <strong>droit</strong>s fondam<strong>en</strong>taux de l’homme. Elle est aussi l’auteure de deux<br />

autres ouvrages publiés antérieurem<strong>en</strong>t. La promotion sortante de 2007 de l’Ecole nationale de la magistrature a<br />

voté majoritairem<strong>en</strong>t pour s’appeler « promotion Eva JOLY », au grand dam de la direction de l’Ecole. E. JOLY<br />

a été élue au Parlem<strong>en</strong>t europé<strong>en</strong> <strong>en</strong> juin 2009 sur la liste « <strong>Europe</strong> Ecologie », et elle pourrait être candidate<br />

pour la formation politique « <strong>Europe</strong> Ecologie-les Verts » à l’élection présid<strong>en</strong>tielle de 2012.<br />

Ces observations sont justes : malgré certaines appar<strong>en</strong>ces historiques (1789…), la France est resté un pays<br />

profondém<strong>en</strong>t féodal dans ses moeurs politiques et administratives, tant au niveau national (« grands corps de<br />

l’Etat », clans et réseaux divers générateurs de « chasses gardées » aux pratiques parfois douteuses) que<br />

territorial (les élus territoriaux dotés de pouvoirs excessifs par la déc<strong>en</strong>tralisation gèr<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t ceux-ci <strong>en</strong><br />

véritable féodaux, à travers les pratiques cli<strong>en</strong>télistes, dont la source est cep<strong>en</strong>dant aussi d’origine<br />

latine/romaine). Le phénomène n’épargne pas le monde universitaire et de la recherche, ni celui des grands corps<br />

d’ingénieurs.<br />

Paradoxe: avec l’empereur Napoléon Ier et son Code Civil, le Droit français a rayonné sur l’<strong>Europe</strong> et une partie<br />

<strong>du</strong> monde, le français est la langue de travail de la CJUE, la p<strong>en</strong>sée juridique française (et souv<strong>en</strong>t francophone)<br />

ti<strong>en</strong>t honorablem<strong>en</strong>t son rang face à la concurr<strong>en</strong>ce anglo-saxonne, la France est « le pays de la loi » dans la<br />

langue chinoise, etc…, mais c’est la culture de l’opportunité qui prévaut <strong>en</strong> France de façon assez systématique<br />

sur la culture de la légalité. Ceci vaut spécialem<strong>en</strong>t pour la mise <strong>en</strong> œuvre <strong>du</strong> Droit de l’Environnem<strong>en</strong>t, d’où<br />

l’importance <strong>du</strong> cont<strong>en</strong>tieux associatif à l’<strong>en</strong>contre de l’Etat, des collectivités territoriales, des professions<br />

agricole et in<strong>du</strong>strielles, etc…<br />

« Nos concitoy<strong>en</strong>s n’aim<strong>en</strong>t pas la Justice. Ils n’y parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t que lorsqu’elle leur donne<br />

raison ou se plie à leurs volontés autant qu’à leurs fantasmes. En fait, ils n’aim<strong>en</strong>t la Justice<br />

que lorsqu’elle les sert, et <strong>en</strong>core. Même alors les bénéficiaires de telles décisions rest<strong>en</strong>t<br />

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10<br />

convaincus que le juge n’a fait que reconnaître leur bon <strong>droit</strong>. Ayant gagné son procès, une<br />

partie écrivit à son avocat :<br />

- La vérité a triomphé !<br />

Par retour <strong>du</strong> courrier, son conseil répliqua :<br />

- Faites appel ! »<br />

(Eric de MONTGOLFIER : Le devoir de déplaire, Ed. Michel Lafon, 2006, p. 342-343)<br />

Même type de magistrat t<strong>en</strong>ace et à l’esprit <strong>droit</strong> qu’Eva JOLY. On observe plus souv<strong>en</strong>t une combinaison de la<br />

« culture de la soumission » (dans l’institution judiciaire ) avec la « culture de l’arrangem<strong>en</strong>t » (dans ses rapports<br />

avec la sphère socio-économique et politique). E. de MONTGOLFIER pourf<strong>en</strong>d la conniv<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre la culture<br />

de la soumission, qui affecte la magistrature (Parquet et siège) et la culture de l’arrangem<strong>en</strong>t, qui affecte le<br />

monde politique (notamm<strong>en</strong>t les élus territoriaux). A noter que celle-ci est id<strong>en</strong>tique au fond à la culture de<br />

l’opportunité qui affecte l’Administration. Dès lors, de sérieuses dérives sont observables <strong>en</strong> France. Plus<br />

récemm<strong>en</strong>t, il dénonce de façon récurr<strong>en</strong>te l’esprit de lucre qui se répand dans la société française.<br />

« (...) On parle de réglem<strong>en</strong>tation. Soit, mais la question se pose : qui fabrique les règles ? Le<br />

capitalisme financier réitérait sa réponse : n’importe qui. Car le capitalisme financier n’était<br />

pas sans règles ; au contraire, il <strong>en</strong> foisonnait. N’importe quel banquier astucieux pouvait <strong>en</strong><br />

fabriquer à son gré. De même, le néodémocrate, aussi dangereux dans son ordre que le<br />

néoconservateur, accepte toute règle, pourvu que son auteur soit au s<strong>en</strong>s strict n’importe qui<br />

et qu’elle impose au s<strong>en</strong>s strict n’importe quoi. Il y a eu un âge tragique de la Grèce ; il y<br />

aura eu de fait un âge boursier de la société moderne ; il coïncide avec ce que Foucault<br />

appelait la société <strong>du</strong> contrôle. Multiplication illimitée des règles, multiplication illimitée des<br />

sources de règles, les libertés n’y surviv<strong>en</strong>t pas. »<br />

(Jean-Claude MILNER : « Après la crise, quelle(s) révolution(s) ? », Le Monde, 15 juillet 2009, Débats p. 12)<br />

L’auteur de cet article est linguiste, philosophe et essayiste. Cet extrait, nécessairem<strong>en</strong>t bref, doit être replacé<br />

dans le contexte de l’<strong>en</strong>semble de l’article pour être compris. J.-C. MILNER s’y interroge sur les causes et les<br />

conséqu<strong>en</strong>ces de la crise internationale des marchés financiers de 2008/2009, et <strong>en</strong> tire trois leçons, cet extrait<br />

constituant la troisième d’<strong>en</strong>tre elles. La première leçon consiste à poser que la cause ess<strong>en</strong>tielle de cette crise est<br />

la prégnance <strong>du</strong> modèle probabiliste dans la gestion des affaires humaines : il y a peu de chances pour que le pire<br />

se pro<strong>du</strong>ise, <strong>en</strong> vertu de quoi il finit par arriver, parce que « la société moderne tourne au régime de l’illimité »,<br />

avec des « <strong>en</strong>trecroisem<strong>en</strong>ts illimités de séries illimitées ». La deuxième leçon pose que « le règne <strong>du</strong> capitalisme<br />

financier a confirmé l’émerg<strong>en</strong>ce matérielle <strong>du</strong> n’importe qui », qui est favorisé par ailleurs par l’égalité de<br />

principe proclamée par la démocratie : point n’est besoin de dét<strong>en</strong>ir un savoir particulier ou des compét<strong>en</strong>ces très<br />

poussées pour gagner beaucoup d’arg<strong>en</strong>t à partir d’un clavier d’ordinateur (les « traders », héros des temps<br />

modernes...). Le « n’importe quoi » de la troisième leçon est donc la conséqu<strong>en</strong>ce logique et directe <strong>du</strong><br />

« n’importe qui » : le n’importe quoi dans la règle de <strong>droit</strong> n’est donc pas synonyme d’aberration , mais de<br />

conting<strong>en</strong>ce absolue, et la régulation juridique des marchés financiers <strong>en</strong> est l’illustration.<br />

J.-C. MILNER fait ici allusion au fait que le Droit des marchés financiers est largem<strong>en</strong>t déterminé par les<br />

professionnels eux-mêmes, la puissance publique se cont<strong>en</strong>tant de valider leurs choix : les dérives sont donc<br />

cont<strong>en</strong>ues dans les textes applicables, alors que ceux-ci, dans leur fonction normale, ont pour vocation de<br />

cont<strong>en</strong>ir les débordem<strong>en</strong>ts ; sans que l’on puisse généraliser, on observe <strong>en</strong> effet que dans des domaines très<br />

techniques, les professionnels « font la loi » (ou plutôt ses applications réglem<strong>en</strong>taires).<br />

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I - LA GENESE DU DROIT : CERTITUDES & INTERROGATIONS<br />

11<br />

La fonction juridique - dans son ess<strong>en</strong>ce historique de régulation sociale aboutissant au<br />

système complexe actuel - semble être aussi vieille que l’humanité, ou presque. On est ici<br />

tributaire des connaissances historiques postérieures à l’inv<strong>en</strong>tion de l’écriture, qui crée un<br />

premier filtre, et de la transmission de textes écrits à travers les siècles, ainsi que des<br />

découvertes archéologiques, ce qui crée un second filtre : des textes écrits importants ont pu<br />

disparaître, des découvertes archéologiques fondam<strong>en</strong>tales rest<strong>en</strong>t sans doute à faire. Etant<br />

donné qu’il n’existe pas <strong>en</strong> effet dans la civilisation terri<strong>en</strong>ne de transmission orale claire et<br />

universellem<strong>en</strong>t admise sur la régulation sociale, c’est nécessairem<strong>en</strong>t l’écrit qui fonde la<br />

connaissance de l’histoire <strong>du</strong> Droit, même si l’on sait que les systèmes de régulation oraux ont<br />

joué et jou<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core un rôle considérable <strong>en</strong> l’espèce, au point même de coexister avec les<br />

systèmes écrits, soit <strong>en</strong> complém<strong>en</strong>t, soit <strong>en</strong> opposition.<br />

« Ce qui r<strong>en</strong>d les recherches conjecturales, c’est que la préhistoire juridique échappe à toute observation directe.<br />

Rest<strong>en</strong>t les in<strong>du</strong>ctions plausibles, mais toujours à base d’interprétation subjective, que l’on peut tirer des sociétés<br />

situées à l’orée de l’histoire, ou même des îlots de primitivisme survivant parmi nous. On peut, d’ailleurs,<br />

multiplier ces champs indirects de recherche <strong>en</strong> faisant porter l’investigation non pas seulem<strong>en</strong>t, comme il vi<strong>en</strong>t<br />

d’abord à l’esprit, sur la pratique de la règle, mais aussi - par une sorte de déplacem<strong>en</strong>t de l’objet de la preuve -<br />

sur le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de la règle »(3).<br />

Les deux mots soulignés (<strong>en</strong> italique dans l’ouvrage) annonc<strong>en</strong>t les deux parties de l’exposé<br />

<strong>du</strong> doy<strong>en</strong> CARBONNIER dans une contribution aux « Mélanges » <strong>en</strong> l’honneur <strong>du</strong> professeur<br />

Paul ROUBIER (1961), mais ils indiqu<strong>en</strong>t aussi que les histori<strong>en</strong>s <strong>du</strong> Droit, qui sont<br />

traditionnellem<strong>en</strong>t juristes eux-mêmes, ont vocation à dialoguer avec les spécialistes d’autres<br />

Sci<strong>en</strong>ces humaines, parmi lesquels les anthropologues, les ethnologues et les sociologues si<br />

l’on se focalise sur les sociétés primitives et antiques. Dans les sociétés modernes, le dialogue<br />

à vocation à s’élargir à d’autres disciplines, comme l’Economie et les Sci<strong>en</strong>ces de gestion des<br />

<strong>en</strong>treprises et autres organisations, ainsi que, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong>, l’<strong>en</strong>semble des Sci<strong>en</strong>ces dites<br />

« exactes » ou « <strong>du</strong>res ».<br />

En définitive, ce n’est pas l’exist<strong>en</strong>ce de l’écriture qui conditionne l’exist<strong>en</strong>ce d’un système<br />

juridique, mais l’exist<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> langage diversifié tel que pratiqué par les espèces <strong>du</strong> g<strong>en</strong>re<br />

Homo : les animaux n’ont pas de rapports juridiques <strong>en</strong>tre eux, même dans les sociétés<br />

animales sophistiquées sur le plan de l’organisation (abeilles, fourmis, marmottes...). Si<br />

l’histoire <strong>du</strong> Droit ne peut se déployer qu’à partir de l’inv<strong>en</strong>tion de l’écriture et l’exploitation<br />

des sources écrites livrées par l’archéologie (textes gravés) et les archives historiques (les plus<br />

anci<strong>en</strong>nes étant les papyrus égypti<strong>en</strong>s), les sociétés préhistoriques ont dû connaître des formes<br />

primitives de régulation juridique dans les groupes humains <strong>du</strong> type de la bande, de la horde<br />

ou de la tribu. A cet égard, il est possible que la « jurisprud<strong>en</strong>ce » des chefs ait créé un <strong>droit</strong><br />

coutumier pour ces groupes, si l’on admet que le chef (év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t sous la forme d’un<br />

organe collégial) a pu concevoir quelque lassitude d’être périodiquem<strong>en</strong>t sollicité pour régler<br />

le même type de problèmes : accès aux armes, placem<strong>en</strong>t auprès <strong>du</strong> feu, partage <strong>du</strong> pro<strong>du</strong>it de<br />

la cueillette, de la chasse et de la pêche, accès aux ressources sexuelles/repro<strong>du</strong>ctrices, mais<br />

aussi peut-être relations avec les groupes extérieurs lorsqu’un début de pression<br />

démographique a <strong>en</strong>traîné des conflits sur les territoires de chasse et de cueillette... Mais on<br />

peut p<strong>en</strong>ser aussi au phénomène inverse, sorte de démocratie avant la lettre : la règle serait<br />

née d’un cons<strong>en</strong>sus <strong>en</strong>tre les membres de groupe, que les chefs aurai<strong>en</strong>t été <strong>en</strong>suite chargés<br />

d’appliquer dans le temps : théorie dite de la « précession de la règle » sur la jurisprud<strong>en</strong>ce, la<br />

3 Jean CARBONNIER : Flexible Droit ; pour une sociologie <strong>du</strong> <strong>droit</strong> sans rigueur », 2ème partie, Titre I,<br />

Chapitre premier : « Suer la caractère primitif de la règle de <strong>droit</strong> », LGDJ, 10ème édition, 2001, p. 107.<br />

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12<br />

théorie opposée de la « précession de la jurisprud<strong>en</strong>ce (<strong>du</strong> chef) sur la règle collective (qui <strong>en</strong><br />

est la conséqu<strong>en</strong>ce) » ayant été exposée précédemm<strong>en</strong>t.<br />

La révolution néolithique a probablem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>traîné une complexification considérable de ce<br />

<strong>droit</strong> coutumier : l’inv<strong>en</strong>tion de l’agriculture et de l’élevage a dû nécessiter une nouvelle<br />

régulation concernant les ressources foncières disponibles et surtout une responsabilisation<br />

des membres concernés <strong>du</strong> groupe pour la non ingér<strong>en</strong>ce des animaux dans les cultures, mais<br />

aussi les premiers outils qui se superpos<strong>en</strong>t aux armes de chasse et de pêche sans les<br />

remplacer, ainsi que la gestion de l’eau pour l’irrigation dans les régions où celle-ci est<br />

nécessaire sur le plan climatique. A partir <strong>du</strong> Néolithique, cet hypothétique « Droit primitif »,<br />

ou « pré-Droit », porte <strong>en</strong> effet sur la gestion <strong>du</strong> territoire et non plus seulem<strong>en</strong>t sur celle des<br />

ressources, sauvages ou domestiques. D’une certaine manière, les populations néolithiques<br />

ont probablem<strong>en</strong>t inv<strong>en</strong>té un « pré-Droit de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t/Droit rural », l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t<br />

ayant comme support le territoire, toujours et partout.<br />

L’hypothèque préhistorique étant levée, nous nous référerons ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t pour la suite de<br />

l’exposé, qui porte exclusivem<strong>en</strong>t sur l’époque historique, à deux maîtres émin<strong>en</strong>ts<br />

aujourd’hui décédés, cités dans le prologue :<br />

- le premier, Georges DUMEZIL (1898-1986) était un érudit hors pair inclassable : histori<strong>en</strong><br />

spécialisé dans l’histoire des mythes, c’était aussi un linguiste hors pair maîtrisant le latin, le<br />

grec, le sanskrit et bon nombre de langues indo-europé<strong>en</strong>nes dont certaines ont disparu; nous<br />

verrons ultérieurem<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>t il s’insérait dans le milieu intellectuels français de la<br />

première moitié <strong>du</strong> XXème siècle ;<br />

- le second, Jean GAUDEMET (1899-2001), était un grand professeur de Droit, spécialisé <strong>en</strong><br />

histoire de la discipline ainsi qu’<strong>en</strong> Droit canonique (le Droit de l’Eglise catholique romaine).<br />

1.1. LES TROIS NAISSANCES DU DROIT<br />

L’ouvrage de J. GAUDEMET, dont la conclusion est citée dans le Thème 2 <strong>du</strong> Prologue, se<br />

divise <strong>en</strong> trois parties : « un <strong>droit</strong> sans juriste », « les souverains », « les orfèvres » (4).<br />

Pour illustrer la première partie au titre paradoxal et <strong>en</strong> préciser le cont<strong>en</strong>u, l’auteur - qui<br />

n’emploie pas la majuscule pour désigner le Droit - annonce son plan :<br />

« D’où vi<strong>en</strong>t alors ce <strong>droit</strong> qui s’impose sans que les hommes ai<strong>en</strong>t cru, ou voulu le créer ?<br />

L’Histoire offre trois réponses :<br />

- le <strong>droit</strong> vi<strong>en</strong>t des cieux ;<br />

- il est révélé par les poètes et les ages ;<br />

il est l’oeuvre <strong>du</strong> temps » (5).<br />

Au début de l’Histoire, ce Droit « sans juristes » a donc deux source principales, l’une divine<br />

et l’autre terrestre, cette dernière se subdivisant <strong>en</strong> deux sources secondaires, l’une littéraire et<br />

l’autre purem<strong>en</strong>t « technique » : le temps, qui crée la coutume chez les êtres humains,<br />

complète les apports des dieux ou de Dieu chez les peuples monothéistes : le Décalogue <strong>du</strong><br />

Dieu unique des Hébreux va influ<strong>en</strong>cer les deux autres religions monothéistes postérieures, le<br />

christianisme et l’Islam. Ce temps est aussi celui des poètes et des philosophes, qui ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

occasionnellem<strong>en</strong>t des discours juridiques, mais qui s’inscriv<strong>en</strong>t dans le contexte spirituel de<br />

l’époque. Inspirés par certaines divinités <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t et <strong>du</strong> lieu, les codes et lois de<br />

Mésopotamie sont précis, assez exhaustifs et fort répressifs ; le code d’Hammourabi est le<br />

4 Nous repro<strong>du</strong>isons ici l’orthographie de « <strong>droit</strong> » sans majuscule, contrairem<strong>en</strong>t à notre conv<strong>en</strong>tion initiale,<br />

par respect pour l’ouvrage <strong>du</strong> maître et les choix qui sont les si<strong>en</strong>s.<br />

5 J. GAUDEMET, op. cit., p. 1.<br />

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13<br />

premier code juridique humain connu dans son intégralité, non sans avoir été précédé par un<br />

autre code dont on n’a retrouvé qu’un fragm<strong>en</strong>t (6)). La Bible judéo-chréti<strong>en</strong>ne, fondée sur le<br />

Décalogue, apparti<strong>en</strong>t aussi à cette catégorie, même si elle conti<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> d’autres élém<strong>en</strong>ts que<br />

des considérations juridiques. Cep<strong>en</strong>dant, les juristes <strong>en</strong> tant que tels n’exist<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>core, et<br />

n’apparaîtront sur la scène que bi<strong>en</strong> plus tard.<br />

Il n’est pas sans intérêt de porter att<strong>en</strong>tion à une tradition spirituelle lointaine à l’origine mais<br />

aujourd’hui bi<strong>en</strong> prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong> <strong>Europe</strong>, et à sa vision de la naissance <strong>du</strong> <strong>droit</strong> : dans la tradition<br />

bouddhiste tibétaine, d’origine indi<strong>en</strong>ne, la cosmogonie fait des êtres humains des<br />

desc<strong>en</strong>dants des dieux <strong>du</strong> « monde de la forme », qui ont trouvé la Terre agréable à vivre et<br />

ont per<strong>du</strong> peu à peu leur capacité à remonter périodiquem<strong>en</strong>t dans le monde des dieux pour y<br />

consommer l’ambroisie, élixir de très longue exist<strong>en</strong>ce, car, comme les dieux grecs, ils sont<br />

immortels à l’échelle humaine, mais non éternels. Pour survivre, ces dieux doiv<strong>en</strong>t donc<br />

« manger la terre », <strong>en</strong> comm<strong>en</strong>çant par le sol (« une couche crémeuse de la terre qui, pour<br />

eux, possédait saveur et pouvoirs nutritifs »), puis, <strong>du</strong> fait de leur l<strong>en</strong>te dégénéresc<strong>en</strong>ce, ils<br />

consomm<strong>en</strong>t la « céréale spontanée » qui pousse d’elle-même et que l’on récolte sans effort.<br />

Ensuite, leur dégénéresc<strong>en</strong>ce se poursuivant, ils doiv<strong>en</strong>t passer à l’agriculture pour faire<br />

pousser les céréales et faire face à une multiplication des problèmes <strong>en</strong>tre eux et de querelles<br />

sur le partage des ressources alim<strong>en</strong>taires et foncières, d’où l’apparition des formes primitives<br />

de propriété et des « chefs » pour maint<strong>en</strong>ir l’ordre social, ancêtres des souverains (7). Cette<br />

vision lég<strong>en</strong>daire des choses est <strong>en</strong> concordance avec l’hypothèse d’un <strong>droit</strong> coutumier<br />

primitif (8). Le mythe de l’âge d’or est très anci<strong>en</strong> et semble dépasser l’aire de civilisation<br />

indo-europé<strong>en</strong>ne, mais il concerne fortem<strong>en</strong>t celle-ci :<br />

« Pour tout un courant de p<strong>en</strong>sée antique, l’âge d’or, à l’origine de l’humanité, avait été un Age sans lois. C’est<br />

notre perversion - ailleurs, on dira notre chute - qui a déterminé l’apparition <strong>du</strong> juridique, et l’aggravation de nos<br />

vices, de plus <strong>en</strong> plus, fait pulluler le <strong>droit</strong>. La Révolution, sous l’influ<strong>en</strong>ce de Rousseau, devait repr<strong>en</strong>dre à son<br />

compte cette nomogonie : elle fut persuadée que l’abondance des lois était la marque d’une civilisation<br />

corrompue, que le retour à l’âge d’or se ferait par une déjuridicisation de la société, par une espèce de<br />

désarmem<strong>en</strong>t juridique. La France ré<strong>du</strong>irait le nombre et la complexité de ses lois (tel était l’esprit des deux<br />

6 Le Code d’Hammourabi date d’<strong>en</strong>viron 1750 BC. Les découvertes archéologiques montr<strong>en</strong>t qu’une<br />

codification plus anci<strong>en</strong>ne <strong>du</strong> Droit mésopotami<strong>en</strong> a existé vers 2400 BC, mais ce code ne nous est pas parv<strong>en</strong>u.<br />

7 Kyabdje KALOU RINPOTCHÉ : Le Bouddha de médecine et son mandala, Ed. Marpa, 1997, p. 34-39. Selon<br />

cette tradition, l’alim<strong>en</strong>tation et son corollaire, l’excrétion des rési<strong>du</strong>s <strong>du</strong> processus nutritionnel, sont à l’origine<br />

des maladies (l’indigestion étant la première maladie sur le plan chronologique), tout comme la repro<strong>du</strong>ction<br />

sexuée humaine et son cortège de problèmes succède à la repro<strong>du</strong>ction asexuée des dieux, par simple échange de<br />

rayonnem<strong>en</strong>t lumineux. Il semblerait que l’on puisse rapprocher ce schéma de celui <strong>du</strong> « péché originel »<br />

am<strong>en</strong>ant la chute <strong>du</strong> paradis dans la tradition monothéiste, qui met davantage l’acc<strong>en</strong>t sur le travail (de la terre)<br />

comme condition de la survie de l’être humain. A noter que, bi<strong>en</strong> que le bouddhisme soit d’origine indi<strong>en</strong>ne,<br />

l’aire de civilisation tibétaine ne connaît pas a priori le schéma trifonctionnel, ce qui fait que la religion, la<br />

philosophie et la sci<strong>en</strong>ce form<strong>en</strong>t un tout dans cette tradition particulière que constitue la voie tibétaine <strong>du</strong><br />

bouddhisme (Vajrayana) (cf. B. Alan WALLACE : Sci<strong>en</strong>ce et bouddhisme, Ed. Calmann-Levy, 1998, p. 175).<br />

Mais la cosmogonie hindouiste et la cosmogonie bouddhiste tibétaine sont très proches.<br />

8 En revanche, elle s’écarte évidemm<strong>en</strong>t des données sci<strong>en</strong>tifiques admises à ce jour, selon lequel le g<strong>en</strong>re<br />

Homo serait une branche autonome des grands singes ayant connu une évolution particulière (station debout et<br />

langage articulé), mais elle n’est pas incompatible, car ces hypothétiques humains d’origine « divine » ont pu se<br />

croiser avec les hommes d’origine animale. Sur la <strong>du</strong>alité humaine <strong>en</strong> matière de civilisation, cf. aussi poème<br />

intro<strong>du</strong>ctif de CHÖGYAM TRUNGPA à son ouvrage « Shambala, le voie sacrée <strong>du</strong> guerrier », Ed. <strong>du</strong> Seuil,<br />

1990, p. 25 : une partie des humains, les « guerriers » adeptes de la « confiance primordiale » <strong>du</strong> « Rigd<strong>en</strong><br />

impérial », n’a pas besoin <strong>du</strong> Droit pour se réguler, contrairem<strong>en</strong>t aux « lâches » qui n’ont pas été capables de<br />

mettre <strong>en</strong> oeuvre cette confiance. Mais il serait hâtif d’<strong>en</strong> dé<strong>du</strong>ire que les premiers sont les desc<strong>en</strong>dants exclusifs<br />

des dieux établis sur terre, l’épisode mythique de la scission dans la civilisation décrit dans le poème étant sans<br />

doute très postérieur à celui décrit par l’autre lama tibétain.<br />

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14<br />

premiers Codes de Cambacérès, rédigés <strong>en</strong> style lapidaire), et elle substituerait la conciliation à la<br />

juridiction »(9).<br />

La deuxième naissance <strong>du</strong> <strong>droit</strong> selon J. GAUDEMET met <strong>en</strong> jeu les « souverains » : ce sont<br />

les rois et les empereurs de l’Antiquité faisant œuvre de législation, mais aussi de justice (10),<br />

ce pouvoir judiciaire ayant étant historiquem<strong>en</strong>t voué à se diversifier <strong>en</strong> dehors de la personne<br />

<strong>du</strong> souverain pour des raisons techniques (cf. 1.X). Il importe cep<strong>en</strong>dant de noter que tout cela<br />

n’implique aucunem<strong>en</strong>t une rupture avec la spiritualité ou la religion comme source <strong>du</strong> Droit,<br />

mais un déplacem<strong>en</strong>t notable <strong>du</strong> c<strong>en</strong>tre de gravité <strong>du</strong> pouvoir régulateur propre à la fonction<br />

juridique.<br />

Enfin vi<strong>en</strong>t le temps des « orfèvres », qui sont les juristes spécialisés, que l’on appellera<br />

« légistes » au Moy<strong>en</strong> Age, qui constitu<strong>en</strong>t la doctrine juridique, c’est-à-dire le <strong>droit</strong> <strong>en</strong> tant<br />

que sci<strong>en</strong>ce au service <strong>du</strong> pouvoir spirituel/religieux, mais surtout <strong>du</strong> pouvoir temporel des<br />

souverains (cf. XXX). Le Droit devi<strong>en</strong>t donc à la fois une sci<strong>en</strong>ce et une technique : rédiger<br />

des ordonnances royales ou des « décrétales » papales, des contrats, des jugem<strong>en</strong>ts... Mais il<br />

ne perd pas pour autant sa dim<strong>en</strong>sion « sacrée », ce qui r<strong>en</strong>voie à la sphère de la spiritualité,<br />

que l’on peut décomposer <strong>en</strong> deux acceptions : la religiosité et la mythologie (11).<br />

1.2. LE DROIT DANS L’AIRE MYTHOLOGIQUE INDO-EUROPEENNE<br />

On ne peut pas parler d’une aire de « civilisation indo-europé<strong>en</strong>ne », par analogie avec la<br />

civilisation chinoise ou japonaise, par exemple, parce que cette « méga-civilisation » ou<br />

« méta-civilisation » a avant tout une base linguistique commune (12), et <strong>en</strong> second lieu une<br />

base mythologique commune. Etudiant cette base mythologique commune avec une parfaite<br />

maîtrise d’un grand nombre de ces langues anci<strong>en</strong>nes, G. DUMEZIL est am<strong>en</strong>é à s’intéresser<br />

à la fonction juridique dans cette vaste aire planétaire qui compr<strong>en</strong>d non seulem<strong>en</strong>t l’<strong>Europe</strong><br />

géographique au s<strong>en</strong>s le plus large (Caucase inclus), mais aussi le proche et le moy<strong>en</strong> Ori<strong>en</strong>t<br />

(Irak et Iran actuels), ainsi que le sous-contin<strong>en</strong>t indi<strong>en</strong>.<br />

1.2.1. LE FONDEMENT DE L’INDE ANCIENNE : FONCTIONS ET CASTES<br />

Analysant minutieusem<strong>en</strong>t les mythes des sociétés indi<strong>en</strong>nes, irani<strong>en</strong>nes, grecques, latines,<br />

nordiques/germaniques, celtiques, caucasi<strong>en</strong>nes, etc., DUMEZIL a posé que ces sociétés<br />

t<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t à être structurées autour de trois fonctions dérivées de la société indi<strong>en</strong>ne anci<strong>en</strong>ne,<br />

qui a d’ailleurs largem<strong>en</strong>t subsisté dans ce pays jusqu’à ce jour sous la forme des castes :<br />

9 J. CARBONNIER, op. cit., p. 16.<br />

10 Cf. dans la Bible le célèbre jugem<strong>en</strong>t de Salomon, roi d’Israël, concernant deux femmes se disputant un<br />

<strong>en</strong>fant, mais aussi Louis IX, dit Saint-Louis, r<strong>en</strong>dant la justice sous son chêne.<br />

11 Ce que nous appelons « mythologie » n’est pas autre chose que les croyances spirituelles de nos<br />

prédécesseurs, et qu’ils vivai<strong>en</strong>t comme religion avant la lettre. Les religions d’aujourd’hui sont probablem<strong>en</strong>t<br />

les mythes de demain. Le concept de spiritualité est plus large et nous paraît <strong>en</strong>glober le mythologique et le<br />

religieux, forme codifiée et organisée socialem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> mythe ou de la spiritualité. Dans le chamanisme, qui existe<br />

<strong>en</strong>core aujourd’hui, croyances mythiques et religieuses sont amalgamées car intimem<strong>en</strong>t liées à une société<br />

holistique, ou qui s’efforce de le demeurer.<br />

12 Le sanskrit (« sam-skrita(m)» signifiant approximativem<strong>en</strong>t « oeuvre globale ») est la langue mère de la<br />

quasi-totalité des langues europé<strong>en</strong>nes, et de l’hindi actuel. Les langues europé<strong>en</strong>nes d’origine autre sont les<br />

langues finno-ougri<strong>en</strong>nes (finnois, estoni<strong>en</strong>, hongrois), l’albanais et le basque.<br />

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15<br />

- les « brahmanes » ont la quasi exclusivité de la pratique des rituels et des sacrifices religieux<br />

hindouistes ; ce ne sont ni des prêtres ni des moines, mais des laïcs ayant une sorte de<br />

monopole ou d’exclusivité ; ils doiv<strong>en</strong>t être préservés des « souillures » des autres castes ;<br />

- les « kshatrya » (aristocrates guerriers) ont le <strong>droit</strong> d’assister aux sacrifices offerts par les<br />

brahmanes, mais ne peuv<strong>en</strong>t les pratiquer qu’<strong>en</strong> leur abs<strong>en</strong>ce ; ils assum<strong>en</strong>t la fonction de<br />

protection de la société contre les ingér<strong>en</strong>ces extérieures ;<br />

- les « vaishya » sont les pro<strong>du</strong>cteurs (paysans et artisans) qui permett<strong>en</strong>t à tout le monde de<br />

survivre ; ils ne peuv<strong>en</strong>t pratiquer les rituels, mais simplem<strong>en</strong>t y assister dans des conditions<br />

très limitées ; cette caste connaît une certaine diversification avec une t<strong>en</strong>dance à<br />

l’autonomisation des commerçants et des prêteurs d’arg<strong>en</strong>t (banquiers avant la lettre, mais<br />

souv<strong>en</strong>t usuriers).<br />

De plus, il existe des « hors castes », les « shudra » (tribus aborigènes pré-ary<strong>en</strong>nes,<br />

« intouchables », etc…) ; ce sont eux qui sont le plus t<strong>en</strong>us à l’écart par les membres des trois<br />

castes, et les brahmanes <strong>en</strong> premier lieu.<br />

Une société de castes implique <strong>en</strong> effet l’exist<strong>en</strong>ce de règles diversifiées et précises sur les<br />

relations <strong>en</strong>tre ces 4 composantes, dans le s<strong>en</strong>s de la séparation et de l’abs<strong>en</strong>ce de mélange (on<br />

vit et on se repro<strong>du</strong>it dans sa caste, ou « hors caste »). Ces prescriptions relatives au<br />

fonctionnem<strong>en</strong>t global de la société hindoue traditionnelle sont cont<strong>en</strong>ues dans les « lois de<br />

Manou », qui ne sont pas des lois au s<strong>en</strong>s actuel <strong>du</strong> terme, mais un texte anonyme d’origine<br />

mythique transmis par la tradition hindouiste (13). Les castes sont le pro<strong>du</strong>it <strong>du</strong><br />

démembrem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> géant cosmique Purusha mis à mort afin que l’humanité puisse vivre, les<br />

trois castes correspondant aux différ<strong>en</strong>tes parties de son corps (tête = brahmanes ; thorax =<br />

ksatriyas ; abdom<strong>en</strong> = vaishyas), et Manou est le premier homme, le souverain mythique qui<br />

constate ces trois fonctions d’origine cosmique et <strong>en</strong> dé<strong>du</strong>it les lois sociales affér<strong>en</strong>tes, dans le<br />

moindre détail. La Constitution indi<strong>en</strong>ne actuelle prohibe les castes et prévoit une<br />

« discrimination positive » pour les « hors castes » <strong>en</strong> matière d’accès aux emplois publics,<br />

mais cela n’empêche pas les comportem<strong>en</strong>ts anti-sociaux des t<strong>en</strong>ants <strong>du</strong> système de per<strong>du</strong>rer,<br />

parfois de façon criminelle.<br />

Dans une optique comparatiste systématique, et <strong>en</strong> étudiant les mythes des systèmes<br />

polythéistes de l’aire indo-europé<strong>en</strong>ne, DUMEZIL montre une forte perman<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> schéma<br />

trifonctionnel (qu’il appelle « idéologie tripartie ») dans les sociétés antiques europé<strong>en</strong>nes, audelà<br />

de son origine indo-irani<strong>en</strong>ne :<br />

« Il est maint<strong>en</strong>ant facile de mettre sur la première et la deuxième « fonctions » une étiquette couvrant toutes les<br />

nuances : d’une part le sacré et le rapport soit des hommes avec le sacré (culte, magie), soit des hommes <strong>en</strong>tre<br />

eux sous le regard et la garantie des dieux (<strong>droit</strong>, administration), et aussi le pouvoir souverain exercé par le roi<br />

ou ses délégués <strong>en</strong> conformité avec la volonté ou la faveur des dieux, et <strong>en</strong>fin plus généralem<strong>en</strong>t la sci<strong>en</strong>ce et<br />

l’intellig<strong>en</strong>ce, alors inséparables de la méditation et de la manipulation des choses sacrées ; d’autre part la force<br />

physique, brutale, et les usages de la force, usages principalem<strong>en</strong>t mais non pas uniquem<strong>en</strong>t guerriers. Il est<br />

moins aisé de cerner <strong>en</strong> quelques mots l’ess<strong>en</strong>ce de la troisième fonction, qui couvre des provinces nombreuses,<br />

<strong>en</strong>tre lesquelles des li<strong>en</strong>s évid<strong>en</strong>ts apparaiss<strong>en</strong>t, mais dont l’unité ne comporte pas de c<strong>en</strong>tre net : fécondité<br />

certes, humaine animale et végétale, mais <strong>en</strong> même temps nourriture et richesse, et santé et paix - avec les<br />

jouissances et les avantages de la paix - et souv<strong>en</strong>t volupté, beauté et aussi l’importante idée <strong>du</strong> « grand<br />

nombre » appliquée non seulem<strong>en</strong>t aux bi<strong>en</strong>s (abondance) mais aussi aux hommes qui compos<strong>en</strong>t le corps social<br />

13 Ce phénomène d’anonymat et de grande anci<strong>en</strong>neté concerne au demeurant l’<strong>en</strong>semble des textes fondateurs<br />

de l’hindouisme (Rig-Vedas, Upanishads, ...), qui est une religion polythéiste marquée, pour les croyants, plus<br />

par l’orthopraxie que par l’orthodoxie. A l’opposé, les trois grandes religions monothéistes sont fondées sur un<br />

seul Livre qui est la parole de Dieu, transmise indirectem<strong>en</strong>t (Bible judéo-chréti<strong>en</strong>ne) ou directem<strong>en</strong>t (Coran) ;<br />

ce Livre est anonyme, mais nécessairem<strong>en</strong>t plus réc<strong>en</strong>t que ces textes hindous (avec un doute pour le judaïsme).<br />

Le bouddhisme a aussi des textes anonymes, notamm<strong>en</strong>t la « Prajnaparamita » (Perfection de sagesse). D’un<br />

point de vue rationaliste, cet anonymat est évidemm<strong>en</strong>t une fiction : il y a un ou plusieurs auteurs inconnus.<br />

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16<br />

(masse). Ce ne sont pas là des définitions a priori, mais bi<strong>en</strong> l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t converg<strong>en</strong>t de beaucoup<br />

d’applications de l’idéologie tripartie » (14).<br />

Ces considérations synthétiques attir<strong>en</strong>t l’att<strong>en</strong>tion si l’on s’interroge sur la prise <strong>en</strong> charge <strong>du</strong><br />

vivant dans la société : la gestion <strong>du</strong> vivant ressort à l’évid<strong>en</strong>ce de la troisième fonction, mais<br />

sa régulation juridique ET sci<strong>en</strong>tifique de la première, au niveau originel <strong>en</strong> tout cas. Elles<br />

montr<strong>en</strong>t aussi qu’il existe une hiérarchie d’ordre protocolaire <strong>en</strong>tre les trois fonctions, et que<br />

la souveraineté <strong>en</strong> tant qu’administration ressort de la première, mais qu’elle relève de la<br />

deuxième <strong>en</strong> tant que garantie de survie par la force militaire. Nous nous interrogerons<br />

ultérieurem<strong>en</strong>t (1.9.) sur la pertin<strong>en</strong>ce de ce « paradigme <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong> » au début <strong>du</strong> XXIème<br />

siècle.<br />

GAUDEMET ne cite pas DUMEZIL, ce qui est assez normal puisque son ouvrage ne prét<strong>en</strong>d<br />

pas à l’interdisciplinarité et s’inscrit exclusivem<strong>en</strong>t dans la sphère juridique. Mais il est<br />

probable que ce maître avait connaissance des travaux de l’autre maître, ou bi<strong>en</strong>, dans<br />

l’hypothèse inverse, il apparaît que leur réflexion séparée, à la fois sur le plan disciplinaire et<br />

sur le plan chronologique, aboutit aux mêmes constatations : la régulation juridique se diffuse<br />

historiquem<strong>en</strong>t à travers les trois fonctions qui caractéris<strong>en</strong>t les sociétés occid<strong>en</strong>tales d’origine<br />

indo-europé<strong>en</strong>ne. La première fonction au s<strong>en</strong>s de DUMEZIL correspond manifestem<strong>en</strong>t au<br />

« temps » de GAUDEMET, la deuxième aux « souverains », et la troisième aux « orfèvres »,<br />

dans le s<strong>en</strong>s où l’émerg<strong>en</strong>ce des juristes spécialisés auprès des papes et des souverains<br />

coïncide avec celle de la naissance d’un <strong>droit</strong> autonome dans la sphère économique.<br />

Nous ne sommes pas <strong>en</strong> mesure d’examiner la pertin<strong>en</strong>ce de ce paradigme dans l’histoire à un<br />

niveau plus large que l’aire de civilisation indo-europé<strong>en</strong>ne eurasiatique, qui est extrêmem<strong>en</strong>t<br />

vaste par elle-même sur le plan géographique. Nous nous bornerons à faire deux observations<br />

concernant la diffusion des religions monothéistes au sein de cette aire première, mais aussi<br />

sur le Tibet, vaste royaume indép<strong>en</strong>dant où se diffuse au VIIIème siècle le bouddhisme,<br />

d’origine indi<strong>en</strong>ne, mais qui se situe hors de l’aire indo-europé<strong>en</strong>ne sur les plans linguistique<br />

et mythologique.<br />

Les trois religions monothéistes (dites aussi « abrahamiques » ou « <strong>du</strong> Livre ») ont grosso<br />

modo la même conception de l’articulation de la loi civile et de la loi religieuse dérivée <strong>du</strong><br />

Livre, ou à la rigueur de ses comm<strong>en</strong>taires autorisés. Dans le judaïsme, la « halakha »<br />

constitue l’<strong>en</strong>semble des préceptes que tout juif doit suivre, et qui ne concerne pas que<br />

l’alim<strong>en</strong>tation (« kasherouth »). Le christianisme, variante autonomisée <strong>du</strong> judaïsme, pr<strong>en</strong>d<br />

une certaine distance vis-à-vis de ce système tout <strong>en</strong> maint<strong>en</strong>ant le principe de la suprématie<br />

de la loi divine dans les affaires terrestres. Enfin, la loi religieuse islamique, qui a vocation à<br />

être appliquée dans la société de façon directe et intégrale, est la « charia » ; après la mort de<br />

Mahomet <strong>en</strong> 632, les docteurs de l’Islam ont une approche intégrée <strong>du</strong> Droit et de la Religion,<br />

conformém<strong>en</strong>t aux préceptes <strong>du</strong> Coran (15). Dans les sourates dites <strong>du</strong> troisième groupe,<br />

14 Georges DUMEZIL : Mythes et dieux des Indo-europé<strong>en</strong>s, Champs-l’Ess<strong>en</strong>tiel n° 232, Ed. Flammarion, p.<br />

96.<br />

15 Comme dans l’<strong>Europe</strong> chréti<strong>en</strong>ne, le Droit (« fiqh ») est <strong>en</strong>seigné dans les écoles religieuses parallèlem<strong>en</strong>t à<br />

la théologie coranique. Parmi les grands noms <strong>du</strong> Droit musulman, on doit citer Averroès (1126-1198), qui était<br />

aussi philosophe (très inspiré par Aristote), physici<strong>en</strong>, astronome et médecin, et qui exerçait la fonction de<br />

« cadi » (juge, cf. note 17) ; il s’affronta à une autre grand juriste, Ghazâlî, sur la question de la pertin<strong>en</strong>ce de la<br />

philosophie : celui-ci la rejetait et faisait une interprétation plus conservatrice <strong>du</strong> Coran sur le plan de la<br />

« charia » (Philosophie-Magazine n° 49, mai 2011, p. 73-83). Averroès est contemporain <strong>du</strong> rabbin philosophe<br />

Maïmonide (1135-1204), qui prés<strong>en</strong>tait le même profil épistémologique pluridisciplinaire que lui, et pro<strong>du</strong>isit<br />

des travaux sur la « halakha » ; cep<strong>en</strong>dant, il semble que, contrairem<strong>en</strong>t à l’Islam, le Droit n’a pas vraim<strong>en</strong>t<br />

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17<br />

Mahomet avait ébauché l’esquisse d’un Etat islamique (16). Cela fut mis <strong>en</strong> oeuvre dans le<br />

système <strong>du</strong> califat (ou « khalifat »), dans lequel le souverain (deuxième fonction) exerce aussi<br />

une fonction de direction spirituelle (première fonction), quoique éclairée par les docteurs de<br />

la foi. Ce système, propre à l’Islam sunnite (mais non chi’ite), s’ét<strong>en</strong>d progressivem<strong>en</strong>t aux<br />

VIIIème et IXème siècle de l’Arabie jusqu’à l’Afghanistan et à la Chine occid<strong>en</strong>tale, ainsi<br />

qu’au Maghreb (appelé alors Berbérie), puis <strong>en</strong> Espagne (17). La « charia » se confond donc<br />

dans une large mesure avec la loi <strong>du</strong> souverain, et cette situation per<strong>du</strong>re aujourd’hui, à des<br />

degrés divers, dans les Etats dont l’appart<strong>en</strong>ance territoriale et historique à l’Islam (« dar el<br />

Islam ») s’exprime dans la Constitution, ou la tradition constitutionnelle à défaut de texte<br />

fondateur.<br />

Cette influ<strong>en</strong>ce de la Religion sur le Droit a persisté à ce jour non seulem<strong>en</strong>t dans les pays<br />

situés dans la zone d’influ<strong>en</strong>ce de l’Islam, mais aussi, <strong>en</strong> ce qui concerne le judaïsme, dans<br />

l’Etat d’Israël : bi<strong>en</strong> que cet Etat soit <strong>en</strong> principe démocratique et pluraliste, les autorités<br />

civiles ont beaucoup de difficultés avec les « intégristes » religieux, qui font de même primer<br />

la « loi divine » sur la loi civile et cré<strong>en</strong>t de fortes perturbations au détrim<strong>en</strong>t des citoy<strong>en</strong>s<br />

ordinaires, pratiquants ou non. Au Liban, Etat démocratique à l’histoire complexe et<br />

occasionnellem<strong>en</strong>t viol<strong>en</strong>te, il existe un « statut personnel » applicable à des citoy<strong>en</strong>s de<br />

confession religieuse différ<strong>en</strong>te pour les affaires privées, parallèlem<strong>en</strong>t à des mécanismes<br />

juridiques applicables à tout un chacun qui constitu<strong>en</strong>t l’ess<strong>en</strong>tiel <strong>du</strong> <strong>droit</strong> positif et ont été<br />

fortem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cés par le Droit français ; le même mécanisme existe aussi <strong>en</strong> Israël<br />

(tribunaux rabbiniques reconnus par la loi civile). Enfin, dans l’<strong>Europe</strong> issue de la chréti<strong>en</strong>té<br />

médiévale, des Constitutions actuelles font référ<strong>en</strong>ce à Dieu (Pologne, Irlande...). Il est au<br />

demeurant fort singulier <strong>du</strong> point de vue « hexagonal », mais significatif <strong>du</strong> point de vue<br />

historique que l’Union europé<strong>en</strong>ne accorde <strong>en</strong> matière de dialogue avec la société civile un<br />

statut particulier aux Eglises et aux « organisations philosophiques » (18).<br />

1.2.2. A L’ORIGINE DU DROIT : LE SACRÉ<br />

Philippe CHIAPPINI a étudié ce processus d’autonomisation <strong>du</strong> Droit par rapport au Sacré<br />

dans l’aire de civilisation indo-europé<strong>en</strong>ne, <strong>en</strong> s’appuyant notamm<strong>en</strong>t sur les travaux de<br />

DUMEZIL, mais aussi <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant <strong>en</strong> considération les prémices de la Sci<strong>en</strong>ce politique après<br />

émergé comme discipline distincte de la Théologie dans le judaïsme, probablem<strong>en</strong>t parce que les juifs «<strong>en</strong><br />

diaspora » n’avai<strong>en</strong>t pas d’<strong>en</strong>tités politiques à gérer et étai<strong>en</strong>t sur le plan juridique soumis à l’arbitraire des<br />

souverains chréti<strong>en</strong>s ou musulmans sous l’autorité desquels ils vivai<strong>en</strong>t.<br />

16 Charles DIEHL & Georges MARÇAIS : Histoire <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong>-Age, Tome III (Le monde ori<strong>en</strong>tal de 395 à<br />

1081), P.U.F., 1936, p. 178-185.<br />

17 Il est mis <strong>en</strong> application sous une forme moderne et modérée au Maroc, dont le roi est « Commandeur des<br />

croyants », et fait par ailleurs l’objet de la rev<strong>en</strong>dication islamiste extrémiste (rev<strong>en</strong>dication de l’instauration<br />

d’un Emirat islamique d’Afghanistan, par exemple). L’émir est un chef militaire qui est <strong>en</strong> même temps<br />

directeur de la prière (imam) et administrateur, ce qui aboutit au même résultat que le califat, mais selon un<br />

processus logique (et chronologique) différ<strong>en</strong>t ; le calife peut dans les grandes villes déléguer sa fonction<br />

juridique aux « cadis » (juges) (Ch. DIEHL & G. MARÇAIS, op. cit., p. 350).<br />

18 TFUE, art. 17§3. Par « organisations philosophiques », il faut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t les obédi<strong>en</strong>ces de la<br />

Franc-maçonnerie, organisations fermées pratiquant des rites de type religieux mais aux préoccupations souv<strong>en</strong>t<br />

fort peu spirituelles. L’article 11§2 <strong>du</strong> TUE prévoit pourtant le principe général d’une concertation des<br />

institutions de l’UE avec les organisations non gouvernem<strong>en</strong>tales de la société civile, ce qui <strong>en</strong>globe les<br />

institutions religieuses et assimilées. On doit <strong>en</strong> dé<strong>du</strong>ire que, pour l’UE, les idées religieuses et<br />

« philosophiques » ont <strong>droit</strong> à un statut spécial par rapport aux autres , ce qui n’est pas conforme à la laïcité « à<br />

la française » et a pu <strong>en</strong> partie influ<strong>en</strong>cer le vote négatif de l’électorat français au référ<strong>en</strong><strong>du</strong>m de 2005 sur le<br />

prét<strong>en</strong><strong>du</strong> «Traité constitutionnel ».<br />

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18<br />

l’époque médiévale (19). Ainsi il peut montrer l’origine et la persistance <strong>du</strong> serm<strong>en</strong>t dans le<br />

Droit moderne (20), parce que c’était un rituel majeur <strong>du</strong> Droit indo-europé<strong>en</strong> que l’Eglise<br />

catholique n’est pas parv<strong>en</strong>ue à éradiquer. La thèse c<strong>en</strong>trale de cet auteur consiste à considérer<br />

que le christianisme met fin au paradigme indo-europé<strong>en</strong> qui rattache le Droit à la première<br />

fonction, pour le séculariser et déboucher ainsi sur le « nihilisme » qui caractérise les sociétés<br />

modernes et va se retourner contre la domination cléricale sur la société (21). Cette<br />

désacralisation va aboutir à diviser l’unité primordiale <strong>du</strong> juridique dans le spirituel <strong>en</strong> deux<br />

sphères différ<strong>en</strong>ciées : le Droit Civil pour les affaires privées (donc concernant surtout la<br />

troisième fonction), d’une part, et les règles affér<strong>en</strong>tes aux affaires publiques, c’est-à-dire la<br />

légitimité <strong>du</strong> pouvoir (deuxième fonction) à « dire le <strong>droit</strong> », d’autre part. La summa divisio<br />

<strong>du</strong> Droit Public et <strong>du</strong> Droit Privé n’a pas d’autre origine. A noter que l’ancêtre <strong>du</strong> Droit<br />

Commercial (lex mercatoria) apparaît de façon autonome dans l’histoire dans la troisième<br />

fonction avec le développem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> commerce terrestre, <strong>du</strong> prêt d’arg<strong>en</strong>t et <strong>du</strong> change des<br />

monnaies, pour se connecter avec le Droit Civil au début <strong>du</strong> XIXème siècle.<br />

1.2.3. ELEMENTS DE COMPARAISON : INDE, TIBET & CHINE<br />

L’Inde anci<strong>en</strong>ne, de religion hindouiste et par voie de conséqu<strong>en</strong>ce soumise à la tradition des<br />

lois de Manou et des castes <strong>du</strong> modèle trifonctionnel dans sa version primitive, est constituée<br />

de petits royaumes <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ant des relations plus ou moins conflictuelles. Au IIIème siècle<br />

avant notre ère, un roi de la dynastie des Mauryas plus puissant que les autres, Ashoka (273-<br />

232 BC), <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d par la guerre une vaste conquête qui l’amène à contrôler un territoire<br />

proche de l’Inde actuelle et à se proclamer empereur. Mais, sous l’influ<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> bouddhisme<br />

<strong>en</strong> plein essor, il adhère à cette religion nouvelle pour dev<strong>en</strong>ir un souverain pacifique ayant à<br />

coeur de faire oeuvre constructive <strong>en</strong> incorporant les valeurs bouddhistes à sa gouvernance<br />

(22).<br />

19 Philippe CHIAPPINI : Le Droit et le Sacré, Dalloz, 2006. Son ouvrage compr<strong>en</strong>d trois parties : Le Droit aux<br />

sources <strong>du</strong> Sacré, le Sacré à l’oeuvre dans le Droit, le retrait <strong>du</strong> Sacré hors <strong>du</strong> Droit. Pour un autre exemple<br />

concernant la transmutation <strong>du</strong> sacrilège <strong>en</strong> infraction pénale dans la Grèce anci<strong>en</strong>ne, cf. note 42.<br />

20 Serm<strong>en</strong>t prononcé par les témoins devant une juridiction pénale avant leur déposition, à la demande de son<br />

présid<strong>en</strong>t ; « asserm<strong>en</strong>tation » des ag<strong>en</strong>ts chargés de l’exercice de pouvoirs de police judiciaire (générale ou<br />

spéciale), dans le but de conférer une force probante aux procès-verbaux qu’ils rédig<strong>en</strong>t ; serm<strong>en</strong>t comme mode<br />

de preuve prévu par les articles 1357 à 1369 <strong>du</strong> Code Civil.<br />

21 Par « nihilisme », il faut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre l’abs<strong>en</strong>ce de référ<strong>en</strong>ce c<strong>en</strong>trale et unifiée dans la société humaine, qui est<br />

dev<strong>en</strong>ue « indivi<strong>du</strong>aliste » après avoir été « holistique » (cf. Prologue, Thème 1). Les t<strong>en</strong>tatives prés<strong>en</strong>tes ou<br />

passées de deux religions monothéistes sur trois de dominer la société représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t une aspiration au retour de la<br />

société holistique pour mettre fin à la décad<strong>en</strong>ce de la société indivi<strong>du</strong>aliste, ce qui n’a fait et ne fait qu’ajouter à<br />

la barbarie déjà existante ; par ailleurs, les démarches des organisations qualifiées de « sectes » (de façon souv<strong>en</strong>t<br />

arbitraire et abusive) ou les pratiques dites « New Age » représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t une autre forme de volonté de retour à la<br />

société holistique, qui paraît effectivem<strong>en</strong>t le propre de l’homme.<br />

22 Notamm<strong>en</strong>t le souci d’autrui, animaux compris : création d’hôpitaux, de refuges pour animaux, de puits le<br />

long des routes pour les voyageurs, etc.. Il fait par ailleurs graver la loi qu’il édicte (« dharma » <strong>en</strong> sanscrit, le<br />

« Dharma » étant la « bonne loi », ou la religion bouddhiste) sur des stèles de pierre ici et là. La roue à huit<br />

rayons qui figure au c<strong>en</strong>tre <strong>du</strong> drapeau indi<strong>en</strong> actuel est la « roue d’Ashoka », symbole bouddhiste de « l’octuple<br />

s<strong>en</strong>tier » qui découle de la « quatrième noble vérité » (exist<strong>en</strong>ce d’une voie de la cessation de la souffrance).<br />

Dans la mythologie hindouiste telle que développée par le Mahabharata, Dharma (la Loi, la Justice) est une des<br />

trois divinités primordiale qui, s’accouplant à la femme de Pan<strong>du</strong> avec l’accord de celui-ci, lui donne trois fils,<br />

dont un certain Yudhisthira; dans le Rigveda, plus anci<strong>en</strong> que le Mahabharata, Dharma correspond à Mitra (le<br />

dieu juriste, plutôt amical et proche <strong>du</strong> peuple), étroitem<strong>en</strong>t associé à Varuna (le dieu magici<strong>en</strong>, plutôt inquiétant<br />

et lointain), et Yudhisthira a les attributs de Mitra (G. DUMEZIL, op. cit., p. 155-180).<br />

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19<br />

Au Tibet, dominé à l’origine par une religion d’origine chamanique, le Bön, le roi Trisong<br />

Dets<strong>en</strong> (704 ?-797) favorise au cours de son règne l’implantation <strong>du</strong> bouddhisme, né <strong>en</strong> Inde<br />

12 siècles auparavant, avec l’aide de deux personnalités missionnaires v<strong>en</strong>ues de ce pays<br />

voisin. Simultaném<strong>en</strong>t, il utilise la loi religieuse pour rétablir un ordre social qui apparemm<strong>en</strong>t<br />

ne lui donnait pas satisfaction, <strong>en</strong> promulguant un code nouveau basé sur les valeurs <strong>du</strong><br />

bouddhisme :<br />

« Il y a trois lois : loi religieuse, loi royale, loi des steppes.<br />

Moi Trisong Dets<strong>en</strong>, roi <strong>du</strong> Tibet,<br />

dorénavant je suis le roi de la religion.<br />

Que quiconque est sous ma puissance<br />

porte la pleine rétribution de ses actes bons ou mauvais !<br />

(...) Que si on brave la loi religieuse que j’édicte,<br />

à coup sûr tranchera la loi royale.<br />

Si profès au prieur, élève au précepteur,<br />

domestique au maître, fils aux père et mère,<br />

cadet à l’aîné, femme au mari,<br />

s’oppos<strong>en</strong>t, regimb<strong>en</strong>t ou tu<strong>en</strong>t,<br />

qu’on les brûle au feu ou qu’on les jette à l’eau !<br />

Par ceps et geôle est inculquée aux méchants la crainte des lois.<br />

Sans lois dans le pays les méchants insol<strong>en</strong>ts opprim<strong>en</strong>t,<br />

Qu’on mette à nu sous le bâton levé ! Qu’on serre au cou la hart ! » (23)<br />

La « loi des steppes » dont il est ici question fait manifestem<strong>en</strong>t allusion à la troisième<br />

fonction, celle d’une paysannerie pratiquant le pastoralisme, nomade ou séd<strong>en</strong>taire, et qui<br />

avait certainem<strong>en</strong>t sécrété un <strong>droit</strong> coutumier pour organiser le pâturage <strong>en</strong> zone steppique,<br />

sanctionner les vols d’animaux, etc.. Le schéma trifonctionnel est bi<strong>en</strong> observable, et l’on note<br />

que la deuxième fonction (« loi royale ») est bi<strong>en</strong> autonome de la première, puisqu’elle met <strong>en</strong><br />

oeuvre des sanctions opposées aux préceptes de la « loi religieuse » (exécuter ou châtier<br />

corporellem<strong>en</strong>t les délinquants et criminels). De la même manière, au Moy<strong>en</strong> Age ouesteuropé<strong>en</strong>,<br />

l’Inquisition de l’Eglise catholique ne torturait pas et ne mettait pas à mort, mais<br />

sous-traitait cette activité au « bras séculier » relevant <strong>du</strong> roi ou <strong>du</strong> seigneur.<br />

Si l’on s’intéresse à prés<strong>en</strong>t au grand pays voisin et dont le Tibet est historiquem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong><br />

distinct, la Chine, force est de constater que ce modèle trifonctionnel n’est pas perceptible. la<br />

civilisation chinoise fonctionne plutôt sur un modèle bifonctionnel : ciel/terre, yin/yang... et<br />

de nombreuses constructions ésotériques relèv<strong>en</strong>t de 2 n , et le nombre 3 joue le rôle<br />

d’ouverture vers l’infini dans la numérologie <strong>du</strong> système de p<strong>en</strong>sée (24).<br />

23 PADMASAMBHAVA : Le Dict de Padma (« Padma Thang Yig » ), tra<strong>du</strong>it <strong>du</strong> tibétain par Charles-Gustave<br />

Toussaint, Ed. Les Deux Océans, 1994, p. 269-271. L’auteur présumé de ce manuscrit retrouvé dans un<br />

monastère tibétain au début <strong>du</strong> XXème siècle, qui comporte des prophéties pour l’av<strong>en</strong>ir <strong>du</strong> Tibet (dont<br />

l’invasion chinoise au XXème siècle), est une des deux personnalités appelées par le roi Trisong Déts<strong>en</strong> pour<br />

établir le bouddhisme au Tibet et, selon les bouddhistes de la tradition indo-tibétaine (Vajrayana), ne serait pas<br />

un être humain ordinaire, mais un « second Bouddha ». Padmasambhava (« Guru Rinpotché » pour les Tibétains)<br />

apparaît <strong>en</strong> effet dans le Vajrayana deux fois à plusieurs siècles d’intervalle, et naît et disparaît dans des<br />

conditions extraordinaires ; dans cette optique, le « Padma Thang Yig » apparti<strong>en</strong>drait à la catégorie des « textestrésor<br />

», cachés par Padmasambhava dans le milieu naturel aux fins d’être retrouvés par qui de <strong>droit</strong> au mom<strong>en</strong>t<br />

opportun. Sur les limites de la tra<strong>du</strong>ction « médiévaliste » de cet ouvrage par C.-G. Toussaint, cf. Philippe<br />

CORNU : Padmasambhava, Ed. <strong>du</strong> Seuil, 1997, p. 53-54. ; exemple : la « hart » (= noeud coulant <strong>du</strong> condamné à<br />

la p<strong>en</strong>daison).<br />

24 Cf. notamm<strong>en</strong>t les 64 hexagrammes <strong>du</strong> « Yi King » (Livre des transformations, à caractère divinatoire). « Le<br />

Tao donne naissance à l’Un, / l’Un au Deux, le Deux au Trois ; / <strong>du</strong> Trois sont issus les dix mille êtres. / Les dix<br />

mille êtres, dos au yin, face au yang, / s’uniss<strong>en</strong>t au souffle primordial / pour pro<strong>du</strong>ire l’harmonie. » (LAO<br />

TSEU, Tao tö king, stance 42, tra<strong>du</strong>ction et comm<strong>en</strong>taire de Jean LEVI, Albin Michel, 2009, p. 68) ; dans cette<br />

optique : 64 = 10000. Mais il est bi<strong>en</strong> précisé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune » (p. 173), qui font<br />

l’objet d’un comm<strong>en</strong>taire conjoint au « Lao Tseu » de la part de cet auteur, que le Tao a pour base 2 n : le chaos<br />

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20<br />

L’histoire <strong>du</strong> Droit chinois semble montrer de balancier perman<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre la loi au s<strong>en</strong>s<br />

juridique <strong>du</strong> terme (« fa ») et la loi morale, basée ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t sur le respect spontané des<br />

rites civils dans la population (« de ») (25), celle-ci ayant plus de poids que la première :<br />

« A l’origine, le Droit chinois conti<strong>en</strong>t les principes fondateurs suivants : la loi découle de la volonté de l’Etat<br />

ainsi que d’une base éthique qui <strong>en</strong> guide l’élaboration et l’application. Selon les confucianistes, qui privilégi<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> effet l’étiquette dans la gouvernance des relations sociales ou politiques, la loi n’est là que pour r<strong>en</strong>forcer ou<br />

justifier un rite. (...) L’Empereur devait donc s’abst<strong>en</strong>ir autant qu’il le pouvait de légiférer » (26).<br />

Dans l’optique occid<strong>en</strong>tale, le confucianisme apparaît comme une sorte de « religion laïque<br />

d’Etat », ce qui t<strong>en</strong>drait donc à confirmer l’hypothèse pour la Chine d’un modèle<br />

bifonctionnel, avec l’Empereur (ou l’Etat) d’une part, et la société civile d’autre part, c’est-àdire<br />

ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t le tissu socioéconomique, ou <strong>en</strong>core la troisième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne.<br />

L’Empereur chinois serait alors un amalgame des première et deuxième fonction, ce qui est<br />

cohér<strong>en</strong>t avec la symbolique de l’Empereur, « fils <strong>du</strong> Ciel », et qui règne sur la Terre (27).<br />

Différ<strong>en</strong>te est l’optique taoïste, opposée au confucianisme :<br />

« Le Tao est à la fois source de la Loi et origine de l’Etre, si bi<strong>en</strong> que l’instauration de l’ordre par l’exercice de la<br />

souveraineté a tout d’une cosmog<strong>en</strong>èse. Si la Loi possède un caractère transc<strong>en</strong>dant <strong>en</strong> tant qu’expression <strong>du</strong><br />

Principe ultime, le Principe ultime se résorbe, tout à la fin, dans l’action <strong>du</strong> sage qui apporte l’ordre à l’empire.<br />

(...) La loi qu’applique le souverain n’est donc nullem<strong>en</strong>t une construction arbitraire, humaine, fruit d’un contrat<br />

<strong>en</strong>tre des sujets libres et égaux, mais la concrétion dans la société <strong>du</strong> Principe lui-même qui, au contact des<br />

hommes, de Voie se fait Loi .(28) »<br />

Au sein de cette vaste philosophie spirituelle qu’est le taoïsme va émerger un courant<br />

« légiste », qui rejette la préémin<strong>en</strong>ce de « de/tö », prôné par Confucius et ses disciples, pour<br />

faire de la loi (« fa »), telle qu’exprimée au travers de textes impériaux divers (ordonnances,<br />

édits...), l’expression de la volonté <strong>du</strong> Ciel, donc <strong>en</strong> dernière analyse <strong>du</strong> Principe ultime :<br />

« La Voie <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre la Loi. La Loi trace la ligne de partage <strong>en</strong>tre le vrai et le faux comme le cordeau sépare le<br />

<strong>droit</strong> <strong>du</strong> courbe. Qu’un prince ti<strong>en</strong>ne la Voie et nul n’osera jamais violer la loi ni t<strong>en</strong>ir ses édits pour lettre<br />

morte » (29).<br />

Mais il n’est pas à exclure que le peuple observe spontaném<strong>en</strong>t la Loi, dans certaines<br />

circonstances, ce qui t<strong>en</strong>d à montrer que l’opposition au confucianisme n’est pas absolue ni<br />

irréversible : si l’abondance règne, le peuple acquiert le « s<strong>en</strong>s de la honte » (compr<strong>en</strong>dre : il<br />

ne peut invoquer aucune excuse d’ordre socio-économique à ses mauvais comportem<strong>en</strong>ts -<br />

comme on t<strong>en</strong>d à le faire de façon systématique aujourd’hui dans les pays dits développés), et<br />

la loi écrite t<strong>en</strong>d à dev<strong>en</strong>ir coutume, ce qui la r<strong>en</strong>d moins nécessaire (30).<br />

primitif se scinde <strong>en</strong> deux, pro<strong>du</strong>it le « yin » et le « yang », qui se scind<strong>en</strong>t chacun <strong>en</strong> deux pour pro<strong>du</strong>ite les<br />

quatre saisons. Le Ciel et la Terre sont la manifestation respective <strong>du</strong> « yang » et <strong>du</strong> « yin » primordial.<br />

25 Aussi orthographié <strong>en</strong> « tê » ou « tö ». « Tao tê king », ou « Tao tö king » = Livre de la Voie et de la Vertu.<br />

26 Stéphanie BALME : Idées reçues : la Chine, Ed. Le cavalier Bleu, 2004, p. 78-79.<br />

27 D’où sa responsabilité « sans faute » <strong>en</strong> cas de gros problèmes pour le peuple (cf. 0.3, Thème 2).<br />

28 « Le Lao Tseu », suivi de « Quatre canons de l’Empereur Jaune » - Tra<strong>du</strong>ction et comm<strong>en</strong>taire de Jean LEVI,<br />

Ed. Albin Michel, 2009, p. 41-42. Les « Quatre canons... » <strong>en</strong> question ne sont ni des pièces d’artillerie ni des<br />

concubines, mais les règles fondam<strong>en</strong>tales suivantes (cf. les « canons » de l’Eglise catholique) : être calme,<br />

réglé, civil et martial (J. LEVI, op. cit., p. 145). Noter que l’incertitude sur l’exist<strong>en</strong>ce même de LAO TSEU <strong>en</strong><br />

tant qu’auteur amène des comm<strong>en</strong>tateurs autorisés tels que J. LEVI à transformer son nom <strong>en</strong> celui de l’ouvrage<br />

principal (le Tao-te-king = « le Lao Tseu ») ; même observation pour un autre ouvrage fondam<strong>en</strong>tal, le<br />

« Tchouang Tseu ».<br />

29 J. LEVI, op. cit., p. 125. Il s’agit des premières phrases des « Quatre canons... ».<br />

30 .J LEVI, op. cit., p. 135.<br />

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21<br />

1.3. L’INVARIANCE DU PARADIGME TRI-FONCTIONNEL DANS L’HISTOIRE<br />

EUROPEENNE<br />

1.3.1. LES ETATS GENERAUX DE L’ANCIEN REGIME EN FRANCE<br />

Au-delà de l’Antiquité, le schéma trifonctionnel tel que définit par DUMEZIL va per<strong>du</strong>rer<br />

longtemps dans l’histoire europé<strong>en</strong>ne, sans pour autant qu’on ait affaire à une société de<br />

castes. Ainsi l’Anci<strong>en</strong> Régime français connaissait la pratique de la réunion des Etats<br />

généraux par le Roi, lorsque le royaume connaissait des difficultés <strong>du</strong>rables : clergé, noblesse<br />

et « le reste », qu’on appellera « Tiers Etat ». Leur dernière réunion <strong>en</strong> 1789, psychodrame<br />

tumultueux, devait <strong>en</strong>traîner la chute de la monarchie absolue ; d’un point de vue<br />

socioéconomique, le Tiers Etat ne représ<strong>en</strong>tait pas alors la paysannerie, mais plutôt la<br />

bourgeoisie <strong>en</strong>richie dans les pratiques artisanales, commerciales et dans l’émerg<strong>en</strong>ce des<br />

professions intellectuelles (31), mais celle-ci devait nécessairem<strong>en</strong>t s’appuyer d’une manière<br />

ou d’une autre sur la paysannerie précarisée et appauvrie pour parv<strong>en</strong>ir à ses fins politiques,<br />

tout comme les révolutionnaires russes de 1917.<br />

La société médiévale, à l’origine de l’Anci<strong>en</strong> Régime r<strong>en</strong>versé <strong>en</strong> 1789, voit <strong>en</strong> effet<br />

l’avènem<strong>en</strong>t de ces trois « états », que l’on appelait aussi « conditions » :<br />

« La société s’est divisée <strong>en</strong> pure coutume et tout spontaném<strong>en</strong>t <strong>en</strong> trois « états » - on dirait aujourd’hui <strong>en</strong> trois<br />

classes - : ceux qui pri<strong>en</strong>t, oratores ; ceux qui combatt<strong>en</strong>t, bellatores ou pugnatores, et ceux qui travaill<strong>en</strong>t de<br />

leurs mains, laboratores. Chacun de ces états a une fonction sociale particulière et un statut juridique approprié.<br />

Ce statut comporte des avantages que l’on qualifiera bi<strong>en</strong>tôt de privilèges, et aussi des charges et des incapacités<br />

corrélatives. Le système, si l’on peut ainsi qualifier une organisation sociale moulée sur les faits, postule et<br />

affirme l’union étroite des états dans la poursuite <strong>du</strong> bi<strong>en</strong> commun <strong>du</strong> groupe. Il implique, d’autre part, une<br />

hiérarchie de divers états reconnus par tous ; tous sont utiles, indisp<strong>en</strong>sables même, mais certaines fonctions<br />

sociales sont plus importantes que les autres et ceux qui les exerc<strong>en</strong>t ont <strong>droit</strong>, par là même, à plus de<br />

considération. Ces idées générales sont couramm<strong>en</strong>t admises au XIIIème siècle.»(32).<br />

31 Albert RIGAUDIERE : Histoire <strong>du</strong> Droit et des Institutions dans la France médiévale et moderne - Ed.<br />

Economica, 2010, p. 805. Cet auteur souligne que, dans la composition des délégués <strong>du</strong> Tiers-Etat à cette date<br />

fatidique, les hommes de loi prédomin<strong>en</strong>t (avocats, procureurs, magistrats, professeurs, conseillers aux divers<br />

parlem<strong>en</strong>ts), puis les propriétaires ruraux, et <strong>en</strong>fin les négociants et manufacturiers. Cf. Albert SOBOUL, Précis<br />

d’histoire de la Révolution française, Editions Sociales, 1962, p. 105 : « Quant au Tiers, près de la moitié de sa<br />

députation, forte de 578 membres, était composée de ces hommes de loi qui avai<strong>en</strong>t joué un rôle si important au<br />

cours de la campagne électorale. Les avocats étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>viron 200 (...) ».<br />

32 François OLIVIER-MARTIN : Histoire <strong>du</strong> Droit français, des origines à la Révolution, Ed. <strong>du</strong> CNRS, 2ème<br />

éd. 1995 (Ed. Domat-Montchresti<strong>en</strong>, 1948), § 178. Cet auteur nous paraît dans l’erreur lorsqu’il décrit cette<br />

société médiévale des « trois états » comme née spontaném<strong>en</strong>t de l’évolution socioéconomique <strong>en</strong> relativisant<br />

son aspect systémique ancré dans l’histoire : il s’agit bi<strong>en</strong> selon nous de la prolongation dans l’histoire <strong>du</strong><br />

paradigme trifonctionnel de DUMEZIL, dont la référ<strong>en</strong>ce est abs<strong>en</strong>te dans cet ouvrage. Cela s’explique sans<br />

doute par un cloisonnem<strong>en</strong>t disciplinaire important à cette époque chez les juristes, mais aussi par la chronologie<br />

des publications : si la théorie des trois fonctions est formulée par DUMEZIL dès 1937, sa diffusion et son<br />

accessibilité au grand public sont plus tardives (publication <strong>en</strong> 1968 de « Mythe et Epopée-I »). F. OLIVIER-<br />

MARTIN est un histori<strong>en</strong> <strong>du</strong> Droit formé notamm<strong>en</strong>t par les autres histori<strong>en</strong>s <strong>du</strong> Droit qu’étai<strong>en</strong>t Adhémar<br />

ESMEIN et Emile CHENON, et dont l’ouvrage s’inscrit dans le cursus universitaire juridique de l’époque. Par<br />

ailleurs, il reconnaît très honnêtem<strong>en</strong>t dans sa préface rédigée <strong>en</strong> 1947 que sa démarche n’est pas exempte<br />

d’arrières p<strong>en</strong>sées idéologiques : « L’auteur ne dissimule pas qu’il s’est appliqué principalem<strong>en</strong>t à éclairer, à<br />

diverses époques, les rapports <strong>en</strong>tre l’Etat et les forces sociales qui se sont spontaném<strong>en</strong>t organisées dans son<br />

cadre. Il est convaincu, à tort ou à raison, que l’établissem<strong>en</strong>t de rapports satisfaisants <strong>en</strong>tre l’Etat et ces forces<br />

sociales ou « groupem<strong>en</strong>ts intermédiaires » est le problème fondam<strong>en</strong>tal <strong>du</strong> temps prés<strong>en</strong>t et constitue la dernière<br />

chance d’échapper aux ravages de l’indivi<strong>du</strong>alisme anarchisant, comme aux contraintes insupportables <strong>du</strong><br />

totalitarisme». Cet auteur, qui s’inscrit dans le conservatisme bourgeois le plus traditionnel, affiche par ailleurs<br />

un cléricalisme affirmé, faisant occasionnellem<strong>en</strong>t l’apologie de l’Eglise catholique romaine et de sa religion, ce<br />

qui n’<strong>en</strong>lève ri<strong>en</strong> à l’intérêt de cet ouvrage.<br />

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22<br />

La continuité avec l’anci<strong>en</strong> modèle indo-europé<strong>en</strong> est flagrante. On doit observer que la<br />

solidarité objective <strong>en</strong>tre les trois fonctions est déjà prés<strong>en</strong>te dans le mythe hindou de<br />

Purusha, à la base des « lois de Manou ». Toutefois, le modèle médiéval occid<strong>en</strong>tal montre<br />

une évolution significative sur deux points par rapport à ce paradigme indo-europé<strong>en</strong> très<br />

anci<strong>en</strong> : il ne connaît pas de « hors castes », et une certaine mobilité sociale va apparaître peu<br />

à peu dans l’évolution d l’Anci<strong>en</strong> Régime. Dès le début, la noblesse alim<strong>en</strong>te le clergé de ses<br />

membres <strong>en</strong> surnombre (hommes et femmes), puis des bourgeois <strong>en</strong>richis peuv<strong>en</strong>t accéder à<br />

la noblesse. Enfin, à l’exception des serfs, tout le monde peut accéder à la fonction religieuse,<br />

qui s’est au demeurant fortem<strong>en</strong>t paupérisée : les prêtres <strong>du</strong> clergé séculier et une partie des<br />

moines <strong>du</strong> clergé régulier sont souv<strong>en</strong>t pauvres et doiv<strong>en</strong>t avoir une activité économique pour<br />

survivre, alors que les évêques et une partie <strong>du</strong> clergé régulier viv<strong>en</strong>t dans l’aisance <strong>en</strong><br />

profitant <strong>du</strong> travail des autres.<br />

Les « laboratores » qui travaill<strong>en</strong>t de leurs mains ne sont pas les seuls à faire partie <strong>du</strong><br />

« Tiers-Etat » : il convi<strong>en</strong>t de parler de « roture », celle-ci se définissant par défaut comme<br />

tout ce qui n’est pas « clerc » (= le clergé) ou noble, mais à l’exception des différ<strong>en</strong>tes<br />

couches paysannes relevant <strong>du</strong> servage, dont le statut n’est homogène ni dans le temps, ni sur<br />

le territoire. Si <strong>en</strong> effet le servage médiéval concerne la grande masse de la paysannerie, les<br />

bourgeois des villes et une partie de la paysannerie affranchie <strong>du</strong> servage (« vilains ») échappe<br />

à cette conditions et sont qualifiés de « roturiers » (33). Par comparaison, dans le modèle<br />

bifonctionnel chinois tel qu’exposé dans les « Quatre canons de l’Empereur jaune », on<br />

considère que :<br />

« Ciel et Terre ont des lois constantes, le peuple a des activités perman<strong>en</strong>tes, nobles et roturiers des positions<br />

immuables. Il est une voie unique pour appointer les sujets et une mesure fixe pour <strong>en</strong> user. (...) En distinguant le<br />

noble <strong>du</strong> roturier, on marque la distance <strong>en</strong>tre l’homme de bi<strong>en</strong> et l’homme de peu. Et c’est <strong>en</strong> assignant à<br />

chaque état un signe distinctif que le noble et le vil sont hiérarchisés » (34).<br />

La g<strong>en</strong>èse mythique de ce modèle bifonctionnel est exposée plus loin dans cet ouvrage, et<br />

correspond à une variante <strong>du</strong> mythe de Purusha dans la cosmogonie hindouiste (35).<br />

Les juristes, qui vont jouer un rôle ess<strong>en</strong>tiel dans le processus révolutionnaire de 1789 <strong>en</strong><br />

France, sont historiquem<strong>en</strong>t liés au clergé à partir <strong>du</strong> Xème siècle, puis à la bourgeoisie<br />

roturière, au même titre que certains grands serviteurs de l’Etat royal, ancêtres des<br />

technocrates d’aujourd’hui (Colbert, par exemple) ; ces juristes issus de la bourgeoisie ont pu<br />

occasionnellem<strong>en</strong>t être anoblis (« noblesse de robe », par opposition à la « noblesse d’épée »,<br />

plus conforme au canon <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>). Que ce soit <strong>en</strong> France ou dans les autres pays europé<strong>en</strong>s,<br />

le Droit est donc attaché à la première fonction au s<strong>en</strong>s de DUMEZIL, et revêt de ce fait<br />

implicitem<strong>en</strong>t une dim<strong>en</strong>sion « sacrée », qui per<strong>du</strong>re jusqu’à ce jour pour se tra<strong>du</strong>ire par un<br />

certain élitisme chez les juristes au regard des autres sci<strong>en</strong>ces humaines qui, exception faite de<br />

la philosophie, apparaiss<strong>en</strong>t beaucoup plus récemm<strong>en</strong>t dans l’histoire humaine.<br />

1.3.2. LES « ORFEVRES » ET L’EMERGENCE DE LA SCIENCE JURIDIQUE<br />

Les « légistes » sont les premiers spécialistes <strong>du</strong> Droit, discipline qui est <strong>en</strong>seignée dans les<br />

premières Universités créées à l’initiative de l’Eglise catholique, le Droit étant à égalité de<br />

dignité avec la Médecine, mais à un niveau inférieur à la Théologie. Les premiers <strong>en</strong>seignants<br />

<strong>du</strong> Droit dans les universités sont des clercs, mais les laïcs nouvellem<strong>en</strong>t formés leur<br />

33 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 183.<br />

34 J. LEVI, op. cit., pp. 128 &134.<br />

35 Cf. note 14, in fine. CH<br />

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23<br />

succèd<strong>en</strong>t progressivem<strong>en</strong>t, et sont issus de la roture <strong>en</strong> général, la noblesse n’ayant aucun<br />

attrait pour cette discipline diamétralem<strong>en</strong>t opposée au métier des armes. En France, ils<br />

devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t conseillers <strong>du</strong> roi sous Louis IX (Saint-Louis), et atteign<strong>en</strong>t un maximum<br />

d’influ<strong>en</strong>ce sous Philippe IV (« le Bel ») pour décliner <strong>en</strong>suite. Les légistes de Philippe le Bel,<br />

de concert avec les « avocats <strong>du</strong> Roi » devant les juridictions, sont parfois « plus royalistes<br />

que le roi » et développ<strong>en</strong>t des positions argum<strong>en</strong>tées systématiquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> faveur <strong>du</strong> pouvoir<br />

royal dans les litiges, au point que le roi doit parfois pr<strong>en</strong>dre une position officielle opposée<br />

pour des raisons d’opportunité politique (36). Mais ces ancêtres des juristes professionnels<br />

d’aujourd’hui sont aussi les conseillers des papes. Ainsi, alors même que les souverains<br />

médiévaux ont comm<strong>en</strong>cé à dev<strong>en</strong>ir législateurs, l’Eglise catholique continue à s’ériger <strong>en</strong><br />

législateur global dans le « Registre » (« Dictatus Papae » n° 7 de 1095) ; les papes sont à<br />

l’origine de « Décrétales » <strong>en</strong> la matière, et certains légistes, serviteurs zélés de la papauté,<br />

iront même jusqu’à créer de « Fausses Décrétales » attribuées au pape <strong>en</strong> fonction afin de<br />

r<strong>en</strong>forcer ses prérogatives temporelles (37).<br />

C’est au Moy<strong>en</strong>-Age que les travaux des théologi<strong>en</strong>s catholiques, notamm<strong>en</strong>t, ont revalorisé<br />

considérablem<strong>en</strong>t le Droit romain <strong>en</strong> le complétant par des solutions nouvelles, au point que<br />

de nombreux mécanismes de Droit Privé actuel – surtout <strong>en</strong> procé<strong>du</strong>re et <strong>en</strong> <strong>droit</strong> de la preuve<br />

– remont<strong>en</strong>t à cette époque (38). Ainsi l’usucapion (ou prescription acquisitive) est-il le fruit<br />

d’une réflexion théologique sur la « preuve <strong>du</strong> diable » (probatio diabolica ), qui r<strong>en</strong>d<br />

impossible, de proche <strong>en</strong> proche <strong>en</strong> remontant le cours <strong>du</strong> temps, la preuve de la propriété<br />

immobilière par titre écrit, ce que les Romains avai<strong>en</strong>t déjà compris. J. GAUDEMET résume<br />

ainsi l’apport considérable <strong>du</strong> Droit canonique au Droit Civil ou Pénal, parallèlem<strong>en</strong>t à<br />

l’apport historique <strong>du</strong> Droit Romain (39) :<br />

- les modalités de prises de décision collective (majorités/unanimité) par application de<br />

l’adage « quod omnes tangit, (ab omnibus tractari et approbari debet) » (« tout ce qui<br />

intéresse un groupe doit être décidé par ce groupe ») ;<br />

- le statut <strong>du</strong> corps diplomatique (immunités, extraterritorialité...) :<br />

- les fondem<strong>en</strong>ts de la responsabilité pénale ;<br />

- les mécanismes de base de la procé<strong>du</strong>re (principe <strong>du</strong> double degré de juridiction,<br />

notamm<strong>en</strong>t) ;<br />

- la protection possessoire ;<br />

- l’acte de promulgation et le principe de non rétroactivité des lois ;<br />

- la personnalité juridique ;<br />

- de nombreux mécanismes concernant les contrats et les obligations, etc.<br />

Cep<strong>en</strong>dant, si le Moy<strong>en</strong>-Age est la période où le Droit romain est redécouvert <strong>en</strong> <strong>Europe</strong><br />

occid<strong>en</strong>tale, le système institutionnel et politique médiéval ne prés<strong>en</strong>te aucune ressemblance,<br />

même lointaine, avec la Rome antique : alors que celle-ci est dominée par les concepts<br />

fondam<strong>en</strong>taux de res publica et d’imperium et les concepts dérivés de potestas et d’auctoritas<br />

(40), l’<strong>Europe</strong> médiévale prés<strong>en</strong>te sur le plan institutionnel, donc aussi juridique, un paysage<br />

36 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 235-238.<br />

37 J. GAUDEMET, op. cit., p. 153-157.<br />

38 Cf. J. GAUDEMET, op. cit., pp. 122-131 & 321-328.<br />

39 J. GAUDEMET, op. cit., p. 322-323.<br />

40 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 30-32. « Res publica » : « République » au s<strong>en</strong>s strict <strong>du</strong> terme, « affaires<br />

publiques « ou « chose publique » <strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ce politique moderne, y compris sous des régimes non républicains<br />

(royauté, empire, dictature...). « Imperium » : Pouvoir militaire d’abord et politico-juridique <strong>en</strong>suite.<br />

« Potestas » : « pouvoir » au s<strong>en</strong>s d’autorité habilitée à l’exercer l’imperium, directem<strong>en</strong>t ou par délégation,<br />

dans un domaine concret et particulier. « Auctoritas » : « autorité » dans le s<strong>en</strong>s de la légitimation et de la<br />

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24<br />

hétéroclite et sans structuration d’<strong>en</strong>semble : des systèmes juridiques différ<strong>en</strong>ts coexist<strong>en</strong>t sur<br />

le même territoire et aussi par rapport aux mêmes personnes, dans certains cas ; il faudra<br />

att<strong>en</strong>dre l’émerg<strong>en</strong>ce progressive des Etats au XVIIème siècle, puis des Etats-nations au<br />

XIXème siècle pour que ce paysage devi<strong>en</strong>ne lisible, et acquière un certain caractère<br />

supranational avec la construction de l’<strong>Europe</strong> communautaire au XXème siècle, <strong>en</strong> tant que<br />

prolongation de traditions juridiques et de valeurs communes, comme le précis<strong>en</strong>t deux<br />

articles <strong>du</strong> Traité sur l’Union Europé<strong>en</strong>ne (TUE) :<br />

(art. 2) « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité,<br />

de l’Etat de <strong>droit</strong>, ainsi que de respect des <strong>droit</strong>s de l’homme, y compris des <strong>droit</strong>s des personnes appart<strong>en</strong>ant à<br />

des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la<br />

non discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité <strong>en</strong>tre les femmes et les hommes ».<br />

(art. 6-3) « Les <strong>droit</strong>s fondam<strong>en</strong>taux, tels qu’ils sont garantis par la Conv<strong>en</strong>tion europé<strong>en</strong>ne de sauvegarde des<br />

Droits de l’homme et des libertés fondam<strong>en</strong>tales et tels qu’ils résult<strong>en</strong>t des traditions constitutionnelles<br />

communes aux Etats membres, font partie <strong>du</strong> Droit de l’Union <strong>en</strong> tant que principes généraux ».<br />

La notion d’Etat de <strong>droit</strong> <strong>du</strong> point de vue de la Sci<strong>en</strong>ce politique est abordée <strong>en</strong> 3.1..<br />

1.3.3. L’APPORT DE L’ANTIQUITE GRECQUE, CELTIQUE ET ROMAINE<br />

DANS LA FORMATION DU DROIT EN EUROPE<br />

La Grèce anci<strong>en</strong>ne, dont la civilisation fut incontestablem<strong>en</strong>t plus brillante que celle de la<br />

Rome antique, fut une civilisation assez peu juridique, <strong>du</strong> moins si l’on considère le Droit de<br />

façon spécifique et isolée. La cité grecque de l’époque classique (IIIème siècle BC) vit à<br />

l’heure <strong>du</strong> « nomos » (la loi humaine au s<strong>en</strong>s le plus large, juridique ou morale), par<br />

opposition à « phusis » (la nature, soit la nature brutale et animale de l’homme), distinction<br />

pro<strong>du</strong>ite par la p<strong>en</strong>sée des philosophes appelés « sophistes ». A l’origine, la justice dans la<br />

société humaine est reflétée par deux concepts : <strong>en</strong> premier lieu « themis », la justice<br />

imman<strong>en</strong>te ou cosmique, « l’ordre des choses », puis « dikê », la justice dans la société<br />

humaine qui va s’incarner dans le « nomos » (41). Les juristes spécialisés n’exist<strong>en</strong>t pas, le<br />

discours juridique est véhiculé par les philosophes, les poètes ou les histori<strong>en</strong>s (42). Le règne<br />

de la loi, occasionnellem<strong>en</strong>t contesté par certains courants philosophiques, constitue un aspect<br />

ess<strong>en</strong>tiel de l’id<strong>en</strong>tité athéni<strong>en</strong>ne face aux cités plus frustres (Sparte notamm<strong>en</strong>t) et surtout<br />

validation profonde de la potestas, donc <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce à des valeurs relevant de la première fonction religieuse et<br />

morale. Cf. note 73 pour les explications plus détaillées d’un autre auteur.<br />

41 J. GAUDEMET, op. cit., p. 14-15. Themis est une divinité très anci<strong>en</strong>ne (antérieure au panthéon dominé par<br />

Zeus), fille de la Terre (Gaïa) et <strong>du</strong> « Ciel étoilé » (une des manifestations d’Ouranos). Zeus, grand sé<strong>du</strong>cteur de<br />

la g<strong>en</strong>t féminine divine ou mortelle dans la mythologie grecque, <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dre avec elle trois filles : Dikê (la Justice),<br />

Œkonomia (l’Ordre des choses dans le domaine économique), et Eirènê (la Paix). Dikê s’incarne de deux<br />

manières : la justice r<strong>en</strong><strong>du</strong>e par diverses institutions liées à l’évolution des cités grecques, et « nomos », la loi<br />

écrite ou coutumière. On appelle « thémistes » les aphorismes ou décisions inspirés par les dieux dans le monde<br />

humain. Cf. aussi Michel HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Dalloz, 1991 (4ème éd.),<br />

§§ 112-113. Il est remarquable que l’homothétie des panthéons grecs et romains (Zeus/Jupiter, etc.) donne un<br />

résultat quasim<strong>en</strong>t nul <strong>en</strong> matière de Justice (cf. ci-après) : dans la Rome classique, la justice dérive directem<strong>en</strong>t<br />

<strong>du</strong> pouvoir politique <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t, elle n’est pas directem<strong>en</strong>t d’origine divine et est exclusivem<strong>en</strong>t liée à la<br />

deuxième fonction (M. HUMBERT, op. cit., §§ 223, 317-320, 334-336 428-433). Cep<strong>en</strong>dant, le concept de<br />

« magistrature » est commun aux deux civilisations antiques méditerrané<strong>en</strong>nes, et il a s<strong>en</strong>s plus large qu’à<br />

l’heure actuelle : cela <strong>en</strong>globe les responsables politiques de la cité, et l’on qualifie <strong>en</strong>core aujourd’hui le maire<br />

d’une commune de « premier magistrat » et les conseillers municipaux d’édiles.<br />

42 J. GAUDEMET, op. cit., p. 16-24. Cf. les ouvrages de Louis GERNET : Recherches sur le développem<strong>en</strong>t de<br />

la p<strong>en</strong>sée juridique et morale <strong>en</strong> Grèce, Albin Michel, 1917 (rééd. 2001) ; Droit et société dans la Grèce<br />

anci<strong>en</strong>ne, Sirey, 1955. Cet auteur a pu ainsi démontrer que la notion de délit y a émergé comme un<br />

r<strong>en</strong>ouvellem<strong>en</strong>t de celle de sacrilège, ce qui est corroboré par les travaux de Philippe CHIAPPINI, exposés <strong>en</strong><br />

1.2.2..<br />

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25<br />

aux puissants et <strong>en</strong>combrants voisins de l’Empire perse, qui viv<strong>en</strong>t sous un régime despotique<br />

et cruel, quoique non dénué d’ordre juridique.<br />

La montée <strong>en</strong> puissance de Rome dans le bassin méditerrané<strong>en</strong> fut un choc de civilisation<br />

pour les Grecs, qui <strong>en</strong> subir<strong>en</strong>t diverses conséqu<strong>en</strong>ces territoriales et politiques :<br />

« Pour le monde grec, Rome est une cité inouïe : chaque fois qu’elle fait la guerre, elle prét<strong>en</strong>d m<strong>en</strong>er une guerre<br />

juste. Rome a conquis le monde connu de l’époque <strong>en</strong> ne m<strong>en</strong>ant jamais que des guerres justes, ses <strong>en</strong>nemis<br />

étai<strong>en</strong>t toujours dans leur tort. Un discours juridique masque déjà la réalité. Dans le monde grec, il n’<strong>en</strong> est pas<br />

ainsi. On ne dit pas que la force crée le <strong>droit</strong>, on dit que depuis toujours le plus faible doit obéir au plus fort et<br />

qu’il ne peut être question de <strong>droit</strong> et de justice qu’<strong>en</strong>tre égaux. Ce qui, bi<strong>en</strong> sûr, crée des problèmes énormes,<br />

abyssaux : qui sont les égaux ? Qui dit qui est égal ? » (43).<br />

Si les Grecs fur<strong>en</strong>t <strong>en</strong> définitive plus philosophes et « politologues » avant la lettre (44) que<br />

juristes, les Romains eur<strong>en</strong>t une civilisation très juridique et ne pro<strong>du</strong>isir<strong>en</strong>t guère de<br />

philosophes, tout au plus quelques p<strong>en</strong>seurs dignes d’intérêt. Le Droit romain reste largem<strong>en</strong>t<br />

d’actualité <strong>en</strong> Droit Civil, comme on a pu le voir (45). La devise des Romains était « Armis et<br />

legibus » (« par les armes et les lois »), les armes pour l’extérieur, la loi (mais parfois aussi les<br />

armes) pour l’intérieur (46). Le texte fondam<strong>en</strong>tal de la République romaine constitué par la<br />

« Loi des XII Tables », exposées sur le forum de Rome, n’a pas été conservé dans son<br />

intégralité, mais on <strong>en</strong> connaît des fragm<strong>en</strong>ts et des comm<strong>en</strong>taires occasionnels à travers les<br />

écrits d’auteurs tels que Cicéron, qui était avocat. Outre sa fonction politique « impérialiste »,<br />

cette devise permet de caractériser l’ancrage déterminé <strong>du</strong> Droit (« leges/legibus ») dans la<br />

deuxième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne (« arma/armis ») et sa relativisation dans la première, ce qui<br />

expliquerait la prés<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> glaive au milieu de la balance dans l’allégorie de la Justice chez<br />

les Grecs (Thémis), que l’on utilise <strong>en</strong>core de nos jours. Mais on ne trouve guère l’équival<strong>en</strong>t<br />

de Thémis ou de Dikê dans le panthéon romain. Les travaux de DUMEZIL ont cep<strong>en</strong>dant mis<br />

<strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce dans la civilisation romaine la plus anci<strong>en</strong>ne de deux divinités secondaires<br />

porteuses de la fonction juridique, ou d’une certaine dim<strong>en</strong>sion de celle-ci (47) :<br />

- Dius Fidius est un aspect de Jupiter qui est lumineux (cf. le prêtre porteur de lumière qu’était<br />

le « flam<strong>en</strong> dialis », le flamine qui est l’équival<strong>en</strong>t <strong>du</strong> brahmane indi<strong>en</strong>) et garant de la fides,<br />

la bonne foi dans les serm<strong>en</strong>ts et les contrats; il serait le correspondant de Mitra, le « dieu<br />

juriste » de l’Inde anci<strong>en</strong>ne ; son premier serviteur est le roi-prêtre Numa Pompilius,<br />

successeur de Romulus, qui apporte à la cité ses leges/legibus, et y fait ériger le temple à<br />

Fides Publica, condition première de l’application de celles-ci ;<br />

- Terminus est une divinité marquant les limites sur le territoire des pouvoirs juridiques des<br />

propriétaires ou usagers de l’époque (bornes <strong>du</strong> parcellaire, notamm<strong>en</strong>t).<br />

Quid des Celtes, et <strong>en</strong> particulier des Gaulois, nos ancêtres présumés ? DUMEZIL définit<br />

ainsi le pouvoir et les attributions des druides celtiques : « dominant tout, plus forte que les<br />

frontières, presque aussi supranationale que l’est la classe des brahmanes, la classe des<br />

43 Cornélius CASTORIADIS : Thucydide, la force et le <strong>droit</strong> - Ce qui a fait la Grèce 3 (séminaires 1984-1985 :<br />

la création humaine IV) - Seuil, 2010, p. 67-68. Sur les ressorts et les modalités de la « guerre juste » à la mode<br />

romaine, cf. M. HUMBERT, op. cit., §§ 286-287.<br />

44 Cf. ci-dessous 3.1..<br />

45 Cf. <strong>en</strong> particulier la classification des choses <strong>en</strong> Droit Civil (cours IGD 2).<br />

46 Cette conception est aussi celle des Etats-Unis, civilisation très juridique <strong>en</strong> interne, mais très « militariste »<br />

et « voyoucratique » <strong>en</strong> externe, et qui rejette de façon assez systématique le multilatéralisme <strong>en</strong> Droit<br />

international public, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> matière <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tale. L’invasion de l’Irak <strong>en</strong> 2003 est un véritable coup<br />

de force contre le Droit international, que l’ONU a validé après coup, se décrédibilisant un peu plus. Les<br />

« Américains » (étatsuni<strong>en</strong>s») sont les Romains <strong>du</strong> monde moderne, au niveau planétaire, et ses Grecs sont la<br />

« vieille <strong>Europe</strong> », ou <strong>du</strong> moins ce qui <strong>en</strong> reste.<br />

47 G. DUMEZIL, op. cit., pp. 158, 167-168, & 181-182.<br />

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26<br />

druides (* dru-uid), c’est-à-dire des « Très Savants », prêtres, juristes, dépositaires de la<br />

tradition » (48). Il a aussi été sout<strong>en</strong>u que les druides gaulois avai<strong>en</strong>t subi l’influ<strong>en</strong>ce de<br />

Pythagore (mathématici<strong>en</strong> mais aussi philosophe) et étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fait plus des sages dev<strong>en</strong>us<br />

juristes que des religieux (49) : ils exerçai<strong>en</strong>t une fonction juridictionnelle <strong>en</strong> matière civile et<br />

pénale, y compris dans les querelles <strong>en</strong>tre peuples gaulois à l’occasion des assises intertribales<br />

qui se t<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t chez les Carnutes (50). Mais ce modèle gaulois s’écarte profondém<strong>en</strong>t<br />

<strong>du</strong> modèle romain qui le supplanta, <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s que la deuxième fonction, celle <strong>du</strong> pouvoir<br />

politique et militaire, a pu à Rome et ailleurs s’approprier la fonction juridique, mais non <strong>en</strong><br />

Gaule ; et l’on ignore tout de ce Droit celtique propre à la Gaule.<br />

On a pu <strong>en</strong> revanche conserver jusqu’à nos jours une assez bonne connaissance des « Brehon<br />

Laws », le système juridique de la société celtique d’Irlande, où le modèle trifonctionnel a été<br />

observable (51): après avoir été éclipsées par la conquête anglo-normande à partir de 1169,<br />

ces « lois » de forme orale et d’origine druidique puis émanant de juges coutumiers après la<br />

conversion probable de la majorité des druides irlandais au monachisme chréti<strong>en</strong> fur<strong>en</strong>t<br />

consignées par écrit et survécur<strong>en</strong>t parallèlem<strong>en</strong>t au Droit colonial anglais jusqu’au XVIIème<br />

siècle (52). Il convi<strong>en</strong>t d’observer que, de façon concomitante, l’Eglise d’Irlande resta<br />

autonome vis-à-vis de la papauté jusqu’au XIIème siècle, les communautés locales élisant<br />

leurs évêques <strong>en</strong> toute indép<strong>en</strong>dance de Rome (53). Le modèle de la papauté, Etat<br />

c<strong>en</strong>tralisateur avec application d’un principe de subsidiarité (54), n’est que la prolongation<br />

historique <strong>du</strong> modèle institutionnel romain après la fin de l’Empire d’occid<strong>en</strong>t (55). C’est<br />

probablem<strong>en</strong>t ce « mélange des g<strong>en</strong>res » <strong>en</strong>tre les deux fonctions qui est à l’origine <strong>du</strong> déclin<br />

historique l<strong>en</strong>t et inexorable de la « chréti<strong>en</strong>té », système bâtard qui succède au<br />

« christianisme », tradition spirituelle auth<strong>en</strong>tique de la première fonction.<br />

Dans la civilisation romaine, le Droit est <strong>en</strong> effet progressivem<strong>en</strong>t pro<strong>du</strong>it par le système<br />

politique <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t (royauté, république, haut empire, bas empire) au détrim<strong>en</strong>t <strong>du</strong> système<br />

religieux polythéiste classique dérivé de celui de la Grèce et qui va <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> crise pour être<br />

progressivem<strong>en</strong>t supplanté par le christianisme et divers cultes ori<strong>en</strong>taux sous le bas empire :<br />

des empereurs romains comme Hadri<strong>en</strong>, Théodose 1er et surtout Justini<strong>en</strong> ont fait œuvre<br />

48 G. DUMEZIL, op. cit., p. 87.<br />

49 Jean-Louis BRUNAUX : Les druides, des philosophes chez les barbares, Seuil, 2009, p. 282-285.<br />

50 J.-L. BRUNAUX, ibid., p. 286-292. A l’échelle de la Gaule, il s’agissait quasim<strong>en</strong>t de l’ONU avant la lettre:<br />

les peuples gaulois étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet très querelleurs <strong>en</strong>tre eux, ce que sut exploiter Jules César dans son <strong>en</strong>treprise<br />

de conquête.<br />

51 Pierre JOANNON : Histoire de l’Irlande et des Irlandais - Ed. Perrin, 2009, p. 17-20. Cet auteur signale que<br />

le cont<strong>en</strong>u de ce Droit celtique insulaire est très peu répressif, très sophistiqué <strong>en</strong> matière civile (il accorde <strong>en</strong><br />

particulier beaucoup de <strong>droit</strong>s aux femmes), et que, si les différ<strong>en</strong>ces sociales sont bi<strong>en</strong> marquées, les trois<br />

fonctions <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>nes ne se sont pas concrétisées dans un système de caste à l’indi<strong>en</strong>ne: la mobilité sociale est<br />

possible.<br />

52 Le « S<strong>en</strong>chus Mor » cité dans le Prologue (Thème 1) est la principale compilation des « Brehon Laws ».<br />

L’influ<strong>en</strong>ce indi<strong>en</strong>ne sur certains mécanismes est manifeste, notamm<strong>en</strong>t le jeûne à mort <strong>du</strong> créancier insatisfait<br />

pour prouver la mauvaise foi <strong>du</strong> débiteur. Le recours à la « grève de la faim » jusqu’à la mort dans le mouvem<strong>en</strong>t<br />

républicain irlandais au XXème siècle (notamm<strong>en</strong>t celle de Bobby Sands et neuf autres prisonniers politiques au<br />

camp de Maze/Long Kesh <strong>en</strong> 1981) a cette origine lointaine, celtique et indo-europé<strong>en</strong>ne.<br />

53 P. JOANNON, op. cit., p. 24-33.<br />

54 Ce principe juridique, qui est un des principes de base <strong>du</strong> Droit de l’Union europé<strong>en</strong>ne (TUE, art. 5§3,<br />

Protocole sur l’application <strong>du</strong> principe de subsidiarité et de proportionnalité), est d’origine ecclésiastique et a eu<br />

pour fonction historique de réguler une organisation territorialem<strong>en</strong>t ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e dans un contexte de<br />

communications exclusivem<strong>en</strong>t terrestres (chevauchée) l<strong>en</strong>tes et incertaines : l’échelon supérieur ne s’occupe<br />

que de ce que l’échelon inférieur ne peut pas efficacem<strong>en</strong>t traiter (paroisse/diocèse/Saint-Siège)<br />

55 A. SUPIOT, op. cit., p. 283.<br />

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27<br />

juridique majeure (56). Le schisme orthodoxe au sein <strong>du</strong> christianisme a accompagné (57)<br />

l’émerg<strong>en</strong>ce d’un Droit byzantin, chronologiquem<strong>en</strong>t distinct <strong>du</strong> Droit romain, mais <strong>en</strong> fait<br />

son continuateur. Justini<strong>en</strong>, empereur romain d’Ori<strong>en</strong>t (482-565), est considéré comme le<br />

fondateur <strong>du</strong> Corpus Juris Civilis tel qu’il influ<strong>en</strong>ça le Moy<strong>en</strong>-Age puis, plus récemm<strong>en</strong>t, les<br />

rédacteurs <strong>du</strong> Code Civil dans la dernière déc<strong>en</strong>nie <strong>du</strong> XVIIIème siècle : outre un Code<br />

Justini<strong>en</strong> intégrant les apports des empereurs législateurs antérieurs, son oeuvre compr<strong>en</strong>d un<br />

Digeste (58) qui représ<strong>en</strong>te une <strong>en</strong>treprise doctrinale colossale destinée à la magistrature, et<br />

les Institutes, manuel à portée plus pratique et destiné aux étudiants <strong>en</strong> Droit ; à cela il<br />

convi<strong>en</strong>t d’ajouter les Novelles, oeuvre législative propre cet empereur (59).<br />

En <strong>Europe</strong> occid<strong>en</strong>tale, l’oeuvre de Justini<strong>en</strong> fut redécouverte par les premiers « glossateurs »<br />

au Xème siècle, qui aboutiss<strong>en</strong>t à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près<br />

cohér<strong>en</strong>te au XIIème siècle. En particulier, le Digeste fut repris par les « glossateurs » les plus<br />

émin<strong>en</strong>ts aux XIIème et XIIIème siècle, suivie par les « comm<strong>en</strong>tateurs » (ou « postglossateurs<br />

»), principalem<strong>en</strong>t à Orléans et à Bologne (60). Ce sont ceux-ci qui sont à<br />

l’origine de la fécondation croisée <strong>en</strong>tre Droit romain (Droit civil : Corpus Juris civilis) et<br />

Droit canonique (Corpus Juris canonicii), le Droit interne de l’Eglise catholique romaine mais<br />

qui est applicable dans une très large mesure à la société civile. En fait, le Droit romain a<br />

survécu discrètem<strong>en</strong>t à la fin de l’Empire d’Occid<strong>en</strong>t lorsque les dynasties franques (d’origine<br />

germanique) supplantèr<strong>en</strong>t le monde gallo-romain ; ce n’est pas l’oeuvre de Justini<strong>en</strong> qui fut<br />

conservée, mais celle de Théodose Ier, qui proclama le christianisme religion d’Etat de<br />

l’Empire romain peu avant son éclatem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre l’Ori<strong>en</strong>t et l’Occid<strong>en</strong>t (61).<br />

56 Pour une brève rétrospective des sources <strong>du</strong> Droit romain de la période impériale, cf. M. HUMBERT, op.<br />

cit., p. 352-359, et aussi A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 30-34.<br />

57 L’Empire romain d’Ori<strong>en</strong>t, dont la capitale était Constantinople (fondée par l’empereur Constantin <strong>en</strong> 330,<br />

antérieurem<strong>en</strong>t Byzance, ultérieurem<strong>en</strong>t Istamboul), naît formellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 395 d’une scission qui se voulait<br />

simplem<strong>en</strong>t fonctionnelle <strong>en</strong>tre les deux fils de l’empereur Théodose (347-395) : Honorius (Empire d’occid<strong>en</strong>t,<br />

capitale Rome), et Arcadius (Empire d’Ori<strong>en</strong>t). Constantinople étant la « seconde Rome », les Byzantins<br />

s’appelèr<strong>en</strong>t « les Romains » aussi longtemps que leur Empire d’Ori<strong>en</strong>t <strong>du</strong>ra, et, par voie de conséqu<strong>en</strong>ce, le<br />

Droit byzantin n’est que le prolongem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> Droit romain de l’Empire unitaire. Sa langue officielle était le latin,<br />

mais le grec était la principale langue usuelle de fait. Le schisme orthodoxe émerge progressivem<strong>en</strong>t au Vème<br />

siècle, alors que l’Eglise catholique romaine n’existe pas <strong>en</strong>core vraim<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant que telle et placée sous<br />

l’autorité <strong>du</strong> pape. Sur cette question, cf. Ch. DIEHL & G. MARÇAIS : op. cit., pp. 22-37. La naissance de la<br />

tradition orthodoxe dans le christianisme par opposition à la papauté est étroitem<strong>en</strong>t liée à l’autonomisation de<br />

l’empereur d’Ori<strong>en</strong>t par rapport à son homologue d’Occid<strong>en</strong>t tout <strong>en</strong> trouvant sa source immédiate dans un débat<br />

théologique fondam<strong>en</strong>tal sur la nature <strong>du</strong> Christ. Mais le Droit romain ne connut point de schisme...<br />

58 « Digesta » <strong>en</strong> latin, « Pandectes » <strong>en</strong> grec. La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle<br />

l’« usus modernus Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes) pour la développer de façon propre au<br />

XVIIIème et au XIXème siècle : le « pandectisme » , avec lequel « le Droit romain se prés<strong>en</strong>te comme une<br />

discipline sci<strong>en</strong>tifiquem<strong>en</strong>t construite, dans une systématisation par dé<strong>du</strong>ctions logiques » (J. GAUDEMET, op.<br />

cit., p. 349). Ces travaux de systématisation inspireront la construction <strong>du</strong> Code civil de l’empire allemand<br />

(« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique allemande remontant à<br />

Justini<strong>en</strong> résulte que pour la CJUE l’allemand est la deuxième « langue <strong>du</strong> Droit », après le français, la langue<br />

anglaise étant peu adaptée à cette discipline malgré le poids des grands cabinets d’avocats anglo-saxons <strong>en</strong><br />

<strong>Europe</strong> et au niveau international. En <strong>Europe</strong> occid<strong>en</strong>tale, l’oeuvre de Justini<strong>en</strong> fut redécouverte par les premiers<br />

« glossateurs » au Xème siècle, qui aboutiss<strong>en</strong>t à une doctrine juridique basée sur le Droit romain à peu près<br />

cohér<strong>en</strong>te au XIIème siècle, largem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cée par ailleurs par le Droit canonique dans ses applications<br />

séculières.<br />

59 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., pp. 67, 82-88.<br />

60 J. GAUDEMET, op. cit., p. 300-306.<br />

61 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 16. Cf. aussi, J. GAUDEMET, op. cit., p. 99-104 : ce qui est connu comme<br />

le « Bréviaire d’Alaric », promulgué <strong>en</strong> 506, a pour dénomination officielle Lex romana wisigothorum, et<br />

repr<strong>en</strong>d principalem<strong>en</strong>t le Code théodosi<strong>en</strong>. Comme les Burgondes, les Wisigoths étai<strong>en</strong>t des Francs<br />

« stabilisés » territorialem<strong>en</strong>t puis militairem<strong>en</strong>t intégrés à la Gaule romaine après avoir été des <strong>en</strong>vahisseurs<br />

« barbares », et leur christianisation les a am<strong>en</strong>és à mitiger leur <strong>droit</strong> coutumier franc avec le Droit romain. De ce<br />

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28<br />

1.3.4. TROIS FIGURES FACE A L’ENJEU DU POUVOIR JURIDIQUE :<br />

L’EMPEREUR, LE ROI ET LE PAPE<br />

L’évolution de l’empire d’Ori<strong>en</strong>t jusqu’au Xème siècle, période à laquelle il <strong>en</strong>tre <strong>en</strong> déclin,<br />

montre une conc<strong>en</strong>tration des première et deuxième fonctions <strong>en</strong>tre les mains de l’empereur,<br />

les patriarches de l’Eglise orthodoxe n’ayant pas la préémin<strong>en</strong>ce sur lui sur le plan spirituel<br />

(62). En s<strong>en</strong>s inverse, au Moy<strong>en</strong>-Age et au début des Temps modernes, le pape de l’Eglise<br />

catholique romaine déti<strong>en</strong>t sans contestation possible le pouvoir spirituel sans parv<strong>en</strong>ir à<br />

développer un pouvoir temporel <strong>du</strong>rable dans ses Etats, mais doit surtout faire face à des<br />

dissid<strong>en</strong>ces de la part de certains souverains qui, forts de leur « onction divine » comme le roi<br />

de France, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t interv<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> matière spirituelle, soit sur le plan doctrinal comme dans<br />

l’empire d’Ori<strong>en</strong>t, soit de façon plus fonctionnelle, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> exerçant un contrôle<br />

conjoint ou exclusif sur la nomination des évêques (63).<br />

Puis la papauté s’affaiblit davantage avec l’éclosion de la réforme protestante qui débute au<br />

XVème siècle et va faire basculer bon nombre de souverains europé<strong>en</strong>s vers le protestantisme<br />

ou, dans le cas particulier <strong>du</strong> royaume d’Angleterre, vers une version « nationale » <strong>du</strong><br />

catholicisme qui a per<strong>du</strong>ré jusqu’à ce jour (64) . Elle s’affaiblit à nouveau lors <strong>du</strong> coup de<br />

tonnerre de la Révolution française de 1789, qui marginalise fortem<strong>en</strong>t l’Eglise catholique <strong>en</strong><br />

la divisant au sujet <strong>du</strong> serm<strong>en</strong>t d’allégeance au nouveau régime politique, et <strong>en</strong> adoptant<br />

diverses mesures de déchristianisation (65) ; après avoir per<strong>du</strong> l’exclusivité de l’é<strong>du</strong>cation <strong>en</strong><br />

1882 (lois de Jules Ferry sur l école publique laïque, gratuite et obligatoire), l’Eglise va se<br />

trouver radicalem<strong>en</strong>t séparée de l’Etat français <strong>en</strong> 1905 suite à ses ingér<strong>en</strong>ces politiques<br />

incessantes au XIXème siècle aux côtés de la réaction royaliste et bourgeoise, cette déviance<br />

étant faiblem<strong>en</strong>t contrebalancée par un « catholicisme social » assez marginal.<br />

Le Saint-Empire romain-germanique représ<strong>en</strong>te <strong>en</strong> <strong>Europe</strong> occid<strong>en</strong>tale une résurg<strong>en</strong>ce<br />

fantasmatique de l’Empire romain d’Occid<strong>en</strong>t, avec Charlemagne, qui se fait sacrer empereur<br />

par le Pape <strong>en</strong> 800, après que son père, Pépin le Bref, ait adopté cette pratique <strong>en</strong> tant que roi<br />

franc de la dynastie carolingi<strong>en</strong>ne. Cet empire ne devait pas survivre directem<strong>en</strong>t à<br />

Charlemagne, mais connut une résurg<strong>en</strong>ce <strong>du</strong>rable peu après avec Otton Ier (962) ; un de ses<br />

successeurs, Otton III, se fait appeler significativem<strong>en</strong>t comme Charlemagne « Empereur<br />

Auguste des Romains » . Après une apogée aux XIIIème et XIVème siècles, cet empire<br />

connaît un long déclin et ne cesse formellem<strong>en</strong>t d’exister qu’<strong>en</strong> 1806, lors de la conquête<br />

napoléoni<strong>en</strong>ne. Puis l’Empire allemand (« Deutsches Reich ») contemporain émerge <strong>en</strong> 1871<br />

dans le contexte de l’unification progressive de l’Allemagne, au profit <strong>du</strong> roi de Prusse qui<br />

devi<strong>en</strong>t « Kaiser ». La forme impériale est aussi adoptée par l’Autriche <strong>en</strong> 1745 : deux<br />

fait, il y a eu une certaine continuité <strong>du</strong> Droit romain <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t avant la grande redécouverte de l’oeuvre de<br />

Justini<strong>en</strong> au XIème siècle.<br />

62 Ch. DIEHL & G. MARCAIS, op. cit., p. 486-495.<br />

63 Principaux épisodes historiques : affrontem<strong>en</strong>ts idéologiques <strong>en</strong>tre « gallicans » (partisans de la suprématie<br />

royale) et « ultramontains » (partisans de la suprématie papale) <strong>en</strong> France, et « conflit <strong>du</strong> Sacerdoce et de<br />

l’Empire » dans l’Allemagne et l’Italie de l’époque aux XIIème et XIIIème siècle ; <strong>en</strong> Italie, les partisans <strong>du</strong><br />

pape étai<strong>en</strong>t les « guelfes », et ceux de l’empereur les « gibelins ».<br />

64 Suite aux frasques conjugales <strong>du</strong> roi H<strong>en</strong>ry VIII (1491-1547) qui l’am<strong>en</strong>èr<strong>en</strong>t à rompre avec la papauté,<br />

l’Eglise anglicane est bicéphale : l’archevêque de Canterbury est son chef spirituel, la Reine (ou le Roi) son chef<br />

temporel. Ce modèle est d’une certaine manière proche de celui de l’Empire romain d’Ori<strong>en</strong>t, si ce n’est que<br />

l’Empereur y avait la préémin<strong>en</strong>ce sur les patriarches (équival<strong>en</strong>t des archevêques de l’Eglise catholique) dans le<br />

domaine spirituel.<br />

65 A. SOBOUL, op. cit., pp. 285-290 & 495-497. Sur ce point, on appréciera à sa juste valeur l’emploi de<br />

l’adverbe « même » dans l’article 10 de la DDHC de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même<br />

religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ».<br />

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29<br />

empires vont donc coexister dans le monde germanique jusqu’à la fin de la Première Guerre<br />

Mondiale.<br />

Ce modèle impérial devait r<strong>en</strong>aître d’une certaine manière de 1933 à 1945 sous forme d’un<br />

régime totalitaire barbare et délirant, le « troisième Reich » (66). Le « Führer » (guide) est la<br />

nouvelle dénomination <strong>du</strong> souverain de ce « Reich ». D’une très grande cohér<strong>en</strong>ce, l’ordre<br />

juridique nazi émanait intégralem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> projet personnel d’Adolf Hitler, développée<br />

historiquem<strong>en</strong>t par tout un courant de p<strong>en</strong>sée faisant des Germains les desc<strong>en</strong>dants directs des<br />

Ary<strong>en</strong>s de l’Inde et par voie de conséqu<strong>en</strong>ce une « race » supérieure. L’idéologie nazie<br />

prés<strong>en</strong>tait donc une cohér<strong>en</strong>ce non moins grande sur le plan de l’application <strong>du</strong> modèle trifonctionnel<br />

avant même sa formulation (67) : ancrée à l’origine dans la troisième fonction (le<br />

monde <strong>du</strong> travail dévasté par le chômage et l’inflation), la doctrine nationale-socialiste de<br />

Hitler développa <strong>en</strong>suite un éclairage singulier de la première fonction (magnification de la<br />

mythologie germanique/nordique et affirmation d’une connexion ethnique privilégiée avec les<br />

Ary<strong>en</strong>s de l’Inde, parfaitem<strong>en</strong>t fantasmatique), pour <strong>en</strong>fin déboucher sur une forme de<br />

souveraineté autoritaire et dévastatrice sur les plans intérieur et extérieur <strong>en</strong> ce qui concerne la<br />

deuxième fonction (68). Dans le domaine <strong>du</strong> vivant (troisième fonction), le régime nazi<br />

montra des préoccupations d’avant-garde et développa des programmes originaux, ce qui ne<br />

manqua pas d’être exploité par certains « policiers de la p<strong>en</strong>sée » contemporains qui voi<strong>en</strong>t<br />

dans l’écologie politique un projet totalitaire (69).<br />

Décidém<strong>en</strong>t très puissant, ce fantasme impérial issu de l’antiquité romaine fut repris à son<br />

compte par le sultan ottoman Mehmed Fatih qui s’empara de Constantinople <strong>en</strong> 1453 et<br />

r<strong>en</strong>versa l’Empire romain d’Ori<strong>en</strong>t, et prit de façon singulière pour un « non europé<strong>en</strong> »le titre<br />

66 Le « deuxième Reich » est celui que nous v<strong>en</strong>ons d’évoquer (1871-1918), et le « premier Reich » est l’empire<br />

de Charlemagne, qui apparaît comme un souverain à la fois français et allemand sur le plan historique ; de façon<br />

significative, p<strong>en</strong>dant la IIème guerre mondiale, la division des Waff<strong>en</strong> SS composée de volontaires français<br />

s’appelait « division Charlemagne ».<br />

67 Les idées de DUMEZIL n’ont pu <strong>en</strong> effet influ<strong>en</strong>cer Hitler et les nazis puisque c’est <strong>en</strong> 1938 qu’il formule sa<br />

théorie pour la première fois, dans un cercle intellectuel français très restreint. Après qu’elle eût accédé à la<br />

célébrité « grand public » dans les années 60, il se trouvera évidemm<strong>en</strong>t quelques « policiers de la p<strong>en</strong>sée » ou<br />

autres escrocs intellectuels pour insinuer ou affirmer l’exist<strong>en</strong>ce de conniv<strong>en</strong>ces ou d’une complaisance pour le<br />

nazisme chez ce grand humaniste ou chez ceux qui prolong<strong>en</strong>t sa réflexion. Aujourd’hui <strong>en</strong>core, le même type<br />

d’indivi<strong>du</strong>s n’admet pas la référ<strong>en</strong>ce incontournable à la civilisation indo-europé<strong>en</strong>ne, parce qu’elle a été<br />

exploitée par le nazisme. On peut <strong>en</strong> dire autant de la philosophie de NIETZSCHE ou de la musique de<br />

WAGNER.<br />

68 Aussi curieux que cela puisse paraître, le régime nazi avait <strong>en</strong>trepris de forger une sorte de nouvelle religion,<br />

<strong>du</strong> moins une certaine forme de « spiritualité » ou de « philosophie » : cela incombait à un départem<strong>en</strong>t de<br />

l’organisation SS dénommé « Ahn<strong>en</strong>erbe » (= l’héritage de la consci<strong>en</strong>ce, approximativem<strong>en</strong>t). Ces recherches à<br />

la fois mythologiques et ethnicistes ont am<strong>en</strong>é ces « chercheurs » à s’intéresser non seulem<strong>en</strong>t à la civilisation<br />

indi<strong>en</strong>ne, mais aussi à la civilisation tibétaine. La « svastika » nazie est d’origine indo-tibétaine (« sauwastika »,<br />

tibétain « yungdrung ») et n’a évidemm<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> à voir sur le plan symbolique avec ce qu’on <strong>en</strong> fait les nazis, tout<br />

comme la croix celtique, autre symbole solaire, qui a été <strong>en</strong> quelque sorte « confisquée » par des mouvem<strong>en</strong>ts<br />

d’extrême <strong>droit</strong>e id<strong>en</strong>titaires et néo-nazis.<br />

69 Lois de protection de la biodiversité, mais « ethniquem<strong>en</strong>t pure ». Le Reichsführer SS Heinrich Himmler,<br />

ingénieur agronome, fut actif dans la promotion de l’agriculture biodynamique, agriculture biologique<br />

« cosmique » et très empreinte de la première fonction. A noter que le créateur de l’agriculture biodynamique,<br />

Rudolf STEINER (1861-1925) fut accusé de conniv<strong>en</strong>ce idéologique avec les nazis sur certains points de sa<br />

doctrine anthroposophique, probablem<strong>en</strong>t à cause de cette continuation postérieure à sa mort. Nous ne ferons pas<br />

l’honneur aux « policiers de la p<strong>en</strong>sée » spécialistes de l’amalgame haineux et inculte de les citer, aux lecteurs et<br />

lectrices de les découvrir...<br />

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30<br />

de « Kayzer-i-Roum » (« Empereur des Romains » <strong>en</strong> arabe) (70). Il concerna <strong>en</strong>core la<br />

Russie des tsars (71), mais aussi la France. Exerçant un pouvoir autoritaire <strong>en</strong> tant que<br />

« Premier Consul » dans le régime réactionnaire <strong>du</strong> « Consulat » issu de la période contrerévolutionnaire<br />

<strong>du</strong> « Directoire », Napoléon Bonaparte devait le repro<strong>du</strong>ire <strong>en</strong> se faisant<br />

couronner empereur par le pape <strong>en</strong> 1804, repr<strong>en</strong>ant la tradition <strong>du</strong> roi de France se faisant<br />

sacrer par l’archevêque de Reims depuis Pépin le Bref, ce qui procède de la même démarche<br />

symbolique. En revanche, c’est par plébiscite que son petit-fils présumé Louis-Napoléon se fit<br />

proclamer empereur <strong>en</strong> 1852 après un coup d’état <strong>en</strong> 1851, le pape <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t ayant<br />

probablem<strong>en</strong>t été <strong>en</strong>clin à rejeter une telle requête de la part d’un personnage aussi<br />

opportuniste et insignifiant. On doit aussi m<strong>en</strong>tionner l’épisode lam<strong>en</strong>table d’un dictateur<br />

africain, « grand ami de la France », qui se fait sacrer « empereur de C<strong>en</strong>trafrique » <strong>en</strong> 1977...<br />

Il n’est pas jusqu’à la petite Irlande qui ne fut concernée par cette démarche, quoique de façon<br />

tout à fait unique. En 1003, le roi Brian Boru, régnant sur le petit royaume celtique de Dal<br />

gCais dans l’ouest de l’île mais étant parv<strong>en</strong>u à fédérer de nombreuses forces dispersées pour<br />

vaincre les Vikings, se fait sacrer « imperator Scottorum » dans la cathédrale d’Armagh, siège<br />

de l’archevêque primat d’Irlande (72).<br />

Cette démarche symbolique <strong>du</strong> sacre <strong>du</strong> souverain a son importance dans l’exercice <strong>du</strong><br />

pouvoir législatif par celui-ci, <strong>en</strong> ce que la deuxième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne exerce le pouvoir<br />

juridique au nom de la première, qui <strong>en</strong> est le dépositaire historique, mais aussi, dans une<br />

certaine mesure, au nom <strong>du</strong> peuple qui constitue la troisième fonction, <strong>en</strong> vertu <strong>du</strong> legs<br />

historique <strong>du</strong> passage de la République à l’Empire à Rome (73). Le paradigme impérial<br />

romain est donc sous jac<strong>en</strong>t au Moy<strong>en</strong> Age, jusqu’à la fin de l’Anci<strong>en</strong> Régime et même après<br />

<strong>en</strong> France, et il devait se maint<strong>en</strong>ir plus longtemps dans les mondes germanique et slave.<br />

Mais la suprématie de l’Empereur sur le Roi a aussi un s<strong>en</strong>s politique, cette dim<strong>en</strong>sion<br />

temporelle dérivant sans doute de la dim<strong>en</strong>sion spirituelle que l’on vi<strong>en</strong>t d’évoquer, mais<br />

aussi d’une certaine dim<strong>en</strong>sion de souveraineté populaire incarnée par la noblesse et l’Eglise :<br />

70 Ce détail historique est à ranger dans les argum<strong>en</strong>ts plaidant <strong>en</strong> faveur de l’européanité de la Turquie<br />

actuelle, d’autant plus que, d’un point de vue strictem<strong>en</strong>t ethnique, les ancêtres des Turcs ont la même origine<br />

géographique (« Turkestan », « Turkm<strong>en</strong>istan »...) que les Indo-ary<strong>en</strong>s ou Indo-europé<strong>en</strong>s : l’Asie c<strong>en</strong>trale...<br />

71 Le mot russe « tsar » dérive de « César », tout comme le mot allemand « Kaiser ». Ivan le Terrible est le<br />

premier prince russe a pr<strong>en</strong>dre le titre de tsar <strong>en</strong> 1547.<br />

72 P. JOANNON, op. cit., p. 40-41. Noter que l’anci<strong>en</strong>ne auto-désignation des Irlandais <strong>en</strong> latin était « Scotti »,<br />

et c’est <strong>en</strong> raison des mouvem<strong>en</strong>ts migratoires anci<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tre le nord de l’Irlande et l’Ecosse que les Ecossais ont<br />

été appelés « Scots/scottish » <strong>en</strong> anglais, alors que la population autochtone de l’Ecosse était constituée des<br />

Pictes (« Picts »), qui étai<strong>en</strong>t aussi prés<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> Irlande. Conséqu<strong>en</strong>ce : le gaélique d’Ecosse est très proche <strong>du</strong><br />

gaélique d’Irlande, dont il provi<strong>en</strong>t, la langue picte étant mal connue. Les Romains, <strong>en</strong> revanche, appelai<strong>en</strong>t les<br />

Irlandais « Hiberni » et les Ecossais « Caledoni ».<br />

73 M. HUMBERT, §§ 401-408 : l’imperator est avant tout un consul dev<strong>en</strong>u chef de guerre auquel le sénat et le<br />

peuple romain (« SPQR » des inscriptions et des insignes militaires) confi<strong>en</strong>t le pouvoir (potestas), <strong>en</strong> le revêtant<br />

d’une dim<strong>en</strong>sion divine lui conférant une autorité spirituelle/magique (auctoritas). La société romaine antérieure<br />

avait été marquée au contraire par une séparation systématique de la potestas (deuxième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne)<br />

et de l’auctoritas (première fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne). Selon le même auteur (ibid., §§ 414-416), les fondem<strong>en</strong>ts<br />

juridiques <strong>du</strong> pouvoir impérial romain sont l’imperium proconsulaire, la puissance tribunici<strong>en</strong>ne (li<strong>en</strong><br />

organique/historique avec le peuple) et l’auctoritas, la potestas consistant <strong>en</strong> la somme des deux premiers<br />

fondem<strong>en</strong>ts. Plus tard, dans la société médiévale, les canonistes débattront à l’infini pour savoir si le pouvoir<br />

royal, dérivé <strong>du</strong> pouvoir impérial, procède de Dieu (qui « le veut ») ou <strong>du</strong> peuple (J. GAUDEMET, op. cit., p.<br />

170-172). En 1789, a souveraineté populaire trouvera un nouveau fondem<strong>en</strong>t mystique dans la Nation, liée à la<br />

notion de patrie (là où l’on naît, sur le territoire des pères) : « La Nation, le Roi, la Loi » fut la devise de la<br />

République jusqu’au régicide de 1793.<br />

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31<br />

« L’empereur est au-dessus des <strong>du</strong>cs. Il fait les rois. Cette puissance politique trouve son expression dans la<br />

législation que (la Diète) « fait » et défait à son gré et qui, édictée par l’Empereur, sert aussi son pouvoir.<br />

Comme l’empereur romain <strong>du</strong> VIème siècle, l’empereur germanique est « loi vivante ».<br />

Sout<strong>en</strong>ue par les légistes, forte des souv<strong>en</strong>irs romains, la législation impériale n’est cep<strong>en</strong>dant pas toutepuissante.<br />

Elle a besoin <strong>du</strong> concours des princes territoriaux. Ceux-ci parfois le marchand<strong>en</strong>t.<br />

La législation impériale se fait dans les Diètes. A côté des Palatins on y r<strong>en</strong>contre les grands feudataires, laïcs<br />

(les <strong>du</strong>cs) et ecclésiastiques (<strong>en</strong> particulier les archevêques de Trêves, Cologne, May<strong>en</strong>ce) qui dispos<strong>en</strong>t des<br />

<strong>droit</strong>s régali<strong>en</strong>s. La Diète élit le souverain, celui qui, par le sacre à Rome, devi<strong>en</strong>dra l’Empereur. Elle l’assiste,<br />

quand il juge ou légifère. Aussi a t’on pu parler d’un « caractère contractuel » de la législation impériale »(74).<br />

Cette suprématie symbolique de l’Empereur sur les rois (ceux de l’empire et ceux d’à côté !)<br />

devait pousser les légistes français <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong> Age à aller jusqu’à poser que « le Roi est<br />

Empereur <strong>en</strong> son pays » , ce qui pouvait s’interpréter de deux manières :<br />

- interprétation immédiate et évid<strong>en</strong>te : l’empereur romain-germanique n’avait aucun <strong>droit</strong> sur<br />

le royaume de France ;<br />

- interprétation profonde et audacieuse : le roi de France lui-même était un autre desc<strong>en</strong>dant<br />

symbolique de l’empereur romain (75).<br />

Lorsqu’il fallut réformer les Universités <strong>en</strong> 1598, le <strong>droit</strong> pour le roi H<strong>en</strong>ri IV de réglem<strong>en</strong>ter<br />

les études <strong>en</strong> tant qu’« empereur <strong>en</strong> son pays » (donc dét<strong>en</strong>ant une parcelle <strong>du</strong> pouvoir papal,<br />

l’Eglise étant l’autorité de tutelle des Universités à l’époque) fut proclamé sol<strong>en</strong>nellem<strong>en</strong>t par<br />

de Thou, premier présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong> Parlem<strong>en</strong>t de Paris, qui était un légiste. La maxime fut aussi<br />

invoquée <strong>en</strong> France à l’<strong>en</strong>contre <strong>du</strong> pape lors des Etats généraux de Blois <strong>en</strong> 1588 pour t<strong>en</strong>ter<br />

justifier le gallicanisme, mais le roi arbitra par prud<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> faveur de l’ultramontanisme (76).<br />

Cette préémin<strong>en</strong>ce historique de la figure de l’Empereur sur celle <strong>du</strong> Roi ne pr<strong>en</strong>dra fin<br />

qu’avec la Ière Guerre mondiale au XXème siècle, s’explique par son ancrage dans chacune<br />

des trois fonctions de DUMEZIL tel qu’hérité de l’Antiquité romaine.<br />

On serait t<strong>en</strong>té de résumer ce conflit <strong>en</strong>tre les figures symboliques <strong>du</strong> Pape, de l’Empereur et<br />

<strong>du</strong> Roi pour le contrôle de la fonction juridique sous l’image de deux « chaises musicales »<br />

(les première et deuxième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>nes) que se disput<strong>en</strong>t ces trois figures, la<br />

musique et son arrêt occasionnel étant le processus événem<strong>en</strong>tiel historique.<br />

C’est d’une toute autre logique que relève la figure de l’Empereur dans la civilisation<br />

chinoise : nul Roi ou Pape à concurr<strong>en</strong>cer, mais simplem<strong>en</strong>t une position de « mandat<br />

céleste » qui <strong>en</strong> fait un « despote éclairé » au s<strong>en</strong>s occid<strong>en</strong>tal <strong>du</strong> terme (77). L’Empereur<br />

apparaît <strong>en</strong> Chine au IIIème siècle BC comme un roi (Quin Shi Huangdi) qui a acquis la<br />

préémin<strong>en</strong>ce sur les autres, suite à la période dite des « royaumes combattants » et qui<br />

instaure un régime despotique sur un vaste territoire issu de ses conquêtes, et Ashoka procède<br />

de même <strong>en</strong> Inde à la même époque. Il semble donc y avoir un socle commun planétaire à<br />

l’émerg<strong>en</strong>ce de la figure de l’Empereur à partir de celle <strong>du</strong> Roi, qui lui préexiste, et cela<br />

implique <strong>en</strong> pratique la conquête ou la maîtrise d’un vaste territoire impérial, alors qu’un<br />

74 J. GAUDEMET, op. cit., p. 145. La « Diète » est le nom de l’assemblée délibérante qui se réunit à un jour<br />

fixé à l’avance (« die dicta ») ; le terme a été conservé dans la Pologne actuelle, et apparaît dans l’allemand « -<br />

tag » ou le scandinave « -dag ». A noter que le régime nazi ne supprima pas le « Reichstag » issu de la<br />

république de Weimar, bi<strong>en</strong> qu’il fût dev<strong>en</strong>u une assemblée croupion <strong>du</strong> fait de la suppression <strong>du</strong> pluralisme<br />

politique.<br />

75 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 235 & 460. J. GAUDEMET, op. cit., p. 137. Cette position des légistes<br />

français s’appuyait confortablem<strong>en</strong>t sur deux décrétales papales distinctes.<br />

76 A. RIGAUDIERE, op. cit., pp. 323 & 600. Cf. note 63.<br />

77 On appelle « despotisme éclairé » la doctrine des souverains europé<strong>en</strong>s <strong>du</strong> XVIIIème siècle qui s’<strong>en</strong>tourai<strong>en</strong>t<br />

des conseils des philosophes des Lumières, voire <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t ces philosophes à leur cour (Frédéric II de Prusse,<br />

Catherine II de Russie...), afin d’exercer leur fonction conformém<strong>en</strong>t à la « raison », mais sans r<strong>en</strong>oncer à<br />

l’absolutisme.<br />

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32<br />

royaume peut rester minuscule. Cep<strong>en</strong>dant, même les Grecs, qui fonctionnai<strong>en</strong>t<br />

territorialem<strong>en</strong>t sur la base de cités de faible ét<strong>en</strong><strong>du</strong>e et qui eur<strong>en</strong>t de graves difficultés pour<br />

t<strong>en</strong>ir tête au puissant empire perse voisin, connur<strong>en</strong>t la t<strong>en</strong>tation impériale à deux reprises :<br />

- expédition athéni<strong>en</strong>ne de colonisation de la Sicile et <strong>du</strong> sud de l’Italie (« Grande Grèce »),<br />

qui échoue au profit des Romains <strong>en</strong> pleine expansion ;<br />

- Alexandre III, roi de Macédoine, soumet l’<strong>en</strong>semble de la Grèce et conquiert<br />

progressivem<strong>en</strong>t l’empire perse pour aller jusqu’<strong>en</strong> Inde <strong>du</strong> nord, sans l<strong>en</strong>demain.<br />

Le régime impérial chinois <strong>du</strong>rera jusqu’<strong>en</strong> 1911, pour céder la place à un régime républicain,<br />

dont la République populaire actuelle est indirectem<strong>en</strong>t issue à travers l’émerg<strong>en</strong>ce<br />

insurrectionnelle décisive <strong>du</strong> Parti communiste chinois dans le processus politique <strong>en</strong>tre les<br />

deux guerres mondiales, puis p<strong>en</strong>dant la résistance chinoise l’invasion japonaise<br />

conjointem<strong>en</strong>t avec le généralissime républicain Chiang Kai-shek.<br />

Dans la civilisation japonaise, plus tardive et fortem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cée par la Chine sur le plan de<br />

la philosophie politique confucianiste et par la Corée sur la plan de la religion (importation <strong>du</strong><br />

bouddhisme et <strong>du</strong> taoïsme se superposant au shintoïsme, la religion traditionnelle),<br />

l’Empereur est un desc<strong>en</strong>dant mythique de la déesse <strong>du</strong> soleil. Sa figure politique (« t<strong>en</strong>nô »)<br />

apparaît au VIIème siècle à travers la préémin<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> monarque <strong>du</strong> royaume <strong>du</strong> Yamato, qui<br />

est au départ plus un médiateur <strong>en</strong>tre les féodaux de l’époque qu’un véritable roi (« ôkimi ») ;<br />

ce régime royal pré-impérial promulgue <strong>en</strong> 604 une « Constitution <strong>en</strong> 17 articles »,<br />

« recommandations d’ordre général qui reflèt<strong>en</strong>t une conception selon laquelle l’ordre ici-bas<br />

doit refléter l’ordre de la nature » et t<strong>en</strong>dant à « construire un Etat sino-bouddhique » (78).<br />

Puis l’empire japonais apparaît <strong>en</strong> tant que tel à travers le changem<strong>en</strong>t de nom de « Yamato »<br />

<strong>en</strong> « Nihon » (ou « Nippon »), pays <strong>du</strong> Soleil levant, sous l’influ<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> taoïsme v<strong>en</strong>u de<br />

Corée mais d’origine chinoise. L’imitation <strong>du</strong> modèle chinois se tra<strong>du</strong>it par l’institution d’une<br />

bureaucratie d’Etat importante et l’édiction de codes juridiques très complets, portant sur le<br />

Droit Pénal et le Droit Administratif, mais très peu sur le Droit Civil, puisque, comme dans la<br />

Chine impériale, la prégnance conservatrice des rites et de la morale confucianistes le r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />

quasim<strong>en</strong>t inutile (79). Le code « Daiho » de 701 devait avoir une influ<strong>en</strong>ce postérieure<br />

pluriséculaire sur le Droit japonais. La figure de l’Empereur existe toujours au Japon et sa<br />

personne reste sacrée <strong>du</strong> fait de son ancrage mythique, mais son instrum<strong>en</strong>talisation antérieure<br />

dans le processus impérialiste et nationaliste/belliciste <strong>en</strong> Extrême-ori<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>é par les<br />

gouvernem<strong>en</strong>ts japonais jusqu’à la IIème Guerre mondiale lui interdit toute interv<strong>en</strong>tion<br />

spontanée dans les affaires publiques, ses faits et gestes étant extrêmem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>cadrés par ses<br />

services et le gouvernem<strong>en</strong>t (80).<br />

Mais si l’Empereur <strong>en</strong> tant que figure semble disparaître de la scène juridique et politique<br />

occid<strong>en</strong>tale au XXème siècle, le concept d’empire (sans empereur) connaît un r<strong>en</strong>ouveau avec<br />

l’expansion coloniale qui comm<strong>en</strong>ce au XVème siècle avec la redécouverte de l’Amérique<br />

par Christophe Colomb, pour le compte <strong>du</strong> roi d’Espagne Charles-Quint qui était aussi à la<br />

78 Pierre-François SOUYRI : Nouvelle histoire <strong>du</strong> Japon, Perrin, 2010, pp. 70 & 81-86.<br />

79 P.-F. SOUYRI, op. cit., p. 114-123. Cette référ<strong>en</strong>ce au « Soleil levant » marque symboliquem<strong>en</strong>t<br />

l’autonomisation politique et symbolique vis-à-vis de la Chine, « Empire <strong>du</strong> Milieu » pour lequel le Japon est<br />

naturellem<strong>en</strong>t le « pays <strong>du</strong> soleil couchant »...<br />

80 Ainsi la prise de parole exceptionnelle de l’empereur Akihito le 16 mars 2011 lors de la catastrophe naturelle<br />

et technologique frappant le nord de l’île principale de Honshu doit-elle être considérée comme une t<strong>en</strong>tative de<br />

conjurer le sort <strong>en</strong> mobilisant cette asc<strong>en</strong>dance mythique pour v<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> aide aux moy<strong>en</strong>s temporels débordés et<br />

accablés par la conjonction des trois catastrophes (séisme majeur créant un tsunami dévastateur, et accid<strong>en</strong>t<br />

nucléaire majeur consécutif). Mais cette prise de parole n’a pu se faire qu’avec l’accord <strong>du</strong> gouvernem<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />

place.<br />

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33<br />

tête <strong>du</strong> Saint-Empire. Le colonialisme europé<strong>en</strong>, qui se développe d’abord dans les Amériques<br />

puis à partir <strong>du</strong> XVIIIème siècle <strong>en</strong> Asie, Afrique et Océanie recrée une nouvelle forme<br />

d’empire, à l’échelle pot<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t planétaire. Le colonialisme donne naissance à<br />

l’impérialisme qui peut s’afficher dans certains cas (81), ou rester implicite. Dans le cas très<br />

particulier des Etats-Unis, les colonisés émancipés devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t immédiatem<strong>en</strong>t colonisateurs<br />

et impérialistes (82).<br />

1.4. LE LEGS DU DROIT DE L’ANCIEN REGIME EN FRANCE<br />

1.4.1. LA TENDANCE A L’UNIFICATION DU DROIT ECRIT<br />

La longue transition <strong>en</strong>tre la fin de l’Empire romain d’occid<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 476 et la société dite<br />

moderne, qui apparaît à la fin <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong> Age (83) avec la période connue sous le nom de<br />

« R<strong>en</strong>aissance », marque la prédominance <strong>en</strong> <strong>Europe</strong> d’un <strong>droit</strong> coutumier et<br />

géographiquem<strong>en</strong>t éclaté qui t<strong>en</strong>d à connaître des poussées périodiques de passage à la<br />

codification écrite sous l’impulsion de certains souverains. En France, l’élaboration <strong>du</strong> Code<br />

Civil dans la dernière déc<strong>en</strong>nie <strong>du</strong> XVIIIème siècle a été précédée par les t<strong>en</strong>tatives de<br />

certains rois et/ou des légistes de l’époque qui les assistai<strong>en</strong>t de codifier par écrit le maximum<br />

de règles de <strong>droit</strong> dans le royaume ; on se bornera à m<strong>en</strong>tionner deux phases ess<strong>en</strong>tielles :<br />

- au XVIème siècle, plusieurs ordonnances royales t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à unifier le <strong>droit</strong> dans certains<br />

domaines (84) ;<br />

- au XVIIème siècle, Pussort, sous l’autorité de son neveu Colbert, ministre de Louis XIV,<br />

élabore des ordonnances, puis, de façon plus limitée, d’Aguesseau sous Louis XV(85).<br />

81 Au XIXème siècle, la reine Victoria est « impératrice des Indes », et l’empire britannique survit<br />

symboliquem<strong>en</strong>t aujourd’hui sous la forme <strong>du</strong> « British Commonwealth » : la reine d’Angleterre st<br />

théoriquem<strong>en</strong>t le chef de 16 Etats (Canada, Australie, K<strong>en</strong>ya, etc.). L’empire (colonial) français » <strong>en</strong> Afrique et<br />

sur d’autres contin<strong>en</strong>ts est une expression usitée jusqu’au milieu <strong>du</strong> XXème siècle, alors même que la France<br />

métropolitaine n’a plus de régime impérial ni même royal.<br />

82 Noam CHOMSKY : Futurs proches ; liberté, indép<strong>en</strong>dance et impérialisme au XXIème siècle, Ed. Lu, 2010,<br />

p. 27 : « Les Etats-Unis sont sans doute le seul pays qui ait été fondé <strong>en</strong> tant qu’« empire naissant », pour<br />

repr<strong>en</strong>dre les mots <strong>du</strong> père de la nation, Georges Washington ». L’impérialisme étatsuni<strong>en</strong>, découlant de la<br />

victoire militaire et politique des Etats-Unis dans les deux guerres mondiales et de la suprématie économique<br />

acquise de ce fait sur l’<strong>Europe</strong>, connut un coup d’arrêt avec sa défaite dans la guerre <strong>du</strong> Vietnam (1964-1975) et<br />

une défaite symbolique avec l’attaque terroriste islamique dévastatrice à New York <strong>du</strong> 11 septembre 2001. Sa<br />

défaite morale et idéologique est déjà acquise (émancipation des Etats d’Amérique latine, scandale international<br />

de la prison de Guantanamo...). Les premiers actes impérialistes à caractère ouvert des Etats-Unis sont la<br />

conquête de la Floride <strong>en</strong> 1818, puis l’annexion de Cuba, Porto-Rico et Hawaï <strong>en</strong> 1898. A la même époque, l’île<br />

caraïbe d’Hispaniola (Haïti + République dominicaine actuelle) fait l’objet d’une annexion de fait. Auteur<br />

principal de la déclaration d’indép<strong>en</strong>dance, Thomas Jefferson, présid<strong>en</strong>t des Etats-Unis de 1801 à 1809,<br />

considérait comme allant de soi la prise de contrôle progressive de tout le contin<strong>en</strong>t américain, pour le plus grand<br />

bonheur des peuples « libérés ».<br />

83 Celle-ci est généralem<strong>en</strong>t fixée à la prise de Constantinople par les Turcs <strong>en</strong> 1453, qui marque la fin de<br />

l’Empire gréco-asiatique d’ori<strong>en</strong>t, héritier de l’Empire romain d’ori<strong>en</strong>t : à l’est, pas de transition, un Empire<br />

chasse l’autre, avant que l’Empire ottoman ne se désagrége au XIXème siècle et au début <strong>du</strong> XXème siècle pour<br />

donner naissance à la Turquie moderne.<br />

84 L’Ordonnance de Villers-Cotterets (1539) de François Ier restreint la compét<strong>en</strong>ce de la justice ecclésiastique,<br />

organise les procé<strong>du</strong>res cont<strong>en</strong>tieuses et impose l’usage de la langue française <strong>en</strong> lieu et place <strong>du</strong> latin ou des<br />

parlers vernaculaires. L’Ordonnance de Moulins (1566), prise sous la rég<strong>en</strong>ce de Charles IX par Marie de<br />

Médicis, compr<strong>en</strong>d de nombreuses modifications sur la réforme de la justice qui seront reprises par le Code<br />

Civil.<br />

85 J. GAUDEMET, op. cit., p. 155-160 .<br />

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34<br />

En Droit Privé, il s’agissait de mettre fin aux distorsions créées par la partition <strong>du</strong> royaume<br />

<strong>en</strong>tre « pays de <strong>droit</strong> écrit » (au sud) et « pays de <strong>droit</strong> coutumier » (au nord). En Droit Public,<br />

il s’agissait de conforter les fonctions « régali<strong>en</strong>nes » (86) et d’<strong>en</strong> préciser le cont<strong>en</strong>u. Les<br />

fonctions régali<strong>en</strong>nes actuelles, héritière des prérogatives royales de la deuxième fonction,<br />

revêt<strong>en</strong>t une dim<strong>en</strong>sion juridique fondam<strong>en</strong>tale : déf<strong>en</strong>se, police, justice, relations<br />

internationales et émission monétaire (aujourd’hui transférée à la Banque c<strong>en</strong>trale<br />

europé<strong>en</strong>ne). En France, le pouvoir réglem<strong>en</strong>taire lié aux missions de police administrative<br />

générale ou spéciale et les sanctions administratives sont le legs de cette situation. Certaines<br />

de ces anci<strong>en</strong>nes ordonnances royales (à l’époque où la loi votée par un Parlem<strong>en</strong>t n’existait<br />

pas) pro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core des effets juridiques aujourd’hui (87).<br />

1.4.2. L’AUTONOMISATION PROGRESSIVE DE LA JUSTICE<br />

Mais la souveraineté juridique ne porte pas seulem<strong>en</strong>t sur le pouvoir d’édicter une législation :<br />

elle emporte aussi la faculté de juger, de trancher des litiges. Dans l’Antiquité, la justice est<br />

d’abord exercée par la première fonction, celle <strong>du</strong> « sacré »., puis par la deuxième, celle de la<br />

souveraineté politico-militaire. En tant que composante de la deuxième fonction, la noblesse<br />

médiévale développe un rapport nouveau au <strong>droit</strong> car l’évolution <strong>du</strong> système féodal fait<br />

apparaître des « seigneurs justiciers », parallèlem<strong>en</strong>t à la fonction juridictionnelle <strong>du</strong> roi et de<br />

l’Eglise. L’émerg<strong>en</strong>ce de cette couche spécifique s’explique par l’évolution complexe <strong>du</strong><br />

système institutionnel mérovingi<strong>en</strong> puis carolingi<strong>en</strong>, où la justice était r<strong>en</strong><strong>du</strong>e au nom <strong>du</strong> roi<br />

(ou de l’empereur) par des comtes qui étai<strong>en</strong>t mobiles et t<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t des « plaids » périodiques <strong>en</strong><br />

présidant des jurys populaires (88), vers le système féodal consécutif à l’avènem<strong>en</strong>t de la<br />

dynastie capéti<strong>en</strong>ne, dans lequel la justice (« haute » et « basse ») est principalem<strong>en</strong>t exercée<br />

par le seigneur, mais aussi par l’Eglise. La justice royale coiffe l’<strong>en</strong>semble, avec une<br />

autonomisation croissante de la fonction judiciaire de la cour <strong>du</strong> roi, à travers la « cour de<br />

Parlem<strong>en</strong>t » (« curia regis in parlam<strong>en</strong>to »), qui émerge <strong>en</strong> 1250 et peut être<br />

occasionnellem<strong>en</strong>t présidée par le roi (89).<br />

Par la suite, cette cour va se démultiplier dans les provinces, les « Parlem<strong>en</strong>ts » étant les<br />

ancêtres des actuelles Cours d’appel ; ce sont des « cours souveraines » (i.e. cours « statuant<br />

au nom <strong>du</strong> souverain »). En fait, deux mouvem<strong>en</strong>ts sont décelables :<br />

a) la « cour de Parlem<strong>en</strong>t » c<strong>en</strong>trale (parisi<strong>en</strong>ne) essaime <strong>en</strong> province pour y t<strong>en</strong>ir des<br />

« Grands Jours » ;<br />

86 Etymologiquem<strong>en</strong>t, « régali<strong>en</strong> » = « royal » (doublet linguistique).<br />

87 On peut citer l’Ordonnance de Moulins (1566); s’agissant de la délimitation <strong>du</strong> domaine public maritime,<br />

l’Ordonnance sur la Marine de 1681 (Colbert/Louis XIV) est restée <strong>en</strong> vigueur jusqu’à l’<strong>en</strong>trée <strong>en</strong> vigueur <strong>du</strong><br />

CG3P <strong>en</strong> 2006 (art. L 2114, al. 3), et a été considérée comme un chef d’oeuvre législatif par les comm<strong>en</strong>tateurs<br />

ultérieurs.<br />

88 Cette tradition franque - donc germanique - de justice populaire est à l’origine de l’importance des « jurys »<br />

dans les pays anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats <strong>du</strong> Commonwealth), et, de façon plus indirecte, aux Etats-<br />

Unis. En France, le jury de la Cour d’Assises de <strong>droit</strong> commun est la seule survivance de cette tradition.<br />

89 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 43, 62, 103-105, 166-174. Le seigneur justicier n’est pas le desc<strong>en</strong>dant<br />

institutionnel <strong>du</strong> comte justicier mérovingi<strong>en</strong>, r<strong>en</strong>dant la justice au nom <strong>du</strong> Roi, mais <strong>du</strong> propriétaire<br />

« immuniste » (église, monastère ou grand propriétaire bénéficiant d’un privilège d’immunité judiciaire octroyé<br />

par le Roi), qui exerce une justice privée hors de la compét<strong>en</strong>ce comtale, donc indirectem<strong>en</strong>t royale. On voit<br />

donc apparaître progressivem<strong>en</strong>t une justice ecclésiastique parallèlem<strong>en</strong>t à la justice seigneuriale, la cour <strong>du</strong> roi<br />

faisant office de juge d’appel et de cassation à la fois. Sur le domaine royal, la justice est r<strong>en</strong><strong>du</strong>e par les baillis et<br />

sénéchaux, qui sont des administrateurs à titre principal. Le prévôt est un juge royal de <strong>droit</strong> commun ayant une<br />

compét<strong>en</strong>ce de principe là où baillis et sénéchaux n’<strong>en</strong> ont point.<br />

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35<br />

b) des « parlem<strong>en</strong>ts » sont créés directem<strong>en</strong>t dans certaines provinces pour des raisons<br />

historiques et politiques particulières (90).<br />

Outre leur fonction juridictionnelle d’appel sur les décisions des juridictions inférieures<br />

(« arrêt » de la procé<strong>du</strong>re), les Parlem<strong>en</strong>ts/parlem<strong>en</strong>ts ont pour mission d’<strong>en</strong>registrer les<br />

ordonnances royales afin d’assurer leur publicité et leur opposabilité dans la province, et un<br />

« <strong>droit</strong> de remontrance » au souverain dans le but de l’am<strong>en</strong>er à rev<strong>en</strong>ir sur sa décision. Les<br />

Parlem<strong>en</strong>ts peuv<strong>en</strong>t par ailleurs r<strong>en</strong>dre des « arrêts de règlem<strong>en</strong>t » à portée générale dans<br />

certaines conditions, ce qui crée une source de <strong>droit</strong> supplém<strong>en</strong>taire ; ces sources de <strong>droit</strong> à<br />

portée générale sont légitimées par leur qualité de cour souveraine (91). Si l’on ajoute à cela<br />

la pratique fréqu<strong>en</strong>te <strong>du</strong> refus d’<strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>t de certaines ordonnances, on constate que les<br />

Parlem<strong>en</strong>ts jou<strong>en</strong>t un rôle politique croissant au détrim<strong>en</strong>t <strong>du</strong> pouvoir royal, au point qu’<strong>en</strong><br />

1756 le Parlem<strong>en</strong>t de Paris lance l’idée que les Parlem<strong>en</strong>ts provinciaux ne sont que les<br />

« classes » d’un Parlem<strong>en</strong>t unique, indivisible et distribué spatialem<strong>en</strong>t pour des raisons<br />

purem<strong>en</strong>t techniques (92). Il avait déjà été <strong>en</strong> 1648 un des acteurs de la « Fronde »,<br />

mouvem<strong>en</strong>t de contestation de l’absolutisme <strong>du</strong> pouvoir c<strong>en</strong>tral <strong>du</strong> cardinal Mazarin lors de<br />

l’interrègne Louis XIII-Louis XIV (93). Cet épisode majeur de l’autonomisation <strong>du</strong> pouvoir<br />

juridique par rapport au souverain dans le contexte français fut précédé par de nombreuses<br />

considérations doctrinales émanant de « parlem<strong>en</strong>taires » (donc de juges) t<strong>en</strong>dant à soumettre<br />

la royauté elle-même au Droit, <strong>en</strong> effectuant une distinction <strong>en</strong>tre « lois <strong>du</strong> royaume » - à la<br />

discrétion <strong>du</strong> roi <strong>en</strong> place - et « lois fondam<strong>en</strong>tales » - applicables au Roi lui même et<br />

d’origine « naturellem<strong>en</strong>t » divine (94). Ce sont les prémices <strong>du</strong> Droit Constitutionnel<br />

moderne qui apparaiss<strong>en</strong>t au XVIème siècle <strong>en</strong> France dans ce débat de juristes qui, d’un<br />

point de vue rétrospectif, assum<strong>en</strong>t pleinem<strong>en</strong>t leur rôle dans la première fonction<br />

<strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne.<br />

Dès lors, le ver était dans le fruit : cette autonomisation croissante des juges des « cours<br />

souveraines » pose les prémices <strong>du</strong> débat <strong>du</strong> XXème siècle sur le « gouvernem<strong>en</strong>t des juges »<br />

<strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ce politique, et, <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant, la t<strong>en</strong>sion politique croît considérablem<strong>en</strong>t au XVIIIème<br />

siècle <strong>en</strong>tre le pouvoir royal et les Parlem<strong>en</strong>ts. Les révolutionnaires de 1789 <strong>en</strong> tireront les<br />

conséqu<strong>en</strong>ces qu’ils estimai<strong>en</strong>t fondées, à savoir la toute-puissance <strong>du</strong> peuple législateur et<br />

une méfiance profonde pour les juges soupçonnés d’infidélité pot<strong>en</strong>tielle au nouveau régime<br />

républicain, alors même que leur dissid<strong>en</strong>ce leur avait été fort utile pour saper l’absolutisme<br />

royal (95). Ils étai<strong>en</strong>t d’autant plus fondés à le vouloir que les juges appart<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t malgré tout<br />

à la « noblesse de robe », par opposition avec la « noblesse d’épée » qui desc<strong>en</strong>dait des<br />

seigneurs <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong> Age et constituait l’ossature de la cour <strong>du</strong> Roi à Versailles ; de plus, ils<br />

achetai<strong>en</strong>t leur charge au Roi tout comme les officiers ministériels d’aujourd’hui l’achèt<strong>en</strong>t à<br />

l’Etat (notaires, huissiers...), étai<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t corrompus, extrêmem<strong>en</strong>t l<strong>en</strong>ts, et recevai<strong>en</strong>t des<br />

90 A. RIGAUDIERE (op. cit., p. 362-370) fait utilisation pédagogique de la majuscule et de la minuscule <strong>en</strong><br />

distinguant « le Parlem<strong>en</strong>t », ses « Grands Jours » provinciaux et les « parlem<strong>en</strong>ts » provinciaux institués<br />

directem<strong>en</strong>t (Bretagne, Bourgogne, Prov<strong>en</strong>ce...).<br />

91 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., § 400.<br />

92 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 393-408.<br />

93 Le 13 mai 1648, le Parlem<strong>en</strong>t parisi<strong>en</strong>, opposé à une réforme de la fiscalité des offices voulue par Mazarin,<br />

convoque les trois autres cours souveraines de Paris (Grand Conseil, Chambre des Comptes et Cour des Aides)<br />

pour adopter, « dans l’intérêt <strong>du</strong> public et la déf<strong>en</strong>se de l’Etat », un « arrêt d’Union » <strong>en</strong>tre les quatre juridictions<br />

solidaires face à l’autoritarisme cardinalice. « Sur la base de ce texte, tous les parlem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> royaume repr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />

le thème de la solidarité et souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t constituer un corps unique qui, <strong>en</strong> toutes circonstances, doit faire bloc »<br />

(A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 664).<br />

94 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 515-521.<br />

95 « Le juge doit être la bouche de la loi » (Robespierre). Interdiction des « arrêts de règlem<strong>en</strong>t » par l’article 5<br />

<strong>du</strong> Code Civil de 1804, toujours <strong>en</strong> vigueur..<br />

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36<br />

plaideurs des « épices » (dons <strong>en</strong> nature), ce qui r<strong>en</strong>dait leur impartialité problématique dans<br />

le règlem<strong>en</strong>t des litiges (96) .<br />

Une des premières initiatives de l’Assemblée législative qui succéda à l’Assemblée<br />

constituante de 1789 fut donc d’adopter la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation<br />

judiciaire, qui pose l’incompét<strong>en</strong>ce des juridictions de <strong>droit</strong> commun pour trancher les litiges<br />

concernant la puissance publique, c’est-à-dire le nouvel Etat et son Administration ; cette loi<br />

fut confirmée par la loi <strong>du</strong> 16 fructidor an VIII, et ces deux lois sont toujours <strong>en</strong> vigueur. Par<br />

suite, les juridictions administratives spécialisées sont créées <strong>en</strong> 1799 : « conseils de<br />

préfecture » (qui devi<strong>en</strong>dront les Tribunaux administratifs <strong>en</strong> 1954) et le Conseil d’Etat, mais<br />

les ministres conserv<strong>en</strong>t des fonctions juridictionnelles jusqu’<strong>en</strong> 1889 (97). Telle est la base<br />

de l’autonomie doctrinale et juridictionnelle <strong>du</strong> Droit Administratif français actuel. Par<br />

ailleurs, cette loi de 1790 instaure :<br />

- pour le Droit Civil : des « juges de paix » au niveau des cantons (prédécesseurs des<br />

Tribunaux d’instance), des « tribunaux de district » au niveau de ces subdivisions des<br />

nouveaux départem<strong>en</strong>ts, qui devi<strong>en</strong>dront « tribunaux civils » sous l’Empire et qui pr<strong>en</strong>dront<br />

l’appellation de « Tribunaux de grande instance » <strong>en</strong> 1958, date à laquelle les Tribunaux<br />

d’instance succèd<strong>en</strong>t aux juges de paix ;<br />

- pour le Droit Pénal : des « tribunaux de simple police » pour les infractions municipales<br />

(futurs Tribunaux de police), des « tribunaux de police correctionnelle » (futurs Tribunaux<br />

correctionnels) et des « tribunaux criminels » départem<strong>en</strong>taux (futures Cours d’assises) ; on y<br />

observe un retour à la tradition germanique <strong>du</strong> jury, avec un jury d’accusation, puis un jury de<br />

jugem<strong>en</strong>t ;<br />

- pour ces deux branches traditionnelles <strong>du</strong> Droit Privé, un « Tribunal de Cassation », mais<br />

qui est articulé avec le « Corps législatif », donc l’Assemblée des députés élus au suffrage<br />

universel.<br />

La Cour de Cassation ne remplace ce Tribunal <strong>en</strong> tant que comme juridiction autonome<br />

suprême qu’<strong>en</strong> 1804, sous l’Empire napoléoni<strong>en</strong>, date à laquelle apparaiss<strong>en</strong>t les Cours<br />

d’Appel, résurg<strong>en</strong>ces des Parlem<strong>en</strong>ts provinciaux. Les juges de la période révolutionnaire sont<br />

élus, avec une exig<strong>en</strong>ce de diplôme universitaire ou une équival<strong>en</strong>ce professionnelle (98).<br />

En 1748, le Présid<strong>en</strong>t <strong>du</strong> Parlem<strong>en</strong>t de Guy<strong>en</strong>ne, un certain Charles de Secondat, baron de la<br />

Brède et de MONTESQUIEU, publie un ouvrage intitulé « L’esprit des lois » , fruit d’une<br />

vingtaine d’années de travail, et qui pose les fondem<strong>en</strong>ts <strong>du</strong> libéralisme politique moderne et<br />

de la théorie de la « séparation des pouvoirs » (99). MONTESQUIEU, qui était un haut<br />

magistrat de l’Anci<strong>en</strong> Régime, est considéré comme un des fondateurs de la Sci<strong>en</strong>ce politique<br />

<strong>en</strong> France et <strong>en</strong> <strong>Europe</strong>. Admirateur de la « Constitution anglaise », il se montre partisan<br />

d’une monarchie constitutionnelle de ce type. Les lois au s<strong>en</strong>s juridique <strong>du</strong> terme (« civiles et<br />

politiques ») ne sont que l’application dans une société d’une loi plus vaste, qui est la<br />

« raison » : les lois <strong>en</strong> général - y compris les lois sci<strong>en</strong>tifiques, qui ne sont pas <strong>en</strong>core<br />

dénommées ainsi, mais bi<strong>en</strong> prés<strong>en</strong>tes dans son esprit à travers des référ<strong>en</strong>ces à « l’ordre<br />

cosmique » - « sont les rapports nécessaires qui dériv<strong>en</strong>t de la nature des choses », mais ont<br />

vocation à être « propres au peuple pour lequel elles sont faites » (100). Cette affirmation de<br />

principe d’un pluralisme juridique souhaitable annonce l’émerg<strong>en</strong>ce de l’Etat-nation générant<br />

96 Cf. sur ce plan la savoureuse - et unique - comédie de Racine : « Les Plaideurs ».<br />

97 Le Conseil d’Etat met fin à ce système dans son arrêt « Cadot » <strong>du</strong> 13 décembre 1889. Le recours<br />

hiérarchique (non cont<strong>en</strong>tieux) auprès d’un ministre est la subsistance de cette période <strong>du</strong> « ministre-juge ».<br />

98 A. SOBOUL, op. cit., p. 162-163.<br />

99 MONTESQUIEU : L’esprit des lois (2 tomes), Garnier, 2011.<br />

100 J. GAUDEMET, op. cit., p. 175-177.<br />

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37<br />

sa législation propre, qui peut différer de celle des Etats voisins, schéma qui per<strong>du</strong>re de nos<br />

jours avec comme atténuation la primauté <strong>du</strong> Droit de l’Union europé<strong>en</strong>ne sur le Droit interne<br />

de l’Etat membre. MONTESQUIEU est aujourd’hui considéré comme le principal fondateur<br />

de la Sci<strong>en</strong>ce politique <strong>en</strong> France, et le précurseur <strong>du</strong> libéralisme politique moderne et de la<br />

théorie de la séparation des pouvoirs, que mettront <strong>en</strong> application les constituants américains<br />

<strong>en</strong> 1786.<br />

Enfin, apparaît sous l’Anci<strong>en</strong> Régime un phénomène supplém<strong>en</strong>taire qui va complexifier un<br />

peu plus les « naissances <strong>du</strong> Droit » au s<strong>en</strong>s de J. GAUDEMET : les juridictions déléguées<br />

d’exception, ayant une compét<strong>en</strong>ce particulière non fondée sur un territoire comme les<br />

bailliages ou les Parlem<strong>en</strong>ts (101). Dans le domaine <strong>du</strong> vivant, il convi<strong>en</strong>t de citer les<br />

« maîtrises des eaux et forêts », qui ont à la fois des fonctions administratives et<br />

juridictionnelles <strong>en</strong> matière de police des forêts, de la chasse et de la pêche ; ces instances<br />

s’étai<strong>en</strong>t créées au XIVème siècle comme démembrem<strong>en</strong>t des pouvoirs des baillis et<br />

sénéchaux, et avai<strong>en</strong>t été organisées par l’ordonnance de Colbert de 1669 sur les eaux et<br />

forêts (102). On peut citer aussi les « amirautés », compét<strong>en</strong>tes pour l’<strong>en</strong>semble des affaires<br />

maritimes, civiles et militaires ; les préfets maritimes actuels, amiraux aux compét<strong>en</strong>ces<br />

mixtes, sont les desc<strong>en</strong>dants de ces amirautés, avec les services des «affaires maritimes » <strong>en</strong><br />

matière civile et administrative, aujourd’hui incorporés aux Directions interrégionales de<br />

affaires maritimes, et les Directions départem<strong>en</strong>tales des territoires et de la mer. Mais le fait le<br />

plus marquant est sans doute l’émerg<strong>en</strong>ce des « juridictions consulaires » au XVIème siècle,<br />

ancêtres des Tribunaux de Commerce actuels : ce sont des juridictions corporatives (juges<br />

élus) qui tranch<strong>en</strong>t les litiges <strong>en</strong>tre commerçants de façon rapide et peu coûteuse, au grand<br />

dam des juridictions de <strong>droit</strong> commun qui n’ont eu de cesse de demander au roi leur<br />

suppression, <strong>en</strong> vain. Le débat continue aujourd’hui, avec ce « serp<strong>en</strong>t de mer » que constitue<br />

la réforme des Tribunaux de Commerce, occasionnellem<strong>en</strong>t suspectés de « déviationnisme »<br />

favoritiste...<br />

1.5. L’ALLEMAGNE, L’AUTRE PAYS DU DROIT ROMAIN<br />

Dès le XIIème et le XIIIème siècle, l’Empire romain-germanique fait figure de précurseur <strong>en</strong><br />

matière de Droit constitutionnel. Ayant à diriger un territoire vaste et diversifié sur les plans<br />

culturel et linguistique, certains empereurs font quasim<strong>en</strong>t oeuvre de fédéralisme avant son<br />

inv<strong>en</strong>tion officielle par les colons américains qui romp<strong>en</strong>t avec la Couronne britannique pour<br />

créer les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle. En particulier, la « Constitution » issue<br />

de la Diète de Worms <strong>en</strong> 1231 fait de l’Allemagne une fédération de territoires (103). C’est<br />

donc sans difficulté qu’à l’issue de la IIème Guerre Mondiale l’Allemagne et l’Autriche<br />

devi<strong>en</strong>dront des fédérations de « Länder » aux pouvoirs importants, contrastant avec le régime<br />

nazi hyper-c<strong>en</strong>tralisateur (gouvernorat des « gauleiter »). Le mouvem<strong>en</strong>t sera prolongé dans le<br />

s<strong>en</strong>s de l’autonomie progressive am<strong>en</strong>ant à l’indép<strong>en</strong>dance chez les montagnards suisse au<br />

XIVème siècle, et la Confédération helvétique a per<strong>du</strong>ré jusqu’à ce jour. Le modèle fédéral<br />

101 F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§ 412-415.<br />

102 On trouve cep<strong>en</strong>dant des traces d’un Droit forestier autonome dès Charlemagne. De façon remarquable, le<br />

premier Code Forestier apparaît <strong>en</strong> 1827, à une époque où, <strong>en</strong> dehors des deux codes de procé<strong>du</strong>re civile et<br />

« criminelle » (= pénale), n’exist<strong>en</strong>t que le Code Civil, le Code Pénal et le Code de Commerce. Sur l’histoire <strong>du</strong><br />

Droit Forestier, cf. notamm<strong>en</strong>t B<strong>en</strong>oît LE MEIGNIEN : La forêt, objet <strong>du</strong> <strong>droit</strong> administratif, Thèse de Droit<br />

Public sout<strong>en</strong>ue à Aix-<strong>en</strong>-Prov<strong>en</strong>ce le 4 juillet 2009, p. 15-32.<br />

103 J. GAUDEMET, op. cit., p. 144-148.<br />

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38<br />

fera ultérieurem<strong>en</strong>t souche sur le contin<strong>en</strong>t américain : Etats-Unis, puis, plus récemm<strong>en</strong>t, le<br />

Canada et le Brésil. L’Inde a une appar<strong>en</strong>ce fédérale, mais demeure un pays assez c<strong>en</strong>tralisé.<br />

La tradition juridique allemande « reçoit » dès le XVIème siècle l’« usus modernus<br />

Pandectarum » (l’utilisation moderne des Pandectes, donc <strong>du</strong> Digeste) pour la développer de<br />

façon propre au XVIIIème et au XIXème siècle : on appelle ce courant doctrinal le<br />

« pandectisme », pour lequel « le Droit romain se prés<strong>en</strong>te comme une discipline<br />

sci<strong>en</strong>tifiquem<strong>en</strong>t construite, dans une systématisation par dé<strong>du</strong>ctions logiques » (104). Ces<br />

travaux de systématisation inspireront la construction <strong>du</strong> Code civil de l’Empire allemand<br />

(« Bürgerliches Gesetzbuch »/BGB) de 1900. De cette puissance de la tradition juridique<br />

allemande remontant à Justini<strong>en</strong> résulte qu’au niveau europé<strong>en</strong> l’allemand est la deuxième<br />

« langue <strong>du</strong> Droit », après le français, la langue anglaise étant peu adaptée à cette discipline.<br />

Les juristes allemands de cette époque subiss<strong>en</strong>t aussi l’influ<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> Droit Civil français issu<br />

<strong>du</strong> « Code Napoléon » de 1804, mais mainti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une tradition romaniste autonome t<strong>en</strong>dant<br />

à faire de leur <strong>droit</strong> national un « Professor<strong>en</strong>recht » plus acc<strong>en</strong>tué qu’<strong>en</strong> France, où c’est la<br />

jurisprud<strong>en</strong>ce de la Cour de Cassation qui a traditionnellem<strong>en</strong>t la suprématie sur la doctrine.<br />

Cette t<strong>en</strong>dance historique est moins nette a l’heure actuelle, la par<strong>en</strong>thèse nazie de 1933 à<br />

1945 puis la partition de l’Allemagne <strong>en</strong> deux Etats politiquem<strong>en</strong>t antagonistes jusqu’<strong>en</strong> 1991<br />

ayant intro<strong>du</strong>it une brèche profonde dans ce système humaniste commun à la plupart des états<br />

europé<strong>en</strong>s ; depuis lors, le Droit allemand n’a eu de cesse de s’aligner sur les normes les plus<br />

modernes.<br />

1.6. L’ANGLETERRE ET L’EMERGENCE D’UN MODELE JURIDIQUE<br />

DISTINCT : LE « COMMON LAW »<br />

Dans l’<strong>Europe</strong> actuelle, et même au niveau international <strong>en</strong> ce qui concerne les Etats d’origine<br />

europé<strong>en</strong>ne, on oppose traditionnellem<strong>en</strong>t sur le plan juridique le modèle (ou le <strong>droit</strong>) anglosaxon<br />

au modèle (ou au <strong>droit</strong>) contin<strong>en</strong>tal, représ<strong>en</strong>té principalem<strong>en</strong>t par la France et<br />

l’Allemagne. Au Moy<strong>en</strong>-Age, le royaume d’Angleterre connaît <strong>en</strong> effet une évolution <strong>du</strong><br />

système juridique s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te de celle qui prévaut dans le royaume de France et<br />

dans l’Empire romain-germanique.<br />

En premier lieu, l’occupation romaine y a été moins <strong>du</strong>rable et moins profonde que sur le<br />

contin<strong>en</strong>t. Ensuite, et par voie de conséqu<strong>en</strong>ce, les apports successifs de populations<br />

germaniques (Saxons notamm<strong>en</strong>t) et scandinaves (Danois principalem<strong>en</strong>t) t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à instaurer<br />

un <strong>droit</strong> coutumier d’un poids beaucoup plus important. L’Eglise a cep<strong>en</strong>dant développé dans<br />

l’île son Droit canonique et exerce un quasi-monopole juridictionnel jusqu’à la conquête<br />

normande de 1066. A partir de cette époque, des tribunaux laïcs se superpos<strong>en</strong>t aux tribunaux<br />

ecclésiastiques pour trancher les litiges qui ne sont pas de la compét<strong>en</strong>ce de ceux-ci selon le<br />

<strong>droit</strong> coutumier. Les coutumes sont juridiquem<strong>en</strong>t valides sur le plan local lorsqu’elles<br />

rempliss<strong>en</strong>t certaines conditions : caractère immémorial, « raisonnable » (un concept clé <strong>du</strong><br />

Droit anglais <strong>en</strong>core aujourd’hui !), certitude sur la nature des <strong>droit</strong>s conférés et sur le<br />

destinataire de ceux-ci, compatibilité avec les autres coutumes, caractère perman<strong>en</strong>t et non<br />

contraire à une source de <strong>droit</strong> supérieure (105).<br />

104 J. GAUDEMET, op. cit., p. 349.<br />

105 Christian BOUSCAREN, Rosalind GREENSTEIN, Alexandre CORDAHI : Les bases <strong>du</strong> Droit anglais ;<br />

textes et vocabulaire, Ed. Ophrys, 1981, p. 18.<br />

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39<br />

L’expression anglaise « common law » désigne la constatation historique par les juges<br />

itinérants de l’époque - comme l’étai<strong>en</strong>t les comtes carolingi<strong>en</strong>s sur le contin<strong>en</strong>t - de la<br />

similitude des coutumes d’une région à l’autre, dans le cadre <strong>du</strong> contrôle de l’administration<br />

locale par le pouvoir royal (106). Un <strong>droit</strong> non écrit, mais appliqué dans l’<strong>en</strong>semble <strong>du</strong><br />

royaume sur cette base commune, émergea donc l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> XIème au XIIIème siècle, au<br />

cours <strong>du</strong>quel fur<strong>en</strong>t publié les « Year Books » rassemblant pour chaque année les décisions de<br />

justice par types de litige, car ce système appelait logiquem<strong>en</strong>t l’instauration de la « règle <strong>du</strong><br />

précéd<strong>en</strong>t » (« case law »). Par la suite, le « case law » fut complété par des études doctrinales<br />

(« English Reports » ), puis par les « Law Reports » publiés par une instance spécialisée à<br />

partir de 1865 ; parmi ceux-ci émerg<strong>en</strong>t les « All England Reports », qui rassembl<strong>en</strong>t les<br />

décisions de principe les plus importantes (107).<br />

Mais le roi d’Angleterre, « fontaine de justice » puisque reconnu par l’autorité ecclésiastique<br />

et assisté par elle (108), devint la deuxième source de <strong>droit</strong> de rang égal au « common/case<br />

law », sous la dénomination « equity ». Les justiciables pouvai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet transmettre des<br />

pétitions écrites à la Cour de justice <strong>du</strong> souverain (Curia Regis) afin d’obt<strong>en</strong>ir une réponse<br />

écrite à caractère exécutoire (« writ », que l’on tra<strong>du</strong>it <strong>en</strong> français par « rescrit »), dans la<br />

mesure où le « common law » n’avait pas réponse à tout et où l’une ou plusieurs des cinq<br />

conditions de validité de la coutume v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t à manquer (109). Le développem<strong>en</strong>t de ce<br />

mécanisme devait am<strong>en</strong>er la création auprès <strong>du</strong> roi de la Chancellerie (« Chancery »), le poste<br />

de « Lord Chancellor » étant occupé initialem<strong>en</strong>t par un religieux, d’où une influ<strong>en</strong>ce certaine<br />

<strong>du</strong> Droit canonique sur la solution (110). En cas de diverg<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les deux systèmes,<br />

« equity » l’emportait sur « common law », mais il parut nécessaire <strong>en</strong> contrepartie de<br />

soumettre cette justice royale à la règle <strong>du</strong> précéd<strong>en</strong>t, et, suite à de fortes t<strong>en</strong>sions au XVIIème<br />

siècle <strong>en</strong>tre les deux pouvoirs, cette <strong>du</strong>alité juridictionnelle se maintint aussi tardivem<strong>en</strong>t qu’à<br />

la fin <strong>du</strong> XIXème siècle, date à laquelle le Parlem<strong>en</strong>t adopta une loi faisant ressortir les deux<br />

types de « case law » dans les mêmes juridictions (111).<br />

La troisième source <strong>du</strong> Droit anglais fut naturellem<strong>en</strong>t la loi issue <strong>du</strong> premier système<br />

parlem<strong>en</strong>taire <strong>du</strong> monde, qui devait émerger <strong>en</strong> 1689, diminuant considérablem<strong>en</strong>t les<br />

pouvoirs <strong>du</strong> souverain sans effectuer de révolution radicale comme <strong>en</strong> France ou aux Etats-<br />

Unis : pour la première fois dans l’histoire, une monarchie devi<strong>en</strong>t « constitutionnelle », mais<br />

sans Constitution proclamée explicitem<strong>en</strong>t. Sur le plan symbolique, le premier régicide<br />

106 Toutefois, J. GAUDEMET (op. cit., p. 142) donne à l’expression « common law » un s<strong>en</strong>s s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t<br />

différ<strong>en</strong>t : ce <strong>droit</strong> est « commun » aux prédécesseurs des Normands de Guillaume le Conquérant (Danois,<br />

Saxons...) et à ceux-ci.<br />

107 C’est un peut l’équival<strong>en</strong>t des « principes fondam<strong>en</strong>taux reconnus par les lois de la République » institués<br />

par le Conseil Constitutionnel français <strong>en</strong> 1971.<br />

108 Comme les rois de France, les rois (ou reines) d’Angleterre reçoiv<strong>en</strong>t l’onction archiépiscopale lors de leur<br />

couronnem<strong>en</strong>t.<br />

109 J. GAUDEMET, ibid.,. Le système des « writs » fut définitivem<strong>en</strong>t bloqué <strong>en</strong> 1285 (interdiction d’<strong>en</strong> créer<br />

de nouveaux, mais possibilité de compléter les anci<strong>en</strong>s). L’auteur estime que cette base de « writs » accumulés<br />

constitue le socle de la « common law ».<br />

110 Un des Chanceliers les plus célèbres de l’histoire anglaise fut, sous le règne <strong>du</strong> célèbre H<strong>en</strong>ry VIII aux<br />

multiples épouses successives, Thomas MORE (ou MORUS) (1478-1535) auteur de l’« Utopie ». Théologi<strong>en</strong>,<br />

juriste et administrateur, il fut condamné à mort pour avoir refusé de reconnaître le roi comme chef de l’Eglise<br />

anglicane <strong>en</strong> lieu et place <strong>du</strong> pape, alors même qu’il était très critique sur la dégénéresc<strong>en</strong>ce de l’Eglise<br />

catholique. Thomas MORE échangeait beaucoup avec le théologi<strong>en</strong> néerlandais ERASME (« ERASMUS »)<br />

(1466-1536), auteur de l’« Eloge de la folie ». Ces deux ouvrages sont des oeuvres majeures <strong>du</strong> patrimoine<br />

culturel europé<strong>en</strong>. « Erasmus » n’est donc pas qu’un « bon plan » pour faire <strong>du</strong> tourisme (notamm<strong>en</strong>t sexuel)<br />

sous prétexte de mobilité académique.<br />

111 C. BOUSCAREN, R. GREENSTEIN, A. CORDAHI, op. cit., p. 20.<br />

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40<br />

institutionnel est anglais : le roi catholique Charles Ier est exécuté <strong>en</strong> 1649 sur décision d’un<br />

Parlem<strong>en</strong>t épuré à l’instigation de Cromwell, bi<strong>en</strong> avant le régicide français de 1793 au<br />

détrim<strong>en</strong>t de Louis XVI. Dès 1679, le Parlem<strong>en</strong>t anglais adopte l’ « Habeas Corpus Act », qui<br />

protège l’indivi<strong>du</strong> contre l’arrestation et la dét<strong>en</strong>tion arbitraires, pratique courante dans les<br />

monarchies europé<strong>en</strong>nes. Le déclin de l’absolutisme royal <strong>en</strong> Angleterre paraît <strong>en</strong> fait<br />

comm<strong>en</strong>cer bi<strong>en</strong> avant, avec l’octroi de la Grande Charte (Magna Carta) par le roi Jean Sans<br />

Terre au bénéfice de la noblesse <strong>en</strong> 1215, et l’on trouve la trace d’un premier Parlem<strong>en</strong>t dès<br />

1265, qui ressemble un peu aux Etats Généraux français. A partir de 1689, les lois adoptées<br />

par le Parlem<strong>en</strong>t (« acts », mais « bills » lorsqu’elles sont <strong>en</strong> discussion) ont une valeur<br />

supérieure au « common/case law ». Dans tous les cas, c’est la « rule of law », y compris au<br />

détrim<strong>en</strong>t év<strong>en</strong>tuel <strong>du</strong> pouvoir c<strong>en</strong>tral, et cela ne pouvait pas ne pas influ<strong>en</strong>cer les p<strong>en</strong>seurs<br />

contin<strong>en</strong>taux, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> France.<br />

A. SUPIOT fait observer à cet égard que, dans l’expression « rule of law », le terme « law »<br />

désigne aussi bi<strong>en</strong> le Droit objectif, issu d’un système de type « romain-germanique » ayant la<br />

loi comme élém<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>tral, que les solutions juridiques jurisprud<strong>en</strong>tielles, basées sur la règle<br />

<strong>du</strong> précéd<strong>en</strong>t. Il <strong>en</strong> résulte que les <strong>droit</strong>s subjectifs des personnes (« rights ») auront t<strong>en</strong>dance<br />

à être plus fréquemm<strong>en</strong>t d’origine jurisprud<strong>en</strong>tielle que législative/réglem<strong>en</strong>taire dans un<br />

système de « common law », alors que c’est l’inverse dans les systèmes juridiques dérivés <strong>du</strong><br />

Droit romain, dans lequel la lex joue un rôle c<strong>en</strong>tral et le juge un rôle subordonné :<br />

« Dans la culture de « common law », c’est le juge et non la Couronne (l’Etat) qui incarne la source ultime de la<br />

légitimité, donc de la figure totémique de la loi (« Law ») et il n’y a pas de mot pour désigner l’unité normative<br />

d’où les <strong>droit</strong>s indivi<strong>du</strong>els tir<strong>en</strong>t leur s<strong>en</strong>s et leur portée » (112).<br />

On observe que ce modèle anglo-saxon est fortem<strong>en</strong>t marqué à l’origine par la première<br />

fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne (rôle ess<strong>en</strong>tiel de l’institution ecclésiastique, rôle effacé <strong>du</strong> souverain)<br />

mais aussi par la troisième, celle <strong>du</strong> peuple qui se donne son <strong>droit</strong> coutumier avant d’exercer<br />

la souveraineté législative <strong>en</strong> élisant les premiers députés de l’Histoire. Par voie de<br />

conséqu<strong>en</strong>ce, cet « Etat minimum », qui contraste fortem<strong>en</strong>t avec la tradition française et<br />

germanique <strong>en</strong> la matière, s’est révélé un cadre propice au développem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> libéralisme<br />

économique au XIXème siècle, et a pu inspirer positivem<strong>en</strong>t les dissid<strong>en</strong>ts émigrés aux<br />

colonies qui créèr<strong>en</strong>t les Etats-Unis d’Amérique au XVIIIème siècle, l’exist<strong>en</strong>ce de la<br />

Constitution fondatrice étant le seul élém<strong>en</strong>t de rupture formelle avec la métropole (113).<br />

D’une manière générale, ce modèle anglo-saxon se caractérise par l’application de la « rule of<br />

law » à tous les acteurs <strong>du</strong> système et un pouvoir très important des juges. Autre trait<br />

distinctif : l’abs<strong>en</strong>ce de juridictions administratives, issues <strong>du</strong> démembrem<strong>en</strong>t historique de<br />

l’administration <strong>du</strong> pouvoir c<strong>en</strong>tral ; elles exist<strong>en</strong>t au contraire <strong>en</strong> France, <strong>en</strong> Belgique, <strong>en</strong><br />

Allemagne, <strong>en</strong> Italie, <strong>en</strong> Espagne... et d’une manière générale dans les pays dans lesquels la<br />

deuxième fonction a été prépondérante au Moy<strong>en</strong> Age et dans les Temps modernes.<br />

1.7. LES ETATS-UNIS : LE « PARADIS » (OU L’ENFER ?) DU DROIT<br />

C’est probablem<strong>en</strong>t aux Etats-Unis que la « rule of law » a trouvé son terrain d’élection. les<br />

juristes pratici<strong>en</strong>s, juges et avocats (« lawyers »), jou<strong>en</strong>t un rôle ess<strong>en</strong>tiel dans la régulation de<br />

112 A. SUPIOT, op. cit., p. 28.<br />

113 L’abs<strong>en</strong>ce formelle de Constitution au Royaume-Uni est un trait remarquable de ce pays. Mais les<br />

observateurs s’accord<strong>en</strong>t pour dire que certains textes d’origine royale tels que la « Magna Carta » <strong>du</strong> roi Jean<br />

« Sans Terre » de 1215 ont une valeur constitutionnelle. A noter que le Droit anglais est applicable au Pays de<br />

Galles, mais non à l’Ecosse, qui dispose d’un <strong>droit</strong> autonome dont l’histoire est différ<strong>en</strong>te.<br />

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41<br />

la vie politique, économique et sociale de la première puissance mondiale. Les actions <strong>en</strong><br />

responsabilité civile devant les juridictions prolifèr<strong>en</strong>t et les <strong>en</strong>jeux financiers <strong>en</strong> termes de<br />

demandes et de sommes accordées atteign<strong>en</strong>t des niveaux astronomiques. Il faut évidemm<strong>en</strong>t<br />

y voir une forme d’ext<strong>en</strong>sion <strong>du</strong> système anglais <strong>du</strong> « common law » dans un contexte<br />

colonial à l’origine, mais avec l’importante différ<strong>en</strong>ce de l’adoption <strong>en</strong> 1786 de la deuxième<br />

Constitution de l’histoire - après la Corse - élém<strong>en</strong>t qui fait défaut au Royaume-Uni. Cette<br />

Constitution initiale et ses 27 Am<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>ts peuv<strong>en</strong>t être invoqués devant n’importe quelle<br />

juridiction à l’<strong>en</strong>contre de la loi fédérale ou de la loi d’un Etat. La liberté d’expression est<br />

absolue et ne connaît pas les limitations récurr<strong>en</strong>tes dont la France est coutumière.<br />

On reconnaît le lointain héritage franc <strong>du</strong> Droit anglais au recours fréqu<strong>en</strong>t au système <strong>du</strong><br />

« jury », non exclusivem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> matière criminelle. Héritage de l’habeas corpus anglais, le<br />

recours à la dét<strong>en</strong>tion provisoire ou à la garde à vue est très limité, mais la fortune <strong>du</strong><br />

justiciable et sa capacité à financer un bon « lawyer » est déterminante. Enfin, la prolifération<br />

des litiges <strong>en</strong> matière de responsabilité civile a am<strong>en</strong>é un développem<strong>en</strong>t des modes de<br />

règlem<strong>en</strong>t non juridictionnels des litiges (« alternative dispute resolutions ») tels que<br />

l’arbitrage et la transaction.<br />

Le système juridique <strong>du</strong> « common law », <strong>en</strong>semble constitué par les Etats-Unis d’une part, et<br />

le Royaume-Uni et la plupart de ses anci<strong>en</strong>nes colonies dev<strong>en</strong>ues indép<strong>en</strong>dantes, d’autre part,<br />

t<strong>en</strong>d à dominer la scène internationale dans le monde des affaires au détrim<strong>en</strong>t <strong>du</strong> « Droit<br />

contin<strong>en</strong>tal » concrétisé par la France et l’Allemagne principalem<strong>en</strong>t. Ces influ<strong>en</strong>ces<br />

contradictoires sont tangibles dans l’élaboration et l’application <strong>du</strong> Droit de l’Union<br />

europé<strong>en</strong>ne, où l’axe franco-allemand reste <strong>en</strong>core solide. Mais la jurisprud<strong>en</strong>ce de la Cour de<br />

justice de l’Union europé<strong>en</strong>ne (CJCE jusqu’au 30 novembre 2009), tout comme celle de la<br />

Cour europé<strong>en</strong>ne des <strong>droit</strong>s de l’homme à Strasbourg fonctionne plutôt sur le mode <strong>du</strong><br />

« common law » <strong>en</strong> termes de portée: c’est la règle <strong>du</strong> précéd<strong>en</strong>t qui s’applique (114), ce qui<br />

n’est pas vraim<strong>en</strong>t le cas <strong>en</strong> France avec la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat. La<br />

jurisprud<strong>en</strong>ce de la Cour Suprême des Etats-Unis a une influ<strong>en</strong>ce déterminante sur la vie<br />

juridique <strong>du</strong> pays, puisqu’elle équivaut <strong>en</strong> pratique aux deux juridictions précéd<strong>en</strong>tes (115)<br />

amalgamées au Conseil Constitutionnel français.<br />

La prégnance <strong>du</strong> Droit aux Etats-Unis suscite des prolongem<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> matière de philosophie<br />

politique et sociale. Ainsi Ronald DWORKIN, anci<strong>en</strong> rédacteur de justice, est dev<strong>en</strong>u<br />

professeur et auteur internationalem<strong>en</strong>t reconnu dans ce domaine (116). Les juristes<br />

appréci<strong>en</strong>t <strong>en</strong> particulier son apport à la définition <strong>en</strong>tre principes et règles <strong>en</strong> Droit.<br />

1.8. LA FORMATION DE LA SCIENCE POLITIQUE MODERNE<br />

On observe donc qu’<strong>en</strong> longue période la dim<strong>en</strong>sion juridique se déploie successivem<strong>en</strong>t de la<br />

première à la troisième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne, sans qu’aucune des trois ne puisse <strong>en</strong><br />

conserver ou <strong>en</strong> acquérir l’exclusivité. De ce fait, le Droit a cessé de relever exclusivem<strong>en</strong>t de<br />

114 Formule type dans les arrêts r<strong>en</strong><strong>du</strong>s sur r<strong>en</strong>voi préjudiciel d’une juridiction nationale : « ...la Cour dit pour<br />

<strong>droit</strong> :(...) ».<br />

115 Du moins dans les domaines juridiques qui ne relèv<strong>en</strong>t pas exclusivem<strong>en</strong>t de la compét<strong>en</strong>ce des Etats, qui<br />

ont chacun leur propre Cour Suprême.<br />

116 Principaux ouvrages de R. DWORKIN tra<strong>du</strong>its <strong>en</strong> français : L'Empire <strong>du</strong> <strong>droit</strong> (Law's Empire), PUF, 1994 ;<br />

Pr<strong>en</strong>dre les <strong>droit</strong>s au sérieux (Taking Rights Seriously), PUF, 1995 ; Une question de principe (A Matter of<br />

Principle), PUF, 1996.<br />

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42<br />

la première fonction (magique/religieuse) : il a été approprié par la deuxième fonction (rois et<br />

seigneurs justiciers), puis par la troisième, pour la raison d’ordre sociologique exposée cidessus,<br />

mais aussi pour deux autres, qui relèv<strong>en</strong>t de considérations économique et<br />

philosophico-politique :<br />

- la sphère économique t<strong>en</strong>d à générer son propre Droit, <strong>en</strong> dehors de l’emprise des deux<br />

autres sphères, que cela indiffère : les « coutumes » régionales fix<strong>en</strong>t notamm<strong>en</strong>t les usages<br />

agricoles auxquels le Droit Rural moderne va r<strong>en</strong>voyer occasionnellem<strong>en</strong>t et<br />

exceptionnellem<strong>en</strong>t, certains commerçants cré<strong>en</strong>t un <strong>droit</strong> coutumier qui leur est propre, la lex<br />

mercatoria, ancêtre <strong>du</strong> Droit Commercial moderne (117) ;<br />

- la diffusion des idées nouvelles, qui contest<strong>en</strong>t la suprématie de la noblesse et <strong>du</strong> clergé, le<br />

pouvoir absolu et l’arbitraire, chez les intellectuels issus des couches sociales de la troisième<br />

fonction (philosophie des « Lumières »), donne lieu à des discours juridiques sans toujours<br />

émaner de juristes à proprem<strong>en</strong>t parler : ainsi, Jean-Jacques ROUSSEAU fait oeuvre<br />

philosophique et aborde le système juridique et politique dans son « Contrat social », par<br />

exemple, MONTESQUIEU constituant l’exemple inverse <strong>du</strong> juriste qui élargit sa réflexion à<br />

la sphère politique.<br />

L’influ<strong>en</strong>ce des idées de ROUSSEAU (1712-1778) sur la scène politique ultérieure fut<br />

considérable, et le demeure aujourd’hui : il fut le premier philosophe à analyser les maux<br />

humains comme étant ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t d’origine sociale et collective, et non pas tant dans la<br />

nature humaine considérée indivi<strong>du</strong>ellem<strong>en</strong>t. En ce s<strong>en</strong>s, il devait inspirer bon nombre de<br />

dirigeants révolutionnaires français, Robespierre <strong>en</strong> particulier, puis, de façon plus générale,<br />

toutes les personnalités qui développèr<strong>en</strong>t une p<strong>en</strong>sée et une pratique révolutionnaire par la<br />

suite <strong>en</strong> s’appuyant sur d’autres corps de doctrine (marxistes et anarchistes notamm<strong>en</strong>t) (118).<br />

« Alors que Montesquieu réservait le pouvoir à l’aristocratie et Voltaire à la haute bourgeoisie, Rousseau<br />

affranchissait les humbles et donnait le pouvoir à tout le peuple. Il assignait pour rôle à l’Etat de réprimer les<br />

abus de la propriété indivi<strong>du</strong>elle, de maint<strong>en</strong>ir l’équilibre social par la législation sur l’héritage et par l’impôt<br />

progressif. Cette thèse égalitaire, dans le domaine social aussi bi<strong>en</strong> que politique, était chose nouvelle au<br />

XVIIIème siècle ; elle opposa irrémédiablem<strong>en</strong>t Rousseau à Voltaire et aux Encyclopédistes » (119).<br />

A partir <strong>du</strong> XVIIIème siècle, c’est par conséqu<strong>en</strong>t la deuxième fonction, celle <strong>du</strong> souverain,<br />

qui est la plus attaquée par ces idées nouvelles, porteuses d’une nouvelle triade, la séparation<br />

des pouvoirs : dans cette théorie nouvelle, le pouvoir exécutif - qui peut <strong>en</strong>core être royal -<br />

doit être contrebalancé par un pouvoir législatif émanant <strong>du</strong> peuple (donc principalem<strong>en</strong>t de la<br />

troisième fonction) et un pouvoir judiciaire indép<strong>en</strong>dant des deux premiers, qui applique les<br />

lois émanant <strong>du</strong> troisième pour l’ess<strong>en</strong>tiel, et <strong>du</strong> premier dans une certaine mesure. La<br />

Constitution corse de Pasquale Paoli de 1755, révoquée par la conquête française de 1769,<br />

sera la première à mettre ces idées <strong>en</strong> oeuvre (120), suivie par la Constitution des Etats-Unis<br />

117 La lex mercatoria ne concerne que les commerçants pratiquant le commerce terrestre interrégional des<br />

grandes foires (donc « international » avant la lettre), les banquiers et les cambistes. Il ne concerne pas les<br />

activités commerciales usuelles qui, comme les activités artisanales, sont régies par les corporations dont les<br />

règles sont fixées par le seigneur dans les « villes de bourgeoisie » et par le corps municipal dans les<br />

« communes » et les « villes de consulat » ; <strong>en</strong> revanche, les métiers artisanaux et des transports sécrèt<strong>en</strong>t un<br />

<strong>droit</strong> coutumier qui leur est propre au sein des « communautés de métier », « confréries », « gildes ou hanses<br />

marchandes », dénommées par la suite de façon générale « corporations » (F. OLIVIER-MARTIN, op. cit., §§<br />

124-128).<br />

118 Pour le vaste courant marxiste, cf. <strong>en</strong>tre autres Lucio COLLETTI, De Rousseau à Lénine, Ed. L’esprit des<br />

lois / Gordon & Breach, 1972, p. 209-266.<br />

119 A. SOBOUL, op. cit., p. 54.<br />

120 Pasquale di Paoli (Pascal Paoli) (1725-1807) est le père fondateur <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t nationaliste corse (« U<br />

babbu di a nazione », le père de la nation, la mère de la nation corse étant… la « vierge Marie », d’où le choix <strong>du</strong><br />

« Diu vi salve regina » comme hymne corse, chant religieux catholique). Incompréh<strong>en</strong>sible pour les Français<br />

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43<br />

d’Amérique <strong>en</strong> 1786 et par les Constitutions françaises successives à partir de 1789 ; puis une<br />

partie de l’<strong>Europe</strong> et <strong>du</strong> monde suivront aux XIXème et XXème siècles. Mais on trouve trace<br />

de l’expression « Constitution de l’Etat » dans des ouvrages doctrinaux <strong>du</strong> XVIème siècle<br />

(121).<br />

Alors que l’absolutisme royal montre des signes de fatigue et que la papauté est<br />

progressivem<strong>en</strong>t marginalisée dans les affaires temporelles, le projecteur se braque sur les<br />

relations <strong>en</strong>tre les deuxième et troisième fonction au s<strong>en</strong>s de DUMEZIL, plus précisém<strong>en</strong>t sur<br />

la légitimité <strong>du</strong> souverain <strong>en</strong> matière de législation appliquée à la vie économique et sociale.<br />

Ph. CHIAPPINI montre l’exist<strong>en</strong>ce d’une <strong>du</strong>alité de p<strong>en</strong>sée assez affirmée parmi certains<br />

p<strong>en</strong>seurs anglais majeurs des XVIIème et XVIIIème siècles: HOBBES et LOCKE. Pour<br />

Thomas HOBBES (1588-1679), « la souveraineté s’id<strong>en</strong>tifie au pouvoir de dire le Droit »,<br />

« l’Etat est l’institution qui fonde le Droit et le légitime » (122) ; il est aux yeux de<br />

CHIAPPINI un des fondateurs de la Sci<strong>en</strong>ce Politique moderne, avec MACHIAVEL,<br />

dirigeant administratif flor<strong>en</strong>tin (1469-1527) qui opéra un r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t de paradigme<br />

concernant la fonction de souveraineté <strong>en</strong> l’autonomisant totalem<strong>en</strong>t de la fonction religieuse<br />

(123). Pour John LOCKE (1632-1704), la légitimité de l’Etat provi<strong>en</strong>t <strong>du</strong> cons<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t de<br />

ceux qui s’<strong>en</strong> remett<strong>en</strong>t à lui pour pouvoir gérer leurs affaires paisiblem<strong>en</strong>t, soit la troisième<br />

fonction; il anticipe les concepts de « contrat social » et de « citoy<strong>en</strong>neté » et voit dans l’Etat<br />

de <strong>droit</strong> une amélioration de l’Etat de nature, qui est spontaném<strong>en</strong>t harmonieux et positif,<br />

mais précaire, alors que HOBBES y voit au contraire un chaos ou une barbarie (« homo<br />

homini lupus ») qui r<strong>en</strong>d nécessaire l’Etat de <strong>droit</strong> pour le contrecarrer .<br />

« Pour Locke, la société politique n’est que le pro<strong>du</strong>it d’une r<strong>en</strong>onciation partielle et provisoire des hommes aux<br />

<strong>droit</strong>s et aux pouvoirs qui sont les leurs dans l’Etat de nature et le pouvoir restera toujours limité par les <strong>droit</strong>s<br />

naturels dont le peuple reste le véritable dépositaire » (124).<br />

Cette idée d’un contrat implicite reliant le souverain au peuple a été notamm<strong>en</strong>t développée<br />

par des théologi<strong>en</strong>s et juristes protestants, que l’on a pu qualifier de « monarchomaques » car<br />

ils dénonçai<strong>en</strong>t l’absolutisme royal aboutissant <strong>en</strong> pratique à l’intolérance religieuse (125). Le<br />

« contrat social » de ROUSSEAU est d’une nature s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>te, puisqu’il s’agit de<br />

ce qui cim<strong>en</strong>te la souveraineté populaire de façon directe, et non d’un contrat passé avec un<br />

souverain (126).<br />

A un niveau affinitaire, la p<strong>en</strong>sée de MONTESQUIEU se situe plutôt dans la filiation de celle<br />

de LOCKE que de celle de HOBBES, mais le fil directeur de son discours est différ<strong>en</strong>t : c’est<br />

la rationalité qui domine, et non la dim<strong>en</strong>sion purem<strong>en</strong>t philosophique de réflexion sur la<br />

nature humaine et la société. Par la suite, la Sci<strong>en</strong>ce politique se base sur l’observation<br />

empirique (MONTESQUIEU avait beaucoup étudié la monarchie constitutionnelle anglaise)<br />

« hexagonaux », mais non pour les « <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>s ». Fondant sa légitimité historique sur les deux premières<br />

fonctions <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>nes, le mouvem<strong>en</strong>t nationaliste corse a donc des fondem<strong>en</strong>ts sérieux et puissants.<br />

121 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 501.<br />

122 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 275.<br />

123 MACHIAVEL : Le Prince, Le Livre de Poche n° 879. Cet ouvrage majeur a initialem<strong>en</strong>t été publié post<br />

mortem <strong>en</strong> 1532, ROUSSEAU dira de lui : « En feignant de donner des leçons aux rois, il <strong>en</strong> a donné de grandes<br />

aux peuples. « Le Prince » de Machiavel est le livre des républicains. »<br />

124 Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 273.<br />

125 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 480-483. Il s’agit de François HOTMAN (1524-1590), professeur de Droit à<br />

Strasbourg et à G<strong>en</strong>ève notamm<strong>en</strong>t, et de Théodore de BEZE (1519-1605), théologi<strong>en</strong> et successeur de Calvin.<br />

Cf. Ph. CHIAPPINI, op. cit., p. 270-272.<br />

126 De nos jours, <strong>en</strong> France, on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d parfois des personnalités politiques parler de « pacte républicain » ; cette<br />

notion passablem<strong>en</strong>t floue est sans doute une variante actualisée <strong>du</strong> « contrat social » et semble impliquer une<br />

adhésion globale au système <strong>en</strong> place, notamm<strong>en</strong>t à l’ordre juridique constitutionnel. A titre personnel, nous<br />

n’avons jamais ri<strong>en</strong> signé...<br />

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44<br />

et non plus sur la spéculation théorique : cette démarche sera reprise au XIXème siècle dans<br />

les ouvrages d’Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), « De la démocratie <strong>en</strong> Amérique » et<br />

« L’Anci<strong>en</strong> régime et la Révolution ». Mais cette Sci<strong>en</strong>ce politique ne va pas aisém<strong>en</strong>t<br />

émerger comme discipline universitaire reconnue, comme c’est le cas aujourd’hui (127) ;<br />

c’est ce qui explique la création <strong>en</strong> 1872 de l’Ecole libre des Sci<strong>en</strong>ces politiques, <strong>en</strong> marge de<br />

l’Université, et sa transformation <strong>en</strong> établissem<strong>en</strong>t public <strong>en</strong> 1945 seulem<strong>en</strong>t (Institut<br />

d’Etudes Politiques, ou <strong>en</strong>core « Sci<strong>en</strong>ces Po »).<br />

Le XVIème siècle voit avec le français Jean BODIN (1530-1596) apparaître un concept qui<br />

va prospérer dans la Sci<strong>en</strong>ce politique à v<strong>en</strong>ir : la République, dérivé <strong>du</strong> latin res publica, que<br />

l’on tra<strong>du</strong>it <strong>en</strong>core aujourd’hui par « chose publique » (128). Il ne s’agit pas <strong>du</strong> régime<br />

politique qui s’oppose à la royauté ou à l’empire, mais de la souveraineté politique,<br />

autonomisée de tout pouvoir religieux ou impérial et ayant sa propre logique et sa propre<br />

dynamique. BODIN était un juriste ouvert à l’Economie, à l’Histoire et à la Philosophie, et<br />

considérait que l’autonomie fonctionnelle <strong>du</strong> souverain par rapport au pouvoir religieux ne le<br />

disp<strong>en</strong>sait pas de procéder « à l’image de Dieu » (imago Dei). La p<strong>en</strong>sée de MACHIAVEL<br />

est indiffér<strong>en</strong>te à cette dim<strong>en</strong>sion : elle met au premier plan l’Etat <strong>en</strong> tant qu’impératif absolu,<br />

le Prince étant <strong>en</strong> charge de sa con<strong>du</strong>ite par tous les moy<strong>en</strong>s possibles, sans avoir de comptes<br />

à r<strong>en</strong>dre à personne ; il est plus précisém<strong>en</strong>t chargé de déf<strong>en</strong>dre l’acquis territorial, mais aussi<br />

de l’ét<strong>en</strong>dre, au besoin par la conquête (129).<br />

On peut voir un précurseur plus anci<strong>en</strong> de MACHIAVEL dans le courant « légiste » <strong>du</strong><br />

taoïsme chinois, qui développe des considérations explicites <strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ce politique à l’époque<br />

confucé<strong>en</strong>ne. Le souverain (l’Empereur) déti<strong>en</strong>t <strong>en</strong> effet un « mandat céleste » et exerce les<br />

deux pouvoirs <strong>du</strong> Ciel (130) :-<br />

- le pouvoir positif <strong>du</strong> Ciel serein : création de richesses, bonne administration des sujets<br />

prospères et des choses, notamm<strong>en</strong>t la terre et ses fruits ;<br />

- le pouvoir négatif <strong>du</strong> Ciel courroucé : exercice des châtim<strong>en</strong>ts sur les sujets.<br />

Simultaném<strong>en</strong>t, l’Empereur combine l’élaboration et l’application de la loi (« fa ») à l’art de<br />

la manipulation (« shu »), qui relève de la dim<strong>en</strong>sion policière de la politique (131), et se<br />

rapproche sur ce point <strong>du</strong> modèle occid<strong>en</strong>tal machiavéli<strong>en</strong>. A noter que l’art de la<br />

manipulation relève aussi de la stratégie militaire, dont la civilisation chinoise est porteuse <strong>en</strong><br />

premier au niveau planétaire, mais l’Empereur (ou le Roi) doit ici laisser agir le Général sans<br />

interfér<strong>en</strong>ce (132).<br />

La p<strong>en</strong>sée de MACHIAVEL et HOBBES est à l’origine de l’émerg<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> concept de<br />

« raison d’Etat », qui est <strong>en</strong>core invoquée aujourd’hui pour affaiblir ou saborder purem<strong>en</strong>t et<br />

simplem<strong>en</strong>t les mécanismes de régulation juridique de l’Etat de <strong>droit</strong> (133), et, plus<br />

127 Aujourd’hui, <strong>en</strong> dehors des IEP de Paris ou de province, les Sci<strong>en</strong>ces politiques sont communém<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>seignées à l’Université, conjointem<strong>en</strong>t avec le Droit, qui peut dans d’autres contextes être <strong>en</strong>seigné<br />

conjointem<strong>en</strong>t avec l’Economie, la Gestion ou les Sci<strong>en</strong>ces sociales <strong>en</strong> général.<br />

128 Cf. note 40.<br />

129 A. RIGAUDIERE, op. cit., p. 477-480.<br />

130 J. LEVI, op. cit., p. 169-171.<br />

131 J. LEVI, op. cit., p. 173.<br />

132 Cf. les nombreuses tra<strong>du</strong>ctions françaises des « 13 Leçons sur l’art de la guerre» de SUN TSE (ou SUN ZU<br />

ou SUN ZI), ainsi qu’un autre ouvrage préfacé et comm<strong>en</strong>té par Jean LEVI : Les 36 stratagèmes ; manuel secret<br />

de l’art de la guerre », Rivages poche / Petite Bibliothèque, Payot, 2007. Qui maîtrise les « 13 Leçons » et les<br />

« 36 Stratagèmes » réussit tout dans la vie.<br />

133 Un anci<strong>en</strong> ministre, célèbre pour sa faconde méridionale, a pu dire à propos d’affaires peu claires<br />

impliquant l’appareil d’Etat français : « La démocratie s’arrête là où comm<strong>en</strong>ce la raison d’Etat » ; tout<br />

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45<br />

prosaïquem<strong>en</strong>t, de la « culture de l’opportunité » qui a souv<strong>en</strong>t le dessus sur la « culture de la<br />

légalité », dans l’Administration française notamm<strong>en</strong>t ; sur ce plan, la France (ou l’Italie)<br />

contemporaine est parfois plus proche d’un régime autoritaire africain (ou autre), ou <strong>en</strong>core<br />

d’une « république bananière » latino-américaine, que des pays civilisés (anglo-saxons,<br />

nordiques et germaniques...), dans lesquels le moindre soupçon d’irrégularité <strong>en</strong>traîne<br />

usuellem<strong>en</strong>t la démission prév<strong>en</strong>tive d’un ministre ; c’est d’autant plus aisé que l’opinion<br />

publique française ne paraît pas assoiffée de déontologie politique (134).<br />

Cette autonomisation progressive de la fonction royale par rapport à l’autorité spirituelle<br />

officielle est observable : si le roi de France, <strong>en</strong>clin au « gallicanisme », continue à recevoir le<br />

sacre traditionnel à Reims, cela t<strong>en</strong>d à dev<strong>en</strong>ir une tradition formelle dépourvue de<br />

conséqu<strong>en</strong>ces effectives. La continuité <strong>du</strong> pouvoir royal, soigneusem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>cadrée par des<br />

rituels autres que le sacre de la part d’un <strong>en</strong>tourage administratif et courtisan att<strong>en</strong>tif, a am<strong>en</strong>é<br />

l’émerg<strong>en</strong>ce à l’époque contemporaine de la « théorie des deux corps <strong>du</strong> Roi » (135) : le Roi a<br />

à la fois un corps mortel comme celui des autres, et un corps mystique, immortel, qui est la<br />

continuité <strong>du</strong> pouvoir royal bi<strong>en</strong> organisée. Cette construction débouche sur les théories<br />

politiques modernes de la continuité de l’Etat et le principe de continuité <strong>du</strong> service public <strong>en</strong><br />

Droit Public ; elle trouve une application particulière dans le régime binaire de la domanialité<br />

de l’Etat propriétaire public : domanialité publique (critère de l’affectation à l’utilité publique)<br />

et domanialité privée (assimilable <strong>en</strong> général à la propriété privée) (136). Elle peut<br />

aujourd’hui s’investir dans les thèmes <strong>du</strong> développem<strong>en</strong>t <strong>du</strong>rable et <strong>du</strong> <strong>droit</strong> des générations<br />

futures à hériter d’une planète <strong>en</strong>core vivable :<br />

« Le principe d’origine canonique, laïcisé par les légistes, suivant lequel « La fonction ne meurt pas » est une des<br />

fictions fondatrices sur lesquelles ont reposé l’émerg<strong>en</strong>ce et le développem<strong>en</strong>t de ce qu’on appelle l’Etat. Doté<br />

d’une personnalité distincte de celle de la figure humaine qui la représ<strong>en</strong>te, faillible et mortelle, la personnalité<br />

morale prêtée à l’Etat par les juristes est un dégradé laïcisé <strong>du</strong> corps mystique dont la théologie médiévale faisait<br />

l’un des attributs de l’Eglise » (137).<br />

Sur le plan « international » avant la lettre, la Sci<strong>en</strong>ce Politique europé<strong>en</strong>ne des débuts trouve<br />

probablem<strong>en</strong>t un terreau favorable dans le traité de Westphalie de 1648, qui met fin à la<br />

« Guerre de 30 ans » <strong>en</strong>tre les puissances europé<strong>en</strong>nes <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t et qui fut particulièrem<strong>en</strong>t<br />

dévastatrice pour les populations civiles. Outre l’accession à l’indép<strong>en</strong>dance des Pays-Bas et<br />

des cantons suisses, ce traité pose le principe de l’autonomie des Etats-nations, y compris les<br />

petits Etats germaniques issus de l’Empire qui sont conviés à se concerter dans une « Diète »,<br />

assemblée délibérante qui représ<strong>en</strong>te donc très indirectem<strong>en</strong>t les peuples de ces <strong>en</strong>tités. La<br />

« loi <strong>du</strong> plus fort » et la pratique des coalitions fluctuantes et opportunistes recul<strong>en</strong>t, sans<br />

toutefois disparaître. Au niveau symbolique, la deuxième fonction de la souveraineté pr<strong>en</strong>d la<br />

comm<strong>en</strong>taire semble superflu. Par ailleurs, l’adjectif « machiavélique » étant dev<strong>en</strong>u péjoratif dans la langue<br />

courante, pour désigner un mélange élevé de cynisme et de perversité dans une démarche humaine indivi<strong>du</strong>elle<br />

ou collective, on utilise le terme « machiavéli<strong>en</strong> » pour désigner la p<strong>en</strong>sée de MACHIAVEL d’un point de vue<br />

descriptif.<br />

134 Cf. sur ce point les propos d’Eva JOLY dans le Thème 3 <strong>du</strong> Prologue.<br />

135 Ernest KANTOROWICZ : Les deux corps <strong>du</strong> roi, Ed. Gallimard, 1989. Notons que cet auteur germanoaméricain,<br />

histori<strong>en</strong>, aurait admis franchem<strong>en</strong>t sa lacune concernant l’étude de l’histoire <strong>du</strong> Droit français pour<br />

aboutir à cette théorie, qui est ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t juste (source : Wikipedia). Son importance ne doit donc pas être<br />

surestimée.<br />

136 Ce système existe aussi pour la Couronne britannique : la reine (actuellem<strong>en</strong>t) possède dans son domaine<br />

privé les « Channel Islands » (Iles anglo-normandes), ce qui a pour conséqu<strong>en</strong>ce d’exclure de l’Union<br />

europé<strong>en</strong>ne dans une large mesure ces territoires britanniques europé<strong>en</strong>s et de les transformer <strong>en</strong> « paradis<br />

fiscal » de proximité... Même observation pour l’île de Man, <strong>en</strong> mer d’Irlande. Fondem<strong>en</strong>t juridique : TFUE, art.<br />

355 § 5 (c).<br />

137 Yves RAZAFINDRATANDRA : Questions sur l’émerg<strong>en</strong>ce d’un Etat écologique - Environnem<strong>en</strong>t &<br />

Technique n° 304, mars 2011, p. 20-24.<br />

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46<br />

préémin<strong>en</strong>ce sur la première fonction de la spiritualité, et l’on s’efforce de mettre fin aux<br />

guerres de religion internes et parfois externalisées par l’adoption <strong>du</strong> principe « tel Prince,<br />

telle religion » (« cujus regio, ejus religio ») : les sujets <strong>du</strong> Prince sont donc invités à adopter<br />

la religion de celui-ci, ou à émigrer vers des contrées plus favorables, ce qui sera le cas de<br />

nombreux protestants français après la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV. Si<br />

aujourd’hui ce principe n’est plus acceptable dans l’Union europé<strong>en</strong>ne ou aux Etats-Unis où<br />

prévaut la liberté religieuse au niveau indivi<strong>du</strong>el, il représ<strong>en</strong>tait à l’époque un progrès certain.<br />

Nous avons vu que ce n’est pas la civilisation ouest-europé<strong>en</strong>ne qui a inv<strong>en</strong>té la Sci<strong>en</strong>ce<br />

politique, mais que la Chine l’a devancée de façon très anci<strong>en</strong>ne dans ce domaine à travers la<br />

réflexion philosophique. Sur ce point, il convi<strong>en</strong>t de souligner que la Grèce antique, et plus<br />

particulièrem<strong>en</strong>t la civilisation athéni<strong>en</strong>ne, a été aussi le théâtre d’une réflexion de type<br />

politique à partir de la Philosophie (Platon, Aristote...), mais <strong>en</strong> relation avec le Droit<br />

(« nomos »). Pour les Grecs, « nomos » est le pro<strong>du</strong>it de l’organisation politique de la cité qui<br />

s’institue, se p<strong>en</strong>se comme telle et peut se remettre <strong>en</strong> cause (« politeia »), sur la base de<br />

l’égalité <strong>en</strong>tre les citoy<strong>en</strong>s ; ce n’est pas la loi <strong>du</strong> plus fort qui est érigée <strong>en</strong> Etat de <strong>droit</strong>, ni<br />

l’expression d’un « Droit naturel » ayant « phusis » comme origine (138).<br />

1.9. LE PARADIGME TRI-FONCTIONNEL EST-IL ENCORE D’ACTUALITE ?<br />

Aujourd’hui, il serait intéressant d’analyser <strong>en</strong> profondeur la société occid<strong>en</strong>tale pour y<br />

rechercher la persistance <strong>du</strong> modèle trifonctionnel à la lumière de la problématique <strong>du</strong> vivant :<br />

malgré le processus de complexification socio-économique et politique lié à la<br />

mondialisation, la troisième fonction <strong>en</strong>globe clairem<strong>en</strong>t la sci<strong>en</strong>ce et ses applications<br />

technologiques dans l’in<strong>du</strong>strie – dans le domaine <strong>du</strong> vivant ou non – tout <strong>en</strong> continuant à<br />

concerner les activités agricoles, artisanales et commerciales (services marchands compris).<br />

Les sci<strong>en</strong>ces dites « exactes » ou « <strong>du</strong>res », qui ont connu leur propre évolution dans l’histoire<br />

humaine, ne pouvai<strong>en</strong>t pas interférer de façon croissante avec le Droit à l’époque<br />

contemporaine qui voit le développem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> capitalisme in<strong>du</strong>striel au XIXème siècle puis la<br />

multiplication des innovations techniques dans la « société de consommation » au XXème<br />

siècle. Quant à l’émerg<strong>en</strong>ce d’un nouveau paradigme qui serait une société de l’immatériel ou<br />

une « société de services » au XXIème siècle, on peut considérer qu’il s’agit d’une illusion<br />

dans la mesure où tout cela a nécessité une quantité incroyable de gadgets technosci<strong>en</strong>tifiques<br />

dérivés la plupart de temps de transferts de technologies militaires (internet <strong>en</strong> premier lieu).<br />

Parmi ces p<strong>en</strong>seurs, on doit citer Jacques ELLUL (1912-1994) (139), qui était à la fois<br />

histori<strong>en</strong> <strong>du</strong> <strong>droit</strong>, sociologue, théologi<strong>en</strong> protestant et militant écologiste associatif avant la<br />

lettre. Pour J. ELLUL, la Sci<strong>en</strong>ce a pour ainsi dire disparu, pour laisser place à la Technique,<br />

dev<strong>en</strong>ue une fin <strong>en</strong> soi pour les besoins <strong>du</strong> système économique <strong>en</strong> place et pour le plus grand<br />

profit de ses thuriféraires : fuite <strong>en</strong> avant où l’on fait un peu n’importe quoi dans une optique<br />

138 C. CASTORIADIS, op. cit., pp. 118, 188, & 208-210. Il va de soi que cette égalité exclut cep<strong>en</strong>dant les<br />

esclaves, les femmes, les « métèques », etc.<br />

139 Jacques ELLUL est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels on reti<strong>en</strong>dra : La technique ou l’<strong>en</strong>jeu <strong>du</strong><br />

siècle (Ed. Economica, 1990); Le bluff technologique (1988, Ed. Hachette « Pluriel » 2001). Pour une<br />

intro<strong>du</strong>ction générale à la p<strong>en</strong>sée elluli<strong>en</strong>ne, plus connue aux Etats-Unis qu’<strong>en</strong> France, cf. Jean-Luc PORQUET :<br />

Jacques ELLUL l’homme qui avait (presque) tout prévu, Ed. Cherche-Midi, 2003 (référ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong> couverture à la<br />

crise de la « « vache folle », des OGM agricoles, etc…). J . ELLUL est un adversaire redoutable de la culture<br />

traditionnelle ingénieur/aménageur et un inspirateur des « néo-luddites » tels que les « faucheurs volontaires » de<br />

plantes OGM et les agresseurs prévisibles des nanotechnologues.<br />

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47<br />

à court terme, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant que la Technique <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t (t+1) réparera les erreurs de la<br />

Technique au mom<strong>en</strong>t (t).<br />

Mais on peut se demander si les débats éthiques sur les questions les plus aiguës <strong>du</strong> domaine<br />

<strong>du</strong> vivant ne reflèt<strong>en</strong>t pas un certain retour de la première fonction, ou <strong>en</strong> tout cas une volonté<br />

de la société civile de rééquilibrer les pouvoirs réels qui sont <strong>en</strong> jeu : ce sont donc une ou<br />

plusieurs règles juridiques nouvelles qui vont am<strong>en</strong>er ce rééquilibrage, et l’on <strong>en</strong> appelle à la<br />

première fonction (considérée sous l’angle éthique et juridique, avec une influ<strong>en</strong>ce religieuse<br />

plus ou moins discrète) pour arrêter les dérives de la troisième. Le Droit, <strong>en</strong> effet, n’a pas<br />

cessé de relever des de la première fonction : les Eglises et autres organisations religieuses<br />

peuv<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cer l’adoption de règles sur certains sujets à travers le débat éthique, la<br />

Technique tirant évidemm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> s<strong>en</strong>s contraire. La sphère éthique ressort clairem<strong>en</strong>t de la<br />

première fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne, soit que le débat éthique constitue un préalable à l’adoption<br />

de nouvelles règles de <strong>droit</strong> qui font défaut, soit qu’il vise plus prosaïquem<strong>en</strong>t - et beaucoup<br />

plus fréquemm<strong>en</strong>t - à modifier les règles juridiques existantes au profit de l’utilitarisme<br />

hybridisé de l’activisme technosci<strong>en</strong>tifique et de l’économie de marché, <strong>en</strong> faisant reculer ou<br />

sauter des barrières morales d’origine religieuse.<br />

Tout comme le pouvoir sci<strong>en</strong>tifique général, le pouvoir médical, qui relève historiquem<strong>en</strong>t de<br />

la première fonction, semble s’être quelque peu <strong>en</strong>canaillé dans la troisième, sous l’influ<strong>en</strong>ce<br />

déterminante de l’in<strong>du</strong>strie pharmaceutique qui développe ses activités de recherche et<br />

développem<strong>en</strong>t de nouveaux médicam<strong>en</strong>ts comme bon lui semble, le marché étant c<strong>en</strong>sé tout<br />

ori<strong>en</strong>ter de façon optimale (140).<br />

Dans sa conception initiale, la troisième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne concerne ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />

l’économie pro<strong>du</strong>ctive. Or celle-ci semble se transformer dialectiquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> son contraire :<br />

« bulle » des marchés financiers auxquels les Etats prét<strong>en</strong><strong>du</strong>m<strong>en</strong>t souverains (UE comprise)<br />

sont priés de « plaire », « bulle » de certaines activités liées à internet, dictature de la<br />

communication tous azimuts au détrim<strong>en</strong>t <strong>du</strong> fond des choses, dictature médiatique <strong>du</strong> sport,<br />

tyrannie <strong>du</strong> commerce international avec ses trois <strong>du</strong>mpings (fiscal, social et<br />

<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tal), « pouvoir psy » inquisiteur et omniprés<strong>en</strong>t, etc.. De plus, la Sci<strong>en</strong>ce, c<strong>en</strong>sée<br />

avoir été inv<strong>en</strong>tée pour le bi<strong>en</strong> de l’humanité, semble s’être transformée <strong>en</strong> une puissance<br />

m<strong>en</strong>açante et de plus <strong>en</strong> plus incontrôlable, et fait l’objet d’une contestation radicale qui<br />

inquiète les dirigeants politiques et économiques, mais aussi les sci<strong>en</strong>tifiques eux-mêmes, qui<br />

ont largem<strong>en</strong>t per<strong>du</strong> leur aura psychosociale. En tout état de cause, le modèle trifonctionnel<br />

n’est plus vraim<strong>en</strong>t observable, et on est peut-être passé subrepticem<strong>en</strong>t à un modèle<br />

quadrifonctionnel, la quatrième fonction étant clairem<strong>en</strong>t parasitaire et impro<strong>du</strong>ctive, tout <strong>en</strong><br />

« créant de la valeur pour l’actionnaire ». Société de services, société de l’immatériel, société<br />

de la (prét<strong>en</strong><strong>du</strong>e) connaissance, la société dite post-moderne offre le spectacle de la<br />

disparition de la première fonction, de la décrépitude de la deuxième et d’une énorme<br />

interrogation sur le mainti<strong>en</strong> ou la mutation radicale de la troisième. A. SUPIOT observe à cet<br />

égard que « le pouvoir des Etats a reculé, mais c’est souv<strong>en</strong>t au profit de celui de l’arg<strong>en</strong>t, des<br />

juges, des experts ou des médias » (141).<br />

Sans prét<strong>en</strong>dre réviser le schéma de DUMEZIL ni le remettre <strong>en</strong> question, nous serions plutôt<br />

t<strong>en</strong>té d’y voir une t<strong>en</strong>tative de subversion <strong>du</strong> système antérieur par des « hors castes » d’un<br />

140 D’où les controverses sur les médicam<strong>en</strong>ts génériques, le biopiratage des médecines des « peuples<br />

racines », l’inv<strong>en</strong>tion de maladies m<strong>en</strong>tales fictives par l’OMS destinées à écouler des molécules inv<strong>en</strong>tées par la<br />

recherche appliquée , etc…<br />

141 A. SUPIOT, op. cit., p. 230.<br />

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48<br />

g<strong>en</strong>re nouveau, parasites à l’état pur, courtisés pour des raisons d’opportunité sociopolitique<br />

par la deuxième fonction (142). Les conséqu<strong>en</strong>ces de cette apparition de la fonction « bulle »<br />

sur le Droit sont très perceptibles par les juristes d’aujourd’hui : montée <strong>en</strong> puissance <strong>du</strong> Droit<br />

de la propriété intellectuelle, largem<strong>en</strong>t détourné de sa finalité première qui est de favoriser<br />

l’innovation, développem<strong>en</strong>t d’un système juridique autonome et quasim<strong>en</strong>t autogéré pour les<br />

marchés financiers, qu’il serait question de « moraliser » alors même qu’aucune organisation<br />

internationale n’existe pour ce faire et que ces règles déjà très favorables sont fréquemm<strong>en</strong>t<br />

violées (143).<br />

Une oeuvre littéraire française m<strong>en</strong>tionnée dans le prologue (la pièce de théâtre « Ubu Roi »<br />

d’Alfred JARRY) nous paraît bi<strong>en</strong> illustrer cette revanche des « hors castes » sur les trois<br />

fonctions historiques, sur le mode humoristique/délirant certes, mais sur un arrière-plan<br />

symbolique très profond. Le Père Ubu, voyou absolu et crapule indéf<strong>en</strong>dable, mène<br />

implacablem<strong>en</strong>t sa stratégie consistant à parv<strong>en</strong>ir au pouvoir par tous les moy<strong>en</strong>s (complot et<br />

régicide), s’<strong>en</strong>richir par tous les moy<strong>en</strong>s (racket fiscal <strong>du</strong> peuple, confiscation des bi<strong>en</strong>s des<br />

nobles), « tuer tout le monde », et « s’<strong>en</strong> aller », sans que l’on sache vraim<strong>en</strong>t s’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d vivre<br />

de ses r<strong>en</strong>tes ou récidiver compulsivem<strong>en</strong>t. Mais il est hautem<strong>en</strong>t symbolique que « tuer tout<br />

le monde » consiste pour lui à faire « passer à la trappe » et exécuter les magistrats (première<br />

fonction) et les nobles (deuxième fonction), sans oublier les « financiers » qui n’approuv<strong>en</strong>t<br />

pas sa réforme fiscale, qui accompagne le racket fiscal, et qui ressort<strong>en</strong>t de la troisième<br />

fonction pour partie mais de la deuxième aussi (technocrates gérant la sphère de la circulation<br />

monétaire) ; quant aux paysans (composante pro<strong>du</strong>ctive de la troisième fonction), le Père Ubu<br />

ne peut tous les tuer - d’autant plus qu’il est att<strong>en</strong>tif à son approvisionnem<strong>en</strong>t alim<strong>en</strong>taire <strong>en</strong><br />

tant que gros mangeur - et doit se cont<strong>en</strong>ter de leur extorquer le maximum de « Phynance »,<br />

les tuant économiquem<strong>en</strong>t.<br />

On observe avec intérêt que le modèle trifonctionnel <strong>du</strong> Père Ubu compr<strong>en</strong>d cette dernière,<br />

mais aussi la « Physique » et... la « Merdre », mot initial de la pièce « Ubu Roi », qui fit<br />

scandale à l’époque et provoqua des échauffourées à plusieurs reprises dans les salles. Le<br />

« hors caste » assoiffé de domination doit <strong>en</strong> effet s’appuyer sur ces trois élém<strong>en</strong>ts relevant<br />

clairem<strong>en</strong>t et <strong>en</strong> bloc de la troisième fonction, et s’incarnant dans une impressionnante<br />

panoplie d’artefacts (« crocs à... », « bâtons à... », « sabres à... », « ciseaux à... », etc.). Telle<br />

est la technologie ubuesque, au service exclusif <strong>du</strong> pouvoir <strong>du</strong> tyran (144). La<br />

« ‘Pataphysique », que le Père Ubu a inv<strong>en</strong>té « parce que le besoin s’<strong>en</strong> faisait généralem<strong>en</strong>t<br />

142 Le r<strong>en</strong>flouem<strong>en</strong>t à fonds per<strong>du</strong>s et aux frais <strong>du</strong> contribuable <strong>du</strong> système bancaire international par les Etats<br />

occid<strong>en</strong>taux <strong>en</strong> 2009, <strong>en</strong> vertu <strong>du</strong> principe « too big to fail », <strong>en</strong> est la manifestation la plus éclatante. Sur<br />

l’autonomie fonctionnelle <strong>du</strong> Droit des marchés financiers, véritable « jus proprium », au s<strong>en</strong>s de GAUDEMET.<br />

La mutation de la profession bancaire, composante officielle de la troisième fonction dans la société hindoue<br />

elle-même, est significative à cet égard : <strong>en</strong> termes d’affectation des ressources collectées, le financem<strong>en</strong>t de<br />

l’économie pro<strong>du</strong>ctive t<strong>en</strong>d à décliner au profit de la spéculation pour compte propre ou pour le compte de<br />

cli<strong>en</strong>ts privés qui ne sont pas nécessairem<strong>en</strong>t des <strong>en</strong>treprises cherchant à optimiser le montant leurs<br />

immobilisations incorporelles à caractère financier ou de leurs liquidités.<br />

143 Cf. l’analyse de J.-C. MILNER dans le Thème 3 <strong>du</strong> Prologue. Cf. surtout Jean de MAILLARD :<br />

L’arnaque ; la finance au-dessus des lois et des règles, Gallimard, 2010 ; cet auteur est un magistrat spécialisé<br />

dans la délinquance économique et financière.<br />

144 Un programme dérivé <strong>du</strong> Père Ubu implique <strong>en</strong>core une triade, que les DUMEZIL <strong>du</strong> futur sauront<br />

apprécier à sa juste valeur <strong>en</strong> tant que mythe fondateur de la société de consommation et de l’information (ou<br />

médiatique) : « Tudez, décervelez, coupez les oneilles ! ». Toute ressemblance avec la télévision actuelle, non<br />

<strong>en</strong>core inv<strong>en</strong>tée à l’époque de JARRY, est pure coïncid<strong>en</strong>ce...<br />

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49<br />

s<strong>en</strong>tir » (145) est ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t dérivée de la « Physique » - par ext<strong>en</strong>sion la Technosci<strong>en</strong>ce<br />

<strong>en</strong> général - mais implique l’interv<strong>en</strong>tion de la « Phynance » - aujourd’hui l’économie<br />

monétaire développée jusqu’à l’explosion rampante <strong>du</strong> système à travers l’installation <strong>du</strong>rable<br />

<strong>du</strong> risque macroprud<strong>en</strong>tiel global/mondial - afin d’aboutir à une situation homéostatique<br />

clairem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tifiable : la « Merdre » pour quasim<strong>en</strong>t tout le monde dans le monde <strong>en</strong>tier.<br />

Ainsi le programme des « banksters » actuels était déjà annoncé dans cette oeuvre géniale, à<br />

la portée sous-estimée et généralem<strong>en</strong>t limitée à l’expression de l’humour français de la<br />

« Belle Epoque », précurseur de celui <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t surréaliste.<br />

145 Adverbe souligné par nous. Son emploi signifie qu’il y avait cons<strong>en</strong>sus sur cette inv<strong>en</strong>tion d’une discipline<br />

de synthèse (on a su faire cela dans l’histoire d’<strong>AgroParisTech</strong>), mais non unanimité. L’apostrophe avant le « P »<br />

majuscule est ess<strong>en</strong>tielle pour la compréh<strong>en</strong>sion profonde <strong>du</strong> concept.<br />

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II - LES PRINCIPALES THEORIES DU DROIT<br />

50<br />

On résumera sommairem<strong>en</strong>t la question <strong>en</strong> posant qu’il existe trois grandes théories générales<br />

<strong>du</strong> <strong>droit</strong> : l’école <strong>du</strong> « Droit naturel » (ou « jusnaturalisme ») et le « positivisme juridique », ce<br />

à quoi on doit ajouter la critique marxiste ou anarchiste, qui rejette les deux approches au<br />

profit d’une conception relativiste <strong>du</strong> <strong>droit</strong>, qui est indissolublem<strong>en</strong>t au postulat philosophique<br />

<strong>du</strong> matérialisme historique ; on peut donc qualifier ces approches de « déconstruction <strong>du</strong><br />

Droit ».<br />

2.1. LA THEORIE DU DROIT NATUREL<br />

On peut poser raisonnablem<strong>en</strong>t que l’optique <strong>du</strong> jusnaturalisme est la conséqu<strong>en</strong>ce directe <strong>du</strong><br />

rattachem<strong>en</strong>t historique <strong>du</strong> Droit à la fonction religieuse/magique : la règle de <strong>droit</strong> s’impose<br />

« naturellem<strong>en</strong>t » au pouvoir qui l’édicte, elle lui préexiste et a vocation à lui survivre. La<br />

mise <strong>en</strong> oeuvre <strong>du</strong> Droit naturel implique donc de rechercher la norme juridique à édicter dans<br />

des principes extrajuridiques préexistants, de type religieux ou philosophique. Cette norme -<br />

qui est plus souv<strong>en</strong>t un principe qu’une règle précise - a un caractère intemporel et universel,<br />

elle peut tout juste être adaptée à la marge aux spécificités <strong>du</strong> peuple concerné par son<br />

application. Ainsi, les théologi<strong>en</strong>s <strong>du</strong> Moy<strong>en</strong>-Age reconnaissai<strong>en</strong>t la légitimité <strong>du</strong> souverain<br />

comme source <strong>du</strong> <strong>droit</strong>, mais à la condition qu’il se conforme à la « loi divine », d’ess<strong>en</strong>ce<br />

supérieure et indiscutable, donc « naturelle ». Mais nous avons vu que la Grèce antique, à<br />

l’apogée de sa civilisation, rejetait cette approche (146), et que les Romains, adeptes de la<br />

« loi <strong>du</strong> plus fort », ne se posai<strong>en</strong>t guère ce g<strong>en</strong>re de question .<br />

L’école <strong>du</strong> Droit naturel paraît avoir été fondée par le néerlandais GROTIUS (1583-1645),<br />

qui était à la fois théologi<strong>en</strong> et juriste ; cet auteur a particulièrem<strong>en</strong>t travaillé sur l’ébauche<br />

d’un Droit international public sur la question de la libre navigation maritime. Puis elle a été<br />

développée par des juristes allemands, notamm<strong>en</strong>t PUFENDORF (1632-1694), qui était<br />

disciple de GROTIUS et de R<strong>en</strong>é DESCARTES (1596-1650), mathématici<strong>en</strong> et philosophe<br />

français ; son premier ouvrage s’intitulait de façon significative « <strong>Elém<strong>en</strong>ts</strong> de jurisprud<strong>en</strong>ce<br />

naturelle par la méthode mathématique ». On voit donc que cette école <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d aussi s’appuyer<br />

sur la rationalité sci<strong>en</strong>tifique, et non pas simplem<strong>en</strong>t sur des présupposés religieux. Lors de la<br />

phase finale d’adoption <strong>du</strong> Code Civil sous le régime impérial de Napoléon Ier <strong>en</strong> 1804, Jean<br />

PORTALIS a pu écrire que « la raison, <strong>en</strong> ce qu’elle gouverne indéfinim<strong>en</strong>t tous les hommes,<br />

s’appelle « <strong>droit</strong> naturel » » (147).<br />

Un représ<strong>en</strong>tant français remarquable <strong>du</strong> jusnaturalisme fut cep<strong>en</strong>dant un catholique<br />

convaincu, Michel VILLEY (1914-1988) : histori<strong>en</strong> <strong>du</strong> Droit, spécialiste <strong>du</strong> Droit romain, il<br />

développa une réflexion doctrinale qui devait le positionner comme un philosophe <strong>du</strong> Droit.<br />

Inspiré ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t par la p<strong>en</strong>sée d’Aristote, philosophe grec qui développa une réflexion<br />

sur la politique et la p<strong>en</strong>sée rationnelle <strong>en</strong> général, ainsi que par la théologie de (Saint)<br />

Thomas d’Aquin au Moy<strong>en</strong>-Age, il devint une sorte de marginal dans le monde académique<br />

français dont il pourf<strong>en</strong>dait les « modes » : sociologisme, sci<strong>en</strong>tisme, etc. mais surtout les<br />

adeptes les plus marqués <strong>du</strong> positivisme juridique. Il fut un réactionnaire, au s<strong>en</strong>s premier et<br />

descriptif <strong>du</strong> terme, mais tal<strong>en</strong>tueux et très pro<strong>du</strong>ctif.<br />

146 Cf. note 138.<br />

147 Jean PORTALIS : Discours préliminaire au premier projet de Code Civil, Ed. Conflu<strong>en</strong>ces, 1999, p. 24. De<br />

même, le mariage est un « acte naturel », tout comme sont « naturelles » les conditions d’âge minimum pour se<br />

marier, les obligations réciproques <strong>en</strong>tre époux, etc.. Alors que tout cela est hautem<strong>en</strong>t « artificiel » au s<strong>en</strong>s de<br />

« conv<strong>en</strong>tionnel » ou « conv<strong>en</strong>u ».<br />

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51<br />

La Déclaration des <strong>droit</strong>s de l’homme et <strong>du</strong> citoy<strong>en</strong> (DDHC) de 1789, intégrée au « bloc de<br />

constitutionnalité » français par le Conseil d’Etat <strong>en</strong> 1971, m<strong>en</strong>tionne <strong>en</strong> son préambule les<br />

« <strong>droit</strong>s naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ». La référ<strong>en</strong>ce au « sacré », qui n’est pas<br />

synonyme de « religieux » mais qui l’<strong>en</strong>globe sans s’y limiter, fournit un exemple de la<br />

pertin<strong>en</strong>ce de l’analyse de Ph. CHIAPPINI, exposée plus haut. L’article 2 de la DDHC<br />

énumère les « <strong>droit</strong>s naturels et imprescriptibles » de l’homme (liberté, propriété, sûreté et<br />

résistance à l’oppression), et son article 4 édicte que « l’exercice des <strong>droit</strong>s naturels de chaque<br />

homme n’a de bornes que celles qui assur<strong>en</strong>t aux autres membres de la société la jouissance<br />

de ces mêmes <strong>droit</strong>s ». La DDHC a influ<strong>en</strong>cé la Déclaration universelle des <strong>droit</strong>s de<br />

l’homme de 1948 ainsi que la Conv<strong>en</strong>tion europé<strong>en</strong>ne de sauvegarde des <strong>droit</strong>s de l’homme<br />

(CESDH) de 1950, qui a été complétée par des Protocoles. Ces textes intro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t par rapport<br />

à la DDHC des élém<strong>en</strong>ts nouveaux liés au rejet des pratiques nazies de persécution ciblée<br />

mais massive à l’<strong>en</strong>contre des opposants politiques, mais surtout d’extermination d’une partie<br />

de la population pour des motifs idéologiques : <strong>droit</strong> à la vie, interdiction de la torture et des<br />

traitem<strong>en</strong>ts inhumains et dégradants, etc..<br />

Un autre juriste français a illustré la prés<strong>en</strong>ce de l’école <strong>du</strong> Droit naturel <strong>en</strong> France : Tancrède<br />

ROTHE (1851-1935), qui se réclamait lui aussi de la p<strong>en</strong>sée chréti<strong>en</strong>ne et rédigea <strong>en</strong>tre 1885<br />

et 1912 un « Traité de <strong>droit</strong> naturel théorique et appliqué » <strong>en</strong> 6 volumes, plus un volume<br />

posthume consacré à l’illustration <strong>du</strong> caractère « naturel » <strong>du</strong> <strong>droit</strong> de propriété (148).<br />

2.2. LA THEORIE DU POSITIVISME JURIDIQUE<br />

Le positivisme juridique, théorisé par le juriste allemand Hans KELSEN (1881-1973) dans<br />

son ouvrage intitulé « Théorie pure <strong>du</strong> <strong>droit</strong> » (149), ne veut voir comme origine de la règle<br />

juridique que la volonté politique <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t, qui doit cep<strong>en</strong>dant être conforme à une « norme<br />

fondam<strong>en</strong>tale » (« Grundnorm »); cette vision est évidemm<strong>en</strong>t plus adaptée à l’époque<br />

contemporaine où prédomine la démocratie représ<strong>en</strong>tative fondée sur une Constitution <strong>en</strong> tant<br />

que norme fondam<strong>en</strong>tale, mais sa dim<strong>en</strong>sion technici<strong>en</strong>ne et apparemm<strong>en</strong>t neutre bute sur une<br />

impasse théorique : d’où vi<strong>en</strong>t le cont<strong>en</strong>u de cette « norme fondam<strong>en</strong>tale » ? On n’échappe<br />

pas à un certain retour à la problématique <strong>du</strong> Droit naturel.<br />

Si le Droit est là où est l’Etat, il peut servir de parav<strong>en</strong>t à un régime totalitaire et<br />

exterminateur tel que le régime nazi qui a concerné l’Allemagne <strong>en</strong>tre 1933 et 1945, ou<br />

<strong>en</strong>core le régime stalini<strong>en</strong> <strong>en</strong> URSS, ce que les jusnaturalistes ne peuv<strong>en</strong>t accepter.<br />

Aujourd’hui, on voit que le jusnaturalisme peut très bi<strong>en</strong> servir de parav<strong>en</strong>t à une théocratie<br />

oppressive de type islamique fondam<strong>en</strong>taliste, ou autre. Quant aux <strong>droit</strong>s de l’homme, ils<br />

peuv<strong>en</strong>t L’influ<strong>en</strong>ce manifeste <strong>du</strong> <strong>droit</strong> naturel dans la DDHC de 1789 ne fait obstacle à ce<br />

148 Tancrède ROTHE : De la propriété ; Traité de <strong>droit</strong> naturel historique et appliqué - Ed. LGDJ, 1969. Les 6<br />

volumes ont pour thème « Définitions ; devoirs naturels de l’homme ; de la souveraineté » (tome I), « Du<br />

mariage » (tome II), « De la famille » (tome III), « Droit laborique » (tome IV), « Droit laborique corporatif (I) »<br />

(Tome V), « Droit laborique corporatif (II) » (tome VI). « Droit laborique » = Droit <strong>du</strong> travail, Pour une<br />

qualification politique instructive de l’auteur : « Un juriste lillois contre -révolutionnaire : Tancrède Rothe et la<br />

politique » - Revue d’Histoire des Facultés de Droit et de la sci<strong>en</strong>ce juridique n° 7, 1988. Il est certain que la<br />

p<strong>en</strong>sée de cet auteur a influ<strong>en</strong>cé la doctrine corporatiste <strong>du</strong> régime de l’Etat français dirigé par le maréchal Pétain<br />

de 1940 à 1944 avec comme devise « Travail, Famille, Patrie », ce qu’on ne saurait lui reprocher<br />

rétrospectivem<strong>en</strong>t et eu égard à sa date de décès.<br />

149 Cet ouvrage date de 1934 et a été tra<strong>du</strong>it <strong>en</strong> français <strong>en</strong> 1962 par Charles EISENMANN, Professeur de<br />

Droit Public, et publié aux éditions Dalloz.<br />

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52<br />

que ce texte ait aussi une forte dim<strong>en</strong>sion positiviste, liée à la manifestation de la volonté<br />

d’instaurer un Etat républicain de type nouveau contre l’absolutisme royal et son pouvoir<br />

arbitraire. En définitive, le Droit naturel est tout aussi artificiel que l’approche positiviste,<br />

mais avec un côté apparemm<strong>en</strong>t « bon <strong>en</strong>fant » qui peut être profondém<strong>en</strong>t mystificateur :<br />

ainsi certains comm<strong>en</strong>tateurs chinois, las des critiques récurr<strong>en</strong>tes de leur pays pour ses<br />

violations nombreuses et persistantes des <strong>droit</strong>s de l’homme au s<strong>en</strong>s occid<strong>en</strong>tal <strong>du</strong> terme, ont<br />

pu affirmer que des <strong>droit</strong>s de l’homme ess<strong>en</strong>tiels consistai<strong>en</strong>t à posséder une voiture<br />

indivi<strong>du</strong>elle et un téléphone portable... et que ceux-là <strong>du</strong> moins étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fort progrès <strong>en</strong><br />

Chine ! A l’instar <strong>du</strong> développem<strong>en</strong>t <strong>du</strong>rable, les <strong>droit</strong>s de l’homme apparaiss<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t<br />

comme une « auberge espagnole ».<br />

De ce fait, les deux optiques sont plus complém<strong>en</strong>taires que concurr<strong>en</strong>tes. Le juriste itali<strong>en</strong><br />

Norberto BOBBIO a pu le montrer brillamm<strong>en</strong>t dans un de ses ouvrages (150). Bi<strong>en</strong> qu’il<br />

incline nettem<strong>en</strong>t vers le <strong>droit</strong> naturel, cet auteur fait observer que « les morales les plus<br />

différ<strong>en</strong>tes ont parfois trouvé refuge, selon les époques et les occasions, dans le giron <strong>du</strong> <strong>droit</strong><br />

naturel. » Dans son optique de confrontation <strong>en</strong>tre les p<strong>en</strong>sées de HOBBES et LOCKE (151),<br />

Ph. CHIAPPINI montre une filiation certaine <strong>en</strong>tre le premier et KELSEN, et <strong>en</strong>tre le second<br />

et l’école <strong>du</strong> <strong>droit</strong> naturel (152).<br />

Le terme « positivisme » n’a pas été inv<strong>en</strong>té par les juristes, mais par le philosophe Auguste<br />

COMTE (1798-1857), qui a proposé un système philosophique basé sur une conception<br />

intégrée <strong>du</strong> progrès incluant les Sci<strong>en</strong>ces exactes et les Sci<strong>en</strong>ces humaines, ce qui l’a am<strong>en</strong>é à<br />

<strong>en</strong>visager une « Physique sociale » ( !). La démarche positiviste implique le rejet de tout<br />

présupposé d’ordre métaphysique ou idéologique dans les Sci<strong>en</strong>ces humaines, tout comme<br />

dans les Sci<strong>en</strong>ces exactes. A. COMTE avait lui aussi élaboré une triade, qui ne portait<br />

cep<strong>en</strong>dant pas sur les fonctions sociales mais sur les étapes de l’évolution de l’humanité <strong>en</strong><br />

états successifs : théologique, métaphysique et « positif ». Ce troisième stade a un caractère<br />

ultime et amène au bonheur de l’humanité. L’av<strong>en</strong>ir allait se charger de lui donner tort, mais,<br />

sur le plan épistémologique, ce concept de positivisme devait permettre l’essor ultérieur de<br />

nouvelles Sci<strong>en</strong>ces sociales, <strong>en</strong> particulier la Sociologie, dont A. COMTE apparaît comme un<br />

précurseur, pour ne pas dire un fondateur. Le Droit s’empare <strong>du</strong> concept avec KELSEN, mais<br />

l’Economie paraît l’avoir intégré un peu avant, avec les débuts de la modélisation<br />

mathématique des équilibres économiques à la fin <strong>du</strong> XIXème siècle ; cela étant, nous verrons<br />

qu’il ne s’agit que d’un trompe l’oeil, et que cette « sci<strong>en</strong>ce » reste profondém<strong>en</strong>t idéologique.<br />

2.3. LES THEORIES DE LA DECONSTRUCTION DU DROIT<br />

2.3.1. L’OPTIQUE MARXISTE<br />

Issue des travaux de Karl MARX (1818-1883) et Friedrich ENGELS (1820-1895), la théorie<br />

marxiste range les idées et concepts <strong>en</strong> général dans la « superstructure », qui est conditionnée<br />

par l’« infrastructure », c’est-à-dire les transformations économiques spontanées et<br />

accompagnées par le Politique (l’évolution des systèmes politiques) et l’Idéologique<br />

(philosophique et religieux) :<br />

150 Norberto BOBBIO : Essais de théorie <strong>du</strong> <strong>droit</strong> (avec la collaboration de Christophe AGOSTINI), Ed.<br />

Bruylant, 1999.<br />

151 Cf. note 124.<br />

152 Ph. CHIAPPINI, op . cit. , p. 275.<br />

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53<br />

« On dit <strong>en</strong> général que la superstructure est le reflet, dans les institutions politiques et juridiques, dans les<br />

coutumes et dans la consci<strong>en</strong>ce des hommes, de l’infrastructure économique. Les idées dominantes dans la<br />

société française contemporaine, par exemple, y ont été <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drées par les rapports de pro<strong>du</strong>ction établis : le fait<br />

de la propriété privée est dev<strong>en</strong>u dans les esprits et dans les lois, le <strong>droit</strong> à la propriété ; l’Etat l’impose et <strong>en</strong><br />

demeure le garant ; l’inégalité sociale se trouve justifiée par les systèmes philosophiques <strong>en</strong> honneur, etc. (...)<br />

Les idées et opinions ne sont ni absolues ni éternelles. Elles obéiss<strong>en</strong>t à la loi <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t, de la<br />

transformation de toutes choses, et des relations réciproques <strong>en</strong>tre les choses et les phénomènes. Cette<br />

conception, découlant elle aussi de l’observation et de l’analyse sci<strong>en</strong>tifique, parce qu’elle donne la primauté à la<br />

base matérielle, est appelée le MATERIALISME HISTORIQUE » (153).<br />

Dans cette optique, les marxistes pos<strong>en</strong>t <strong>en</strong> premier lieu le caractère mystificateur de la<br />

théorie <strong>du</strong> Droit naturel, pro<strong>du</strong>it direct ou indirect de la p<strong>en</strong>sée religieuse ou d’une<br />

métaphysique fumeuse à fonction équival<strong>en</strong>te. Le Droit naturel est donc la première cible de<br />

la critique marxiste, qui démonte aisém<strong>en</strong>t les préjugés religieux, les élucubrations<br />

philosophiques de type kanti<strong>en</strong>, la morale de la classe dominante <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t promue par les<br />

idéologues « bourgeois », etc..<br />

Ainsi ENGELS démontre le caractère artificiel, et non naturel, <strong>du</strong> <strong>droit</strong> de propriété foncière<br />

qui ne peut, aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire, qu’être soit le pro<strong>du</strong>it d’une<br />

dépossession viol<strong>en</strong>te d’usagers <strong>du</strong> sol <strong>en</strong> place, soit le résultat de l’attribution de « terres<br />

vierges » - hypothèse très peu probable <strong>en</strong> <strong>Europe</strong> occid<strong>en</strong>tale - par une autorité politique<br />

quelconque, telle que l’empire romain attribuant des terres à des vétérans de la légion pour<br />

qu’ils ai<strong>en</strong>t un moy<strong>en</strong> de subsistance et se ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t tranquilles sur le plan politique. Le<br />

caractère « naturel » <strong>du</strong> <strong>droit</strong> de propriété n’est tout pas simplem<strong>en</strong>t pas crédible <strong>en</strong> termes de<br />

« gros bon s<strong>en</strong>s » si l’on considère l’év<strong>en</strong>tail des possibles quant à sa g<strong>en</strong>èse sur le plan<br />

historique. Cet argum<strong>en</strong>t des « terres vierges » a servi à de nombreuses reprises à justifier le<br />

colonialisme expropriateur des occid<strong>en</strong>taux <strong>en</strong> Afrique ou <strong>en</strong> Amérique au détrim<strong>en</strong>t des<br />

peuples autochtones, auxquels le <strong>droit</strong> de propriété étai<strong>en</strong>t totalem<strong>en</strong>t étranger, mais qui<br />

étai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> « <strong>en</strong> place » et qui avai<strong>en</strong>t sans doute une autre conception <strong>du</strong> « Droit naturel »<br />

(aborigènes australi<strong>en</strong>s, Noirs d’Afrique <strong>du</strong> sud, Indi<strong>en</strong>s d’Amérique <strong>du</strong> nord...).<br />

En admettant même que le <strong>droit</strong> de propriété foncière ait pu être historiquem<strong>en</strong>t « naturel » <strong>en</strong><br />

quelques <strong>en</strong><strong>droit</strong>s <strong>du</strong> globe, on connaît avec certitude et <strong>en</strong> s<strong>en</strong>s inverse un nombre<br />

impressionnant de cas où la propriété privée n’a jamais existé, et non pas seulem<strong>en</strong>t au fin<br />

fond des forêts équatoriales ou <strong>du</strong> désert australi<strong>en</strong>. Par exemple, elle n’a aucune exist<strong>en</strong>ce<br />

historique <strong>en</strong> Corse : l’histoire agraire de l’île, colonie française généralem<strong>en</strong>t non reconnue<br />

(154), montre que la Corse a connu, avant l’arrivée dévastatrice des administrateurs, juristes<br />

et agronomes français au XVIIIème siècle, une « propriété communautaire » aux antipodes de<br />

la propriété privée, proche <strong>du</strong> « communisme primitif » au s<strong>en</strong>s marxiste <strong>du</strong> terme, et<br />

comparable à des systèmes agraires collectivistes de type andin ou asiatique (155). La<br />

colonisation politique et administrative française a littéralem<strong>en</strong>t imposé son système importé<br />

<strong>du</strong> contin<strong>en</strong>t, principalem<strong>en</strong>t à travers l’usurpation des bi<strong>en</strong>s communaux (156). Cela explique<br />

<strong>en</strong> partie l’émerg<strong>en</strong>ce d’un mouvem<strong>en</strong>t nationaliste viol<strong>en</strong>t au cours de la seconde moitié <strong>du</strong><br />

153 Pierre JALEE : L’exploitation capitaliste ; initiation au marxisme, Ed. Maspero, 1974, p. 36-37. Les termes<br />

<strong>en</strong> italique et <strong>en</strong> majuscules sont d’origine.<br />

154 Dominique GRISONI, Wassissi IOPUE, Camille RABIN (sous la direction de) : Ces îles que l’on dit<br />

françaises, L’Harmattan, 1988. Actes <strong>du</strong> colloque international de Lyon de 1987. Conti<strong>en</strong>t une modeste et brève<br />

« Contribution sur la question agraire » de notre part, p. 129-134 (comparaison historique <strong>en</strong>tre Antilles, Kanaky<br />

et Corse).<br />

155 Jean DEFRANCESCHI : Recherches sur la nature et la répartition de la propriété foncière <strong>en</strong> Corse de la<br />

fin de l’Anci<strong>en</strong> régime jusqu’au milieu <strong>du</strong> XIXème siècle (2 tomes), Ed. Cyrnos & Méditerranée, 1986. Thèse de<br />

doctorat d’Etat sout<strong>en</strong>ue <strong>en</strong> 1983 au CNRS.<br />

156 J. DEFRANCESCHI, op. cit., Tome 1, p. 201.<br />

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54<br />

XXème siècle à partir de conflits fonciers agricoles dans la plaine ori<strong>en</strong>tale de l’île<br />

(occupation de la cave vinicole d’Aléria et émerg<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> FLNC <strong>en</strong> 1976), qui était<br />

traditionnellem<strong>en</strong>t « a terra di u cumunu », et alors que l’Administration française avait t<strong>en</strong>té<br />

de régler la question de la reconversion agricole de certains rapatriés d’Algérie au détrim<strong>en</strong>t<br />

de la paysannerie locale <strong>en</strong> pratiquant une discrimination économique manifeste <strong>en</strong> matière de<br />

politique agricole et <strong>en</strong> favorisant à la marge une « colonisation de peuplem<strong>en</strong>t » dans la<br />

plaine ori<strong>en</strong>tale. Le caractère prét<strong>en</strong><strong>du</strong>m<strong>en</strong>t naturel de la propriété privée <strong>du</strong> sol est « la vérité<br />

de l’homme blanc » (157), et ri<strong>en</strong> d’autre.<br />

La cible facile de l’école <strong>du</strong> Droit naturel étant éliminée, le positivisme juridique de KELSEN<br />

constituait pour les épigones de MARX et ENGELS un adversaire plus coriace. Evgu<strong>en</strong>yi<br />

PASHUKANIS (1891 - ?), bolchevik léniniste qui exerça la fonction de vice-ministre de la<br />

Justice de l’URSS, critique radicalem<strong>en</strong>t KELSEN dans « La théorie générale <strong>du</strong> <strong>droit</strong> et le<br />

marxisme » (158). La perspective <strong>du</strong> passage au communisme auth<strong>en</strong>tique (159) amène<br />

inéluctablem<strong>en</strong>t le dépérissem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> Droit au profit de ce qu’ENGELS appelait<br />

« Gemeinwes<strong>en</strong> », ou <strong>en</strong>core la simple administration des choses dans une société apaisée et<br />

non conflictuelle. Cet av<strong>en</strong>ir radieux <strong>du</strong> communisme est une forme d’eschatologie laïque au<br />

même titre que les principales religions qui prévoi<strong>en</strong>t une libération quelconque à terme dans<br />

la vie terrestre elle-même (160), et l’eschatologie constitue une forme de réaction à la<br />

t<strong>en</strong>dance à la dégénéresc<strong>en</strong>ce de l’humanité <strong>en</strong> longue période. Dans cette perspective, la<br />

théorie marxiste <strong>du</strong> dépérissem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> Droit est <strong>en</strong> concordance avec les théories anci<strong>en</strong>nes<br />

liées à l’Age d’or, qui est « sans Droit ».<br />

Mobilisant les connaissances historiques de l’époque concernant l’<strong>Europe</strong> occid<strong>en</strong>tale et plus<br />

particulièrem<strong>en</strong>t l’aire germanique, ENGELS s’efforça dans un ouvrage publié <strong>en</strong> 1884 de<br />

montrer le caractère relatif et « non naturel » de trois piliers de l’ordre juridique, à travers la<br />

concomitance de leur apparition historique : la famille, la propriété privée et l’Etat (161). Le<br />

s<strong>en</strong>s de l’histoire étant la progression vers le communisme, ces trois institutions avai<strong>en</strong>t<br />

vocation à disparaître à peu près <strong>en</strong> même temps dans la période de transition <strong>du</strong> capitalisme<br />

au communisme.<br />

157 Patrick SILBERSTEIN :« Colonialisme : tordre le cou à l’hydre de Lerne conceptuelle » (In : D. GRISONI,<br />

W. IOPUE, C. RABIN, op. cit., p. 21-24).<br />

158 Evgu<strong>en</strong>ij Bronislavovitch PASHUKANIS : La théorie générale <strong>du</strong> <strong>droit</strong> et le marxisme – Ed. EDI, 1970.<br />

Précédé d’une prés<strong>en</strong>tation par Jean-Marie VINCENT et d’une analyse critique <strong>du</strong> théorici<strong>en</strong> marxiste autrichi<strong>en</strong><br />

Karl KORSCH rédigée <strong>en</strong> 1930. Juriste dev<strong>en</strong>u bolchevik <strong>en</strong> 1912, d’origine lituani<strong>en</strong>ne, PASHUKANIS a<br />

disparu dans un goulag quelconque, victime des purges stalini<strong>en</strong>nes m<strong>en</strong>ées notamm<strong>en</strong>t par le tristem<strong>en</strong>t célèbre<br />

Procureur général de l’URSS Vichinsky, qui remplaça le Ministre de la Justice Stutchka (supérieur de<br />

PASHUKANIS) après la mort de Lénine <strong>en</strong> 1924, date de la publication de cet ouvrage <strong>en</strong> URSS;<br />

PASHUKANIS exerçait alors une influ<strong>en</strong>ce considérable au sein de la « section juridique » de l’Académie<br />

communiste. Il a été réhabilité <strong>en</strong> 1956, après la mort de Staline <strong>en</strong> 1953. Malgré l’exist<strong>en</strong>ce de travaux plus<br />

réc<strong>en</strong>ts de marxistes français et europé<strong>en</strong>s sur le Droit, on considère que cet ouvrage est la référ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> la<br />

matière.<br />

159 Il n’est pas inutile de rappeler que le communisme est une société idéale et harmonieuse, sans classes<br />

sociales et sans Etat, selon la définition originelle de MARX et ENGELS dans le « Manifeste <strong>du</strong> parti<br />

communiste » de 1848. Il n’y a donc jamais eu de « régime communiste » <strong>en</strong> URSS, ni <strong>en</strong> Chine, ni ailleurs<br />

(Vietnam, Corée <strong>du</strong> nord…), mais des dictatures bureaucratiques s’accommodant fort bi<strong>en</strong> d’un capitalisme<br />

rampant ou avéré… De ce fait, PASHUKANIS p<strong>en</strong>sait que le Droit dépérirait avec l’Etat dans la transition au<br />

communisme, ce que ne pouvai<strong>en</strong>t accepter les stalini<strong>en</strong>s, adeptes <strong>du</strong> capitalisme bureaucratique d’Etat et ayant<br />

besoin d’un système juridique oppressif pour perpétuer leur domination.<br />

160 Messianisme judéo-chréti<strong>en</strong>, « millénarisme »...<br />

161 Friedrich ENGELS : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat. Ed. <strong>du</strong> Progrès, 1976.<br />

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2.3.2. : L’OPTIQUE ANARCHISTE<br />

55<br />

L’anarchisme est un courant politique peu connu et à l’importance souv<strong>en</strong>t sous-estimée, qui<br />

estime possible une société sans Etat, avant même d’être sans classes. En ce s<strong>en</strong>s, le<br />

communisme est à l’origine synonyme d’anarchie, mais le marxisme et surtout les épigones<br />

de MARX vont conférer au communisme une ori<strong>en</strong>tation étatique qui devait échouer<br />

historiquem<strong>en</strong>t (fin de l’URSS <strong>en</strong> 1991, conversion de la Chine au capitalisme avec mainti<strong>en</strong><br />

de la dictature politique de type stalini<strong>en</strong>), probablem<strong>en</strong>t pour cette raison ; mais, au XIXème<br />

siècle, tout ce monde se réclame <strong>du</strong> « socialisme », projet qui implique le r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t <strong>du</strong><br />

système économique capitaliste par tous les moy<strong>en</strong>s, légaux ou illégaux ; cela a bi<strong>en</strong> changé...<br />

Le socialisme, dont le but ultime était le communisme (ou l’anarchie), représ<strong>en</strong>te à l’évid<strong>en</strong>ce<br />

le pouvoir absolu de la troisième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne et implique le démantèlem<strong>en</strong>t des<br />

deux autres (162), ce qui pose le problème de l’évolution <strong>du</strong> Droit dans un tel système, qu’il<br />

soit « utopique » ou à prét<strong>en</strong>tion « sci<strong>en</strong>tifique » (MARX et ENGELS).<br />

Le principal théorici<strong>en</strong> de l’anarchisme au XIXème siècle est Michel BAKOUNINE, dont les<br />

partisans disput<strong>en</strong>t aux socialistes marxistes le contrôle de la 1ère Internationale ouvrière<br />

(Association internationale des travailleurs), créée <strong>en</strong> 1867. BAKOUNINE est un ferv<strong>en</strong>t<br />

admirateur d’Auguste COMTE, dont la « philosophie positive » constitue à ses yeux la<br />

« sci<strong>en</strong>ce universelle », et qui voit dans l’émerg<strong>en</strong>ce d’une « sci<strong>en</strong>ce nouvelle », la<br />

Sociologie, « le dernier terme et couronnem<strong>en</strong>t de la philosophie positive » (163). Mais, <strong>en</strong><br />

tant qu’adepte <strong>du</strong> matérialisme philosophique et qu’<strong>en</strong>nemi juré de l’idéalisme <strong>en</strong> général,<br />

BAKOUNINE rejette le Droit comme relevant d’un système de p<strong>en</strong>sée métaphysique trop<br />

acoquiné avec une religion honnie dans toutes ses variantes, ce qui est rigoureusem<strong>en</strong>t exact<br />

d’un point de vue historique :<br />

« Il est une catégorie de g<strong>en</strong>s qui, s’ils ne croi<strong>en</strong>t pas (<strong>en</strong> Dieu, NdA), doiv<strong>en</strong>t au moins faire semblant de croire.<br />

Ce sont tous les tourm<strong>en</strong>teurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité : prêtres, monarques,<br />

hommes d’Etat, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers,<br />

g<strong>en</strong>darmes, geôliers et bourreaux, capitalistes, pressureurs, <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eurs et propriétaires, avocats, économistes,<br />

politici<strong>en</strong>s de toutes les couleurs, jusqu’au dernier v<strong>en</strong>deur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de<br />

Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inv<strong>en</strong>ter » . (...) En un mot, nous repoussons toute législation,<br />

toute autorité et toute influ<strong>en</strong>ce privilégiée, pat<strong>en</strong>tée, officielle et légale, même sortie <strong>du</strong> suffrage universel,<br />

convaincue qu’elle ne pourrait tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les<br />

intérêts de l’imm<strong>en</strong>se majorité asservie »(164).<br />

On appréciera la mise <strong>en</strong> équival<strong>en</strong>ce des avocats et des économistes parmi les oppresseurs,<br />

l’auteur précisant même dans le deuxième paragraphe de « Dieu et l’Etat » qu’il ne faut pas<br />

oublier les « économistes libéraux » parmi les « adorateurs effrénés de l’idéal » que sont les<br />

théologi<strong>en</strong>s, moralistes, politici<strong>en</strong>s, etc.. Au sujet de l’Economie, dans le premier paragraphe<br />

de cet opuscule inachevé, BAKOUNINE procède à une reformulation personnelle de la<br />

p<strong>en</strong>sée de COMTE sur les trois stades <strong>du</strong> développem<strong>en</strong>t humain, <strong>en</strong> établissant les<br />

correspondances suivantes :<br />

162 Une vision très claire de cette perspective est fournie par les paroles <strong>du</strong> dernier couplet de<br />

l’« Internationale », hymne communiste historique composé <strong>en</strong> 1871, année de l’insurrection révolutionnaire de<br />

la Commune de Paris : « Ouvriers, paysans, nous sommes / Le grand parti des travailleurs, / La terre n’apparti<strong>en</strong>t<br />

qu’aux hommes, / L’oisif ira loger ailleurs (...). »<br />

163 Michel BAKOUNINE : Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, Ed. G. Nataf, 1969, p. 94-97. Morceau<br />

choisi : « (...) nous ne pourrons réaliser notre liberté et notre prospérité dans le milieu social qu’<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte<br />

des lois naturelles et perman<strong>en</strong>tes qui le gouvern<strong>en</strong>t ».<br />

164 Michel BAKOUNINE : Dieu et l’Etat , brochure militante de la Librairie Publico préfacée par Elisée<br />

RECLUS & Carlo CAFIERO, date indéterminée, pp. 10 & 30. A noter p. 31 une formule choc illustrant la<br />

magnification de la troisième fonction : « En vue de la liberté, de la dignité et de la prospérité humaines, nous<br />

croyons devoir repr<strong>en</strong>dre au ciel les bi<strong>en</strong>s qu’il a dérobés et nous voulons les r<strong>en</strong>dre à la terre. »<br />

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56<br />

a) L’animalité humaine : Economie sociale (on dirait aujourd’hui « publique », NdA), et<br />

privée (on dirait aujourd’hui : la Gestion, NdA) ;<br />

b) La p<strong>en</strong>sée : la Sci<strong>en</strong>ce (Sociologie comprise) ;<br />

c) La révolte : la liberté politique <strong>en</strong> action contre un ordre social injuste et oppressif.<br />

MARX pr<strong>en</strong>ait l’Economie plus au sérieux, <strong>en</strong> adoptant la théorie de la « valeur travail » de<br />

l’économiste anglais David RICARDO (1772-1823) parmi les bases de son système, les deux<br />

autres étant le matérialisme philosophique de Ludwig FEUERBACH (1804-1872), pionnier<br />

de l’athéisme, et la dialectique <strong>du</strong> « s<strong>en</strong>s de l’Histoire » <strong>du</strong> philosophe Friedrich HEGEL<br />

(1770-1831), rejeté par BAKOUNINE. Ce dernier voue à la Sci<strong>en</strong>ce une admiration sans<br />

bornes, mais rejette à l’avance tout gouvernem<strong>en</strong>t de sci<strong>en</strong>tifiques comme aussi nuisible que<br />

tous les autres.<br />

Nous v<strong>en</strong>ons de voir que ces positions extrêmes sur le Droit mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lumière des<br />

considérations relevant de la Politique et que la Sociologie apparaît à cette époque comme une<br />

excroissance des sci<strong>en</strong>ces exactes <strong>en</strong> plein essor dans le domaine des sci<strong>en</strong>ces humaines. Il<br />

convi<strong>en</strong>t donc d’aborder à prés<strong>en</strong>t les relations historiques <strong>en</strong>tre Droit et Sci<strong>en</strong>ce politique,<br />

Sociologie et <strong>en</strong>fin Economie.<br />

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57<br />

III - LES RELATIONS DU DROIT AVEC LES AUTRES SCIENCES<br />

ECONOMIQUES, SOCIALES ET DE GESTION<br />

3.1. DROIT & SCIENCE POLITIQUE : LA PROBLEMATIQUE DE L’ETAT DE<br />

DROIT<br />

Si l’on oppose « état de <strong>droit</strong> » à « état de fait » dans l’appr<strong>en</strong>tissage juridique de base, il faut<br />

à l’évid<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre « état » dans le s<strong>en</strong>s de « situation ». Il existe aussi un concept d’« Etat<br />

de <strong>droit</strong> », qui concerne l’Etat moderne issu des circonstances historiques et géographiques <strong>du</strong><br />

pays ou <strong>du</strong> groupe de pays que l’on étudie. On a vu qu’avec MACHIAVEL l’Etat dev<strong>en</strong>ait<br />

une puissance autonome ayant sa propre raison d’exister et de per<strong>du</strong>rer, la « raison d’Etat »,<br />

qui est tournée vers la satisfaction des besoins de la société <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t tel que le souverain les<br />

perçoit et les veut : fondateur ou tout au moins précurseur de la Sci<strong>en</strong>ce politique moderne,<br />

MACHIAVEL annonce d’une certaine manière HOBBES <strong>en</strong> coupant radicalem<strong>en</strong>t le li<strong>en</strong><br />

historique <strong>en</strong>tre la première et la deuxième fonction <strong>du</strong> paradigme de DUMEZIL pour établir<br />

une relation privilégiée <strong>en</strong>tre le deuxième (le souverain qui organise et anime son Etat) et la<br />

troisième (les forces vives <strong>du</strong> corps social), alors que BODIN n’allait pas aussi loin et voyait<br />

dans le souverain une « image de Dieu » (imago Dei). Dans cette perspective, l’état de <strong>droit</strong> à<br />

un mom<strong>en</strong>t donné est le pro<strong>du</strong>it de la volonté politique <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t, telle qu’elle émane <strong>du</strong><br />

souverain. Il n’est pas nécessaire que ce souverain soit autoritaire, la souveraineté populaire<br />

est possible, même si elle n’est guère à l’ordre <strong>du</strong> jour au XVIème siècle, sauf à un niveau<br />

local et de façon tout à fait exceptionnelle. L’idée d’une forme démocratique de<br />

gouvernem<strong>en</strong>t, qui est très anci<strong>en</strong>ne (Grèce antique), devi<strong>en</strong>t un « possible » alors que la<br />

p<strong>en</strong>sée scholastique médiévale inspirée de l’antiquité romaine et revisitée par l’autorité <strong>du</strong>ale<br />

de l’Empereur et <strong>du</strong> Pape devait m<strong>en</strong>er des raisonnem<strong>en</strong>ts tortueux qui prêt<strong>en</strong>t à sourire<br />

aujourd’hui pour voir la souveraineté <strong>du</strong> peuple derrière le pouvoir absolu d’un roi de<br />

l’Anci<strong>en</strong> Régime, <strong>en</strong> France ou ailleurs.<br />

Dès lors va se développer un courant qui va p<strong>en</strong>ser le Droit comme pur pro<strong>du</strong>it de la<br />

souveraineté, les valeurs qu’il véhicule dev<strong>en</strong>ant conting<strong>en</strong>tes et non plus prédéterminées, ce<br />

qui constitue une des conceptions de l’Etat de <strong>droit</strong> sur trois que l’on définit ainsi :<br />

« La théorie de l’Etat de <strong>droit</strong> est née dans le champ juridique pour répondre au besoin de systématisation et à<br />

l’impératif de fondation <strong>du</strong> Droit Public. (...) Dès l’origine, plusieurs conceptions de l’Etat de <strong>droit</strong> se sont <strong>en</strong><br />

effet affrontées : l’Etat de <strong>droit</strong> sera posé, tantôt comme l’Etat qui agit au moy<strong>en</strong> <strong>du</strong> <strong>droit</strong>, tantôt comme l’Etat<br />

qui est assujetti au <strong>droit</strong>, tantôt <strong>en</strong>core comme l’Etat dont le <strong>droit</strong> comporte certains attributs intrinsèques ; ces<br />

trois versions (formelle, matérielle, substantielle) dessin<strong>en</strong>t plusieurs figures possibles, plusieurs types de<br />

configuration de l’Etat de <strong>droit</strong>, qui ne sont pas exemptes d’implications politiques » (165).<br />

L’auteur fait observer que le point de vue formaliste a t<strong>en</strong><strong>du</strong> à l’emporter sur les deux autres :<br />

l’Etat de <strong>droit</strong> est un simple régime institutionnel, ce qui débouche sur le positivisme juridique<br />

dans l’optique de KELSEN : on étudie le système <strong>en</strong> place sans se préoccuper <strong>du</strong> cont<strong>en</strong>u des<br />

règles de <strong>droit</strong>, comme prét<strong>en</strong>d le faire l’école <strong>du</strong> <strong>droit</strong> naturel. J. CHEVALLIER montre<br />

aussi l’opposition <strong>en</strong>tre l’optique contin<strong>en</strong>tale (franco-allemande) et anglo-saxonne, celle de<br />

la « rule of law », déjà prés<strong>en</strong>tée, et ceci bi<strong>en</strong> que cette expression soit la tra<strong>du</strong>ction habituelle<br />

de « Etat de <strong>droit</strong> » <strong>en</strong> Anglais : dans le premier système, on a une distribution des<br />

habilitations juridiques sous forme de compét<strong>en</strong>ces attribuées dont l’exercice est contrôlé par<br />

des juridictions spécialisées telles que les juridictions administratives ou la juridiction<br />

constitutionnelle ; dans le second, c’est la deuxième optique qui l’emporte, avec la supériorité<br />

de la loi (et de la Constitution aux Etats-Unis) et le contrôle de l’Etat par les juridictions de<br />

165 Jacques CHEVALLIER : L’Etat de <strong>droit</strong>, Montchresti<strong>en</strong>, 5ème éd., 2010, p. 13.<br />

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58<br />

<strong>droit</strong> commun, sans « privilège de juridiction » pour l’administration étatique, avec une<br />

t<strong>en</strong>dance au « gouvernem<strong>en</strong>t des juges ». Dans l’optique contin<strong>en</strong>tale, il existe toutefois des<br />

diverg<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre l’école juridique allemande et l’école juridique française au XIXème et au<br />

début <strong>du</strong> XXème siècle, notamm<strong>en</strong>t sur la conception de l’Etat-nation, mais aussi une<br />

t<strong>en</strong>dance à la converg<strong>en</strong>ce et au dialogue des juristes malgré les t<strong>en</strong>sions politiques <strong>en</strong>tre les<br />

deux pays (166).<br />

Pour KELSEN, l’Etat de <strong>droit</strong> se caractérise par l’id<strong>en</strong>tité fondam<strong>en</strong>tale de l’Etat et <strong>du</strong> <strong>droit</strong><br />

(schéma dit « moniste »), à l’opposé de la conception anglo-saxonne (schéma dit « <strong>du</strong>aliste »)<br />

et de conceptions intermédiaires. Ordre étatique et ordre juridique serai<strong>en</strong>t équipoll<strong>en</strong>ts, ou<br />

bi<strong>en</strong>, <strong>en</strong> d’autres termes, « le <strong>droit</strong> règle sa propre création », mais on bute alors sur la<br />

question de la légitimité de la norme suprême de l’édifice, c’est-à-dire <strong>en</strong> général la norme<br />

constitutionnelle, ou, à la limite, un bloc de normes supranationales tels que les <strong>droit</strong>s de<br />

l’homme ou des <strong>droit</strong>s <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>taux définis au niveau international. Entre les deux<br />

guerres mondiales, il n’est pas <strong>en</strong>core question de cela, et le niveau juridique étatique<br />

constitue l’horizon indépassable de cette réflexion fondam<strong>en</strong>tale sur l’Etat de <strong>droit</strong>.<br />

L’émerg<strong>en</strong>ce à cette époque d’Etats-nations totalitaires (URSS stalini<strong>en</strong>ne, Allemagne nazie,<br />

Italie fasciste) suscit<strong>en</strong>t l’apparition de théorici<strong>en</strong>s qui pos<strong>en</strong>t la préémin<strong>en</strong>ce de la volonté<br />

politique sur l’ordre juridique pour expliquer le phénomène : l’allemand Carl SCHMITT<br />

(1888-1985) estime que la validité de l’ordre juridique (donc de l’Etat de <strong>droit</strong>) est<br />

subordonné à un acte de souveraineté consistant à examiner si la situation est normale ou<br />

exceptionnelle, auquel cas l’Etat de <strong>droit</strong> est remplacé par une sorte d’Etat de force, ce qui<br />

revi<strong>en</strong>t à légitimer le régime nazi ; <strong>du</strong> côté itali<strong>en</strong>, l’aristocrate ésotériste Julius EVOLA<br />

(1898-1974) développe une conception proche <strong>en</strong> privilégiant la figure <strong>du</strong> souverain guerrier<br />

néo-paï<strong>en</strong> inspiré par les dieux, mais son intransigeance doctrinale l’amène à être rejeté sur ce<br />

plan tant par les nazis que par les fascistes mussolini<strong>en</strong>s, alors qu’il fréqu<strong>en</strong>tait assidûm<strong>en</strong>t<br />

leurs intellectuels, et à se quereller avec SCHMITT. On retrouve d’une certaine manière chez<br />

celui-ci et EVOLA les considérations de PASHUKANIS sur le côté fétichiste et manipulateur<br />

<strong>du</strong> discours juridique fondam<strong>en</strong>tal, mais le raisonnem<strong>en</strong>t m<strong>en</strong>é par ce théorici<strong>en</strong> marxiste est<br />

différ<strong>en</strong>t de celui de ces deux théorici<strong>en</strong>s <strong>du</strong> totalitarisme.<br />

KELSEN, qui publie sa « Théorie pure <strong>du</strong> <strong>droit</strong> » <strong>en</strong> 1934, avait évidemm<strong>en</strong>t connaissance<br />

des travaux de SCHMITT et d’EVOLA (167), et s’est efforcé de construire une ligne de<br />

déf<strong>en</strong>se contre ce qui n’était <strong>en</strong> définitive que le développem<strong>en</strong>t jusqu’à l’absurde de son<br />

positivisme juridique. Il devait préciser que l’Etat de <strong>droit</strong> auth<strong>en</strong>tique se caractérise par<br />

quelques attributs ess<strong>en</strong>tiels :<br />

- soumission des juridictions et de l’Etat (Gouvernem<strong>en</strong>t principalem<strong>en</strong>t) à la loi, votée par un<br />

Parlem<strong>en</strong>t issu d’élections libres dans un contexte de pluralisme politique ;<br />

- responsabilisation des membres <strong>du</strong> Gouvernem<strong>en</strong>t ;<br />

- indép<strong>en</strong>dance des juridictions par rapport à l’Etat ;<br />

- garantie de <strong>droit</strong>s et libertés fondam<strong>en</strong>taux pour les citoy<strong>en</strong>s.<br />

Cette conception a per<strong>du</strong>ré de nos jours (168). L’Union europé<strong>en</strong>ne est un supra-Etat de <strong>droit</strong>,<br />

ce qui implique que tout pays candidat à l’adhésion doit respecter ces normes (critères dits<br />

166 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 16-41.<br />

167 Les principaux ouvrages de Carl SCHMITT sont publiés <strong>en</strong> 1922 (« Théologie politique ») et 1927<br />

(« Théorie de la Constitution »), donc avant l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il ne semble pas que cet auteur ait été<br />

nazi, mais on considère aujourd’hui qu’il s’est compromis avec ce régime, alors que de nombreux intellectuels<br />

allemands ont quitté le pays après 1933. EVOLA <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ait quant à lui des rapports de conniv<strong>en</strong>ce tumultueux<br />

avec la frange intellectuelle <strong>du</strong> mouvem<strong>en</strong>t fasciste itali<strong>en</strong> et de l’organisation SS <strong>en</strong> Allemagne.<br />

168 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 50.<br />

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59<br />

« de Cop<strong>en</strong>hague », suite à leur formulation par un Conseil europé<strong>en</strong> t<strong>en</strong>u <strong>en</strong>1993 dans cette<br />

ville), comme le précis<strong>en</strong>t les « considérants » 2 et 4 Préambule <strong>du</strong> TUE :<br />

(...) (2) S’inspirant des héritages culturels, humanistes et religieux de l’<strong>Europe</strong>, à partir desquels se sont<br />

développées les valeurs universelles que constitu<strong>en</strong>t les <strong>droit</strong>s inviolables et inaliénables de la personne humaine,<br />

ainsi que la liberté, la démocratie, l’égalité et l’Etat de <strong>droit</strong>, (...) (4) Confirmant leur attachem<strong>en</strong>t aux principes<br />

de la liberté, de la démocratie et <strong>du</strong> respect de <strong>droit</strong>s de l’homme et des libertés fondam<strong>en</strong>tales et de l’Etat de<br />

<strong>droit</strong> , (...).»<br />

L’Etat de <strong>droit</strong> est <strong>en</strong>suite définit plus précisém<strong>en</strong>t à l’article 6 <strong>du</strong> TUE (cf. 1.3.2.).<br />

Il est à noter que si l’Etat de <strong>droit</strong> implique ce qu’il est conv<strong>en</strong>u d’appeler le libéralisme<br />

politique (régime parlem<strong>en</strong>taire issu d’élections libres avec pluralisme politique), il<br />

n’implique <strong>en</strong> aucune manière un système économique basé sur le libéralisme économique,<br />

c’est-à-dire le capitalisme libéral ; l’Etat de <strong>droit</strong> peut tout à fait caractériser un système<br />

économique « interv<strong>en</strong>tionniste », voire « dirigiste », mais il est à parier que certains auteurs,<br />

notamm<strong>en</strong>t étatsuni<strong>en</strong>s, argueront <strong>en</strong> s<strong>en</strong>s contraire... Inversem<strong>en</strong>t, on observe au niveau<br />

mondial que le capitalisme libéral s’accommode très bi<strong>en</strong> d’un Etat dictatorial (cas de la<br />

Chine notamm<strong>en</strong>t), qui n’est pas un Etat de <strong>droit</strong> au s<strong>en</strong>s occid<strong>en</strong>tal <strong>du</strong> terme. La déconnexion<br />

<strong>en</strong>tre ces deux libéralismes est totale, ce à quoi il convi<strong>en</strong>t d’ajouter le libéralisme moral, qui<br />

est lui aussi déconnecté des deux autres. C’est pourquoi l’apologie ou la critique <strong>du</strong><br />

libéralisme <strong>en</strong> soi n’a pas de s<strong>en</strong>s et reflète la confusion m<strong>en</strong>tale la plus absolue. Dans le<br />

contexte français, la référ<strong>en</strong>ce au « libéralisme », sans autre précision, et sous réserve <strong>du</strong><br />

contexte <strong>du</strong> discours porteur, est généralem<strong>en</strong>t à pr<strong>en</strong>dre dans le s<strong>en</strong>s économique, dans la<br />

mesure où le débat qui se déroule depuis trois déc<strong>en</strong>nies <strong>en</strong>viron t<strong>en</strong>d à re-légitimer, puis à<br />

consolider l’économie de marché au détrim<strong>en</strong>t de l’économie dirigée ou l’économie mixte qui<br />

avait prévalu auparavant dans ce pays. Si l’on accepte, avec Serge-Christophe KOLM, que<br />

l’Economie est historiquem<strong>en</strong>t une branche de la Philosophie qui s’est autonomisée - comme<br />

la Sci<strong>en</strong>ce politique dans une certaine mesure - il faut admettre que le libéralisme politique<br />

qui est des critères e l’Etat de <strong>droit</strong> est fortem<strong>en</strong>t corrélé au libéralisme économique, même si<br />

celui-ci n’<strong>en</strong> dérive pas nécessairem<strong>en</strong>t et <strong>en</strong> toutes circonstances (169).<br />

Le « positivisme juridique » de KELSEN r<strong>en</strong>contre un cons<strong>en</strong>sus très large chez les juristes<br />

ouest-europé<strong>en</strong>s modernes, même chez ceux qui sont critiques de sa construction théorique<br />

rigide et peu imaginative, ou qui sont adeptes de l’école <strong>du</strong> Droit naturel ou <strong>du</strong> marxisme (ces<br />

derniers étant une espèce rare) : seule l’approche positiviste fonde <strong>en</strong> effet la légitimité et la<br />

crédibilité de cette communauté épistémologique des juristes dans le domaine des Sci<strong>en</strong>ces<br />

humaines. En se posant comme sci<strong>en</strong>ce humaine à égalité de principe avec les autres sur le<br />

plan méthodologique, la sci<strong>en</strong>ce juridique se dépouille de son aura liée à la première fonction<br />

<strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne sur le plan historique. Mais cette humilité appar<strong>en</strong>te n’est pas dénuée<br />

d’hypocrisie, car l’Etat de <strong>droit</strong> débouche mécaniquem<strong>en</strong>t sur le « culte <strong>du</strong> Droit » et sur une<br />

coupure <strong>en</strong>tre le champ juridique et celui de la politique (donc avec la Sci<strong>en</strong>ce politique)<br />

(170) ; plus concrètem<strong>en</strong>t, à la différ<strong>en</strong>ce des autres disciplines des Sci<strong>en</strong>ces humaines, les<br />

juristes opérant certains choix (avocats et cadres d’organisations diverses) déti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t un<br />

pouvoir effectif contre les dirigeants publics et privés dans la société <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t, pour autant<br />

qu’elle relève de l’Etat de <strong>droit</strong>, alors que les économistes chercherai<strong>en</strong>t plutôt dans leur<br />

majorité à « participer à la décision publique » et que les sociologues ou les « politistes »<br />

(év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t politologues) n’ont pas d’influ<strong>en</strong>ce effective <strong>en</strong> dehors <strong>du</strong> bavardage<br />

médiatique.<br />

169 Serge-Christophe KOLM : Philosophie de l’Economie - Seuil, 1986, p. 278-280.<br />

170 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 59-62.<br />

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60<br />

Mais la t<strong>en</strong>dance dominante <strong>en</strong> Economie a monté récemm<strong>en</strong>t une machine de guerre<br />

conceptuelle que nous allons aborder plus loin : l’analyse économique <strong>du</strong> Droit (AED) (cf.<br />

3.2.), qui tourne résolum<strong>en</strong>t le dos à toute démarche « positiviste » vis-à-vis de l’ordre<br />

juridique <strong>en</strong> place. Dans cette optique, l’Etat de <strong>droit</strong> et sa sécurité juridique normée ne<br />

serai<strong>en</strong>t donc plus seulem<strong>en</strong>t une condition nécessaire, quoique non suffisante, pour la bonne<br />

santé de l’économie d’un pays ou d’un <strong>en</strong>semble de pays - voire le monde <strong>en</strong>tier ; le Droit<br />

devrait être purem<strong>en</strong>t et simplem<strong>en</strong>t subordonné à l’Economie et à son analyse sur les points<br />

<strong>du</strong> cont<strong>en</strong>u général des règles, de l’ordonnancem<strong>en</strong>t des sources et d’organisation <strong>du</strong> système<br />

juridique (cf. 3.2.).<br />

La démarche positiviste, <strong>en</strong> Droit comme dans les autres disciplines <strong>du</strong> vaste domaine SESG,<br />

implique une approche objective de type sci<strong>en</strong>tifique. L’Economie a pu avoir cette démarche<br />

dans son histoire, mais semble s’<strong>en</strong> éloigner radicalem<strong>en</strong>t pour dev<strong>en</strong>ir purem<strong>en</strong>t idéologique.<br />

Tel n’est pas le cas de la Sociologie, la « distanciation » <strong>du</strong> sociologue par rapport à l’objet de<br />

son étude étant de rigueur, c’est <strong>en</strong> quelque sorte le « positivisme sociologique »:<br />

- on ne porte pas de jugem<strong>en</strong>t a priori ou a posteriori sur ce qu’on observe ;<br />

- on décrit ce qu’on observe et on s’efforce de l’expliquer (problème néanmoins de<br />

l’objectivité de la grille de lecture et des postulats épistémologiques).<br />

3.2. DROIT & SOCIOLOGIE<br />

Les relations <strong>en</strong>tre le Droit et la Sociologie se caractéris<strong>en</strong>t par une interaction souv<strong>en</strong>t<br />

féconde. En tant que discipline, la Sociologie naît au XIXème siècle, donc plus tardivem<strong>en</strong>t<br />

que l’Economie (cf. 3.3.) ou la Sci<strong>en</strong>ce politique (cf. 3.1.). En France, Auguste COMTE <strong>en</strong><br />

est un précurseur, mais il est philosophe à titre principal. Son positivisme va toutefois exercer<br />

une influ<strong>en</strong>ce sur le fondateur de l’école française de Sociologie, Emile DURKHEIM (1858-<br />

1917). S’interrogeant sur les fondem<strong>en</strong>ts de la p<strong>en</strong>sée juridique <strong>en</strong> <strong>Europe</strong> sans remonter aussi<br />

loin que DUMEZIL, François TERRÉ, professeur de Droit Privé, insiste beaucoup sur ces<br />

deux auteurs lorsqu’il aborde la « p<strong>en</strong>sée française » (à un niveau trans-disciplinaire), la<br />

« p<strong>en</strong>sée anglaise » étant plutôt marquée par l’approche philosophique à prédominance<br />

utilitariste (BENTHAM) avec un peu de Droit naturel (BLACKSTONE), la « p<strong>en</strong>sée<br />

allemande » prés<strong>en</strong>tant à la fois un courant philosophique (KANT, FICHTE, HEGEL,<br />

HUSSERL ...) et un courant purem<strong>en</strong>t juridique (SAVIGNY, IHERING...) qui rejette<br />

globalem<strong>en</strong>t le Droit naturel et qui aboutira à KELSEN au XXème siècle ; <strong>en</strong>fin, il m<strong>en</strong>tionne<br />

une importante « p<strong>en</strong>sée itali<strong>en</strong>ne » ori<strong>en</strong>tée vers la philosophie <strong>du</strong> Droit (ROSMINI,<br />

CROCE, ROMANO...), avec une réaction anti-positiviste et jusnaturaliste suite à l’expéri<strong>en</strong>ce<br />

<strong>du</strong> régime fasciste, N. BOBBIO s’efforçant de dépasser la contradiction <strong>en</strong>tre ces deux<br />

grandes écoles (171). On constate donc que l’interaction réciproque <strong>en</strong>tre la Sociologie et le<br />

Droit apparaît comme une spécificité française et n’a pas de portée générale.<br />

Toutefois, Max WEBER (1864-1920), fondateur de la Sociologie allemande a d’autant mieux<br />

intégré les apports <strong>du</strong> Droit à sa p<strong>en</strong>sée qu’il était juriste de formation. Cet auteur était <strong>en</strong> fait<br />

un érudit aux compét<strong>en</strong>ces interdisciplinaires affirmées, qui intégrait aussi la démarche de<br />

l’histori<strong>en</strong> et les apports de la p<strong>en</strong>sée économique de son époque (Werner SOMBART<br />

notamm<strong>en</strong>t) ; il a pro<strong>du</strong>it à ce titre des analyses fouillées et brillantes sur les sociétés antiques,<br />

171 François TERRÉ : Intro<strong>du</strong>ction générale au Droit, 4ème éd., Dalloz, 1999, §§ 138-142.<br />

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61<br />

qui constitu<strong>en</strong>t un complém<strong>en</strong>t très utile à la p<strong>en</strong>sée de DUMEZIL dans l’approfondissem<strong>en</strong>t<br />

de l’étude de la troisième fonction (172).<br />

En tant qu’histori<strong>en</strong> des religions antérieures au monothéisme considérées sous l’angle de la<br />

mythologie, DUMEZIL devait croiser la route des sociologues français qui s’étai<strong>en</strong>t intéressés<br />

au « fait religieux » dans les sociétés humaines. Il suivit <strong>en</strong> particulier dans la déc<strong>en</strong>nie 1930-<br />

1939 les cours de Marcel MAUSS (1872-1950), qui évolua de la Sociologie à<br />

l’Anthropologie, et Marcel GRANET (1884-1940), sinologue et disciple de DURKHEIM. En<br />

1938, il prés<strong>en</strong>te sa théorie de l’« idéologie tripartie » à l’Institut français de Sociologie, où<br />

MAUSS et GRANET lui font bon accueil, contrairem<strong>en</strong>t aux histori<strong>en</strong>s latinistes de l’époque,<br />

qui n’admettai<strong>en</strong>t pas que leur chers Romains fuss<strong>en</strong>t prédéterminés dans leurs croyances par<br />

leurs prédécesseurs de l’<strong>en</strong>semble indo-irani<strong>en</strong>. DUMEZIL r<strong>en</strong>dit hommage à MAUSS et<br />

GRANET pour leur contribution à son itinéraire intellectuel dans son discours de réception au<br />

Collège de France <strong>en</strong> 1949 (173). Mais DUMEZIL rejetait le « méthodologisme » de<br />

DURKHEIM (174), tout comme un autre histori<strong>en</strong> des religions, Mircea ELIADE, ami de<br />

DUMEZIL, rejette le « sociologisme » <strong>du</strong> même auteur, qui s’était selon lui assez<br />

imprudemm<strong>en</strong>t av<strong>en</strong>turé dans la sociologie des religions primitives (175). A cette époque, un<br />

objet d’études donné avait t<strong>en</strong>dance à rassembler les intellectuels dans un débat<br />

multidisciplinaire fécond et parfois passionné, alors qu’aujourd’hui le cloisonnem<strong>en</strong>t<br />

disciplinaire sévit, t<strong>en</strong>dant à multiplier les « chasses gardées » et à <strong>en</strong>traver les projets<br />

interdisciplinaires ou transdisciplinaires.<br />

Un sociologue allemand, Ferdinand TÖNNIES (1855-1936) était parv<strong>en</strong>u à des conclusions<br />

proches de celles de DUMEZIL concernant la préémin<strong>en</strong>ce de l’autorité sacerdotale sur les<br />

autres dans les sociétés holistiques : dans celles-ci - qu’il appelle « communauté »<br />

(« gemeinschaft »), par opposition à « société » (« gesellchaft ») - l’autorité sacerdotale<br />

incarne la dignité de la sagesse, généralem<strong>en</strong>t liée aux croyances religieuses ou assimilables<br />

(mythiques, sacrées), parallèlem<strong>en</strong>t à l’autorité paternelle qui t<strong>en</strong>d à dev<strong>en</strong>ir celle <strong>du</strong> prince<br />

dans l’autorité <strong>du</strong>cale », liée à la dignité de la force, et à l’autorité judiciaire, qui reflète la<br />

dignité de l’âge et qui est nécessaire pour que l’autorité <strong>du</strong>cale puisse remplir son office dans<br />

la lutte commune <strong>du</strong> clan contre les <strong>en</strong>nemis de la communauté ; à la limite, c’est la figure<br />

paternelle, év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t chef de clan, qui peut conc<strong>en</strong>trer ces trois autorités ou dignités. Cet<br />

auteur décrit <strong>en</strong> définitive, <strong>en</strong> utilisant une terminologie différ<strong>en</strong>te, le positionnem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> Droit<br />

<strong>en</strong>tre les deux premières fonctions <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>nes, la troisième étant implicite (176). Mais la<br />

172 Max WEBER : Economie et société dans l’Antiquité (précédé de « Les causes sociales <strong>du</strong> déclin de la<br />

société antique »). Ed. La Découverte, 1998. Les principaux ouvrages sociologiques de Max WEBER sont<br />

« L’éthique protestante et l’esprit <strong>du</strong> capitalisme », « Economie et société », et « Le Savant et le Politique ».<br />

173 G. DUMEZIL, op. cit ., p. 36.<br />

174 G. DUMEZIL, op. cit., p. 229.<br />

175 Mircea ELIADE : La nostalgie des origines, Ed. Gallimard, 1991, p. 33-38. Cet auteur signale par ailleurs<br />

(p. 40) que Marcel MAUSS, référ<strong>en</strong>ce commune à DUMEZIL et à lui-même, fut autant anthropologue que<br />

sociologue. Il affirme aussi sa préfér<strong>en</strong>ce pour l’école allemande de sociologie de la religion, dont Max WEBER<br />

fit partie. Il observe <strong>en</strong>fin (p. 207-209) une converg<strong>en</strong>ce de base <strong>en</strong>tre DURKHEIM et MAUSS dans une<br />

publication commune <strong>en</strong> 1902 sur une origine purem<strong>en</strong>t sociale de la religion, avant que ces deux auteurs ne<br />

pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des chemins diverg<strong>en</strong>ts.<br />

176 Ferdinand TÖNNIES : Communauté et société (in : La société ; les plus grands textes d’Auguste Comte et<br />

Emile Durkheim à Claude Levi-Strauss, préface d’Edgar MORIN, Le Nouvel Observateur & CNRS Editions,<br />

2011, p. 137-143). Ce texte a deux versions différ<strong>en</strong>tes : une de 1887, sous titrée « Traité sur le communisme et<br />

le socialisme comme formes culturelles existantes », et une autre de 1912, plus ample et sous-titrée « Catégories<br />

fondam<strong>en</strong>tales de la sociologie pure », qui est celle de cette publication. Le sous-titre de la première version<br />

montre le fort impact des idées révolutionnaires socialistes à l’époque, mais TÖNNIES oppose le<br />

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62<br />

dichotomie communauté/société demeure à un niveau relatif et ne doit pas être considérée<br />

comme une succession linéaire dans le temps : même la société la plus indivi<strong>du</strong>aliste et la plus<br />

éloignée <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> modèle holistique, comme la nôtre, conserve des traits<br />

communautaires.<br />

3.2.1. LE CHAMP COMMUN DU DROIT ET DE LA SOCIOLOGIE : LES<br />

« NORMES »<br />

Comme ils ont pu procéder avec le fait social religieux, les sociologues <strong>du</strong> XXème siècle sont<br />

naturellem<strong>en</strong>t am<strong>en</strong>és à s’intéresser au monde <strong>du</strong> Droit <strong>en</strong> tant que phénomène social, mais<br />

surtout <strong>en</strong> tant que système technique incontournable dans la régulation générale : on peut<br />

ignorer le religieux sans risque dans un véritable Etat de <strong>droit</strong>, mais on ne peut faire de même<br />

avec le juridique, sous peine de s’égarer gravem<strong>en</strong>t et rapidem<strong>en</strong>t dans l’analyse. Au s<strong>en</strong>s le<br />

plus large, la norme sociale ne se confond pas avec la norme juridique (la règle de <strong>droit</strong>), elle<br />

l’<strong>en</strong>globe <strong>en</strong> puisant d’abord ses sources dans la sphère religieuse et philosophique (première<br />

fonction), pour se développer <strong>en</strong>suite dans la sphère de la souveraineté (fonction juridique et<br />

judiciaire <strong>du</strong> souverain, deuxième fonction), et <strong>en</strong>fin dans la troisième fonction technicoéconomique.<br />

Les juristes d’aujourd’hui emploi<strong>en</strong>t le terme « norme » dans deux s<strong>en</strong>s : synonyme de<br />

« règle » (177) (on opposera dans l’étude d’une loi nouvelle les « dispositions normatives »<br />

aux « dispositions proclamatoires », par exemple), et dans le s<strong>en</strong>s restreint de la norme<br />

technique (NF, EN, ISO...), source de <strong>droit</strong> à caractère indicatif. Pour les sociologues, la règle<br />

de <strong>droit</strong> est une forme particulière de norme sociale, ce qui peut les am<strong>en</strong>er à s’interroger sur<br />

la formation de la règle de <strong>droit</strong> et la manière dont son application est vécue par les groupes<br />

sociaux de toute sorte (délinquance et criminalité, rejet, élaboration de systèmes juridiques<br />

parallèles...) (178).<br />

Aujourd’hui comme hier, ces échanges <strong>en</strong>tre juristes et sociologues sont fréqu<strong>en</strong>ts et<br />

constructifs : les sociologues ont besoin de compr<strong>en</strong>dre le fonctionnem<strong>en</strong>t de l’ordre juridique<br />

à un mom<strong>en</strong>t donné et <strong>en</strong> un lieu donné, les juristes ont besoin de compr<strong>en</strong>dre « pourquoi ça<br />

ne marche pas » au même mom<strong>en</strong>t et au même lieu. Ainsi, TÖNNIES a été fortem<strong>en</strong>t<br />

influ<strong>en</strong>cé par les travaux de H<strong>en</strong>ry SUMNER MAINE (1822-1888), juriste et<br />

anthropologue/sociologue britannique, qui a étudié les sociétés anci<strong>en</strong>nes de ce double point<br />

de vue ; cet auteur, assez conservateur sur le plan politique, déplorait le passage d’une société<br />

(communautaire) basée sur le « statut » à une société (indivi<strong>du</strong>aliste) basée sur le « contrat »,<br />

et mit <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce la grande différ<strong>en</strong>ciation des règles des sociétés humaines <strong>en</strong>tre le li<strong>en</strong> <strong>du</strong><br />

« communisme » (primitif), époque de la « communauté » au « socialisme » , époque de la « société »,<br />

n’employant pas ces termes dans leur acception politique habituelle.<br />

177 En latin, « norma » = équerre (maîtrise de l’angle <strong>droit</strong> pour l’architecture), et « regula » = règle (maîtrise<br />

<strong>du</strong> trait <strong>droit</strong> pour celle-ci ainsi que pour le parcellaire agraire, ce qui facilite la mesure de la superficie). Avant<br />

l’inv<strong>en</strong>tion de l’angle <strong>droit</strong> (importance pratique <strong>du</strong> théorème de Thalès !), c’est le cercle (ou l’ellipse) et la<br />

sphère qui dominai<strong>en</strong>t l’architecture. La coexist<strong>en</strong>ce de l’équerre et <strong>du</strong> compas dans les symboles francmaçonniques<br />

illustre cette continuité historique de l’architecture universelle, au s<strong>en</strong>s exotérique et ésotérique.<br />

178 On peut citer l’ouvrage de Howard BECKER : Outsiders, Métailié, 1985 (original : 1963 aux Etats-Unis). Il<br />

s’agit des « déviants », qui peuv<strong>en</strong>t être soit dans l’illégalité (fumeurs de cannabis), soit dans la légalité mais<br />

« mal vus » (musici<strong>en</strong>s et danseurs de jazz). La distanciation sociologique implique de ne pas s’arrêter aux<br />

catégories juridiques pour analyser la « déviance ».<br />

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63<br />

sang et le li<strong>en</strong> <strong>du</strong> sol (179), ainsi que trois stades dans l’évolution des modes de gouvernance<br />

des sociétés : tribal, universel et territorial.<br />

Le doy<strong>en</strong> CARBONNIER, grand professeur de Droit Civil et auteur de manuels de référ<strong>en</strong>ce<br />

pour des générations de « civilistes », est de ceux-là : <strong>en</strong> sous titrant « Pour une sociologie <strong>du</strong><br />

<strong>droit</strong> sans rigueur » son recueil d’articles dispersés intitulé « Flexible <strong>droit</strong> » (180), ce juriste<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d par là montrer son respect et son intérêt pour l’autre discipline, et préciser que ses<br />

réflexions ne revêt<strong>en</strong>t pas la rigueur méthodologique qui est celle des sociologues. Ayant<br />

<strong>en</strong>trepris de faire de la sociologie sans pour autant faire le sociologue, il repr<strong>en</strong>d les réflexions<br />

de H<strong>en</strong>ri LEVY-BRUHL (181) pour apporter aux sociologues et aux esprits curieux <strong>en</strong><br />

général ses connaissances. Fils <strong>du</strong> sociologue Luci<strong>en</strong> LEVY-BRUHL, H. LEVY-BRUHL<br />

(1884-1964) était lui aussi un juriste dev<strong>en</strong>u sociologue, mais dans une mesure plus<br />

importante que J. CARBONNIER, et non sans ressemblance avec l’itinéraire de Max<br />

WEBER.<br />

J. CARBONNIER repr<strong>en</strong>d et illustre les deux « théorèmes fondam<strong>en</strong>taux de sociologie<br />

juridique» formulés par H. LEVY-BRUHL (182) :<br />

1) Premier théorème : le Droit est plus grand que les sources formelles <strong>du</strong> Droit ; exemples<br />

(<strong>en</strong>richis par nous-même) : les systèmes de régulation parallèles et non officiels (règles des<br />

jeux d’<strong>en</strong>fant, les règles des jeux d’arg<strong>en</strong>t et de hasard non officiels, « jurys d’honneur »,<br />

<strong>du</strong>els arbitrés par des « témoins », « tribunaux » des organisations parallèles (paramilitaires,<br />

mafieuses...), « crimes d’honneur » et mutilations sexuelles au détrim<strong>en</strong>t des femmes dans<br />

certains pays islamiques, « code pachtoune » régissant pour l’ess<strong>en</strong>tiel la vie d’un peuple<br />

réparti sur le Pakistan et l’Afghanistan et souv<strong>en</strong>t contraire aux lois officielles de ces deux<br />

pays...<br />

2) Second théorème : le Droit est plus petit que l’<strong>en</strong>semble des relations <strong>en</strong>tre les hommes ;<br />

exemples : influ<strong>en</strong>ce de la morale dominante <strong>du</strong> lieu et <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t sur les comportem<strong>en</strong>ts<br />

humains, « règles » de politesse et de bonnes manières, services r<strong>en</strong><strong>du</strong>s <strong>en</strong>tre amis, exercice<br />

collectif de croyances religieuses...<br />

Plus récemm<strong>en</strong>t, d’autres sociologues ont étudié la place des mécanismes juridiques dans la<br />

société. Pierre BOURDIEU (1930-2002) met <strong>en</strong> exergue la « force <strong>du</strong> Droit », qui dérive<br />

notamm<strong>en</strong>t de l’adaptabilité <strong>du</strong> langage des juristes, mélange subtil de langage ordinaire et de<br />

langage spécialisé, à toute nouveauté appréh<strong>en</strong>dée par le Droit (183). Mais certains<br />

sociologues vont plus loin et <strong>en</strong>richiss<strong>en</strong>t leurs travaux <strong>en</strong> s’immergeant dans le monde clos et<br />

élitiste des juristes. Ainsi Bruno LATOUR, alors professeur de Sociologie à MinesParisTech,<br />

a obt<strong>en</strong>u un statut d’observateur p<strong>en</strong>dant plusieurs mois à la Section <strong>du</strong> cont<strong>en</strong>tieux <strong>du</strong><br />

Conseil d’Etat, et a r<strong>en</strong><strong>du</strong> compte de la « fabrique <strong>du</strong> Droit Administratif » par la juridiction<br />

179 Cette problématique <strong>du</strong> « sang » (le li<strong>en</strong> biologique et social familial) et <strong>du</strong> « sol » (le li<strong>en</strong> de voisinage et<br />

celui de l’<strong>en</strong>tité territoriale sociopolitique commune) est au c<strong>en</strong>tre des choix des Etats-nations sur l’attribution de<br />

la nationalité aux personnes physiques, mais aussi, par exemple, des choix juridiques nationaux sur la question<br />

de la maternité de substitution (contrat de gestation pour autrui, « mères porteuses ») : ainsi la Cour de Cassation<br />

refuse t’elle à des par<strong>en</strong>ts français la filiation biologique d’<strong>en</strong>fants nés aux Etats-Unis d’une « mère porteuse », le<br />

contrat de gestation pour autrui étant nul selon l’article 16-7 <strong>du</strong> Code Civil.<br />

180 Cf. note 3.<br />

181 H<strong>en</strong>ri LEVY-BRUHL : Sociologie <strong>du</strong> <strong>droit</strong>. Que sais-je ? n° 951.<br />

182 J. CARBONNIER, op. cit., p. 11-24 (« Hypothèses fondam<strong>en</strong>tales pour une sociologie théorique <strong>du</strong><br />

<strong>droit</strong> »).<br />

183 Pierre BOURDIEU : La force <strong>du</strong> Droit. <strong>Elém<strong>en</strong>ts</strong> pour une sociologie <strong>du</strong> champ juridique ; Actes de la<br />

recherche <strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ces sociales, 1986, 64 ; p. 3-19. Ses considérations sur le Droit sont jugées incohér<strong>en</strong>tes par A.<br />

SUPIOT, à partir de citations coupées de leur contexte toutefois (op. cit., p. 120-121)<br />

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64<br />

suprême de cette branche <strong>du</strong> Droit dans un ouvrage, <strong>en</strong> respectant le secret des délibérations<br />

(184). Sa lecture est <strong>en</strong>richissante pour les juristes « publicistes », qui étudi<strong>en</strong>t la<br />

jurisprud<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> Conseil d’Etat, ses « oracles sibyllins » et ses « mystères », mais elle l’est<br />

tout autant pour les ingénieurs qui doiv<strong>en</strong>t se garder de sa c<strong>en</strong>sure pour la mise <strong>en</strong> oeuvre de<br />

leurs projets qui pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t la forme de l’acte administratif unilatéral. Par ailleurs, la sociologue<br />

Dominique SCHNAPPER a r<strong>en</strong><strong>du</strong> compte de son expéri<strong>en</strong>ce de juge constitutionnel après la<br />

fin de son mandat (185).<br />

3.2.2. L’OUVERTURE SOCIOLOGIQUE CHEZ LES JURISTES<br />

Au début <strong>du</strong> XXème siècle, le Droit Public français se stabilise sur le plan académique et<br />

doctrinal, et les grands professeurs <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t s’efforc<strong>en</strong>t de construire un système cohér<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong> matière d’articulation <strong>du</strong> Droit Administratif, qui se développe à partir de 1870, et <strong>du</strong> Droit<br />

Constitutionnel (lois constitutionnelles de 1875 caractérisant le régime politique de la IIIème<br />

République), qui est directem<strong>en</strong>t issu <strong>du</strong> processus historique de 1789 et de ses suites. Deux<br />

de ces professeurs de Droit Public vont émerger et faire oeuvre <strong>du</strong>rable dans un contexte de<br />

rivalité certaine : Maurice HAURIOU (1856-1929), professeur à l’Université de Toulouse, et<br />

Léon DUGUIT (1859-1928), professeur à l’Université de Bordeaux. Ce sont des référ<strong>en</strong>ces<br />

bibliographiques largem<strong>en</strong>t citées <strong>en</strong>core aujourd’hui dans les publications doctrinales et dans<br />

les colloques.<br />

HAURIOU construit son système doctrinal autour <strong>du</strong> concept de « puissance publique »,<br />

c’est-à-dire l’<strong>en</strong>semble des prérogatives de l’Etat et d’autres personnes publiques face aux<br />

intérêts privés, soit l’avatar de l’imperium romain via la souveraineté des premiers<br />

« politistes »). De son côté, DUGUIT échafaude le si<strong>en</strong> autour <strong>du</strong> concept - ultra-moderne à<br />

l’époque - de « service public », issu de la jurisprud<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> Tribunal des Conflits (décision<br />

« Blanco » de 1873). HAURIOU était donc très classique, solide et peu innovant, et<br />

considérait comme un « anarchiste de la chaire » DUGUIT, qui se permettait de critiquer<br />

fortem<strong>en</strong>t (« déconstruire », pourrait-on dire) des concepts de base tels que la personnalité<br />

morale ou les <strong>droit</strong>s subjectifs (186). En mettant le service public et ses prestations matérielles<br />

et immatérielles au service des citoy<strong>en</strong>s/administrés au c<strong>en</strong>tre de son système, DUGUIT<br />

faisait ressortir son affinité avec la Sociologie, <strong>en</strong> particulier avec la p<strong>en</strong>sée de DURKHEIM,<br />

avec lequel il avait beaucoup échangé (187), alors qu’HAURIOU se situait dans la<br />

perspective classique de l’imperium républicain élitiste.<br />

En remettant <strong>en</strong> cause l’Etat <strong>en</strong> tant que personne morale et <strong>en</strong> qualifiant la souveraineté de<br />

l’Etat (« puissance publique ») de simple croyance, DUGUIT <strong>en</strong> arrivait à considérer que la<br />

« norme sociale » précède nécessairem<strong>en</strong>t la « norme juridique », ce qui revi<strong>en</strong>t à dire que le<br />

Droit est ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t un « fait social ». En « jetant par dessus bord » (selon ses propres<br />

termes) les <strong>droit</strong>s subjectifs, DUGUIT amène avant l’heure la critique de l’indivi<strong>du</strong>alisme<br />

méthodologique dans le domaine des SESG d’aujourd’hui (188) ; il accorde une importance<br />

184 Bruno LATOUR : La fabrique <strong>du</strong> Droit ; une ethnographie <strong>du</strong> Conseil d’Etat ; Ed. La Découverte, 2002.<br />

185 Dominique SCHNAPPER : Une sociologue au Conseil Constitutionnel - Ed. Gallimard, 2010.<br />

186 J. CHEVALLIER, op. cit., p. 36-41. L’auteur montre bi<strong>en</strong> l’opposition doctrinale <strong>en</strong>tre DUGUIT et<br />

HAURIOU, mais aussi quelques points communs.<br />

187 J. CARBONNIER, op. cit., p. 109. Les deux grands professeurs s’étai<strong>en</strong>t côtoyés à l’Université de<br />

Bordeaux.Ce qu’il est conv<strong>en</strong>u d’appeler « l’effet cantine » ne date pas d’aujourd’hui.<br />

188 Le <strong>droit</strong> subjectif est attaché à la personne, physique ou morale, donc à l’indivi<strong>du</strong> ou toute <strong>en</strong>tité pro<strong>du</strong>ctrice<br />

ou consommatrice (l’ag<strong>en</strong>t économique des économistes) ; l’indivi<strong>du</strong>alisme méthodologique consiste à poser que<br />

seul le comportem<strong>en</strong>t indivi<strong>du</strong>el influ<strong>en</strong>ce la société, et que tout ce qui est collectif n’a pas d’influ<strong>en</strong>ce réelle ou<br />

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65<br />

fondam<strong>en</strong>tale à deux s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts collectifs créateurs de cette norme sociale : celui de la<br />

sociabilité (volonté que soit sanctionné tout acte att<strong>en</strong>tatoire à la solidarité sociale) et celui de<br />

la justice (volonté de faire respecter le principe d’égalité, principe fondam<strong>en</strong>tal <strong>du</strong> Droit<br />

Public). L’influ<strong>en</strong>ce de DURKHEIM et de sa vision d’une société solidaire et cohér<strong>en</strong>te non<br />

dénuée de sévérité ou d’exig<strong>en</strong>ce morale est ici manifeste. Dans ces conditions, on ne<br />

s’étonnera pas que DUGUIT ait repris d’A. COMTE l’idée que la propriété privée avait une<br />

fonction sociale, aux fins de l’harmoniser avec la propriété publique - sociale par hypothèse -<br />

pour l’administration <strong>du</strong> territoire. Ce g<strong>en</strong>re d’idée devait lui attirer les foudres de T. ROTHE,<br />

jusnaturaliste farouchem<strong>en</strong>t « antisocialiste », au s<strong>en</strong>s large <strong>du</strong> terme et non au s<strong>en</strong>s étroit de<br />

ce vaste courant politique émergeant au XIXème siècle :<br />

« C’est là (cette théorie de DUGUIT, NdA) une nouvelle forme de la socialisation de l’homme rejetée par nous<br />

au tome premier (...), forme que nous avons déjà visée dans le prés<strong>en</strong>t volume à propos de la propriété de<br />

l’homme sur lui-même car de cette interdép<strong>en</strong>dance sociale on fait <strong>en</strong> doctrine une dép<strong>en</strong>dance absolue. Indiquer<br />

cette solidarité comme une cause d’obligation <strong>en</strong>tre les hommes n’est certes pas faux, mais on a tort de la<br />

prés<strong>en</strong>ter comme unique et fondam<strong>en</strong>tale. C’est fermer les yeux à l’évid<strong>en</strong>ce non seulem<strong>en</strong>t de la respectabilité<br />

de l’indivi<strong>du</strong> ou de la personnalité humaine (...), mais surtout de notre subordination à Dieu notre Auteur, et les<br />

ouvrir sur une cause nulle <strong>en</strong> soi d’obligation » (189).<br />

En retour, les travaux de DUGUIT influ<strong>en</strong>ceront des sociologues <strong>du</strong> Droit, notamm<strong>en</strong>t<br />

Georges GURVITCH (1894-1965), auquel le doy<strong>en</strong> CARBONNIER se réfère volontiers<br />

(190). G. GURVITCH incarne une tradition sociologique dite « structurale », différ<strong>en</strong>te de<br />

celle de DURKHEIM : il faut <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre par là qu’elle a été notamm<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cée par le<br />

marxisme (191). M. HAURIOU avait été quant à lui influ<strong>en</strong>cé par le positivisme ambiant de<br />

l’époque, de COMTE à DURKHEIM, mais était inspiré par la doctrine sociale de l’Eglise<br />

catholique, sans donner véritablem<strong>en</strong>t dans le jusnaturalisme. Il publia des écrits<br />

sociologiques qui ont été récemm<strong>en</strong>t rassemblés (192). A l’opposé de DUGUIT, qui déclarait<br />

ironiquem<strong>en</strong>t « n’avoir jamais déjeuné avec une personne morale », HAURIOU développe le<br />

concept juridique de personne morale pour l’élargir à celui d’institution, ainsi définie (on<br />

dirait plutôt « organisation » aujourd’hui) :<br />

« (...) une idée d’œuvre ou d’<strong>en</strong>treprise qui se réalise et <strong>du</strong>re juridiquem<strong>en</strong>t dans un milieu social ; pour la<br />

réalisation de cette idée, un pouvoir s’organise qui lui procure des organes ; d’autre part, <strong>en</strong>tre les membres <strong>du</strong><br />

groupe social intéressé à la réalisation de l’idée, il se pro<strong>du</strong>it des manifestations de communion dirigées par les<br />

organes <strong>du</strong> pouvoir et réglées par des procé<strong>du</strong>res. »<br />

Un exemple édifiant de dialogue <strong>en</strong>tre les deux disciplines, et d’autres <strong>en</strong>core, est fourni par<br />

un ouvrage collectif de Louis ASSIER-ANDRIEU sur la coutume dans la France rurale <strong>du</strong><br />

XXème siècle (193). Issu d’une commande <strong>du</strong> ministère de la Justice, et ouvrage met <strong>en</strong><br />

n’a pas à être pris <strong>en</strong> considération. L’Economie est la principale discipline dominée, voire ravagée par cette<br />

croyance, alors que la Psychologie est la seule sci<strong>en</strong>ce humaine où l’indivi<strong>du</strong>alisme méthodologique est de<br />

rigueur.<br />

189 T. ROTHE, op. cit., p. 434-435.<br />

190 J. CARBONNIER, op. cit., p. 18-19, Principales publications de G. GURVITCH à ce sujet : « L’idée de<br />

<strong>droit</strong> social » (1932) ; « L’expéri<strong>en</strong>ce juridique et la philosophie pluraliste <strong>du</strong> <strong>droit</strong> » (1935).<br />

191 G. GURVITCH était marxiste et avait participé activem<strong>en</strong>t à la Révolution russe de 1917, mais avait quitté<br />

la Russie lorsque la dérive autoritaire impulsée par Lénine et Trotsky puis concrétisée par Staline comm<strong>en</strong>çait à<br />

se révéler.<br />

192 Maurice HAURIOU : Ecrits sociologiques (rassemblés par Ronan TEYSSIER), Ed. Dalloz, 2008. Cet<br />

ouvrage comporte cinq articles distincts.<br />

193 Louis ASSIER-ANDRIEU (sous la direction de) : Une France coutumière ; <strong>en</strong>quête sur les « usages<br />

locaux » et leur codification. Ed. <strong>du</strong> CNRS, 1990. Le coordinateur est l’auteur <strong>du</strong> premier chapitre « Usage local,<br />

usage légal : lecture sociologique d’une frontière <strong>du</strong> <strong>droit</strong> » (p. 23-41), et <strong>du</strong> chapitre VII « Le concept d’usage<br />

dans la culture juridique, essai d’interprétation » (p. 187-207). Sur la coutume, cf. aussi J. CARBONNIER, op.<br />

cit., p. 118-130) (« La g<strong>en</strong>èse de l’obligatoire dans l’apparition de la coutume ») et p. 131-135 « Scolie sur la<br />

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66<br />

oeuvre, outre la Sociologie, l’Anthropologie, l’Histoire sociale, l’Histoire <strong>du</strong> Droit et le Droit<br />

Rural. L’usage, qui constitue la coutume lorsqu’il acquiert une dim<strong>en</strong>sion d’intemporalité et<br />

d’universalité (dans un contexte territorial donné toutefois, ou dans une aire de civilisation),<br />

est d’abord un fait social dans le contexte de la troisième fonction au s<strong>en</strong>s de DUMEZIL, qui<br />

va subir un processus de maturation doctrinale t<strong>en</strong>dant à le transformer <strong>en</strong> source de <strong>droit</strong>,<br />

sous une condition ess<strong>en</strong>tielle : ne pas être contraire à une règle écrite plus réc<strong>en</strong>te, ce qui<br />

rappelle le rapport <strong>en</strong>tre « equity » et « common law » dans l’histoire <strong>du</strong> Droit anglais.<br />

3.3. DROIT & ECONOMIE<br />

L’Economie <strong>en</strong> tant que sci<strong>en</strong>ce autonome naît ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t au XVIIIème siècle, mais avec<br />

quelques élém<strong>en</strong>ts précurseurs, notamm<strong>en</strong>t dans la Grèce antique: dans la mythologie<br />

grecque, l’Economie est soeur de la Justice et de la Paix (194), cette dernière figure pouvant<br />

être considérée comme un embryon de la Sci<strong>en</strong>ce politique. Par suite, elle se développe dans<br />

le discours philosophique, notamm<strong>en</strong>t chez Aristote, qui a aussi écrit sur la politique. Il est<br />

donc pertin<strong>en</strong>t de considérer l’Economie comme une diversification de la Philosophie sociale<br />

(195), mais, dans l’optique <strong>du</strong> paradigme <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>, c’est la sci<strong>en</strong>ce qui reflète directem<strong>en</strong>t<br />

l’apogée historique de la troisième fonction, la fonction pro<strong>du</strong>ctive assurant la repro<strong>du</strong>ction de<br />

la société : compr<strong>en</strong>dre et mesurer la pro<strong>du</strong>ction et la distribution des richesses sur des<br />

marchés mettant <strong>en</strong> jeu la monnaie comme équival<strong>en</strong>t général de toutes marchandises.<br />

Certaines de ses écoles anci<strong>en</strong>nes ne sont pas dénuées de li<strong>en</strong>s avec la Sci<strong>en</strong>ce politique<br />

émerg<strong>en</strong>te (mercantilisme t<strong>en</strong>dant à maximiser le solde positif de la balance commerciale <strong>du</strong><br />

pays, « bullionisme » t<strong>en</strong>dant à accumuler de l’or au profit de l’Etat). Mais l’Economie est<br />

aussi la sci<strong>en</strong>ce qui assure le plénitude de l’indivi<strong>du</strong> agissant qui se libère progressivem<strong>en</strong>t<br />

des tutelles collectives parrainées par les premières et deuxième fonction, l’homo<br />

oeconomicus. Lorsque Adam SMITH écrit son célèbre traité sur « La richesse des nations »<br />

<strong>en</strong> prônant le libre-échange <strong>en</strong> matière de commerce international, il p<strong>en</strong>se plus aux bourgeois<br />

commerçants et à toute l’économie in<strong>du</strong>ite par leur <strong>en</strong>richissem<strong>en</strong>t qu’aux souverains et à leur<br />

coffre-fort. La qualification d’Economie politique est donc à pr<strong>en</strong>dre dans un triple s<strong>en</strong>s, dans<br />

la chronologie historique :<br />

- elle signifie d’abord que le pouvoir politique doit prêter att<strong>en</strong>tion aux lois de l’Economie, au<br />

s<strong>en</strong>s large que MONTESQUIEU donnait au concept de « loi », ce qui paraît incontournable à<br />

l’heure actuelle, mais qui n’allait pas de soi à l’époque de SMITH ;<br />

- elle signifie <strong>en</strong>suite que la sci<strong>en</strong>ce économique a vocation à conseiller ce pouvoir dans son<br />

exercice de la politique (anglais « politics ») dans l’élaboration de ce qu’il est conv<strong>en</strong>u<br />

d’appeler aujourd’hui une « politique publique » (anglais « policy ») ;<br />

- elle peut et doit être interprétée aussi comme une acceptation <strong>du</strong> système politique dominant,<br />

qui n’est pas une « variable d’ajustem<strong>en</strong>t » aux yeux des économistes libéraux, contrairem<strong>en</strong>t<br />

à la vision qu’ont les juristes de la question...<br />

Influ<strong>en</strong>cée par la philosophie utilitariste de Jeremy BENTHAM (1748-1832), l’Economie<br />

politique classique telle que développée par John Stuart MILL (1806-1873) est a-morale et ne<br />

risque donc pas d’interférer avec le Droit qui <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t des rapports étroits avec la Morale<br />

sans se confondre avec elle. BENTHAM était aussi un juriste « pénaliste », qui avait bi<strong>en</strong><br />

coutume »). Cf. <strong>en</strong>core J. GAUDEMET, op. cit., p. 25-63, développem<strong>en</strong>ts détaillés de l’histoire de la coutume,<br />

application <strong>du</strong> « Temps, naissance <strong>du</strong> Droit ».<br />

194 Cf. note 41.<br />

195 S.-C. KOLM, op. cit., p. 19.<br />

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67<br />

développé l’analyse coût-bénéfices <strong>en</strong> matière de sanctions pénales v<strong>en</strong>ant contrecarrer les<br />

effets de certains plaisirs, (196). On peut voir <strong>en</strong> lui un précurseur de l’Etat g<strong>en</strong>darme ou Etat<br />

minimum préconisé par les économistes libéraux purs et <strong>du</strong>rs, tels que Friedrich von HAYEK<br />

(cf. ci-dessous). Par ailleurs, l’Economie politique devi<strong>en</strong>t au cours <strong>du</strong> XIXème siècle une<br />

« sci<strong>en</strong>ce positive » au s<strong>en</strong>s d’A. COMTE, <strong>en</strong> s’efforçant de raisonner selon la méthode<br />

sci<strong>en</strong>tifique généraliste de CLAUDE BERNARD d’une part, et <strong>en</strong> ayant recours à la<br />

modélisation mathématique, ce que le Droit n’a pas <strong>en</strong>core comm<strong>en</strong>cé à faire, d’autre part<br />

(197). Mais elle devi<strong>en</strong>t aussi progressivem<strong>en</strong>t « Economie normative », dans le s<strong>en</strong>s où elle<br />

ne préoccupe pas simplem<strong>en</strong>t d’expliquer les phénomènes économiques et de s’efforcer de les<br />

prédire, mais de préconiser aux Etats souverains ou aux <strong>en</strong>tités supranationales les mesures à<br />

pr<strong>en</strong>dre ou à éviter : c’est pourquoi on parle aujourd’hui d’Economie publique, expression qui<br />

reflète à merveille la prédominance de la troisième fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne sur la deuxième.<br />

Une telle rupture avec l’approche positiviste t<strong>en</strong>d un creuser un fossé profond <strong>en</strong>tre<br />

l’Economie d’une part et le Droit et la Sociologie d’autre part. A la fin <strong>du</strong> XIXème siècle et<br />

p<strong>en</strong>dant la première moitié <strong>du</strong> XXème siècle, l’Economie est <strong>en</strong>seignée comme une matière<br />

annexe dans les Facultés de Droit, alors que la Sociologie est déjà a<strong>du</strong>lte et autonome. Par la<br />

suite, des Facultés de Sci<strong>en</strong>ces économiques et autres se cré<strong>en</strong>t. Tout cela a créé des<br />

rancoeurs, et la caste des juristes, non dénuée d’arrogance, porte une part de responsabilité<br />

dans ce divorce et ce clivage ; cela étant, les juristes sont rarem<strong>en</strong>t sectaires et accueill<strong>en</strong>t sans<br />

rechigner - positivisme oblige - dans le champ juridique des concepts et mécanismes<br />

prov<strong>en</strong>ant des autres disciplines <strong>du</strong> champ des SESG. Ainsi <strong>du</strong> Droit de la Concurr<strong>en</strong>ce, qui<br />

est la mise <strong>en</strong> forme juridique de la théorie des marchés : les pratiques anti-concurr<strong>en</strong>tielles<br />

des <strong>en</strong>treprises font l’objet de mesures de prév<strong>en</strong>tion et de répression. Le Droit de<br />

l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t est fortem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cé par l’Economie de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> particulier à<br />

travers l’application contrastée et erratique <strong>du</strong> principe pollueur-payeur (198), l’application de<br />

l’évaluation <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>tale aux « bi<strong>en</strong>s publics » que sont la biodiversité et les<br />

« aménités », les quotas d’émission des gaz à effet de serre, l’obligation de procéder à une<br />

analyse coût-bénéfices pour les expropriations pour exposition aux risques naturels ou<br />

technologiques, etc.. Mais, dans le contexte de la mondialisation, se pose le grave problème<br />

de la déconnexion totale <strong>en</strong>tre les accords fondateurs de l’OMC de 1995 et le Droit<br />

international de l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, caractérisé par des accords multilatéraux au champ<br />

d’application variable ; l’Organe <strong>du</strong> règlem<strong>en</strong>t des différ<strong>en</strong>ds de l’OMC a les appar<strong>en</strong>ces<br />

d’une juridiction, alors qu’il est constitué de « panels d’experts » sans aucune légitimité<br />

juridique et sans diversité sur le plan de l’approche technico-économique. Encore faut-il<br />

196 En tant que « pénaliste », BENTHAM s’intéressa à la criminologie ainsi qu’à son traitem<strong>en</strong>t par le système<br />

pénit<strong>en</strong>tiaire, et fut un précurseur des prisons modernes où les dét<strong>en</strong>us sont surveillés sans savoir par qui et s’ils<br />

le sont ou non : système dit « Panoptique », que le romancier George ORWELL requalifiera <strong>en</strong> « Big Brother »<br />

au XXème siècle dans son ouvrage « 1984 », compte t<strong>en</strong>u des évolutions technologiques.<br />

197 Si l’on excepte les équations simplistes de MARX dans « Le Capital », ce sont Antonin-Auguste<br />

COURNOT (1801-1877) puis Léon WALRAS (1834-1910) qui fur<strong>en</strong>t les précurseurs de l’Economie<br />

quantitative, qui s’est considérablem<strong>en</strong>t développées depuis lors, fournissant une présomption (très réfragable)<br />

de sci<strong>en</strong>tificité aux travaux des économistes contemporains. A noter qu’HAYEK devait marquer sa distance avec<br />

cette vogue de l’Economie quantitative dans son discours de réception <strong>du</strong> Prix de la Banque royale de Suède<br />

pour l’Economie, improprem<strong>en</strong>t dénommé « Prix Nobel d’Economie » : "...what looks superficially like the<br />

most sci<strong>en</strong>tific proce<strong>du</strong>re is oft<strong>en</strong> the most unsci<strong>en</strong>tific..." "This way lies charlatanism and worse." F. A. von<br />

Hayek - Prize Lecture». Nobelprize.org.15 Apr 2011 ; http://nobelprize.org/nobel_prizes/economics/<br />

laureates/1974/hayek-lecture.html.<br />

198 Sur ce point (la non application fréqu<strong>en</strong>te de ce principe), le « retour d’expéri<strong>en</strong>ce » textuel et<br />

jurisprud<strong>en</strong>tiel des juristes vers les économistes devrait beaucoup intéresser ces derniers, mais on ne l’observe<br />

guère.<br />

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68<br />

observer que l’OMC s’inscrit malgré tout dans le Droit international public dans un domaine<br />

nouveau (exist<strong>en</strong>ce de 4 Traités), alors que ri<strong>en</strong> n’est fait ni ne semble devoir être fait <strong>en</strong><br />

matière de régulation mondiale des marchés financiers.<br />

Un certain nombre d’économistes actuels ou réc<strong>en</strong>ts ont pro<strong>du</strong>it des discours sur le Droit et<br />

doiv<strong>en</strong>t être connus, à défaut d’être étudiés dans le monde des ingénieurs <strong>en</strong> formation, et cela<br />

d’autant plus que ces auteurs ont souv<strong>en</strong>t développé des compét<strong>en</strong>ces autres, telles que la<br />

philosophie politique ou sociale (Friedrich von HAYEK, John RAWLS...), voire le Droit luimême<br />

(Ronald DWORKIN). Mais on est loin <strong>du</strong> pot<strong>en</strong>tiel d’un Max WEBER, qui était à la<br />

fois sociologue à titre principal, et juriste et économiste à titre accessoire, ou d’un Cornelius<br />

CASTORIADIS (philosophe, économiste et juriste).<br />

Le plus grand théorici<strong>en</strong> <strong>du</strong> libéralisme économique intégral - pour ne pas dire « intégriste » -<br />

fut l’autrichi<strong>en</strong> Friedrich von HAYEK (1899-1992), qui a exposé dans son ouvrage majeur<br />

« Droit, législation et liberté » sa conception de l’articulation de l’Economie et <strong>du</strong> Droit : le<br />

Droit doit se borner a distribuer des <strong>droit</strong>s de propriété aux ag<strong>en</strong>ts économiques, et tout a<br />

vocation à se passer de la meilleure façon possible dans le meilleur des mondes possibles pour<br />

autant que l’Etat ne prét<strong>en</strong>de pas se mêler de justice sociale et de ré<strong>du</strong>ction des inégalités<br />

socio-économiques. Sur le plan institutionnel , cet auteur préconise un Etat minimal qui<br />

n’édicte pas de règles trop techniques, des lois générales devant malgré tout être adoptées par<br />

une assemblée contrôlée étroitem<strong>en</strong>t par une Cour constitutionnelle inspirée par une<br />

« Grundnorm » (au s<strong>en</strong>s de KELSEN) consistant <strong>en</strong> ce postulat libéral absolu. HAYEK est<br />

donc le fondateur de l’analyse économique <strong>du</strong> Droit (199), mais un auteur qui t<strong>en</strong>d, de bonne<br />

ou de mauvaise foi, à déformer ou falsifier l’histoire de la discipline : il prét<strong>en</strong>d <strong>en</strong> effet que le<br />

système de « common law » anglo-saxon est la continuation auth<strong>en</strong>tique <strong>du</strong> Droit romain<br />

(considéré à partir de la codification et des compilations de Justini<strong>en</strong>), et que le système<br />

romano-germanique (« statute law »), qui prévaut notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> France, serait <strong>en</strong> quelque<br />

sorte déviationniste, alors que c’est l’inverse (200). Il va de soi, par ailleurs, que HAYEK se<br />

range dans le camp de l’Ecole <strong>du</strong> Droit naturel et rejette le positivisme juridique.<br />

Les deux autres théorici<strong>en</strong>s principaux de l’AED sont Richard POSNER et Gary BECKER.<br />

Inspiré par la philosophie pragmatique à l’honneur aux Etats-Unis, POSNER s’oppose à<br />

HAYEK sur la référ<strong>en</strong>ce au Droit naturel, mais adhère au modèle <strong>du</strong> « common law » <strong>en</strong> tant<br />

que basé sur la coutume, nécessairem<strong>en</strong>t « positive » <strong>en</strong> économie de marché puisqu’elle<br />

émerge spontaném<strong>en</strong>t des interactions <strong>en</strong>tre ag<strong>en</strong>ts économiques, et surtout sur le rôle<br />

ess<strong>en</strong>tiel <strong>du</strong> juge et des voies de recours pour trancher les litiges <strong>en</strong> faisant év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t<br />

oeuvre prétori<strong>en</strong>ne (création d’une règle de <strong>droit</strong> dans le sil<strong>en</strong>ce de la loi). BECKER<br />

développe l’idée de POSNER selon laquelle le système juridique aboutit <strong>en</strong> dernière analyse à<br />

fixer un prix à des transactions <strong>en</strong> dehors des marchés, y compris dans la sphère extraéconomique<br />

(relations affectives, délinquance et criminalité...). La règle de <strong>droit</strong> a pour<br />

fonction de permettre aux ag<strong>en</strong>ts économiques rationnels, opportunistes et maximisateurs de<br />

199 Thierry KIRAT & Frédéric MARTY : Economie <strong>du</strong> Droit et de la réglem<strong>en</strong>tation - Mém<strong>en</strong>to LMD,<br />

Gualino, 2007, p. 22-26. Autre ouvrage sur la même question, d’un professeur d’Economie et de Droit à Mines<br />

ParisTech : François LEVEQUE, Economie de la réglem<strong>en</strong>tation, La Découverte , 2004.<br />

200 C’est la lecture att<strong>en</strong>tive de J. GAUDEMET (op. cit., p. 92-104 : « L’Empereur législateur ») qui nous<br />

permet de réfuter cette position de HAYEK. Le rôle ess<strong>en</strong>tiel <strong>du</strong> juge romaniste est bi<strong>en</strong> celui d’appliquer une<br />

législation impériale, et accessoirem<strong>en</strong>t la coutume praeter legem et secun<strong>du</strong>m legem ; la pratique de rescrit<br />

impérial, transposée plus tard dans le royaume d’Angleterre (« writ »), n’a eu ni l’importance ni la portée que<br />

HAYEK lui confère. En ce s<strong>en</strong>s, le « common law » est un accid<strong>en</strong>t de l’histoire <strong>du</strong> Droit <strong>en</strong> <strong>Europe</strong>, et le<br />

modèle romano-germanique est le véritable continuateur <strong>du</strong> Droit romain, relayé par les trois figures <strong>du</strong> Pape, de<br />

l’Empereur et <strong>du</strong> Roi (cf. 1.3.4.).<br />

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69<br />

l’utilité pour eux-mêmes de respecter ou de transgresser une règle, d’où la possibilité de faire<br />

évoluer celle-ci de façon volontariste si elle se révèle inefficace. Tous ces auteurs se situ<strong>en</strong>t<br />

dans la filiation de l’utilitarisme de BENTHAM. En définitive, « l’homo juridicus est<br />

considéré comme un homo œconomicus parfait, purem<strong>en</strong>t maximisateur et opportuniste »<br />

(201).<br />

On distingue trois approches théoriques possibles pour configurer dans l’absolu les relations<br />

<strong>en</strong>tre l’Economie et le Droit (202) :<br />

- application <strong>du</strong> positivisme juridique : indép<strong>en</strong>dance <strong>du</strong> système juridique et préexist<strong>en</strong>ce<br />

social-historique (203) <strong>du</strong> Droit: inutilité de l’analyse économique pour juger de l’efficacité<br />

d’un système juridique donné (vaste ou restreint), si le manquem<strong>en</strong>t à la règle est sanctionné<br />

de façon systématique ou suffisamm<strong>en</strong>t fréqu<strong>en</strong>te ; l’effici<strong>en</strong>ce de la règle se confond avec<br />

l’efficacité de la règle ;<br />

- approche utilitariste : la règle de <strong>droit</strong> est exogène au système économique mais est intégrée<br />

au calcul économique des ag<strong>en</strong>ts, elle a donc un caractère « performatif », et son efficacité est<br />

conditionnée par les résultats de l’analyse micro-économique de son application ; il y a alors<br />

dissociation <strong>en</strong>tre effici<strong>en</strong>ce et efficacité pour la règle de <strong>droit</strong> ;<br />

- approche institutionnaliste : si l’on fait interv<strong>en</strong>ir le facteur temps, les règles de <strong>droit</strong><br />

influ<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t les phénomènes de régularité, de signification et de stratégie dans les actions<br />

humaines, <strong>en</strong> phase avec la sociologie de Max WEBER ; cette approche recherche le<br />

dépassem<strong>en</strong>t de la problématique effici<strong>en</strong>ce vs. efficacité vécue au niveau microéconomique<br />

pour la replacer au niveau macroéconomique et sociétal.<br />

Aucune de ces trois approches n’est étrangère au juriste faisant preuve d’ouverture<br />

interdisciplinaire et ne peut le choquer ou le surpr<strong>en</strong>dre. La première constitue l’arrière-plan<br />

incontournable fondant la préval<strong>en</strong>ce historique <strong>du</strong> Droit sur l’Economie et la raison d’être de<br />

la caste, la deuxième est particulièrem<strong>en</strong>t adaptée à l’étude de la responsabilité civile ou<br />

pénale des acteurs ou des ag<strong>en</strong>ts économiques, et la troisième est pertin<strong>en</strong>te pour les branches<br />

fonctionnelles modernes telles que le Droit de la Concurr<strong>en</strong>ce ou le Droit de l’Environnem<strong>en</strong>t<br />

et de l’Urbanisme. Elle ne sont pas exclusives l’une de l’autre, et, si la première paraît<br />

dépassée. Ce qui est au c<strong>en</strong>tre des débats sur l’efficacité économique <strong>du</strong> Droit <strong>en</strong> ce qui<br />

concerne l’ori<strong>en</strong>tation générale des règles qu’il édicte, c’est le degré, d’une part, et le cont<strong>en</strong>u<br />

de l’interv<strong>en</strong>tion publique <strong>du</strong> législateur et <strong>du</strong> pouvoir réglem<strong>en</strong>taire dans les affaires privées,<br />

d’autre part.<br />

Mais les économistes sont unanimes pour reconnaître au législateur le <strong>droit</strong>, et même le<br />

devoir, d’instituer la propriété privée (« ownership ») des bi<strong>en</strong>s et de certains <strong>droit</strong>s<br />

patrimoniaux, et/ou, de façon plus large, des « <strong>droit</strong>s de propriété » (« property ») que les<br />

juristes appréh<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t sous la dénomination de « <strong>droit</strong>s d’usage de... » ou de « <strong>droit</strong> d’accès<br />

à... ». Sur ce type le problème, les dialogues interdisciplinaires achopp<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t sur le<br />

manque de rigueur conceptuelle et terminologique des économistes, qui dissert<strong>en</strong>t et<br />

modélis<strong>en</strong>t sur des concepts non définis.<br />

201 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 16.<br />

202 Th. KIRAT & F. MARTY, op . cit., p. 18-19.<br />

203 Au s<strong>en</strong>s donné à cette qualification par C. CASTORIADIS dans ses ouvrages, notamm<strong>en</strong>t « L’institution<br />

imaginaire de la société », Seuil, 1975. Cette vision de la préémin<strong>en</strong>ce de l’évolution sociopolitique générale<br />

dans le processus historique est notamm<strong>en</strong>t celle <strong>du</strong> marxisme, qui a été celle de CASTORIADIS dans sa<br />

jeunesse, et sur laquelle il a effectué un bilan mitigé.<br />

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70<br />

Afin d’illustrer le caractère incontournable de la propriété foncière privée, les économistes<br />

cit<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t un article d’un écologue sci<strong>en</strong>tifique compét<strong>en</strong>te, Garrett HARDIN, sur la<br />

« tragédie des communs » (204). Or l’étude att<strong>en</strong>tive de cet article montre que le point de vue<br />

de cet auteur n’est pas celui-là ; il explique simplem<strong>en</strong>t qu’on n’a le choix qu’<strong>en</strong>tre trois<br />

solutions pour gérer un bi<strong>en</strong> foncier susceptible d’usage collectif : soit le privatiser, soit le<br />

nationaliser (propriété étatique) <strong>en</strong> faisant le pari que le propriétaire sera un adepte <strong>du</strong><br />

développem<strong>en</strong>t <strong>du</strong>rable, soit mettre <strong>en</strong> place ou conserver une gestion collective cohér<strong>en</strong>te et<br />

éclairée sur le plan <strong>du</strong> mainti<strong>en</strong> des équilibres écologiques. L’invocation de cet auteur<br />

extérieur par une sci<strong>en</strong>ce économique fonctionnant <strong>en</strong> circuit fermé a toutes les chances d’être<br />

falsificatrice, et nous n’aborderons même pas les insuffisances propres à l’analyse de<br />

HARDIN lui-même ; elle montre accessoirem<strong>en</strong>t que l’autarcie épistémologique n’est pas<br />

t<strong>en</strong>able et t<strong>en</strong>d à générer la « mauvaise foi intellectuelle ».<br />

Cette fascination/obsession des économistes pour la propriété privée des bi<strong>en</strong>s <strong>en</strong> général, et<br />

de la terre <strong>en</strong> particulier, remonte <strong>en</strong> fait à l’école des Physiocrates <strong>du</strong> XVIIème siècle,<br />

partisans <strong>du</strong> développem<strong>en</strong>t d’une agriculture capitaliste et croyant que seule la terre et ses<br />

« fruits naturels » étai<strong>en</strong>t source de valeur. HAYEK n’a fait que la repr<strong>en</strong>dre à son compte <strong>en</strong><br />

tant que théorici<strong>en</strong> <strong>du</strong> libéralisme intégral protégé par un Etat-g<strong>en</strong>darme fort surveillant et<br />

réprimant les manants de tout poil mécont<strong>en</strong>ts de leur sort. En tant que porte-parole de<br />

l’aristocratie foncière dynamique et d’une partie de la bourgeoisie impliquée dans la propriété<br />

rurale qui cherchai<strong>en</strong>t à maximiser leurs rev<strong>en</strong>us, les Physiocrates, tout comme HAYEK plus<br />

tard, adhérai<strong>en</strong>t volontiers à l’école <strong>du</strong> Droit naturel, le législateur étant là pour révéler des<br />

lois naturelles préexistantes et non pour <strong>en</strong> créer de façon artificielle (205). C’est sur ce point<br />

que l’on mesure la rupture de l’Economie dominante avec la démarche positiviste qui est celle<br />

des juristes et des sociologues : ceux-ci accept<strong>en</strong>t la possibilité que la terre ne fasse pas l’objet<br />

d’une propriété privée à un niveau général, c’est une question de choix social-historique, donc<br />

politique.<br />

La portée socioéconomique <strong>du</strong> <strong>droit</strong> de propriété a donné lieu à des controverses<br />

constitutionnelles et politiques célèbres au cours de la Révolution française. Si la DDHC de<br />

1789 proclame le caractère naturel <strong>du</strong> <strong>droit</strong> de propriété sans le définir, la Déclaration des<br />

<strong>droit</strong>s de l’homme de 1793, plus radicale et plus « sociale », dispose que « la propriété est le<br />

<strong>droit</strong> de jouir et de disposer de ses bi<strong>en</strong>s, de ses rev<strong>en</strong>us, <strong>du</strong> fruit de son travail et de son<br />

in<strong>du</strong>strie », ce qui fut repris par l’article 5 de la Constitution « thermidori<strong>en</strong>ne » de l’an III<br />

(1795) impulsée par Boissy d’Anglas, physiocrate discret, sans doute parce que le texte de<br />

1793 restait fort modéré sur ce point ; mais, avant sa liquidation dans le processus de la<br />

« Terreur » qu’il avait si bi<strong>en</strong> contribué à alim<strong>en</strong>ter, Robespierre avait proposé sans succès au<br />

cours des débats sur la Déclaration de 1793 une conception très différ<strong>en</strong>te et aux antipodes <strong>du</strong><br />

Droit naturel, la propriété comme institution sociale : « la propriété est le <strong>droit</strong> qu’a chaque<br />

citoy<strong>en</strong> de jouir et de disposer de la portion des bi<strong>en</strong>s qui lui est garantie par la loi » (206).<br />

L’article 544 <strong>du</strong> Code Civil de 1804, resté inchangé à ce jour, est la tra<strong>du</strong>ction législative d’un<br />

compromis <strong>en</strong>tre ces deux approches, l’approche thermidori<strong>en</strong>ne restant prédominante.<br />

204 Garrett HARDIN : The tragedy of the commons, Nature, 13 décembre 1968 (texte original aisém<strong>en</strong>t<br />

accessible sur Wikipedia). Les « communs » sont des espaces agricoles où les membres d’une communauté<br />

rurale dispos<strong>en</strong>t de <strong>droit</strong>s d’accès égaux (pâturages, espaces boisés) ; cela peut <strong>en</strong>core exister <strong>en</strong> France (« bi<strong>en</strong>s<br />

communaux » de l’article 542 <strong>du</strong> Code Civil).<br />

205 A. SOBOUL, op. cit., pp. 49-50 & 53-54.<br />

206 A. SOBOUL, op. cit., pp. 327 & 394.<br />

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71<br />

Repr<strong>en</strong>ant cette idée triviale de la fonction <strong>du</strong> Droit distributrice de <strong>droit</strong>s de propriété pour<br />

les ag<strong>en</strong>ts économiques (207), Ronald COASE l’a croisée avec la problématique de<br />

l’Economie de l’<strong>en</strong>treprise, donc avec la démarche t<strong>en</strong>dant à connaître et maîtriser les coûts<br />

de pro<strong>du</strong>ction ou de distribution dans la Gestion des <strong>en</strong>treprises. Cet auteur a <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce<br />

développé sa théorie des coûts de transaction <strong>en</strong> posant la nécessité d’une distribution<br />

préalable des <strong>droit</strong>s de propriété sur les bi<strong>en</strong>s arbitrée par le rôle <strong>du</strong> juge lorsque ces bi<strong>en</strong>s font<br />

l’objet d’une contestation positive (conflit d’usage) ou négative (allégation de source de<br />

pollutions et nuisances) (208).<br />

L’AED a toute sa validité pour autant qu’elle se borne à être interdisciplinaire et descriptive,<br />

mais non dogmatique et prescriptive : ainsi des élucubrations de la Banque mondiale selon<br />

laquelle le « common law » serait plus favorable à la croissance économique que le « statute<br />

law » (209). Point n’est besoin de faire des <strong>en</strong>quêtes approfondies pour compr<strong>en</strong>dre qu’est<br />

plus favorable au « business » qu’aux exclus <strong>du</strong> système - <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t naturel compris - un<br />

système minorant l’interv<strong>en</strong>tionnisme <strong>du</strong> législateur, qui peut faire oeuvre sociopolitique <strong>en</strong><br />

protégeant les faibles, et magnifiant l’autonomie de la volonté des contractants, la « soft law »<br />

des bonnes pratiques, des usages et des « conv<strong>en</strong>tions » au s<strong>en</strong>s économique <strong>du</strong> terme, le tout<br />

sous le contrôle de juges tout-puissants adhérant volontiers aux idées dominantes ou<br />

« reçues »...<br />

Cette démarche a fait l’objet d’un essai brillant <strong>en</strong> 1985, de la part d’un avocat d’affaires<br />

franco-étatsuni<strong>en</strong> (210). Le fond de ces discours est caché, mais décelable : l’économie de<br />

marché mondialisée a supplanté les pouvoirs politiques qui rest<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t nationaux,<br />

parfois supranationaux (Union europé<strong>en</strong>ne notamm<strong>en</strong>t), mais le Droit, dans ses réalisations<br />

issues <strong>du</strong> processus social-historique, crée une barrière institutionnelle puissante à la<br />

subjugation absolue <strong>du</strong> Politique par l’Economie triomphante et arrogante (211) ; comme il<br />

serait « politiquem<strong>en</strong>t incorrect » de rev<strong>en</strong>diquer ouvertem<strong>en</strong>t le primat de l’Economie sur le<br />

Politique, on s’efforce d’y parv<strong>en</strong>ir par des moy<strong>en</strong>s détournés <strong>en</strong> développant des discours <strong>du</strong><br />

primat de l’Economie sur le Droit via une conception off<strong>en</strong>sive de l’AED. Non seulem<strong>en</strong>t ce<br />

discours économiste tourne le dos à l’approche positiviste <strong>du</strong> Droit, de la Sociologie et de la<br />

Sci<strong>en</strong>ce politique, qui implique l’inexist<strong>en</strong>ce d’une préémin<strong>en</strong>ce quelconque d’une discipline<br />

sur une autre, mais il adopte une position que nous pouvons qualifier de « négativisme »,<br />

voire de « négationnisme », l’objet de la négativité ou de la négation étant tout simplem<strong>en</strong>t<br />

l’Histoire et l’« institution imaginaire de la société » ou <strong>du</strong> « social-historique » au s<strong>en</strong>s de<br />

207 Il convi<strong>en</strong>t de signaler que les économistes, qui ont rarem<strong>en</strong>t le même souci de rigueur que les juristes dans<br />

la définition des concepts qu’ils utilis<strong>en</strong>t, qualifi<strong>en</strong>t de « <strong>droit</strong>s de propriété » de simples <strong>droit</strong>s d’usage ou<br />

d’accès à une ressource. Cette approximation dans la forme reflète souv<strong>en</strong>t des raisonnem<strong>en</strong>ts qui se veul<strong>en</strong>t<br />

logiques mais qui sont très approximatifs.<br />

208 Ronald COASE : La firme, le marché et le Droit - Diderot Editeur, Arts et Sci<strong>en</strong>ces, 1997 (1988 pour<br />

l’édition étatsuni<strong>en</strong>ne). Cet auteur a reçu le prix Nobel d’Economie <strong>en</strong> 1991 et est le fondateur <strong>du</strong> « Journal of<br />

Law & Economics » . Sous le titre « Le coût <strong>du</strong> Droit », ont été publié <strong>en</strong> 2000 (Ed. PUF) deux de ses articles<br />

majeurs et un chapitre de l’ouvrage précéd<strong>en</strong>t : « Le problème <strong>du</strong> coût social » (1960), « Notes sur le problème<br />

<strong>du</strong> coût social » (chapitre 6 de l’ouvrage précéd<strong>en</strong>t), et « La structure institutionnelle de la pro<strong>du</strong>ction » (1991).<br />

209 Th. KIRAT & F. MARTY, op. cit., p. 171-178.<br />

210 Laur<strong>en</strong>t COHEN-TANUGI : Le <strong>droit</strong> sans l’Etat ; sur la démocratie <strong>en</strong> France et <strong>en</strong> Amérique - PUF, 1985.<br />

Problème : il n’y a pas de Droit sans Etat, ni d’Etat sans Droit, même aux Etats-Unis... Cette analyse ne résiste<br />

pas à celle de Pierre LEGENDRE, par exemple.<br />

211 Pour mémoire : déconnexion des accords fondateurs de l’OMC de l’<strong>en</strong>semble des accords multilatéraux sur<br />

l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t ainsi que des conv<strong>en</strong>tions de l’OIT, « dictature » de fait des ag<strong>en</strong>ces de notation sur les<br />

politiques économiques, impunité des « banksters » créateurs de chaos <strong>du</strong>rable dans l’économie internationale,<br />

etc.<br />

© J.-P.P. / <strong>AgroParisTech</strong>


72<br />

CASTORIADIS ; dès lors, le dialogue s’arrête de lui-même, les positions se fig<strong>en</strong>t et le<br />

mépris réciproque s’installe.<br />

C’est un constat largem<strong>en</strong>t partagé, y compris par de nombreux économistes, que d’affirmer<br />

que l’Economie « mainstream » actuelle t<strong>en</strong>d à dev<strong>en</strong>ir « autiste » sur le plan épistémologique<br />

(212). Cep<strong>en</strong>dant, cette t<strong>en</strong>dance à l’autarcie disciplinaire empreinte d’aveuglem<strong>en</strong>t et<br />

d’arrogance intellectuelle contraint occasionnellem<strong>en</strong>t les économistes à sortir de ce ghetto<br />

épistémologique pour résoudre le lancinant problème de la « justice », puisque l’Economie ne<br />

peut traiter que de l’efficacité dans un vague but philosophique de « bi<strong>en</strong>-être » général. C’est<br />

pourquoi, comme dans le cas de la « tragédie des lieux communs » de HARDIN, ils font<br />

souv<strong>en</strong>t faire grand cas des travaux de John RAWLS (213). Cet auteur, qui se réclame de la<br />

« philosophie politique », raisonne sur un plan totalem<strong>en</strong>t « an-historique » et s’interroge sur<br />

les concepts de justice et d’équité <strong>en</strong> matière économique, <strong>en</strong> alignant laborieusem<strong>en</strong>t et selon<br />

une logique subjectiviste plus qu’approximative des considérations empiriques dans un style<br />

qui n’est pas sans rappeler celui de COASE. Comme celui-ci, il déploie un raisonnem<strong>en</strong>t à<br />

prét<strong>en</strong>tion universelle sur une base socio-économique et politique limitée sur le plan<br />

historique/diachronique (capitalisme libéral, démocratie représ<strong>en</strong>tative, omnipot<strong>en</strong>ce <strong>du</strong> juge<br />

<strong>en</strong> système de « common law »...). Cela ne signifie pas bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong><strong>du</strong> que les travaux de ces<br />

auteurs soi<strong>en</strong>t sans intérêt aucun, et ce sont des référ<strong>en</strong>ces incontournables sur le plan<br />

académique que les étudiants et élèves-ingénieurs doiv<strong>en</strong>t pieusem<strong>en</strong>t citer et comm<strong>en</strong>ter,<br />

mais leur contribution à la culture humaine est des plus médiocres.<br />

Dune manière générale, les juristes ne voi<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> ces auteurs manifestem<strong>en</strong>t survalorisés<br />

par les économistes « mainstream » <strong>en</strong> mal de prothèse épistémologique des interlocuteurs<br />

pertin<strong>en</strong>ts et crédibles, mais la situation évolue dans le s<strong>en</strong>s d’une certaine complaisance ou<br />

d’une certaine résignation. Dans son « Homo juridicus », A. SUPIOT exécute RAWLS <strong>en</strong><br />

quelques lignes de bas de page, faisant justem<strong>en</strong>t observer que cet auteur suppose un<br />

fondem<strong>en</strong>t contractuel - intrinsèquem<strong>en</strong>t faux - à la généralisation d’une approche<br />

« utilitariste » pour évaluer la dim<strong>en</strong>sion « juste » d’un mécanisme ou d’une politique<br />

économique. D’un point de vue qui ne se limite pas à un plaidoyer pro domo, (déf<strong>en</strong>se et<br />

illustration <strong>du</strong> Droit <strong>en</strong> tant que discipline), cet auteur juge sévèrem<strong>en</strong>t la dérive actuelle de<br />

l’Economie, qu’il assimile à la dérive sci<strong>en</strong>tiste classique. Il procède à une critique radicale de<br />

l’AED et de toute cette école de p<strong>en</strong>sée étatsuni<strong>en</strong>ne, qui <strong>en</strong> définitive réinv<strong>en</strong>te le<br />

jusnaturalisme sous une forme « juréconomique » :<br />

« (...) On distribue les <strong>droit</strong>s comme on distribuerait des armes, et <strong>en</strong>suite que le meilleur gagne ! Ainsi débité <strong>en</strong><br />

<strong>droit</strong>s indivi<strong>du</strong>els, le Droit disparaît comme bi<strong>en</strong> commun. (...) Le mouvem<strong>en</strong>t « Law & Economics », dont la<br />

fascination gagne même les Facultés de Droit françaises, généralise ainsi à tout comportem<strong>en</strong>t humain<br />

l’anthropologie rustique <strong>du</strong> Droit des contrats, c’est-à-dire la figure de l’homme qui sait ce qu’il veut et ce qui<br />

est mieux pour lui. (...) Abandonnant le froc <strong>du</strong> Droit naturel pour les habits neufs de l’analyse économique, es<br />

juristes peuv<strong>en</strong>t continuer de se reposer sur l’idée qu’un ordre mondial transc<strong>en</strong>de les législations nationales, qui<br />

doiv<strong>en</strong>t s’<strong>en</strong> faire les instrum<strong>en</strong>ts. Dans l’orchestration <strong>du</strong> thème de la « mondialisation », la Sci<strong>en</strong>ce<br />

économique a conquis la position magistrale de discours fondateur de l’ordre universel, ne laissant <strong>en</strong> propre au<br />

Droit que la maigre partition des <strong>droit</strong>s de l’Homme » (214).<br />

212 Cette expression autocritique émane d’un anci<strong>en</strong> professeur d’Economie rurale à l’ex INAPG<br />

(<strong>AgroParisTech</strong> aujourd’hui), qui avait été expert à la Banque Mondiale.<br />

213 Le principal ouvrage de John RAWLS est « Théorie de la justice », Ed. <strong>du</strong> Seuil, 1987. Il l’a complété et<br />

mis <strong>en</strong> harmonie avec d’autres travaux dans « La justice comme équité, une reformulation de la Théorie de la<br />

justice », Ed. La Découverte, 2010.<br />

214 A. SUPIOT, op. cit. , p. 26-27 & 142-146.<br />

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3.4. DROIT & SCIENCES DE GESTION<br />

73<br />

Les Sci<strong>en</strong>ces de Gestion naiss<strong>en</strong>t au début <strong>du</strong> XXème siècle, principalem<strong>en</strong>t aux Etats-Unis,<br />

dans la mesure où l’Economie de l’époque ne permet pas d’optimiser la fonctionnem<strong>en</strong>t des<br />

<strong>en</strong>treprises, dev<strong>en</strong>ues grandes et complexes. L’exemple topique est celui de la préconisation<br />

de la tarification au coût marginal <strong>en</strong> concurr<strong>en</strong>ce pure et parfaite : à supposer que cette<br />

condition soit réalisée, il est impossible <strong>en</strong> pratique de connaître ce coût marginal, et il est<br />

déjà très difficile de connaître le coût moy<strong>en</strong> des pro<strong>du</strong>its v<strong>en</strong><strong>du</strong>s sur une période donnée.<br />

D’où la nécessité d’agir sur d’autres leviers.<br />

Si l’on fait abstraction des travaux réc<strong>en</strong>ts d’Armand HATCHUEL, Professeur à<br />

MinesParisTech, on ne dispose guère d’ouvrage de référ<strong>en</strong>ce sur l’origine et l’évolution des<br />

Sci<strong>en</strong>ces de Gestion, sans doute parce qu’elles sont plurielles, hétérogènes et évolutives. On<br />

r<strong>en</strong>verra sans s’appesantir sur les grands ancêtres <strong>du</strong> début <strong>du</strong> XXème siècle que sont le<br />

Français H<strong>en</strong>ri FAYOL, l’Américain Frederick TAYLOR pour l’organisation in<strong>du</strong>strielle et<br />

l’Australi<strong>en</strong> Elton MAYO pour la gestion des ressources humaines dans les <strong>en</strong>treprises <strong>en</strong><br />

général. C’est évidemm<strong>en</strong>t un Droit <strong>du</strong> Travail naissant qui a été confronté à la rudesse de la<br />

Technique pour les ouvriers et les employés dans les <strong>en</strong>treprises.<br />

Si l’époque contemporaine est celle de la Technique au s<strong>en</strong>s de Jacques ELLUL, c’est aussi<br />

celle <strong>du</strong> Managem<strong>en</strong>t. La critique radicale de cet aspect complém<strong>en</strong>taire de la Technique a été<br />

formulée par un autre histori<strong>en</strong> <strong>du</strong> Droit, Pierre LEGENDRE, formé à l’Ecole des Chartes et<br />

considéré lui aussi comme un philosophe et un sociologue. Il s’avère que cette catégorie<br />

d’intellectuels – <strong>en</strong> voie de disparition, dans la mesure où les histori<strong>en</strong>s remplac<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong><br />

plus les juristes dans cet exercice passionnant – joue un rôle ess<strong>en</strong>tiel dans la démystification<br />

de ces discours et de ces pratiques souv<strong>en</strong>t dévastatrices pour l’indivi<strong>du</strong> et la société. Leur<br />

propos vi<strong>en</strong>t contredire radicalem<strong>en</strong>t le discours conv<strong>en</strong>u et généralisé sur une société<br />

mondialisée et <strong>en</strong> bouleversem<strong>en</strong>t perman<strong>en</strong>t : si la première partie de la proposition est juste,<br />

le bouleversem<strong>en</strong>t perman<strong>en</strong>t <strong>du</strong> monde n’est qu’un mirage, et, au contraire, nous vivons dans<br />

un monde étonnamm<strong>en</strong>t stable…<br />

« La compétition partage le monde <strong>en</strong> deux camps. Il y a les gagnants et les perdants. Sous la main de fer <strong>du</strong><br />

Marché.<br />

Mais le marché universel n’est pas un pouvoir aveugle. C’est un assemblage de règles, v<strong>en</strong>u <strong>du</strong> fond des<br />

traditions occid<strong>en</strong>tales et sans cesse perfectionné. Sans les grandes inv<strong>en</strong>tions juridiques, sans le contrat et la<br />

résolution des conflits par les juges, le Managem<strong>en</strong>t n’existerait pas.<br />

Les conseillers juridiques et les cabinets d’avocats sont les maîtres d’oeuvre de cette construction colossale. Le<br />

<strong>droit</strong> des affaires est la pointe avancée <strong>du</strong> Managem<strong>en</strong>t mondial» (215).<br />

En tant que technique, le Droit a évidemm<strong>en</strong>t vocation à être une Sci<strong>en</strong>ce de gestion, tout<br />

comme l’Economie peut l’être aussi, mais toutes les <strong>en</strong>treprises n’ont pas de direction ou de<br />

service dédié au Droit ou à l’Economie. La dim<strong>en</strong>sion sociologique de leurs activités est le<br />

plus souv<strong>en</strong>t gérée par la direction chargé de la Mercatique (<strong>en</strong> français courant<br />

« Marketing »). Mais, quel que soit le mode d’intégration de la fonction juridique à<br />

l’organisation d’une <strong>en</strong>treprise, chaque fonction de celle-ci comporte nécessairem<strong>en</strong>t une<br />

dim<strong>en</strong>sion juridique plus ou moins importante.<br />

La Comptabilité générale est la discipline qui est la plus juridique, puisqu’il existe une<br />

législation et une réglem<strong>en</strong>tation comptables, largem<strong>en</strong>t fixées par des règlem<strong>en</strong>ts de l’UE<br />

repr<strong>en</strong>ant des conv<strong>en</strong>tions internationales ; elle interagit fortem<strong>en</strong>t avec la fiscalité, le Droit<br />

215 Pierre LEGENDRE : Dominium mundi, l’Empire <strong>du</strong> Managem<strong>en</strong>t - Ed. Mille et une nuits, 2007, p. 48-49.<br />

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74<br />

Fiscal étant une branche autonome <strong>du</strong> Droit Administratif. La Finance doit respecter un<br />

certain nombre de dispositions <strong>du</strong> Code Monétaire et Financier (CMF) et <strong>du</strong> Code de<br />

Commerce. La Gestion des ressources humaines doit respecter le Code <strong>du</strong> Travail et le Code<br />

de la Sécurité Sociale. Le Code de la Consommation concerne les fonctions commerciales et<br />

la Mercatique (« Marketing » <strong>en</strong> franco-globish). La Gestion de pro<strong>du</strong>ction doit respecter le<br />

Code <strong>du</strong> Travail pour les affaires de sécurité et d’hygiène des salariés, etc. La Stratégie de<br />

l’<strong>en</strong>treprise doit naviguer <strong>en</strong>tre les écueils <strong>du</strong> Droit de la concurr<strong>en</strong>ce et <strong>du</strong> Droit de la<br />

propriété intellectuelle... Mais, s’il est assez aisé de mesurer la performance financière ou<br />

commerciale d’une <strong>en</strong>treprise, sa « performance juridique » est malaisée à définir.<br />

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75<br />

CONCLUSION<br />

La première leçon à tirer de cet exposé sommaire et nécessairem<strong>en</strong>t ré<strong>du</strong>cteur est la<br />

complém<strong>en</strong>tarité et l’unité dans la diversité des Sci<strong>en</strong>ces humaines <strong>en</strong> général et des SESG <strong>en</strong><br />

particulier. Unité dans l’objet c<strong>en</strong>tral et indépassable de la réflexion : le comportem<strong>en</strong>t<br />

indivi<strong>du</strong>el et collectif dans la société. Diversité dans les positionnem<strong>en</strong>ts épistémologiques et<br />

dans les relations de filiation et d’articulation d’une discipline avec une autre. Quelle que soit<br />

la date de son <strong>en</strong>trée <strong>en</strong> scène dans l’histoire humaine, aucune d’<strong>en</strong>tre elles n’est « meilleure »<br />

ou « plus performante » que les autres, mais on aura sans doute au niveau indivi<strong>du</strong>el des<br />

affinités particulières avec une discipline ou une autre. Toutefois, l’intérêt particulier <strong>du</strong> Droit<br />

est sa primauté historique et l’ouverture d’esprit qu’il suscite nécessairem<strong>en</strong>t si l’on<br />

s’intéresse à son histoire dans un contexte national ou élargi, tel que celui de l’Union<br />

europé<strong>en</strong>ne ou de l’aire géographique « anglo-saxonne » <strong>du</strong> « common law », de l’Islam, etc.<br />

Par ailleurs, dans l’exercice de leur métier dans un contexte fréquemm<strong>en</strong>t mondialisé et<br />

multiculturel, les ingénieurs et managers ont tout intérêt à pr<strong>en</strong>dre au sérieux ces élém<strong>en</strong>ts de<br />

culture générale, <strong>en</strong> s’abst<strong>en</strong>ant d’avoir la témérité de p<strong>en</strong>ser que toutes ces considérations<br />

« ne serv<strong>en</strong>t à ri<strong>en</strong> » pour l’exercice de leur métier. Ainsi, s’agissant plus spécifiquem<strong>en</strong>t <strong>du</strong><br />

Droit, les ingénieurs et managers de ParisTech doiv<strong>en</strong>t être consci<strong>en</strong>ts de ce contexte<br />

historique dans la construction et la gestion de leurs relations avec les juristes, qu’ils soi<strong>en</strong>t<br />

collègues de travail ou part<strong>en</strong>aires extérieurs, y compris le cas extrême où l’on a des démêlés<br />

avec la justice judiciaire ou administrative.<br />

Les juristes rest<strong>en</strong>t plus ou moins consciemm<strong>en</strong>t attachés à la spl<strong>en</strong>deur historique de la<br />

première fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne, qui leur permet <strong>en</strong>core d’<strong>en</strong> remontrer concrètem<strong>en</strong>t au<br />

souverain d’aujourd’hui et à plus forte raison aux composantes influ<strong>en</strong>tes de la troisième<br />

fonction. D’où notre affirmation selon laquelle les juristes constitu<strong>en</strong>t une « caste » : cela va<br />

plus loin que le simple « esprit de corps » qui caractérise de nombreuses professions ou<br />

fonctions socio-économiques (les grands corps d’ingénieurs, par exemple) ; il y a aussi le<br />

s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’appart<strong>en</strong>ir à une élite, au risque de paraître manquer de modestie. Cet aspect<br />

élitiste est justifié d’un point de vue pratique : dans certains cas, maîtriser le Droit revi<strong>en</strong>t à<br />

dét<strong>en</strong>ir une arme de destruction massive, et le juriste sera alors redouté. De façon plus<br />

générale, on consulte un juriste comme on consulte un médecin, ou <strong>en</strong>core comme on<br />

consulte les chefs militaires <strong>en</strong> temps de crise lorsqu’on exerce le pouvoir politique, alors<br />

qu’on ne consulte pas vraim<strong>en</strong>t les « experts » <strong>en</strong> matière de Sci<strong>en</strong>ces économiques et<br />

sociales, qui ne déti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas de savoir « <strong>du</strong>r » et nag<strong>en</strong>t dans un empirisme parfois<br />

dévastateur qui les r<strong>en</strong>d peu crédibles au niveau collectif : on se cont<strong>en</strong>te de leur donner la<br />

parole, ou de la leur laisser pr<strong>en</strong>dre, et on n’est nullem<strong>en</strong>t obligé de pr<strong>en</strong>dre leurs propos au<br />

sérieux <strong>en</strong> toute circonstance. A l’opposé, la crédibilité <strong>du</strong> juge qui sanctionne, de l’autorité<br />

indép<strong>en</strong>dante qui régule ou <strong>du</strong> policier qui arrête et place <strong>en</strong> garde à vue ne fait guère de<br />

doute, même si l’on n’est pas d’accord avec ce qu’on nous inflige... En ce s<strong>en</strong>s, les juristes ont<br />

plus <strong>en</strong> commun avec les sci<strong>en</strong>tifiques des « sci<strong>en</strong>ces exactes » sur le plan épistémologique,<br />

même si le cont<strong>en</strong>u de leur savoir est très différ<strong>en</strong>t ; cela crée une connexion intéressante avec<br />

le monde des ingénieurs, lorsque ceux-ci opèr<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> dans leur champ traditionnel de<br />

connaissances, ainsi qu’avec celui des chercheurs.<br />

Il convi<strong>en</strong>t de ne pas oublier non plus que la première fonction <strong>du</strong>mézili<strong>en</strong>ne, spirituelle et<br />

juridique, est aussi celle de la magie. A la limite, on peut considérer l’ordre juridique lui<br />

même comme une sorte de « magie temporelle » ou une croyance comme une autre… Si l’on<br />

considère les sphères dirigeantes (les prét<strong>en</strong><strong>du</strong>es « élites » qui ne sont qu’une oligarchie), on<br />

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76<br />

croit que l’on va « résoudre » un problème nouveau <strong>en</strong> créant une règle de <strong>droit</strong> nouvelle, et<br />

l’on s’aperçoit que cela ne change ri<strong>en</strong>, soit parce que corps social y est irréversiblem<strong>en</strong>t<br />

réfractaire, soit parce qu’il s’agit d’une gesticulation médiatique parmi beaucoup d’autres ; on<br />

croit de même que tous les citoy<strong>en</strong>s progress<strong>en</strong>t de façon inéluctable vers la vertu légaliste,<br />

indivi<strong>du</strong>ellem<strong>en</strong>t et collectivem<strong>en</strong>t, ou plutôt on fait semblant de le croire. A l’instar de la<br />

Religion qui prét<strong>en</strong>d guider le cours de la condition humaine au besoin par la contrainte<br />

(régimes politiques cléricaux) mais toujours par un discours insistant et récurr<strong>en</strong>t sur la<br />

Morale ou l’Ethique, le Droit serait aussi une énorme illusion d’optique tout <strong>en</strong> constituant un<br />

système aux <strong>en</strong>jeux contraignants très concrets (sanctions, voies d’exécution). C’est <strong>en</strong> cela<br />

que les juristes sont invités aussi à faire preuve de modestie : leur « machine » n’a pas un<br />

r<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t très élevé, et le « prisme juridique » d’exam<strong>en</strong> des réalités <strong>du</strong> monde est très<br />

déformant. Cep<strong>en</strong>dant, c’est un prisme où l’on voit TOUT, et ri<strong>en</strong> n’échappe à l’att<strong>en</strong>tion et à<br />

la curiosité de la caste des juristes, qui se montr<strong>en</strong>t par voie de conséqu<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> général<br />

capables d’une ouverture d’esprit par rapport aux autres sci<strong>en</strong>ces.<br />

Au-delà même de la sphère juridique, l’excell<strong>en</strong>ce professionnelle de l’ingénieur ou <strong>du</strong><br />

manager ainsi que leur insertion citoy<strong>en</strong>ne impliqu<strong>en</strong>t qu’ils/elles fass<strong>en</strong>t preuve d’humilité et<br />

d’ouverture d’esprit dans le vaste domaine des Sci<strong>en</strong>ces humaines.<br />

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