Le train bleu - Chri.. - Index of

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— Mrs Harfield était une des premières actionnaires de Murtauld. Depuis quarante ans, elle devait toucher une rente de huit ou dix mille livres et ne dépensait guère plus de quatre cents livres par an. Elle était si parcimonieuse que je la croyais obligée de compter à un penny près. — En attendant, ses revenus se sont accumulés en intérêts composés. Ma chère petite, vous allez devenir une femme extrêmement riche. — Oui, me voilà riche, maintenant. Elle parlait d’un air détaché, comme s’il se fût agi de quelque autre personne. — Je vous présente toutes mes félicitations, lui dit le docteur Harrison. Quant à Samuel Harfield, ajouta-t-il en donnant un coup de pouce à la lettre, n’en tenez aucun compte, non plus que de son odieuse missive. — Je n’y trouve rien d’odieux, répliqua Catherine avec son indulgence habituelle. Étant donné les circonstances, sa démarche me semble naturelle. — Parfois, vous m’inspirez de graves inquiétudes, prononça le docteur. — Pourquoi ? — Tant de choses vous paraissent naturelles ! Catherine Grey sourit. À l’heure du déjeuner, le docteur Harrison raconta la nouvelle sensationnelle à sa femme. Celle-ci en demeura tout abasourdie. — Est-ce possible ? La vieille Mrs Harfield possédait tant d’argent ! Je suis heureuse qu’elle l’ait laissé à Catherine Grey. Cette jeune fille est une sainte. Le docteur fit la grimace. — Je me suis toujours imaginé les saintes comme des gens peu commodes. Catherine Grey est trop humaine pour être une sainte. — C’est une sainte avec beaucoup de bon sens et de belle humeur. Et peut-être ne l’as-tu pas remarqué, elle est très jolie. — Qui ça, Catherine Grey ? demanda le docteur, surpris. Elle a certes, de beaux yeux… — Oh ! les hommes sont aveugles comme des chauves-souris. Catherine a tout ce qu’il faut pour faire une belle femme. Il lui manque seulement un peu de toilette. — Que lui reproches-tu ? Moi je la trouve toujours gentiment habillée. Mrs Harrison, exaspérée, poussa un soupir. Le médecin se leva pour aller visiter ses malades. — Tu pourrais aller la voir, Polly, suggéra-t-il. — Certainement, répondit Mrs Harrison. Vers trois heures, elle sonnait à la porte de miss Grey. — Ma chère petite, je suis bien contente de la bonne nouvelle que m’a apprise mon mari, dit-elle très cordialement, en serrant la main de Catherine. Tous les gens du village s’en réjouiront également. — Vous êtes bien aimable de venir me l’apprendre. À propos, que devient Johnnie ? — Oh ! Johnnie. Eh bien… Johnnie était le plus jeune fils de Mrs Harrison. Celle-ci se lança dans un long bavardage où il n’était question que des amygdales et des végétations de Johnnie. Catherine l’écoutait avec sympathie. L’habitude est une seconde nature, et, depuis dix ans, le rôle de miss Grey avait été d’écouter les autres. — Ma chérie, disait Mrs Harfield, vous ai-je raconté ce bal des officiers de marine à

Portsmouth ? Cette fois, où lord Charles admira ma robe ? Aimablement, Catherine répondait : — Peut-être, madame Harfield, mais je ne m’en souviens plus. Racontez-moi encore, voulez-vous ? Et alors, la vieille dame n’en finissait plus, s’embrouillait, s’arrêtait, évoquait d’infimes détails. Catherine écoutait d’une oreille et répondait machinalement lorsqu’elle pouvait placer un mot. En ce moment, elle écoutait Mrs Harrison. Au bout d’une demi-heure, la femme du docteur s’en aperçut et s’exclama soudain : — Je ne m’occupe que de moi alors que j’étais venue pour vous féliciter et vous parler de vos projets ! — Je n’y ai pas encore songé. — Vous n’allez tout de même pas rester dans ce trou ? Le ton horrifié de la dame amusa beaucoup Catherine. — Non. Je voyagerai. Je ne connais pas du tout le monde. — En effet, vous avez dû souffrir terriblement de demeurer ainsi enfermée pendant tant d’années. — Ma foi, non, dit Catherine. J’avais beaucoup de loisirs… Mrs Harrison la regarda d’un air étonné. — Cela doit vous paraître stupide. Évidemment, je ne jouissais pas de beaucoup de liberté au sens strict du mot. — Vos jours de congé étaient plutôt rares, remarqua Mrs Harrison. — Oui, mais le fait d’être constamment retenue près d’une infirme vous laisse beaucoup d’indépendance mentale. — Je ne vous comprends pas, dit Mrs Harrison en hochant la tête. — Si vous aviez été à ma place, vous vous seriez habituée comme moi à vivre par la pensée. Tout de même, un changement me serait agréable. Je veux voir du nouveau, évoluer dans un milieu où il se passe quelque chose… même si je ne dois en être que le témoin. Rien n’arrive à St Mary Mad. — Non, en vérité. Ici, tout est d’une monotonie écœurante. — J’irai d’abord à Londres, fit Catherine, puis, après avoir rendu visite au notaire, je partirai pour l’étranger. — À la bonne heure ! — D’abord, il me faudra… monter ma garde-robe. — Comme c’est drôle ! Je le disais justement ce matin à Arthur ! s’écria la femme du médecin. Si vous vouliez, Catherine, vous pourriez être superbe. — Oh ! je ne serai jamais une beauté, mais il me plairait de m’habiller avec quelque élégance. Mrs Harrison la regarda malicieusement. — Cette existence va vous paraître tout à fait nouvelle ! Avant de quitter le village, Catherine fit ses adieux à la vieille miss Viner. Cette demoiselle, de deux ans plus âgée que Mrs Harfield, considérait comme un succès personnel le fait d’avoir survécu à son amie. — Vous n’auriez jamais cru ça, hein ? demandait-elle, triomphante. Nous avons été ensemble à l’école. Elle est partie et moi je reste. Qui l’eût pensé ?

Portsmouth ? Cette fois, où lord Charles admira ma robe ?<br />

Aimablement, Catherine répondait :<br />

— Peut-être, madame Harfield, mais je ne m’en souviens plus. Racontez-moi encore,<br />

voulez-vous ?<br />

Et alors, la vieille dame n’en finissait plus, s’embrouillait, s’arrêtait, évoquait d’infimes<br />

détails. Catherine écoutait d’une oreille et répondait machinalement lorsqu’elle pouvait placer<br />

un mot.<br />

En ce moment, elle écoutait Mrs Harrison. Au bout d’une demi-heure, la femme du<br />

docteur s’en aperçut et s’exclama soudain :<br />

— Je ne m’occupe que de moi alors que j’étais venue pour vous féliciter et vous parler de<br />

vos projets !<br />

— Je n’y ai pas encore songé.<br />

— Vous n’allez tout de même pas rester dans ce trou ?<br />

<strong>Le</strong> ton horrifié de la dame amusa beaucoup Catherine.<br />

— Non. Je voyagerai. Je ne connais pas du tout le monde.<br />

— En effet, vous avez dû souffrir terriblement de demeurer ainsi enfermée pendant tant<br />

d’années.<br />

— Ma foi, non, dit Catherine. J’avais beaucoup de loisirs…<br />

Mrs Harrison la regarda d’un air étonné.<br />

— Cela doit vous paraître stupide. Évidemment, je ne jouissais pas de beaucoup de<br />

liberté au sens strict du mot.<br />

— Vos jours de congé étaient plutôt rares, remarqua Mrs Harrison.<br />

— Oui, mais le fait d’être constamment retenue près d’une infirme vous laisse beaucoup<br />

d’indépendance mentale.<br />

— Je ne vous comprends pas, dit Mrs Harrison en hochant la tête.<br />

— Si vous aviez été à ma place, vous vous seriez habituée comme moi à vivre par la<br />

pensée. Tout de même, un changement me serait agréable. Je veux voir du nouveau,<br />

évoluer dans un milieu où il se passe quelque chose… même si je ne dois en être que le<br />

témoin. Rien n’arrive à St Mary Mad.<br />

— Non, en vérité. Ici, tout est d’une monotonie écœurante.<br />

— J’irai d’abord à Londres, fit Catherine, puis, après avoir rendu visite au notaire, je<br />

partirai pour l’étranger.<br />

— À la bonne heure !<br />

— D’abord, il me faudra… monter ma garde-robe.<br />

— Comme c’est drôle ! Je le disais justement ce matin à Arthur ! s’écria la femme du<br />

médecin. Si vous vouliez, Catherine, vous pourriez être superbe.<br />

— Oh ! je ne serai jamais une beauté, mais il me plairait de m’habiller avec quelque<br />

élégance.<br />

Mrs Harrison la regarda malicieusement.<br />

— Cette existence va vous paraître tout à fait nouvelle !<br />

Avant de quitter le village, Catherine fit ses adieux à la vieille miss Viner. Cette<br />

demoiselle, de deux ans plus âgée que Mrs Harfield, considérait comme un succès personnel<br />

le fait d’avoir survécu à son amie.<br />

— Vous n’auriez jamais cru ça, hein ? demandait-elle, triomphante. Nous avons été<br />

ensemble à l’école. Elle est partie et moi je reste. Qui l’eût pensé ?

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