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Modernité- un bric-à-brac où il faut se reconnaître

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<strong>Modernité</strong>, « <strong>un</strong> <strong>bric</strong>-<strong>à</strong>-<strong>brac</strong> <strong>où</strong> <strong>il</strong> <strong>faut</strong> <strong>se</strong> <strong>reconnaître</strong> »<br />

Adèle Cassigneul. Séminaire Dédale. Mercredi 3 novembre 2010.<br />

Actuel, contemporain, pré<strong>se</strong>nt, ou encore neuf, nouveau, récent : <strong>un</strong> <strong>bric</strong>-<strong>à</strong>-<strong>brac</strong> de<br />

synonymes <strong>à</strong> la définition plus ou moins préci<strong>se</strong> <strong>où</strong>, comme le dit Aragon, <strong>il</strong> <strong>faut</strong> <strong>se</strong><br />

<strong>reconnaître</strong> 1<br />

. Avec <strong>Modernité</strong>, modernité, Henri Meschonnic s’attache <strong>à</strong> définir <strong>un</strong>e modernité<br />

au <strong>se</strong>ns insaisissable et en constante redéfinition. Ainsi peut-on lire en exergue de son opus<br />

cette autre remarque d’Aragon : « Tout le monde ne peut pas regarder en face <strong>un</strong> concept qui<br />

fait vac<strong>il</strong>ler les concepts. » 2<br />

Pour Meschonnic, provocateur amateur de bons mots, <strong>il</strong> s’agit de<br />

sortir des cadres et d’esquis<strong>se</strong>r la définition mouvante, instable et métamorphique d’<strong>un</strong> concept<br />

<strong>à</strong> la signification <strong>à</strong> la fois plurielle et paradoxale, <strong>un</strong> concept qui nous po<strong>se</strong> encore aujourd’hui<br />

question. Adoptant cette éthique du risque qu’<strong>il</strong> voit <strong>à</strong> l’œuvre dans la modernité, <strong>il</strong> s’attache <strong>à</strong><br />

faire trembler les concepts. Meschonnic ne mâche pas <strong>se</strong>s mots et impo<strong>se</strong> <strong>se</strong>s lignes fortes de<br />

manière claire. Ainsi, <strong>il</strong> déclare sur le mode « qui m’aime me suive » :<br />

La modernité est <strong>un</strong> combat. Sans ces<strong>se</strong> recommençant. Parce qu’elle est <strong>un</strong> état naissant,<br />

indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son <strong>se</strong>ns. Elle ne ces<strong>se</strong> de lais<strong>se</strong>r derrière elle<br />

les Assis de la pensée, ceux dont les idées sont arrêtées, <strong>se</strong> sont arrêtées, et qui confondent leur<br />

ancienne je<strong>un</strong>es<strong>se</strong> avec le vie<strong>il</strong>lis<strong>se</strong>ment du monde. La modernité côtoie ce cimetière des concepts<br />

foss<strong>il</strong>es dont nous sommes encombrés. Et qui rendent sourds <strong>à</strong> ce qui vient. 3<br />

Afin d’éviter de s’enterrer dans ce cimetière des concepts foss<strong>il</strong>es et des assis de la pensée, je<br />

propo<strong>se</strong> d’explorer les modalités de ce combat permanent, <strong>à</strong> la fois combat pour <strong>un</strong>e définition<br />

qui ne soit pas restrictive et combat dans la définition même d’<strong>un</strong> mot qui ne <strong>se</strong> lais<strong>se</strong> pas<br />

attraper fac<strong>il</strong>ement.<br />

Dans la pensée de Meschonnic, l’appréhension de la modernité <strong>se</strong> fait par la<br />

dissociation. Se donnant avec difficulté, le concept s’éparp<strong>il</strong>le en <strong>un</strong> éto<strong>il</strong>ement infini. Et<br />

Meschonnic de priv<strong>il</strong>égier <strong>un</strong>e approche par la négative : dis-moi ce que tu n’es pas, je te dirai<br />

qui tu es. Sa démarche s’établit donc par contraste pour mieux révéler la complexité de la<br />

modernité. En effet, celle-ci n’est pas modernisme ni même avant-garde. Elle s’oppo<strong>se</strong> au<br />

Louis Aragon “Introduction <strong>à</strong> 1930”, La Révolution Surréaliste, n°12, 15 décembre 1929, p.59.<br />

Ibid, p.57.<br />

Henri Meschonnic, <strong>Modernité</strong>, <strong>Modernité</strong>, Paris: Gallimard, 2005, p.9.<br />

1<br />

2<br />

3


nouveau comme au contemporain. Elle dépas<strong>se</strong> enfin tous les post- et les antimodernes. La<br />

modernité est <strong>un</strong>ique, éternelle et intemporelle. « La modernité est ce qui reparait sous tous les<br />

étouffements. » Meschonnic priv<strong>il</strong>égie la dislocation pour dépas<strong>se</strong>r toute forme de dialectique<br />

et entrer dans l’hétérogénéité car, comme <strong>il</strong> le souligne, « […] la modernité met <strong>à</strong> découvert ce<br />

qu’on ne comprend pas et qu’on essaie de cacher par toutes les formes du savoir » 4<br />

.<br />

S’<strong>il</strong> refu<strong>se</strong> toute perspective historique c’est pour mieux démontrer que la notion transcende<br />

l’historicité. Elle est pure provocation car elle est critique et pri<strong>se</strong> de distance. Brou<strong>il</strong>lage et<br />

métissage, la modernité dépas<strong>se</strong> les oppositions obsolètes et toute forme de binarité. Ainsi<br />

affirme-t-<strong>il</strong> que « la modernité n’est pas le nouveau, n’est pas la rupture. Mais l’abolition de<br />

l’opposition entre l’ancien et le nouveau » 5<br />

. Le nouveau est <strong>un</strong> mythe qui a besoin de l’ancien<br />

pour exister et qui ne le dépas<strong>se</strong> pas. « Le danger, pour le moderne, n’est pas la tradition. C’est<br />

le nouveau. […] Le moderne en est contaminé. Un autre passage de Valéry dit : « L’homme<br />

moderne est esclave de la modernité » » 6<br />

.<br />

Il en va de même avec l’avant-garde, qui con<strong>se</strong>rve <strong>un</strong> dualisme passé/pré<strong>se</strong>nt. Rappelons-nous<br />

le mot d’ordre si virulent du manifeste futuriste, lancé par Marinetti en février 1909 :<br />

8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !... A quoi bon regarder derrière nous, du<br />

moment qu'<strong>il</strong> nous <strong>faut</strong> défoncer les vantaux mystérieux de l'Impossible? Le Temps et l'Espace sont<br />

morts hier. Nous vivons déj<strong>à</strong> dans l'absolu, puisque nous avons déj<strong>à</strong> créé l'éternelle vites<strong>se</strong><br />

omnipré<strong>se</strong>nte. 7<br />

On est l<strong>à</strong> dans ce dualisme rationnel hérité du 19 ème<br />

siècle et que la modernité vient abolir. Tout<br />

forme d’opposition est <strong>un</strong>e vie<strong>il</strong>lerie, et Meschonnic lui préfère la notion de mixage, dont le<br />

montage et le collage des années 1910-1920 en sont les exemples les plus frappants. Même le<br />

contemporain s’inscrit dans <strong>un</strong>e chronologie qui <strong>se</strong> définit par rapport au passé : « Le pré<strong>se</strong>nt <strong>à</strong><br />

venir n’est perceptible que de quelques <strong>un</strong>s. Ainsi, dans le contemporain, <strong>il</strong> y a du passé et<br />

encore du passé. Peu de pré<strong>se</strong>nt. Aujourd’hui y est surtout <strong>un</strong> aujourd’hier. » 8<br />

. Etant<br />

ahistorique, car <strong>il</strong> dépas<strong>se</strong> les questions de génération (« c’est l’âge des œuvres qui compte » 9<br />

), le<br />

contemporain pratique l’amalgame des temps et occulte la faculté de pré<strong>se</strong>nt si chère <strong>à</strong> la<br />

modernité.<br />

Ibid, p.18.<br />

Ibid, p.76.<br />

Ibid, p.77.<br />

F<strong>il</strong>ippo Tommaso Marinetti, “Manifeste du futurisme”, Le Figaro, 20 février 1909.<br />

Ibid, p.138.<br />

Ibid, p.130.<br />

4<br />

5<br />

6<br />

7<br />

8<br />

9


Meschonnic insiste sur le fait que la modernité n’est pas <strong>un</strong> mouvement, elle ne peut donc <strong>se</strong><br />

confondre avec le modernisme, qui en est sa déviation excessive : « <strong>Modernité</strong>, modernisme :<br />

<strong>un</strong> caractère, et son excès. […] Modernisme : la pointe repré<strong>se</strong>ntative de la modernité. Par<br />

isolement de la composante formelle. Ou sa spécialisation, dans le lieu et le temps » 10<br />

. Car le<br />

modernisme prône violemment la rupture : « Make it new ! » proclame Ezra Po<strong>un</strong>d. Virginia<br />

Woolf affirme avec virulence dans « Mr Bennett and Mrs Brown » que la littérature victorienne<br />

est morte et enterrée par le modernisme : « But tho<strong>se</strong> tools are not our tools, and that business<br />

is not our business. For us tho<strong>se</strong> conventions are ruin, tho<strong>se</strong> tools are dead » 11<br />

. Pour<br />

Meschonnic le discours moderniste de la rupture n’est qu’<strong>un</strong>e rhétorique de terreur qui occulte<br />

la modernité.<br />

Le post-moderne quant <strong>à</strong> lui, brou<strong>il</strong>le la modernité tout en cherchant son véritable <strong>se</strong>ns : « La<br />

rupture avec la rupture ne peut donc pas avoir <strong>un</strong>e définition préci<strong>se</strong>, puisqu’elle réclame<br />

l’ « effacement des repères ». Ce refus est <strong>un</strong> oui <strong>à</strong> tout » 12<br />

. Il rejoint en cela ce qu’affirmait<br />

François Lyotard dans le Magazine Littéraire en 1987: « Le thème du postmoderne <strong>se</strong> prête<br />

merve<strong>il</strong>leu<strong>se</strong>ment <strong>à</strong> l’activation de la bêti<strong>se</strong> » 13<br />

. Pour rompre avec le moderne, la post-modernité<br />

doit répéter la modernité. Meschonnic rappelle que pour Lyotard, « le post-moderne ne signifie<br />

pas l’oubli du moderne ». Il ne dépas<strong>se</strong> pas la modernité, <strong>il</strong> en est inséparable, tout comme l’est<br />

l’anti-modernité.<br />

Pour Meschonnic, le discours antimoderniste, explicitement con<strong>se</strong>rvateur, préconi<strong>se</strong> les<br />

« retours en arrière ». Pour lui, « cet appel au retour vers le passé est le mythe inver<strong>se</strong> du mythe<br />

de l’avant-garde » 14<br />

. Les antimodernes sont des réactionnaires qui rejettent la modernité, comme<br />

en miroir les avant-gardistes <strong>se</strong> projettent exclusivement dans le futur. On est ici aux antipodes<br />

de la réflexions proposée par Antoine Compagnons sur ceux qu’<strong>il</strong> appelle « les réactionnaires<br />

de charmes » ou encore « les modernes en liberté », ces antimodernes qui font la modernité et<br />

en ressortent plus moderne encore que les modernes. Ainsi, avec Meschonnic la modernité <strong>se</strong><br />

définit par la négative, elle englobe tout ce qu’elle n’est pas tout en s’en démarquant. Elle est<br />

surtout <strong>un</strong> « état indéfiniment naissant », elle a plusieurs commencements et plusieurs fins.<br />

Paradoxalement elle s’impo<strong>se</strong> comme redécouverte du continu.<br />

10<br />

Ibid, p.65.<br />

11<br />

Virginia Woolf, “Mr Bennet and Mrs Brown”, The Captain’s Death Bed and Other Essays, London, The<br />

Hogarth Press, 1950, p.104.<br />

12<br />

Meschonnic, p.221.<br />

13<br />

Jean-François Lyotard. « Du bon usage du postmoderne ». Magazine Littéraire, n°239-40, mars 1987, p.96.<br />

14<br />

Meshonnic, p.209.


Quand je répète : modernité modernité, on n’a pas fini le deuxième mot qu’elle a déj<strong>à</strong> changé. C’est<br />

pourquoi <strong>il</strong> n’y en a pas que pour les malins du jour. Le rire dont l’écho retentit dans l’avenir est<br />

celui du pré<strong>se</strong>nt qui reste pré<strong>se</strong>nt. La modernité, c’est lui. 15<br />

La modernité <strong>se</strong> conjugue au pluriel, <strong>il</strong> y a des modernités. Et Meschonnic de<br />

souligner qu’elle n’est pas <strong>un</strong>itaire : « Les modernités. Le pluriel est de rigueur. Mais est-ce<br />

même <strong>un</strong> pluriel ? C’est <strong>un</strong>e hétérogénéité <strong>où</strong>, malgré des éléments en partage, les différences<br />

comptent plus que ce qui ras<strong>se</strong>mble » 16<br />

La modernité n’a pas de <strong>se</strong>ns <strong>un</strong>ique car elle reste<br />

irréductible <strong>à</strong> l’<strong>un</strong>ité. Infini du <strong>se</strong>ns, elle déborde toujours les modernes car elle est<br />

insaisissable, mob<strong>il</strong>e et métis<strong>se</strong>. Les modernes quant <strong>à</strong> eux, ne la débordent jamais. Naissance<br />

perpétuelle, elle <strong>se</strong> crée dans <strong>un</strong> pré<strong>se</strong>nt « rempli du temps de maintenant », pour reprendre<br />

l’expression de Walter Benjamin. Un pré<strong>se</strong>nt qui reste pré<strong>se</strong>nt. La modernité refait<br />

continuellement le passé dans le pré<strong>se</strong>nt, signalant par l<strong>à</strong> <strong>un</strong> état de cri<strong>se</strong>. Cette cri<strong>se</strong>, souligne<br />

Meschonnic, « est la condition même du <strong>se</strong>ns en train de <strong>se</strong> faire, subjectivement,<br />

collectivement. Quand <strong>il</strong> est arrêté, c’est <strong>un</strong> énoncé révolu. » 17<br />

L’énoncé <strong>se</strong> fait dans le pré<strong>se</strong>nt<br />

de la modernité, tissant le <strong>se</strong>ns en son <strong>se</strong>in, <strong>il</strong> est cette quête de <strong>se</strong>ns (au <strong>se</strong>ns de signification et<br />

de direction), <strong>un</strong>e définition qui <strong>se</strong> cherche.<br />

D’<strong>où</strong> sa relecture de la célèbre injonction de Rimbaud, « <strong>il</strong> <strong>faut</strong> être absolument moderne ».<br />

L<strong>à</strong> <strong>où</strong> Rimbaud parle de ce que nous, aujourd’hui, nous désignons du mot de moderne pour la<br />

poésie, <strong>il</strong> emploie le mot d’inconnu, qui sort des catégories contemporaines : « Il s’agit d’arriver <strong>à</strong><br />

l’inconnu par le dérèglement de tous les <strong>se</strong>ns ». L’autre de « Je est <strong>un</strong> autre » est du côté de<br />

l’inconnu. 18<br />

Ainsi, la véritable modernité s’apparente davantage <strong>à</strong> cet « inconnu » dans lequel Baudelaire<br />

nous invite <strong>à</strong> plonger <strong>à</strong> la fin des Fleurs du Mal. Car l’inconnu réclame des formes et des<br />

définitions nouvelles et s’impo<strong>se</strong> comme débordement infini du <strong>se</strong>ns. De fait le « moderne » de<br />

Rimbaud, comme l’était déj<strong>à</strong> d’<strong>un</strong>e certaine manière celui de Baudelaire, s’impo<strong>se</strong> plus comme<br />

<strong>un</strong>e norme <strong>à</strong> suivre, l’acceptation désabusée du monde moderne. C’est-<strong>à</strong>-dire moderne dans le<br />

<strong>se</strong>ns de modernisation, de décadence, <strong>un</strong> terme péjoratif qui dit la confusion entre l’ « ordre<br />

matériel » du progrès et l’ « ordre spirituel ». D’après Meschonnic, « ce que montre ce<br />

dédoublement, c’est l’instab<strong>il</strong>ité du concept de modernité au moment même de son invention,<br />

et de son analy<strong>se</strong> » 19<br />

. Une définition qui continue de <strong>se</strong> chercher. Et c’est dans ce trava<strong>il</strong><br />

15<br />

16<br />

17<br />

18<br />

19<br />

Ibid, p.16.<br />

Ibid, p.59.<br />

Ibid, p.36.<br />

Ibid, p.124.<br />

Ibid, p.119.


perpétuel de définition et redéfinition, dans son exploration fine de la modernité que<br />

Meschonnic nous frappe. Contre toute forme de banalisation, <strong>il</strong> refu<strong>se</strong> le <strong>se</strong>ns <strong>un</strong>ivoque et<br />

réducteur de mots qui <strong>se</strong> cherchent encore et font glis<strong>se</strong>r la signification. L’auteur pui<strong>se</strong> sa force<br />

éloquente dans l’infini d’<strong>un</strong> langage qui bifurque, soulignant son instab<strong>il</strong>ité et <strong>se</strong>s mutations<br />

multiples. Recherchant le continu dans le discontinu, sans pour autant lis<strong>se</strong>r la complexité des<br />

termes abordés, Meschonnic démontre que paradoxalement <strong>il</strong> existe <strong>un</strong>e tradition de la<br />

modernité. Une tradition qui n’est pas rupture. Comme Antoine Compagnon le note dans Les<br />

cinq paradoxes de la modernité : « Si l’expression de tradition moderne a <strong>un</strong> <strong>se</strong>ns – <strong>un</strong> <strong>se</strong>ns<br />

paradoxal –, l’histoire de cette tradition moderne <strong>se</strong>ra contradictoire et négative : elle <strong>se</strong>ra <strong>un</strong><br />

récit qui ne mène nulle part » 20<br />

. Contradictoire et négative, bien sûr, mais pourtant bien loin de<br />

nous mener nulle part. Il nous <strong>faut</strong> <strong>un</strong> récit éclaté pour créer <strong>un</strong>e mosaïque de la modernité.<br />

Une mosaïque qui résiste au Temps sans fin.<br />

sujet.<br />

Pour Meschonnic, la modernité s’envisage comme <strong>un</strong> combat dont l’enjeu est le<br />

La modernité telle que je l’entends – dégagée des mythes de la rupture et du nouveau et de sa<br />

confusion avec les avant-gardes – est <strong>un</strong>e trans-historicité, <strong>un</strong> indicateur de subjectivité. Sa force est<br />

de ne pas être liée <strong>à</strong> <strong>un</strong> référent fixe. D’être <strong>un</strong> mot vide, plein <strong>se</strong>ulement de sujet. 21<br />

Le moderne exprime la subjectivité d’<strong>un</strong> énonciateur, le pré<strong>se</strong>nt indéfini de l’apparition qu’est<br />

le temps du sujet. C’est ce que souligne également Antoine Compagnon lorsqu’<strong>il</strong> affirme que la<br />

modernité est « conscience du pré<strong>se</strong>nt comme pré<strong>se</strong>nt, sans passé ni futur ; elle est en rapport<br />

avec l’éternité <strong>se</strong>ule. C’est en ce <strong>se</strong>ns que la modernité, refusant le confort ou le leurre du<br />

temps historique, repré<strong>se</strong>nte <strong>un</strong> choix héroïque » 22<br />

. Le sujet, intrépide du temps pré<strong>se</strong>nt, héros<br />

de la modernité. <strong>Modernité</strong> qui <strong>se</strong> fait infini du sujet, <strong>un</strong> rapport <strong>à</strong> la vie. D’ou son<br />

débordement des modernes. L’œuvre datée <strong>se</strong> voit transcendée par l’aventure de la création –<br />

« Le commencement d’autres modes du pen<strong>se</strong>r, du voir, du <strong>se</strong>ntir. Les commencements du<br />

sujet » 23<br />

. Telle est la proposition avancée par Meshonnic. Dépassant les clivages par le talent<br />

individuel, la modernité <strong>se</strong> lit comme <strong>un</strong>e voie moyenne <strong>où</strong> l’ancien et le nouveau ne<br />

s’oppo<strong>se</strong>nt plus. Et c’est l<strong>à</strong> l’assouplis<strong>se</strong>ment paradoxal que proposait T. S. Eliot dans<br />

« Tradition and the Individual Talent » :<br />

20<br />

21<br />

22<br />

23<br />

Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris: Editions du Seu<strong>il</strong>, 1990, p.10.<br />

Meschonnic, p.238.<br />

Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, p.31.<br />

Meschonnic, p.304.


This historical <strong>se</strong>n<strong>se</strong>, which is a <strong>se</strong>n<strong>se</strong> of the timeless as well as the temporal and of the timeless and<br />

of the temporal together, is what time makes a writer traditional. And it is at the same time what<br />

makes a writer most acutely conscious of his place in time, of his own contemporaneity. 24<br />

La modernité est bien cette conscience du temps pré<strong>se</strong>nt qui abolit les absolus pour faire<br />

circuler la temporalité. Il s’agit de priv<strong>il</strong>égier <strong>un</strong> dialogue des temps, et atteindre cette Vie qui<br />

devient synonyme de modernité – « this varying, this <strong>un</strong>known and <strong>un</strong>circumscribed spirit »<br />

dont parle Virginia Woolf. La modernité est cette survivance anachronique, <strong>un</strong>e « constellation<br />

de temps hétérogènes » 25<br />

pour reprendre Georges Didi-Huberman. Elle scint<strong>il</strong>le dans le<br />

maintenant d’<strong>un</strong> pré<strong>se</strong>nt prégnant, con<strong>se</strong>rvant la br<strong>il</strong>lance d’<strong>un</strong> passé qui survit en elle, tout en<br />

f<strong>il</strong>ant vers <strong>un</strong> avenir qui contient son devenir et <strong>se</strong>s métamorpho<strong>se</strong>s. La modernité res<strong>se</strong>mble <strong>à</strong><br />

l’image dialectique dont parlait Walter Benjamin. Une fulgurance, <strong>un</strong>e intensité qui met les<br />

temps en contact. Et c’est dans <strong>un</strong> futur qui naît du passé que les concepts continuent de<br />

trembler, réintroduisant <strong>un</strong> continu infini et multiforme. Une ouverture sans fin. Et c’est dans<br />

cet infini du temps éternel que fleurit la modernité et que le sujet prend humblement sa place.<br />

Time pre<strong>se</strong>nt and time past<br />

Are both perhaps pre<strong>se</strong>nt in time future<br />

And time future contained in time past.<br />

If all time is eternally pre<strong>se</strong>nt<br />

All time is <strong>un</strong>redeemable.<br />

What might have been is an abstraction<br />

Remaining a perpetual possib<strong>il</strong>ity<br />

Only in a world of speculation.<br />

What might have been and what has been<br />

Point to one end, which is always pre<strong>se</strong>nt.<br />

Footfalls echo in the memory<br />

Down the passage which we did not take<br />

Towards the door we never opened<br />

Into the ro<strong>se</strong>-garden. My words echo<br />

Thus, in your mind.<br />

T. S. Eliot. “Four Quartets”. I ( l.1-15) 26<br />

24<br />

T.S.Eliot, “Tradition and the Individual Talent”, in R.Con Davis & R.Schleifer (ed). Contemporary Literary<br />

Criticism. Literary and Cultural Studies. NY: Longman, 1998, p.34.<br />

25<br />

Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Paris: Les Editions de Minuit, 2000, p.19.<br />

26<br />

T. S. Eliot, The Complete Poems and Plays, London: Faber & Faber, 2004, p.171.

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