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Bons Baisers de Russie<br />

James Bond 007<br />

de<br />

Ian F<strong>le</strong>ming


1. Au pays des Roses<br />

L’homme nu qui gisait à plat ventre, <strong>le</strong> visage contre <strong>le</strong> bord de la piscine, aurait<br />

aussi bien pu être mort.<br />

Il aurait pu être un noyé que l’on eût repêché et laissé à sécher sur <strong>le</strong> gazon<br />

pendant qu’on allait prévenir la famil<strong>le</strong> ou la police. Et même <strong>le</strong> petit tas d’objets<br />

qu’on voyait dans l’herbe, près de sa tête : ce pouvaient être ses affaires<br />

personnel<strong>le</strong>s, proprement rassemblées pour bien montrer qu’il n’y manquait rien, par<br />

celui qui l’avait tiré de l’eau. A en juger par la nature de ces objets, il s’agissait d’un<br />

homme riche. On y remarquait <strong>le</strong>s signes distinctifs de la confrérie des millionnaires;<br />

une pince à bil<strong>le</strong>ts, ornée d’une pièce mexicaine de cinquante dollars, qui retenait<br />

une liasse confortab<strong>le</strong>; un briquet Dunhill en or; un porte-cigarettes ova<strong>le</strong> en or, avec<br />

<strong>le</strong>s stries en forme de vagues et <strong>le</strong> discret bouton de turquoise qui portent la marque<br />

de Fabergé, <strong>le</strong> joaillier londonien à la mode; et <strong>le</strong> genre de roman (un vieux P.G.<br />

Wodehouse) qu’un richard prend dans sa bibliothèque pour l’emporter au jardin. Il y<br />

avait aussi une grosse montre en or, montée sur un brace<strong>le</strong>t de crocodi<strong>le</strong> brun<br />

usagé. C’était un modè<strong>le</strong> dessiné par Girard-Perregaux pour <strong>le</strong>s amateurs de<br />

gadgets; il comportait une aiguil<strong>le</strong> trotteuse et, dans <strong>le</strong> cadran, deux petites<br />

ouvertures pour indiquer <strong>le</strong> mois, <strong>le</strong> jour du mois et la phase de la lune. Nous savons<br />

ainsi que notre récit commence <strong>le</strong> 10 juin à 14 h 30, et qu’on en est au troisième<br />

quartier.<br />

Une libellu<strong>le</strong> b<strong>le</strong>ue et verte, s’élançant d’un buisson de roses situé au fond du<br />

jardin, voltigea autour de notre homme, passant à quelques centimètres de ses<br />

vertèbres lombaires. El<strong>le</strong> avait probab<strong>le</strong>ment été attirée par <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t que <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il de<br />

juin mettait dans l’or des poils blonds garnissant la partie supérieure du coccyx. Ce<br />

petit gazon de poils fol<strong>le</strong>ts se coucha sous une bouffée d’air arrivant de la mer. D’un<br />

mouvement brusque, la libellu<strong>le</strong> s’élança de côté, pour venir se poser sur l’épau<strong>le</strong><br />

gauche. Sous la bouche ouverte, <strong>le</strong> tendre gazon s’agita. Une grosse goutte de<br />

sueur étincelante roula sur l’ai<strong>le</strong> du nez charnu et vint tomber dans l’herbe. C’en était<br />

trop. La libellu<strong>le</strong> s’élança à travers <strong>le</strong>s roses et passa au-dessus du haut mur du<br />

jardin, garni de tessons de bouteil<strong>le</strong>s. C’était peut-être bon à manger, mais ça<br />

bougeait ! Le jardin dans <strong>le</strong>quel l’homme était étendu se composait d’une pelouse<br />

bien entretenue, qu’entouraient de trois côtés d’épais buissons de rosiers, très<br />

serrés, d’où s’échappait un continuel bourdonnement d’abeil<strong>le</strong>s. Sous ce bruit<br />

entêtant on percevait <strong>le</strong> léger grondement de la mer, qui venait se briser au pied de<br />

la falaise limitant <strong>le</strong> jardin. De celui-ci on n’apercevait pas la mer; on ne voyait que <strong>le</strong><br />

ciel et <strong>le</strong>s nuages, au-dessus du mur, haut de près de quatre mètres. En réalité, on<br />

n’avait de vue au-delà des limites de la propriété que des deux chambres situées au<br />

premier étage de la villa, laquel<strong>le</strong> formait <strong>le</strong> quatrième côté de cette enceinte bien<br />

close. De ces fenêtres, on découvrait une vaste étendue d’eau b<strong>le</strong>ue et, de chaque<br />

côté, <strong>le</strong>s fenêtres des étages supérieurs des villas avoisinantes, et la cime de <strong>le</strong>urs<br />

arbres : chênes verts méditerranéens, pins maritimes, casuarinas; par endroits, un<br />

palmier.<br />

La villa était moderne une boîte longue et massive, sans ornements. La façade<br />

unie, d’un rose délavé, qui donnait sur <strong>le</strong> jardin, était percée de fenêtres à châssis<br />

métallique et d’une porte de verre centra<strong>le</strong>, ouvrant à l’extérieur sur un petit espace


carré, revêtu de carreaux vitrifiés vert pâ<strong>le</strong>. Ce carrelage se perdait dans <strong>le</strong> gazon.<br />

L’autre façade de la maison, située à quelques mètres d’une route non goudronnée,<br />

était presque identique. Mais, de ce côté, <strong>le</strong>s quatre fenêtres étaient munies de<br />

barreaux et la porte était en chêne.<br />

La villa se composait, au premier étage, de deux chambres à coucher de<br />

dimensions moyennes, et, au rez-de-chaussée, d’un salon et d’une cuisine, dont une<br />

partie, isolée par une cloison, était aménagée en sal<strong>le</strong> d’eau. Il n’y avait pas de sal<strong>le</strong><br />

de bains.<br />

Le si<strong>le</strong>nce étouffé et voluptueux de ce début d’après-midi fut rompu par <strong>le</strong> bruit<br />

d’une voiture arrivant sur la route. La voiture s’arrêta devant la villa. Il y eut <strong>le</strong><br />

cliquetis métallique d’une portière claquée, et <strong>le</strong> véhicu<strong>le</strong> repartit; puis deux coups de<br />

sonnette à la porte d’entrée. L’homme étendu près de la piscine ne fit aucun<br />

mouvement; mais, au bruit de la sonnette et du démarrage de la voiture, ses yeux<br />

s’étaient ouvert tout grands un instant. Ses paupières s’étaient dressées comme<br />

auraient fait <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s d’un animal. L’homme se remémora instantanément l’endroit<br />

où il se trouvait, <strong>le</strong> jour et l’heure. Les bruits étaient identifiés. Les paupières<br />

frangées de cils courts cou<strong>le</strong>ur de sab<strong>le</strong> se rabattirent sur <strong>le</strong>s yeux d’un b<strong>le</strong>u très<br />

pâ<strong>le</strong>, impénétrab<strong>le</strong>s, comme tournés vers l’intérieur. Les petites lèvres cruel<strong>le</strong>s<br />

s’ouvrirent, en un bâil<strong>le</strong>ment à décrocher la mâchoire, et qui fit venir la salive.<br />

L’homme cracha dans l’herbe et attendit.<br />

Une jeune femme, portant un petit sac en bandoulière, vêtue d’une chemisette<br />

de coton blanc et d’une jupe b<strong>le</strong>ue sans élégance, franchit la porte de verre,<br />

traversa, à grandes enjambées garçonnières, <strong>le</strong>s carreaux vitrifiés et <strong>le</strong> gazon, dans<br />

la direction de l’homme nu. Arrivée à quelques mètres, el<strong>le</strong> laissa tomber son sac sur<br />

<strong>le</strong> gazon, s’assit, ôta ses souliers, médiocres et quelque peu poussiéreux. El<strong>le</strong> se<br />

remit debout, déboutonna sa chemisette, la retira et la posa, soigneusement pliée, à<br />

côté du sac à main. Sous sa chemisette, la jeune femme ne portait qu’un maillot de<br />

bain. La peau était agréab<strong>le</strong>ment bronzée; <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s seins magnifiques<br />

resp<strong>le</strong>ndissaient de santé. Dans <strong>le</strong> mouvement qu’el<strong>le</strong> fit pour déboutonner sa jupe<br />

sur <strong>le</strong>s côtés, apparurent <strong>le</strong>s petites touffes de poil blond de ses aissel<strong>le</strong>s.<br />

L’impression de santé anima<strong>le</strong> et juvéni<strong>le</strong> que dégageait cette bel<strong>le</strong> fil<strong>le</strong> de la<br />

campagne était confirmée par <strong>le</strong>s hanches opu<strong>le</strong>ntes, moulées dans <strong>le</strong> maillot de<br />

bain de jersey b<strong>le</strong>u délavé, par <strong>le</strong>s cuisses, par <strong>le</strong>s jambes courtes et un peu lourdes,<br />

qui apparurent quand el<strong>le</strong> fut complètement déshabillée. El<strong>le</strong> plaça bien<br />

soigneusement la jupe à côté de la chemisette, ouvrit son sac, en tira une vieil<strong>le</strong><br />

bouteil<strong>le</strong> à soda, contenant un liquide épais incolore, et alla s’agenouil<strong>le</strong>r à côté de<br />

l’homme. El<strong>le</strong> lui versa entre <strong>le</strong>s omoplates un peu de ce liquide, une hui<strong>le</strong> d’olive<br />

légère à l’odeur de rose, seul parfum connu, semb<strong>le</strong>-t-il, dans cette partie du monde,<br />

et, après avoir assoupli ses doigts comme aurait fait un pianiste, se mit à masser sur<br />

la nuque de l’homme <strong>le</strong>s musc<strong>le</strong>s sterno-cléido-mastoïdiens et trapèze.<br />

C’était un dur travail. L’homme était extrêmement vigoureux et <strong>le</strong>s musc<strong>le</strong>s qui<br />

saillaient à la base de son cou cédaient à peine à la pression des pouces de la jeune<br />

femme, même lorsqu’el<strong>le</strong> appuyait de tout <strong>le</strong> poids de son corps. Quand el<strong>le</strong> en<br />

aurait fini avec ce client-là, el<strong>le</strong> serait en nage et tel<strong>le</strong>ment épuisée qu’el<strong>le</strong> se<br />

laisserait tomber dans la piscine, puis irait s’étendre à l’ombre et sommeil<strong>le</strong>r,<br />

jusqu’au retour de la voiture. Mais ce n’était pas à cela qu’el<strong>le</strong> pensait, tandis que<br />

ses mains travaillaient machina<strong>le</strong>ment sur toute l’étendue de ce dos. El<strong>le</strong> était toute à<br />

l’horreur instinctive que lui inspirait <strong>le</strong> plus beau corps qu’el<strong>le</strong> eût jamais vu.<br />

Cette horreur ne se lisait nul<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> visage égal et impassib<strong>le</strong> de la<br />

masseuse. Sous la frange de cheveux noirs, coupés court, sans finesse, <strong>le</strong>s yeux


noirs, qui remontaient légèrement vers <strong>le</strong>s tempes, étaient aussi vides d’expression<br />

que des nappes d’hui<strong>le</strong> sur la mer; mais il y avait en el<strong>le</strong> un instinct animal qui la<br />

faisait souffrir et frissonner. Son émotion se serait trahie à la rapidité de son pouls, si<br />

on avait pu <strong>le</strong> prendre. Une fois de plus, comme souvent depuis deux ans, el<strong>le</strong> se<br />

demandait d’où lui venait la haine qu’el<strong>le</strong> ressentait pour ce corps sp<strong>le</strong>ndide et el<strong>le</strong><br />

essaya d’analyser cette répulsion. Peut-être, allait-el<strong>le</strong> enfin réussir à se débarrasser<br />

de sentiments qu’el<strong>le</strong> se reprochait et qui étaient, el<strong>le</strong> s’en doutait, beaucoup plus<br />

éloignés des usages de sa profession que <strong>le</strong> désir sexuel qu’éveillaient en el<strong>le</strong><br />

certains de ses clients. Pour commencer par <strong>le</strong>s détails : <strong>le</strong>s cheveux. El<strong>le</strong> examina<br />

la tête ronde et plutôt petite, plantée sur <strong>le</strong> cou noueux. La tête était recouverte de<br />

bouc<strong>le</strong>s serrées d’or rouge, qui auraient dû rappe<strong>le</strong>r agréab<strong>le</strong>ment à la masseuse <strong>le</strong>s<br />

cheveux stylisés qu’el<strong>le</strong> avait vus à des personnages de tab<strong>le</strong>aux ou à des statues<br />

classiques. Mais <strong>le</strong>s bouc<strong>le</strong>s avaient quelque chose de trop dru, de trop étroitement<br />

serré, entre el<strong>le</strong>s et contre <strong>le</strong> crâne. Les dents de la jeune fil<strong>le</strong> en étaient agacées<br />

comme si el<strong>le</strong> avait passé l’ong<strong>le</strong> sur une moquette. Et <strong>le</strong>s bouc<strong>le</strong>s d’or descendaient<br />

très bas sur la nuque presque, se disait-el<strong>le</strong> en langage professionnel, jusqu’à la<br />

cinquième vertèbre cervica<strong>le</strong>. Là, ils s’arrêtaient brusquement en une ligne droite de<br />

petits cheveux dorés et raides.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> s’arrêta un instant pour se reposer <strong>le</strong>s mains; el<strong>le</strong> se renversa en<br />

arrière en se carrant sur <strong>le</strong>s hanches. Son torse magnifique était déjà luisant de<br />

sueur. El<strong>le</strong> passa <strong>le</strong> dos de la main sur <strong>le</strong> front, saisit la bouteil<strong>le</strong> d’hui<strong>le</strong>, en versa un<br />

peu sur <strong>le</strong> petit espace velu qui se trouvait à la naissance de l’épine dorsa<strong>le</strong>,<br />

assouplit ses doigts et se pencha de nouveau sur l’homme.<br />

Cet embryon de queue au-dessus du sillon des fesses !… Chez un amant, cela<br />

aurait pu être amusant, ou excitant; mais chez cet homme, ce n’était que bestial.<br />

Reptilien, même. Mais <strong>le</strong>s serpents n’ont pas de poils ! De haut en bas, el<strong>le</strong> passa<br />

<strong>le</strong>s mains sur <strong>le</strong>s deux éminences des musc<strong>le</strong>s fessiers. C’était <strong>le</strong> moment où<br />

beaucoup de ses clients, en particulier <strong>le</strong>s jeunes de l’équipe de football, se<br />

mettaient à plaisanter. Si el<strong>le</strong> ne gardait pas une attitude très réservée, <strong>le</strong>s propos<br />

grivois ne tardaient pas à jaillir. Il lui suffisait souvent, pour <strong>le</strong>s faire taire, d’appuyer<br />

avec précision sur <strong>le</strong> parcours du nerf sciatique. D’autres fois, par exemp<strong>le</strong> si el<strong>le</strong><br />

trouvait l’homme attirant, il y avait des mots échangés à voix basse, des rires<br />

étouffés, une lutte brève, suivie d’une défaite rapide et délicieuse.<br />

Avec cet homme-là, c’était différent, étrangement différent. Depuis <strong>le</strong> premier<br />

jour, il n’était pour el<strong>le</strong> qu’une masse de viande inerte. En deux ans, pas une fois il<br />

ne lui avait adressé la paro<strong>le</strong>. Quand el<strong>le</strong> avait fini <strong>le</strong> dos et qu’il était temps pour lui<br />

de se retourner, ni ses yeux, ni aucune partie de son corps n’avaient jamais<br />

manifesté <strong>le</strong> moindre intérêt pour la jeune femme. El<strong>le</strong> lui tapotait l’épau<strong>le</strong>, il se<br />

roulait de l’autre côté et se mettait à regarder <strong>le</strong> ciel à travers ses paupières micloses;<br />

il lui arrivait simp<strong>le</strong>ment de partir d’un long bâil<strong>le</strong>ment qui lui faisait frissonner<br />

<strong>le</strong> corps et qui était chez lui <strong>le</strong> seul indice d’une sensibilité humaine.<br />

La jeune femme changea de position et massa doucement la jambe droite, en<br />

descendant vers <strong>le</strong> talon d’Achil<strong>le</strong>. Quand el<strong>le</strong> y parvint, el<strong>le</strong> promena de bas en haut<br />

son regard sur ce beau corps. Sa répulsion était-el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong>ment physique ? Avait-el<strong>le</strong><br />

pour cause la cou<strong>le</strong>ur rougeâtre que prenait <strong>le</strong> hâ<strong>le</strong> sur cette peau, d’un blanc de lait<br />

à l’état naturel, ce côté « roastbeef » ? Ou <strong>le</strong> grain de la peau, ces pores béants,<br />

largement espacés sur cette surface soyeuse ?… Les taches de rousseur orangées,<br />

qui couvraient presque complètement <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s ?… Ou bien la sexualité<br />

particulière de cet homme ?… L’apathie de ces musc<strong>le</strong>s sp<strong>le</strong>ndides, qui saillaient<br />

avec inso<strong>le</strong>nce ?… Ou bien la répulsion de la masseuse était-el<strong>le</strong> plutôt d’ordre


spirituel, son instinct lui disant que ce corps merveil<strong>le</strong>ux donnait asi<strong>le</strong> à l’esprit du<br />

mal ? El<strong>le</strong> se remit debout, fit pivoter <strong>le</strong>ntement sa tête à gauche et à droite,<br />

s’assouplit <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> étendit <strong>le</strong>s bras sur <strong>le</strong>s côtés, puis <strong>le</strong>s <strong>le</strong>va et garda cette<br />

position un moment, pour faire refluer <strong>le</strong> sang. El<strong>le</strong> ramassa son sac, en tira une<br />

serviette, essuya la transpiration sur son visage et sur son corps.<br />

Quand el<strong>le</strong> se retourna du côté de l’homme, il était déjà sur <strong>le</strong> dos; sa tête<br />

reposait dans une main ouverte, il fixait sur <strong>le</strong> ciel ses yeux vides. Le bras droit,<br />

étendu sur l’herbe, attendait la masseuse. El<strong>le</strong> s’agenouilla, se huila <strong>le</strong>s paumes,<br />

saisit la main mol<strong>le</strong>ment entrouverte et se mit à pétrir <strong>le</strong>s doigts courts et épais.<br />

La jeune femme risqua timidement un regard oblique sur <strong>le</strong> visage brun<br />

rougeâtre, surmonté d’une couronne de bouc<strong>le</strong>s d’or. A première vue, c’était très<br />

bien; une beauté de garçon boucher aux joues roses bien p<strong>le</strong>ines, au nez retroussé,<br />

au menton arrondi. Mais, en regardant de plus près, on découvrait de la cruauté<br />

dans la bouche aux lèvres minces, mais plutôt froncées; quelque chose de porcin,<br />

dans <strong>le</strong>s larges narines retroussées; et <strong>le</strong> vide de ces yeux b<strong>le</strong>u pâ<strong>le</strong> étendait un<br />

voi<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> visage tout entier, <strong>le</strong> faisant ressemb<strong>le</strong>r à celui d’un noyé, d’un cadavre<br />

gisant à la morgue. C’était, se dit-el<strong>le</strong>, comme si on avait peint d’une manière<br />

effrayante <strong>le</strong> visage d’une poupée de porcelaine. La masseuse travaillait <strong>le</strong> bras, en<br />

remontant vers l’énorme biceps. Où cet homme avait-il acquis ces musc<strong>le</strong>s<br />

extraordinaires ? Etait-il boxeur ? Que faisait-il de ce corps formidab<strong>le</strong> ? Le bruit<br />

courait que cette villa appartenait à la police. Les deux domestiques mâ<strong>le</strong>s, bien que<br />

faisant la cuisine et <strong>le</strong> ménage, étaient, de toute évidence, des sortes de gardes.<br />

Chaque mois, régulièrement, l’homme s’absentait pendant quelques jours; et l’on<br />

disait à la masseuse de ne pas venir. De temps en temps, on lui disait de suspendre<br />

ses visites pendant une semaine, deux semaines, un mois. Au retour d’une de ces<br />

absences, <strong>le</strong> cou et <strong>le</strong> thorax de l’homme n’étaient qu’une ecchymose. Une autre<br />

fois, l’extrémité rouge d’une b<strong>le</strong>ssure à moitié cicatrisée apparaissait, sous trente<br />

centimètres de sparadrap, depuis <strong>le</strong>s côtes, jusqu’à la région du cœur. Au sujet de<br />

cet homme, la jeune femme ne s’était jamais permis aucune question, à l’hôpital ou<br />

en vil<strong>le</strong>. Quand el<strong>le</strong> avait été envoyée dans cette maison pour la première fois, l’un<br />

des domestiques l’avait prévenue : si el<strong>le</strong> parlait de ce qu’el<strong>le</strong> allait voir on la mettrait<br />

en prison. Quand el<strong>le</strong> était rentrée à l’hôpital, <strong>le</strong> directeur, qui avait paru jusque-là<br />

ignorer son existence, l’avait fait venir pour lui dire la même chose : el<strong>le</strong> irait en<br />

prison. Les doigts solides de la jeune femme s’enfonçaient avec vigueur dans<br />

l’épaisseur du grand deltoïde, à la pointe de l’épau<strong>le</strong>. Depuis <strong>le</strong> début, el<strong>le</strong> savait que<br />

cette affaire touchait à la Sécurité de l’Etat. Peut-être était-ce ce qui la révoltait dans<br />

ce beau corps ? Peut-être était-ce simp<strong>le</strong>ment la crainte qu’inspirait à la masseuse<br />

l’organisation qui tenait ce corps en son pouvoir. El<strong>le</strong> ferma <strong>le</strong>s yeux, à la pensée de<br />

ce qu’il pouvait bien être et de ce qu’il pourrait ordonner qu’on lui fît à el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />

rouvrit vivement : peut-être avait-il remarqué… Mais <strong>le</strong>s yeux vides restaient fixés sur<br />

<strong>le</strong> ciel. Alors el<strong>le</strong> saisit <strong>le</strong> flacon d’hui<strong>le</strong> pour masser <strong>le</strong> visage. Les pouces de la<br />

jeune femme avaient à peine exercé un début de pression dans <strong>le</strong>s orbites aux yeux<br />

clos que <strong>le</strong> téléphone se mit à sonner dans la maison. En un instant, l’homme s’était<br />

dressé sur un genou, comme un coureur attendant <strong>le</strong> coup de pisto<strong>le</strong>t. Mais il n’alla<br />

pas plus loin. La sonnerie s’arrêta. Il y eut <strong>le</strong> murmure d’une voix. La jeune femme ne<br />

put entendre ce que disait cette voix; mais el<strong>le</strong> avait une intonation servi<strong>le</strong>, comme<br />

cel<strong>le</strong> de quelqu’un qui reçoit des ordres. La voix s’éteignit, l’un des domestiques<br />

apparut à la porte, fit un geste d’appel et rentra dans la maison. Le geste n’était pas<br />

achevé que l’homme nu était déjà en train de courir. La jeune femme guetta l’éclair<br />

du dos brun dans l’ouverture de la porte de verre. Il valait mieux qu’il ne la trouvât


pas là quand il ressortirait. El<strong>le</strong> ne faisait rien, sans doute, mais el<strong>le</strong> aurait pu<br />

entendre. El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, alla en deux enjambées jusqu’à la bordure de ciment et<br />

plongea avec grâce dans la piscine.<br />

Bien que <strong>le</strong> fait fût de nature à expliquer sa répulsion instinctive, mieux valait,<br />

pour la paix de son esprit, qu’el<strong>le</strong> ne sût pas qui était l’homme qu’el<strong>le</strong> venait de<br />

masser. Le vrai nom de cet homme était Donovan Grant, dit « Red » Grant. Mais,<br />

depuis dix ans, il était devenu Krassno Granitsky, avec <strong>le</strong> pseudonyme de « Granit ».<br />

Il était <strong>le</strong> Chef Exécuteur de SMERSH, la section « meurtres » du MGB, et il était en<br />

train de recevoir ses instructions, par ligne directe avec Moscou.


2 . Le contrebandier<br />

Grant reposa doucement <strong>le</strong> combiné et <strong>le</strong> contempla rêveusement. Le garde à<br />

l’air entêté, debout près de lui, dit : « Vous avez bien fait de vous déranger. »<br />

- Est-ce qu’ils ont donné une idée du genre de travail ?<br />

Grant parlait parfaitement <strong>le</strong> russe, mais avec un fort accent. On l’aurait cru<br />

originaire de l’une des provinces baltes. Il parlait d’une voix perchée et monotone,<br />

comme s’il avait lu à haute voix une page d’un <strong>livre</strong> ennuyeux.<br />

- Non. Simp<strong>le</strong>ment, on m’a dit qu’on a besoin de vous à Moscou. L’avion est<br />

parti, il sera ici dans une heure environ. Une demi-heure pour refaire <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in, et<br />

ensuite trois ou quatre heures de vol, selon que vous ferez ou non esca<strong>le</strong> à Kharkov.<br />

Vous serez à Moscou vers minuit. Vous feriez bien de préparer vos bagages. Je vais<br />

commander la voiture.<br />

Grant se remit sur pied, d’un mouvement brusque.<br />

- Oui. Vous avez raison. Mais ils n’ont même pas dit s’il s’agit d’une opération ?<br />

Ce sont des choses qu’on aime savoir ! Ils étaient sur une ligne sûre, ils auraient pu<br />

par<strong>le</strong>r au moins à mots couverts. Ils <strong>le</strong> font, en général.<br />

- Cette fois ils ne l’ont pas fait.<br />

Grant passa <strong>le</strong>ntement la porte de verre et alla jusqu’au gazon. Il ramassa son<br />

<strong>livre</strong>, ainsi que <strong>le</strong>s trophées dorés de sa profession, retourna dans la maison et<br />

monta <strong>le</strong>s quelques marches qui conduisaient à sa chambre.<br />

La pièce était vide, meublée seu<strong>le</strong>ment d’un lit de fer, d’où pendaient des draps<br />

froissés, d’une chaise cannée, d’une commode de bois blanc et d’une tab<strong>le</strong> de<br />

toi<strong>le</strong>tte très ordinaire, avec une cuvette de fer blanc. Le sol était jonché de<br />

magazines anglais et américains. Sous la fenêtre, contre <strong>le</strong> mur, étaient empilés des<br />

romans populaires et des romans d’épouvante, volumes cartonnés, aux couvertures<br />

criardes.<br />

Grant prit sous <strong>le</strong> lit une valise de fibre toute cabossée. Il y empila des<br />

vêtements très simp<strong>le</strong>s, mais convenab<strong>le</strong>s, bien repassés, qu’il choisit dans la<br />

commode. Puis il se lava rapidement à l’eau froide, avec l’inévitab<strong>le</strong> savon à la rose,<br />

et se sécha à l’aide d’un des draps du lit. On entendit au-dehors <strong>le</strong> bruit d’une<br />

voiture. Grant endossa en toute hâte des vêtements aussi inélégants et<br />

impersonnels que ceux de la valise, attacha son brace<strong>le</strong>t-montre, empocha ses<br />

objets personnels, saisit la valise et descendit l’escalier.<br />

La porte d’entrée était ouverte. Il pouvait voir ses deux gardes qui bavardaient<br />

avec <strong>le</strong> chauffeur d’une conduite intérieure Zis en mauvais état. « Sacrés<br />

imbéci<strong>le</strong>s ! », se dit-il (il pensait presque toujours en anglais). « Ils sont sans doute<br />

en train de lui recommander de s’assurer que je prends bien l’avion. Ils ont peine à<br />

croire qu’un étranger peut avoir envie de rester dans <strong>le</strong>ur foutu pays. » D’un œil froid<br />

et moqueur, ils regardaient Grant poser sa valise sur <strong>le</strong> seuil et fouil<strong>le</strong>r dans<br />

l’accumulation de vêtements, pendus à des patères sur la porte de la cuisine. Il finit<br />

par trouver son « uniforme », l’imperméab<strong>le</strong> brunâtre et la casquette de tissu noir des<br />

fonctionnaires soviétiques, endossa l’un et coiffa l’autre, prit sa valise, sortit et,<br />

écartant bruta<strong>le</strong>ment de l’épau<strong>le</strong> l’un des gardes, grimpa à côté du chauffeur en civil.<br />

Les deux hommes s’assirent, sans mot dire, à l’arrière, mais <strong>le</strong> regardèrent d’un œil<br />

dur. Le chauffeur lâcha la péda<strong>le</strong> d’embrayage et l’auto, déjà en prise, prit


apidement de la vitesse sur la route poussiéreuse. La villa se trouvait sur la côte<br />

sud-est de la Crimée, à une distance à peu près éga<strong>le</strong> de Féodosie et de Yalta.<br />

C’était l’une des nombreuses « datchas » de villégiature pour fonctionnaires,<br />

échelonnées sur <strong>le</strong> rivage montagneux qui constitue la partie la plus recherchée de<br />

la Riviera russe. Red Grant savait qu’il jouissait d’un immense privilège, était logé là<br />

plutôt que dans un pavillon lugubre de la banlieue de Moscou. Tandis que la voiture,<br />

grimpant une côte, s’enfonçait dans la montagne, Grant se disait qu’il était aussi bien<br />

traité qu’on pût l’être dans ce pays, encore que l’intérêt qui était porté à son confort<br />

eût un caractère ambigu.<br />

Le trajet de soixante-dix kilomètres, jusqu’à l’aérodrome de Simferopol, prit une<br />

heure. Il n’y avait pas d’autre voiture sur la route; <strong>le</strong>s rares charrettes de vignerons<br />

qu’ils pouvaient rencontrer se rangeaient dans <strong>le</strong> fossé au premier coup<br />

d’avertisseur. Comme partout en Russie, une automobi<strong>le</strong> annonce un fonctionnaire,<br />

et un fonctionnaire ne peut signifier que danger en puissance.<br />

Il y avait des roses tout <strong>le</strong> long du parcours; des champs de roses alternaient<br />

avec <strong>le</strong>s vignes; des haies de rosiers bordaient la route; et aux abords de<br />

l’aérodrome on pouvait admirer une vaste plate-bande composée de roses rouges<br />

dessinant une étoi<strong>le</strong> sur fond de roses blanches. Grant en était écœuré et il avait<br />

hâte d’arriver à Moscou, pour être délivré de l’arôme douceâtre de ces f<strong>le</strong>urs. Ils<br />

franchirent sans s’arrêter l’entrée de l’aéroport civil et suivirent pendant plus d’un<br />

kilomètre un mur é<strong>le</strong>vé, qui bornait la zone militaire de l’aérodrome. Parvenu à une<br />

haute porte grillagée, <strong>le</strong> chauffeur montra son laissez-passer à deux sentinel<strong>le</strong>s<br />

armées de mitrail<strong>le</strong>ttes et conduisit sa voiture directement à l’aire d’envol. De<br />

nombreux avions étaient là : de gros transports militaires camouflés, de petits<br />

bimoteurs d’entraînement et deux hélicoptères de la Marine. Le chauffeur, s’arrêtant,<br />

demanda à un homme en combinaison où se trouvait l’avion de Grant. Un bruit<br />

nasillard sortit immédiatement de la tour de contrô<strong>le</strong>, puis un haut-par<strong>le</strong>ur aboya à<br />

<strong>le</strong>ur intention : « A gauche. Tout au bout à gauche. Numéro V-BO »<br />

Obéissant, <strong>le</strong> chauffeur traversait la piste dans la direction indiquée quand la<br />

voix métallique aboya de nouveau : « Stop ! » Le chauffeur bloqua ses freins. Un<br />

grondement assourdissant retentit au-dessus de <strong>le</strong>urs têtes. Les deux hommes se<br />

baissèrent instinctivement, tandis qu’un groupe de quatre MIG 17, émergeant du<br />

so<strong>le</strong>il couchant, passaient, en <strong>le</strong>s eff<strong>le</strong>urant presque, <strong>le</strong>s robustes freins à air sortis<br />

pour l’atterrissage. Un par un, <strong>le</strong>s avions prirent contact avec l’immense piste; puis,<br />

des jets de fumée b<strong>le</strong>ue sortirent de <strong>le</strong>urs chapeaux de roues, dans <strong>le</strong> hur<strong>le</strong>ment des<br />

réacteurs; ils roulèrent jusqu’à l’extrémité du terrain et tournèrent pour s’en al<strong>le</strong>r dans<br />

la direction de la tour de contrô<strong>le</strong> et des hangars.<br />

- Avancez !<br />

Une centaine de mètres plus loin, ils arrivèrent à un avion dont <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres<br />

d’identification étaient V-BO. C’était un Ilyouchine 12. Une petite échel<strong>le</strong> d’aluminium<br />

jaillit de la porte de la cabine; l’auto s’arrêta à côté. Un membre de l’équipage se<br />

montra à la porte. Il descendit l’échel<strong>le</strong>, examina soigneusement <strong>le</strong> laissez-passer du<br />

chauffeur et <strong>le</strong>s papiers d’identité de Grant, congédia <strong>le</strong> premier, d’un geste, et fit<br />

signe à l’autre de <strong>le</strong> suivre en haut de l’échel<strong>le</strong>. Il ne lui offrit pas de prendre sa<br />

valise. Grant la sou<strong>le</strong>va comme une plume et la monta avec lui. Après son passage,<br />

l’homme de l’équipage tira l’échel<strong>le</strong>, claqua la large trappe et s’avança vers <strong>le</strong><br />

cockpit.<br />

Grant avait à choisir entre vingt sièges, tous libres. Il s’installa dans celui qui<br />

était <strong>le</strong> plus proche de la trappe d’accès et attacha sa ceinture. Par la porte ouverte<br />

du cockpit, on entendit <strong>le</strong> grésil<strong>le</strong>ment d’un court dialogue avec la tour de contrô<strong>le</strong>;


<strong>le</strong>s deux moteurs gémirent, toussèrent, et se mirent à tourner; l’avion pivota aussi<br />

vite qu’une automobi<strong>le</strong>, roula jusqu’à la ligne de départ de la piste nord-sud, puis,<br />

sans autres préparatifs, la parcourut d’une traite et décolla. Grant déboucla sa<br />

ceinture, alluma une Troïka à bout doré et se renversa confortab<strong>le</strong>ment en arrière,<br />

pour revivre son passé et envisager son avenir immédiat.<br />

Donovan Grant était <strong>le</strong> fruit de l’union, à minuit, d’un Al<strong>le</strong>mand, hercu<strong>le</strong> de foire,<br />

et d’une fil<strong>le</strong> de sal<strong>le</strong>, née en Irlande du Sud. Cette union, qui dura un quart d’heure,<br />

fut consommée sur l’herbe humide, derrière <strong>le</strong> chapiteau d’un cirque, planté dans un<br />

faubourg de Belfast. Après quoi, l’homme donna à la femme une demi-couronne; et<br />

la femme, satisfaite, regagna son lit, dans la cuisine d’un café, près de la gare.<br />

Quand el<strong>le</strong> fut sur <strong>le</strong> point d’accoucher, el<strong>le</strong> alla s’instal<strong>le</strong>r chez une de ses tantes,<br />

dans <strong>le</strong> petit village d’Aughmacloy, situé à cheval sur la frontière qui sépare <strong>le</strong>s deux<br />

Irlande; et là, six mois plus tard, el<strong>le</strong> mourut de fièvre puerpéra<strong>le</strong>, peu après avoir mis<br />

au monde un garçon de douze <strong>livre</strong>s. Avant de mourir el<strong>le</strong> avait demandé que<br />

l’enfant fût appelé Donovan (l’hercu<strong>le</strong> était connu sous <strong>le</strong> nom de « Donovan <strong>le</strong><br />

Costaud ») Grant, qui était son nom à el<strong>le</strong>. La tante prit soin, bien à contrecœur, du<br />

petit garçon. Il grandit en bonne santé. Il était extrêmement vigoureux, mais très<br />

calme. Il n’avait pas de camarades. Il refusait d’ail<strong>le</strong>urs de fréquenter <strong>le</strong>s autres<br />

enfants. Quand un objet qui <strong>le</strong>ur appartenait lui faisait envie, il s’en emparait de<br />

force. A l’éco<strong>le</strong> du village, il continua d’être craint et peu aimé, mais il se tailla<br />

rapidement une réputation, en boxant et en luttant dans <strong>le</strong>s foires de campagne. La<br />

rage frénétique de ses attaques, associée à la ruse, lui donna la victoire sur bien des<br />

adversaires plus âgés et plus grands que lui.<br />

C’est à l’occasion de ces combats qu’il fut remarqué par <strong>le</strong>s Sinn-Feiners, qui<br />

avaient choisi Aughmacloy comme principal lieu de passage pour <strong>le</strong>urs allées et<br />

venues vers <strong>le</strong> Nord, et aussi par <strong>le</strong>s contrebandiers, qui utilisaient <strong>le</strong> village dans <strong>le</strong><br />

même dessein. En quittant l’éco<strong>le</strong>, il devint l’homme de main pour <strong>le</strong> compte de l’une<br />

et l’autre de ces organisations. On <strong>le</strong> payait bien, mais on <strong>le</strong> fréquentait <strong>le</strong> moins<br />

possib<strong>le</strong>.<br />

C’est vers cette époque qu’il commença à éprouver en lui-même l’impression<br />

qu’une force étrange <strong>le</strong> contraignait à agir, et cela se manifestait seu<strong>le</strong>ment à<br />

l’époque de la p<strong>le</strong>ine lune. La première fois qu’il éprouva ces « sensations » (c’était<br />

<strong>le</strong> nom qu’il donnait à ces impulsions irrésistib<strong>le</strong>s, quand il y pensait), c’était au cours<br />

de sa seizième année, en octobre; il sortit pour al<strong>le</strong>r étrang<strong>le</strong>r un chat. Après cela, il<br />

se sentit « soulagé » pendant tout un mois. En novembre, ce fut un grand chien de<br />

berger; et, à la Noël, il égorgea à minuit une vache dans l’étab<strong>le</strong> d’un voisin. Tous<br />

ces actes <strong>le</strong> « soulageaient ». Il avait assez de jugement pour savoir que <strong>le</strong>s<br />

habitants du village ne tarderaient pas à s’étonner de ces morts mystérieuses; il<br />

acheta donc une bicyc<strong>le</strong>tte. Une fois par mois, la nuit, il s’en allait par la campagne. Il<br />

lui fallait souvent al<strong>le</strong>r très loin pour trouver ce qu’il cherchait. Après avoir dû,<br />

pendant deux mois, se contenter d’oies et de pou<strong>le</strong>ts, il se risqua à égorger un<br />

vagabond endormi.<br />

Il y avait si peu de monde dehors la nuit qu’il ne tarda pas à prendre la route de<br />

meil<strong>le</strong>ure heure, allant tantôt dans une direction, tantôt dans une autre, de manière à<br />

parvenir dans des villages éloignés à la nuit tombante, à l’heure où des paysans<br />

isolés rentrent des champs et où <strong>le</strong>s jeunes fil<strong>le</strong>s s’en vont à <strong>le</strong>urs rendez-vous.<br />

La première fois qu’il rencontra une jeune fil<strong>le</strong>, au hasard d’une route, il n’eut<br />

même pas la pensée de lui faire rien d’autre que de la tuer. Il avait entendu par<strong>le</strong>r<br />

des choses de l’amour, mais el<strong>le</strong>s restaient pour lui tout à fait incompréhensib<strong>le</strong>s.


C’était ce geste merveil<strong>le</strong>ux, de donner la mort ce geste seul qui lui faisait éprouver<br />

un « soulagement ».<br />

Vers la fin de sa dix-septième année, des rumeurs effrayantes commencèrent à<br />

se répandre autour de Fermanagh, Tyrone et Armagh. Ces rumeurs tournèrent à la<br />

panique quand on eut trouvé, tant bien que mal enfouie dans une meu<strong>le</strong> de foin, une<br />

femme étranglée. On constitua dans <strong>le</strong>s villages des groupes d’auto-défense; des<br />

renforts de police munis de chiens furent amenés; <strong>le</strong>s histoires du « Tueur de la<br />

P<strong>le</strong>ine Lune » amenèrent des journalistes dans la région. Grant fut, à maintes<br />

reprises, interpellé et interrogé, tandis qu’il circulait à bicyc<strong>le</strong>tte; mais il jouissait à<br />

Aughmacloy de protections puissantes. Il disait qu’il s’entraînait à bicyc<strong>le</strong>tte, pour se<br />

maintenir en forme, en vue de ses combats de boxe, et cette histoire reçut toujours<br />

confirmation, car il était la gloire du village, en tant que chal<strong>le</strong>nger pour <strong>le</strong> titre de<br />

champion mi-lourd d’Irlande du Nord.<br />

Une fois encore, son instinct <strong>le</strong> sauva avant qu’il ne fût trop tard. Il quitta<br />

Aughmacloy pour Belfast, et là, se mit entre <strong>le</strong>s mains d’un manager de boxe en<br />

déconfiture, qui se proposa de faire de lui un professionnel. Dans cette sal<strong>le</strong> minab<strong>le</strong>,<br />

la discipline était stricte; une sorte de prison. Quand <strong>le</strong> sang se remit à bouillir dans<br />

<strong>le</strong>s veines de Grant, il n’eut devant lui d’autre possibilité que de tuer à moitié un de<br />

ses entraîneurs. On dut à deux reprises <strong>le</strong> séparer de son adversaire, et il n’échappa<br />

à la disqualification définitive qu’en remportant <strong>le</strong> titre de champion.<br />

Grant gagna ce championnat en 1945, <strong>le</strong> jour de son dix-huitième anniversaire.<br />

Il fut appelé au service et versé comme conducteur dans <strong>le</strong> Corps des<br />

Transmissions. Sa période d’instruction en Ang<strong>le</strong>terre <strong>le</strong> calma, ou du moins <strong>le</strong> rendit<br />

plus prudent, à l’approche de ses « sensations ». A l’époque de la p<strong>le</strong>ine lune, il prit<br />

plutôt <strong>le</strong> parti de se mettre à boire. Il emportait une bouteil<strong>le</strong> de whisky dans <strong>le</strong> bois<br />

entourant Aldershot et la buvait tout entière, en surveillant ses sensations, très<br />

froidement, jusqu’à l’inconscience. Au petit matin, il regagnait <strong>le</strong> camp en titubant, à<br />

moitié assouvi, mais ayant cessé d’être dangereux. Si une sentinel<strong>le</strong> l’interpellait, la<br />

punition n’allait jamais au-delà d’un jour de consigne, car l’officier dont il dépendait<br />

voulait lui conserver sa bonne humeur en vue des Championnats de l’Armée.<br />

Cependant, la section de Transports de Grant ayant été expédiée d’urgence à<br />

Berlin, au moment des incidents du « corridor » avec <strong>le</strong>s Russes, il manqua ces<br />

championnats. A Berlin, la proximité continuel<strong>le</strong> du danger <strong>le</strong> rendit plus prudent et<br />

plus malin. Il continua de s’enivrer à la p<strong>le</strong>ine lune mais, tout <strong>le</strong> reste du temps, il se<br />

tint sur ses gardes, échafaudant des combinaisons. Ce qu’il entendait dire des<br />

Russes lui plaisait. Il résolut de passer de <strong>le</strong>ur côté. Mais comment ? Quel cadeau<br />

pouvait-il <strong>le</strong>ur apporter ? De quoi avaient-ils spécia<strong>le</strong>ment besoin ?<br />

Ce sont <strong>le</strong>s championnats BAOR qui, fina<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> décidèrent à partir. Par<br />

bonheur, ils avaient lieu la nuit de la p<strong>le</strong>ine lune. Grant, qui combattait pour <strong>le</strong> Corps<br />

Royal des Transmissions, reçut un avertissement pour accrochage et coups bas; il<br />

fut disqualifié au troisième round pour coups irréguliers réitérés. Il quitta <strong>le</strong> ring sous<br />

<strong>le</strong>s huées de tous <strong>le</strong>s spectateurs du stade, <strong>le</strong>s soldats de son unité étant ceux qui<br />

manifestaient <strong>le</strong> plus bruyamment. Le <strong>le</strong>ndemain matin, son chef de corps <strong>le</strong> fit venir<br />

et lui dit froidement qu’il déshonorait <strong>le</strong> Corps Royal des Transmissions et qu’il serait<br />

renvoyé en Ang<strong>le</strong>terre avec <strong>le</strong> prochain détachement. Ses camarades <strong>le</strong> mirent en<br />

quarantaine; et comme personne ne voulait faire partie du même convoi que lui, on<br />

dut <strong>le</strong> verser dans une section de motards de liaison.<br />

Rien ne pouvait mieux servir ses desseins. Il attendit quelques jours; puis, un<br />

soir qu’on venait de lui confier <strong>le</strong> courrier du jour au Quartier Général du Deuxième<br />

Bureau, sur la Reichskanz<strong>le</strong>rplatz, il s’en fut tout droit dans la direction du secteur


usse, attendit sans arrêter son moteur que la barrière du contrô<strong>le</strong> britannique fût<br />

<strong>le</strong>vée, pour <strong>livre</strong>r passage à un taxi, puis fonça à quatre-vingts au moment où cette<br />

barrière allait se refermer, et bloqua à un signal d’arrêt, près de la guérite de ciment<br />

du poste frontière russe.<br />

On <strong>le</strong> poussa bruta<strong>le</strong>ment dans la sal<strong>le</strong> de garde. Un officier au visage<br />

impénétrab<strong>le</strong>, assis derrière un bureau, lui demanda ce qu’il voulait.<br />

- Je veux voir <strong>le</strong> Service Secret Soviétique, répondit-il avec calme.<br />

L’officier l’examina avec froideur, puis dit quelques mots en russe. Les soldats<br />

qui l’avaient amené firent mine de <strong>le</strong> jeter dehors. Grant se débarrassa d’eux sans<br />

difficulté. L’un d’eux <strong>le</strong>va sa mitrail<strong>le</strong>tte.<br />

- J’ai un tas de papiers secrets, dit Grant distinctement et sans s’emporter.<br />

Dehors. Dans <strong>le</strong>s sacoches de ma moto. Il eut une inspiration subite : « Vous vous<br />

mettrez dans de mauvais draps si ces papiers ne parviennent pas au Service<br />

Secret. »<br />

L’officier dit quelque chose aux soldats, qui s’écartèrent.<br />

- Nous n’avons pas de Service Secret, dit-il dans un anglais appliqué. Asseyezvous<br />

et remplissez ce questionnaire.<br />

Grant s’assit au bureau et remplit un long questionnaire, comme en remplit<br />

quiconque se propose de visiter Berlin-Est : nom, adresse, profession, et ainsi de<br />

suite. Pendant ce temps, l’officier disait quelques mots au téléphone.<br />

Grant était sur <strong>le</strong> point de terminer quand deux autres militaires, des sousofficiers<br />

en kaki, avec des bonnets de police d’un vert crasseux et <strong>le</strong>s insignes verts<br />

de <strong>le</strong>ur grade, entrèrent dans la pièce. L’officier de garde <strong>le</strong>ur tendit sans <strong>le</strong> lire <strong>le</strong><br />

questionnaire rempli. Ils emmenèrent Grant, <strong>le</strong> firent monter avec sa motocyc<strong>le</strong>tte<br />

par la portière arrière d’un fourgon, qu’ils refermèrent sur lui. Après un parcours d’un<br />

quart d’heure à vive allure, <strong>le</strong> fourgon s’arrêta. Grant descendit et se trouva dans une<br />

cour, derrière un vaste bâtiment neuf. On l’y fit entrer, monter dans un ascenseur, et<br />

on l’abandonna dans une cellu<strong>le</strong> sans fenêtre qui ne contenait rien qu’un banc de fer.<br />

Après une heure, pendant laquel<strong>le</strong>, supposa-t-il, on examina ses papiers secrets, on<br />

<strong>le</strong> conduisit dans un bureau confortab<strong>le</strong>, où un officier, portant trois rangées de<br />

décorations et <strong>le</strong>s insignes de colonel, était assis à une tab<strong>le</strong>. Il n’y avait rien sur<br />

cette tab<strong>le</strong> à part des roses dans un vase. Dix ans plus tard, Grant, regardant à<br />

travers <strong>le</strong>s hublots, à sept mil<strong>le</strong> mètres plus bas, une vaste agglomération de<br />

lumières qu’il prit pour Kharkov, adressait un sourire mélancolique à son ref<strong>le</strong>t dans<br />

la glace Sécurit.<br />

Des roses ! A partir de ce moment, sa vie n’avait été que roses. Des roses, des<br />

roses, tout <strong>le</strong> long de la route…


3. Cours de perfectionnement<br />

- Ainsi, M. Grant, vous désirez travail<strong>le</strong>r en Union Soviétique ?<br />

Cette question lui était posée une demi-heure plus tard, et <strong>le</strong> colonel MGB<br />

commençait à en avoir assez de cette conversation. Il estimait avoir tiré de ce soldat<br />

britannique plutôt déplaisant tous <strong>le</strong>s renseignements militaires qui pouvaient<br />

présenter de l’intérêt. Quelques phrases aimab<strong>le</strong>s, en contrepartie du riche butin de<br />

secrets contenu dans <strong>le</strong>s sacs à dépêches, et cet homme pourrait redescendre dans<br />

son cachot, en attendant <strong>le</strong> moment d’être embarqué pour Vorkuta ou pour quelque<br />

autre camp de travail.<br />

- Oui, j’aimerais travail<strong>le</strong>r pour vous.<br />

- Et à quel genre de travail êtes-vous bon, M. Grant ? Nous avons pléthore<br />

d’ouvriers non spécialisés. Nous n’avons pas besoin de conducteurs de camions et,<br />

ajouta <strong>le</strong> colonel avec un sourire fugitif, s’il s’agit de boxe, nous avons quantité<br />

d’hommes qui savent boxer. Parmi eux, soit dit en passant, deux champions<br />

olympiques possib<strong>le</strong>s.<br />

- Je suis expert dans l’art de tuer. Je fais cela très bien. J’aime cela.<br />

La flamme rouge qui étincela pendant un instant au fond des yeux b<strong>le</strong>u pâ<strong>le</strong> ne<br />

passa pas inaperçue du colonel. « Il dit vrai, pensa-t-il. Il est aussi fou<br />

qu’antipathique ». Il eut pour Grant un sourire glacé, se demandant si c’était bien la<br />

peine de gaspil<strong>le</strong>r de la nourriture pour lui à Vorkuta. Il vaudrait peut-être mieux <strong>le</strong><br />

descendre. Ou <strong>le</strong> refou<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong> secteur britannique, en laissant à ses compatriotes<br />

<strong>le</strong> soin de s’occuper de lui.<br />

- Vous ne me croyez pas ? » Dit Grant en commençant à s’impatienter. Ce<br />

n’était pas l’homme qu’il fallait, <strong>le</strong> service compétent. « Qui fait <strong>le</strong> sa<strong>le</strong> boulot pour<br />

vous, ici ? » Il était sûr que <strong>le</strong>s Russes avaient une section spécialisée dans <strong>le</strong><br />

meurtre. Tout <strong>le</strong> monde l’affirmait. « Permettez-moi de <strong>le</strong>ur par<strong>le</strong>r. Je tuerai quelqu’un<br />

pour <strong>le</strong>ur compte. Qui ils voudront. Tout de suite. »<br />

Le colonel <strong>le</strong> regarda d’un air revêche. Il ferait peut-être mieux de rendre<br />

compte. « Attendez ici. » Il se <strong>le</strong>va, sortit de la pièce, en laissant la porte ouverte. Un<br />

garde vint se poster dans l’embrasure, surveillant Grant de dos, la main sur la crosse<br />

du pisto<strong>le</strong>t. Le colonel pénétra plus avant dans la pièce voisine. El<strong>le</strong> était vide. Il y<br />

avait trois téléphones sur <strong>le</strong> bureau. Il décrocha la ligne directe MGB avec Moscou.<br />

Quand l’opérateur militaire répondit, <strong>le</strong> colonel dit simp<strong>le</strong>ment SMERSH. Quand il eut<br />

SMERSH à l’appareil, il demanda <strong>le</strong> chef des Opérations.<br />

Dix minutes plus tard, il raccrochait. Quel<strong>le</strong> chance ! Une solution simp<strong>le</strong> et<br />

constructive ! Dans tous <strong>le</strong>s cas, l’affaire serait bénéfique. Si l’Anglais réussissait, ce<br />

serait magnifique. S’il échouait, cela causerait tout de même beaucoup d’ennuis<br />

dans <strong>le</strong> secteur Ouest : ennuis pour <strong>le</strong>s Anglais, puisque Grant était de chez eux;<br />

ennuis pour <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands, parce que cette tentative terroriserait un grand nombre<br />

de <strong>le</strong>urs espions; ennuis pour <strong>le</strong>s Américains qui fournissaient la plus grande partie<br />

des fonds versés au réseau Baumgarten; désormais, ils estimeraient qu’au point de<br />

vue de la sécurité Baumgarten ne valait rien. Satisfait de lui-même, <strong>le</strong> colonel revint<br />

dans son bureau et s’assit en face de Grant.<br />

- Vous pensez vraiment ce que vous dites ?<br />

- Bien entendu.


- Avez-vous une bonne mémoire ?<br />

- Oui.<br />

- Il y a dans <strong>le</strong> secteur britannique un Al<strong>le</strong>mand, <strong>le</strong> docteur Baumgarten. Il<br />

habite l’appartement 5 au n°22 de Kurfürstendamm. Vous savez où c’est ?<br />

- Oui.<br />

- Ce soir, on vous déposera avec votre motocyc<strong>le</strong>tte dans <strong>le</strong> secteur<br />

britannique. Vos plaques de police auront été changées : vos compatriotes sont<br />

naturel<strong>le</strong>ment à votre recherche. Vous apporterez un pli au docteur Baumgarten. Sur<br />

l’enveloppe, il sera mentionné qu’el<strong>le</strong> doit être remise en mains propres. Avec<br />

l’uniforme que vous portez, et cette enveloppe à la main, vous ne rencontrerez<br />

aucune difficulté. Vous direz que <strong>le</strong> message est tel<strong>le</strong>ment confidentiel que vous<br />

devez voir <strong>le</strong> docteur Baumgarten seul à seul. Alors, vous <strong>le</strong> tuerez. Le colonel<br />

marqua un temps. Il <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s sourcils : « Convenu ? »<br />

- Convenu, répondit Grant avec f<strong>le</strong>gme. Et si je réussis, vous me donnerez<br />

encore du travail de ce genre ?<br />

- C’est possib<strong>le</strong>, répondit <strong>le</strong> colonel avec indifférence. Il faut d’abord que vous<br />

montriez ce que vous savez faire. Quand vous aurez accompli votre travail et<br />

regagné la zone soviétique, vous pourrez demander <strong>le</strong> colonel Boris.<br />

Il sonna. Un homme en civil entra. Le colonel <strong>le</strong> désigna d’un geste.<br />

- Cet homme va vous donner à manger. Ensuite, il vous remettra l’enveloppe et<br />

un couteau bien tranchant, de fabrication américaine. Une arme excel<strong>le</strong>nte. Bonne<br />

chance.<br />

Le colonel tendit la main pour saisir une rose dans <strong>le</strong> vase et la respira avec<br />

délice. Grant se <strong>le</strong>va.<br />

- Merci, monsieur, dit-il avec cha<strong>le</strong>ur.<br />

L’officier ne fit aucune réponse et ne quitta pas des yeux la rose tandis que<br />

Grant quittait la pièce à la suite de l’homme en civil.<br />

L’avion survolait <strong>le</strong> cœur de la Russie. Ils avaient dépassé <strong>le</strong>s hauts-fourneaux<br />

crachant <strong>le</strong>urs flammes dans la banlieue est de Stalino, et à l’ouest <strong>le</strong> fil d’argent du<br />

Dniepr, se divisant en deux à Dniepropetrovsk. La tache de lumière qui entourait<br />

Kharkov avait marqué la frontière de l’Ukraine, la lueur moins étendue de Koursk,<br />

vil<strong>le</strong> des phosphates, était apparue, pour s’éloigner ensuite. Dans une heure, ils<br />

atteindraient Moscou, distante encore de 500 km; pendant ce temps, ils<br />

n’apercevraient plus aucune lumière.<br />

Grant en savait maintenant beaucoup sur la Russie. Après <strong>le</strong> meurtre rapide,<br />

propre, sensationnel, d’un espion d’intérêt vital pour l’Al<strong>le</strong>magne de l’Ouest, Grant<br />

n’avait pas plus tôt repassé la frontière en se faufilant, et trouvé en tâtonnant <strong>le</strong><br />

chemin conduisant au « colonel Boris », qu’on lui avait fait endosser des vêtements<br />

civils, coiffer un casque de vol, et embarquer à bord d’un avion vide de la MGB, qui<br />

l’emmena directement à Moscou.<br />

Alors commença une année de demi-captivité, que Grant consacra à deux<br />

tâches : à se maintenir en forme et à apprendre <strong>le</strong> russe. Pendant ce temps, toutes<br />

sortes de gens s’affairaient autour de lui : enquêteurs, mouchards, médecins.<br />

Pendant ce temps, en Ang<strong>le</strong>terre et en Irlande du Nord, des espions soviétiques<br />

scrutaient très consciencieusement son passé.<br />

Au terme de cette année, Grant avait obtenu <strong>le</strong> plus rassurant certificat de<br />

santé politique qu’un étranger puisse obtenir en Russie. Les espions avaient apporté<br />

confirmation de son histoire. Les mouchards anglais et américains avaient précisé<br />

dans <strong>le</strong>urs rapports qu’il ne s’intéressait en aucune façon aux mœurs politiques ou<br />

socia<strong>le</strong>s de quelque pays que ce fût, <strong>le</strong>s médecins et <strong>le</strong>s psychologues étaient


d’accord pour reconnaître qu’il était atteint de manie dépressive à un stade avancé,<br />

et que ses crises coïncidaient avec la p<strong>le</strong>ine lune. Ils avaient en outre décelé chez<br />

Grant un certain narcissisme, une sexualité rigoureusement nul<strong>le</strong> et une grande<br />

endurance à la dou<strong>le</strong>ur. Ces particularités mises à part, sa santé physique était<br />

magnifique et, bien que son niveau d’instruction fût bas, il était, de naissance, rusé<br />

comme un renard. Ils étaient tous du même avis : Grant était pour la société un<br />

individu extrêmement dangereux, qu’il y aurait lieu d’éliminer.<br />

Le dossier étant parvenu au chef du Personnel de la MGB, celui-ci était sur <strong>le</strong><br />

point de noter en marge : à exécuter, quand il lui vint une idée qu’il crut meil<strong>le</strong>ure.<br />

Il y avait en U.R.S.S. une grande quantité de gens à tuer. Non que <strong>le</strong> Russe soit<br />

cruel de nature – bien que certains peup<strong>le</strong>s de ce pays soient parmi <strong>le</strong>s plus<br />

sanguinaires du monde –, mais <strong>le</strong> meurtre, là-bas, est un moyen d’action politique.<br />

Les gens qui agissent contre l’Etat sont des ennemis de l’Etat, et il n’y a pas dans<br />

l’Etat de place pour des ennemis. Il y a trop à faire, <strong>le</strong> temps est trop précieux pour<br />

qu’on en perde à cause d’eux. Il faut <strong>le</strong>s tuer. Dans un pays de 200 millions<br />

d’habitants, on peut en tuer chaque année plusieurs milliers sans qu’il y paraisse. Si,<br />

comme cela se passa lors des deux grandes purges, il faut en tuer un million dans<br />

une année, ce n’est pas non plus une très grande perte. Le grave problème est la<br />

difficulté de trouver des exécuteurs. Ceux-ci ont une vie courte. Ils se fatiguent de<br />

faire ce travail. Le cœur n’y est plus. Après dix, vingt, cent râ<strong>le</strong>s d’agonie, un germe<br />

de mort, provenant sans doute de la mort el<strong>le</strong>-même, pénètre par osmose dans <strong>le</strong><br />

corps du tueur, si peu humain qu’il soit, et <strong>le</strong> ronge comme un cancer. Il devient la<br />

proie de la mélancolie et de la boisson; il lui vient une terrib<strong>le</strong> lassitude, qui diminue<br />

son activité visuel<strong>le</strong>, ra<strong>le</strong>ntit ses réf<strong>le</strong>xes et nuit à son efficacité. Quand l’employeur<br />

découvre ces signes, il n’y a d’autre solution que de faire exécuter l’exécuteur et d’en<br />

trouver un autre.<br />

Le Chef du Personnel de la MGB était au courant du problème et savait qu’on<br />

recherchait non seu<strong>le</strong>ment l’assassin raffiné, mais aussi <strong>le</strong> meurtrier du type courant.<br />

En définitive, il y avait là un homme qui semblait un expert dans <strong>le</strong>s deux formes de<br />

meurtre, qui aimait son métier et, à en croire <strong>le</strong>s médecins, était prédestiné à<br />

l’exercer. Le Chef du Personnel inscrivit sur <strong>le</strong> dossier de Grant une annotation brève<br />

et incisive, ajouta la mention SMERSH Otdyel II, et <strong>le</strong> plaça dans la corbeil<strong>le</strong> du<br />

courrier à expédier.<br />

Le Département 2 de SMERSH, chargé des Opérations et Exécutions, prit en<br />

charge la personne de Donovan Grant, changea son nom en Granitsky et l’inscrivit<br />

sur ses contrô<strong>le</strong>s.<br />

Les deux années suivantes furent pénib<strong>le</strong>s pour Grant. Il lui fallut retourner à<br />

l’éco<strong>le</strong>, et à une éco<strong>le</strong> qui lui inspira la nostalgie des pupitres tailladés, sous <strong>le</strong><br />

hangar de tô<strong>le</strong> ondulée, dans l’odeur des petits garçons mal lavés et <strong>le</strong><br />

bourdonnement des mouches somno<strong>le</strong>ntes, la seu<strong>le</strong> conception qu’il eût jusque-là de<br />

la vie scolaire. A l’Eco<strong>le</strong> du Renseignement, pour non-soviétiques, installée dans un<br />

faubourg de Leningrad, on voyait, serrés <strong>le</strong>s uns contre <strong>le</strong>s autres, Al<strong>le</strong>mands,<br />

Tchèques, Polonais, Baltes, Chinois et Nègres, aux visages sérieux et inspirés, et<br />

<strong>le</strong>urs plumes couraient sur <strong>le</strong>s pages des cahiers de notes. Grant eut à s’y débattre<br />

avec des notions qui étaient pour lui de l’hébreu. Il y avait des cours de culture<br />

politique généra<strong>le</strong>, embrassant l’histoire des mouvements ouvriers, du Parti<br />

Communiste et des forces ouvrières dans <strong>le</strong> monde entier, <strong>le</strong>s enseignements de<br />

Marx, Lénine et Staline, <strong>le</strong> tout parsemé de noms étrangers que l’Irlandais pouvait à<br />

peine épe<strong>le</strong>r. Il y avait des <strong>le</strong>çons sur « la lutte des classes que nous menons », avec<br />

des conférences sur <strong>le</strong> Capitalisme et sur <strong>le</strong> Fascisme; des semaines consacrées à


la « Tactique, agitation et propagande », d’autres encore, portant sur <strong>le</strong> problème<br />

des minorités ethniques, des races colonia<strong>le</strong>s, des Nègres, des Juifs. A la fin de<br />

chaque mois, il y avait un examen; Grant alignait sur <strong>le</strong> papier des inepties<br />

d’analphabète, entremêlées de bribes d’histoire d’Ang<strong>le</strong>terre à moitié oubliée, de<br />

slogans communistes sans orthographe. Chaque fois, sans exception, ses<br />

compositions étaient déchirées, en présence de toute la classe.<br />

Mais il tint <strong>le</strong> coup jusqu’au bout; et quand on en arriva aux questions<br />

techniques, il réussit mieux. Il comprit vite <strong>le</strong>s rudiments du code et du Chiffre, parce<br />

qu’il <strong>le</strong> voulait. Il était bon en Transmissions et il s’orienta sans difficulté dans <strong>le</strong><br />

labyrinthe des contacts, du cloisonnement, des courriers et des boîtes aux <strong>le</strong>ttres. Il<br />

obtint des notes excel<strong>le</strong>ntes dans <strong>le</strong> Service en Campagne, épreuve où chaque<br />

élève devait préparer et exécuter un simulacre de mission aux environs de<br />

Leningrad. Quand on en arriva, pour finir, aux tests de vigilance, discrétion,<br />

« sécurité avant tout », présence d’esprit, courage et sang-froid, il fut en tête du<br />

classement, pour toute l’éco<strong>le</strong>.<br />

A la fin de l’année, <strong>le</strong> rapport envoyé à SMERSH concluait en ces termes :<br />

« Va<strong>le</strong>ur politique nul<strong>le</strong>, va<strong>le</strong>ur opérationnel<strong>le</strong> excel<strong>le</strong>nte ». C’était juste ce qu’Otdyel<br />

désirait.<br />

Il passa l’année suivante avec seu<strong>le</strong>ment deux autres étudiants étrangers, au<br />

milieu de plusieurs centaines de Russes, à l’Eco<strong>le</strong> de Terrorisme et de Subversion<br />

de Kuchino, près de Moscou. Grant se distingua au cours de judo, de boxe,<br />

d’athlétisme, de photographie, de radio, sous la direction généra<strong>le</strong> du colonel Arkady<br />

Fotoyev, père de l’espionnage soviétique moderne, et compléta son instruction en<br />

armement individuel avec <strong>le</strong> lieutenant-colonel Nikolaï Godlowsky, champion<br />

soviétique de tir au fusil.<br />

Au cours de cette année-là, deux fois, sans avis préalab<strong>le</strong>, une voiture de MGB<br />

vint <strong>le</strong> chercher, une nuit de p<strong>le</strong>ine lune, pour <strong>le</strong> conduire dans une prison de<br />

Moscou. Là, la tête couverte d’une cagou<strong>le</strong> noire, il eut la possibilité de procéder à<br />

des exécutions, au moyen d’armes diverses : corde, hache, mitrail<strong>le</strong>tte. Des tests<br />

médicaux variés, comprenant notamment é<strong>le</strong>ctrocardiogramme, mesure de la<br />

tension artériel<strong>le</strong>, furent effectués sur lui avant, pendant et après l’opération; mais ni<br />

<strong>le</strong> but, ni <strong>le</strong> résultat de ces mesures ne lui furent communiqués. Ce fut une bonne<br />

année. Il avait l’impression sans se tromper qu’il donnait satisfaction.<br />

En 1949 et 1950, Grant eut l’occasion de participer à des opérations<br />

d’importance secondaire dans des pays satellites, avec des groupes mobi<strong>le</strong>s appelés<br />

« avant-postes ». Il s’agissait de raclées, ou simp<strong>le</strong>ment d’assassinats, sur la<br />

personne d’espions russes et d’agents des services de renseignements, soupçonnés<br />

de trahison ou d’écarts divers. Grant s’acquitta de ces tâches proprement, avec<br />

exactitude, sans se faire remarquer. Il était surveillé de près et d’une manière<br />

constante, mais il ne s’écarta jamais de ce qui lui avait été demandé; il ne manifesta<br />

aucune défaillance de caractère ou de technique. Il en eût été différemment si on<br />

l’avait chargé de perpétrer un meurtre alors qu’il était livré à lui-même et pendant la<br />

p<strong>le</strong>ine lune; mais ses supérieurs, comprenant que pendant cette période il échappait<br />

à <strong>le</strong>ur contrô<strong>le</strong>, et même au sien propre, choisissaient des dates plus sûres pour<br />

<strong>le</strong>urs opérations. La p<strong>le</strong>ine lune était exclusivement réservée aux carnages dans <strong>le</strong>s<br />

prisons; et de temps à autre une séance de ce genre était spécia<strong>le</strong>ment organisée à<br />

son intention, afin de <strong>le</strong> récompenser, pour une opération accomplie de sang-froid.<br />

En 1951-1952, l’utilité de Grant fut reconnue d’une façon plus complète et plus<br />

officiel<strong>le</strong>. A la suite d’un excel<strong>le</strong>nt travail, notamment à Berlin-Est, on lui accorda <strong>le</strong><br />

titre de citoyen soviétique et une augmentation de solde, de sorte que vers 1953, il


gagnait la somme coquette de 5 000 roub<strong>le</strong>s par mois. Il était nommé major, avec<br />

droit à la retraite, prenant date à son premier contact avec <strong>le</strong> colonel Boris, et la villa<br />

de Crimée lui fut affectée. Deux gardes du corps furent attachés à sa personne, en<br />

partie pour <strong>le</strong> protéger et en partie à titre de précaution contre un éventuel « retour à<br />

la vie civi<strong>le</strong> », nom donné à une défection, en jargon MGB. Une fois par mois, on <strong>le</strong><br />

conduisait à la prison la plus proche, et on <strong>le</strong> gratifiait d’autant d’exécutions qu’il y<br />

avait de candidats disponib<strong>le</strong>s.<br />

Bien entendu, Grant n’avait pas d’amis. Il était haï, craint ou envié par<br />

quiconque l’approchait. Il n’entretenait même pas de ces relations professionnel<strong>le</strong>s<br />

qui passent pour amica<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> monde discret et prudent des fonctionnaires<br />

soviétiques. Les seuls hommes auxquels il s’intéressât étaient ses victimes. En<br />

dehors de cela, sa vie était purement intérieure. El<strong>le</strong> était richement peuplée de<br />

pensées stimulantes. Et puis, bien sûr, il avait SMERSH. Personne, en Union<br />

Soviétique, s’il appartient au SMERSH, n’a à se préoccuper de ses amis. Il n’a en<br />

vérité à se soucier de rien, sinon de conserver au-dessus de sa tête la protection des<br />

ai<strong>le</strong>s noires de SMERSH.<br />

Grant était encore en train de se demander vaguement quel<strong>le</strong> raison il avait de<br />

rester avec ses patrons, quand l’avion, qui se trouvait maintenant dans <strong>le</strong> faisceau de<br />

radar de l’aéroport de Tushino, au sud de la lueur rouge qui était Moscou, commença<br />

à perdre de l’altitude. Parvenu au sommet de la hiérarchie, chef exécuteur de<br />

SMERSH, et par conséquent de toute l’Union Soviétique, que pouvait-il viser<br />

désormais ?… Un nouvel avancement ?… Encore plus d’argent ?… Plus de babio<strong>le</strong>s<br />

en or ?… Des victimes plus importantes ?… Des techniques améliorées ?<br />

Il ne semblait réel<strong>le</strong>ment pas y avoir de nouveau but que Grant eût pu viser. Ou<br />

bien, peut-être y avait-il dans quelque autre pays un homme dont il n’avait jamais<br />

entendu par<strong>le</strong>r, et qu’il faudrait éliminer avant d’accéder à la suprématie absolue ?


4. Les mogols de la mort<br />

SMERSH est l’organisation officiel<strong>le</strong> de meurtre du gouvernement soviétique. Il<br />

opère à l’intérieur du pays et à l’étranger. En 1955, il employait au total quarante<br />

mil<strong>le</strong> hommes et femmes. SMERSH est une contraction des mots « Smiert<br />

Spionam », qui signifient « mort aux espions ». Ce nom est utilisé par l’ensemb<strong>le</strong> du<br />

service et des fonctionnaires soviétiques. Dans <strong>le</strong> public, aucun être sensé n’aurait<br />

l’idée de prononcer <strong>le</strong> mot.<br />

Le Quartier Général de SMERSH est un immense et affreux bâtiment moderne,<br />

situé Sretenka Ulitsa. C’est <strong>le</strong> numéro 13 de cette rue, large et triste. Les gens,<br />

quand ils passent devant <strong>le</strong>s deux sentinel<strong>le</strong>s armées de mitrail<strong>le</strong>ttes qui se tiennent<br />

de chaque côté du large perron conduisant à une grande porte doub<strong>le</strong> en fer,<br />

regardent <strong>le</strong> bout de <strong>le</strong>urs souliers; s’ils y pensent à temps, ou peuvent s’y risquer<br />

sans se faire remarquer, ils changent de trottoir.<br />

La direction de SMERSH fonctionne au deuxième étage. La pièce la plus<br />

importante de cet étage est très vaste, bien éclairée, et peinte de cette cou<strong>le</strong>ur olive<br />

pâ<strong>le</strong> qu’on trouve dans tous <strong>le</strong>s bureaux administratifs du monde entier. En face de<br />

la porte insonorisée, deux larges fenêtres ont vue sur la cour, située à l’arrière du<br />

bâtiment. Le plancher est couvert d’un tapis du Caucase aux riches cou<strong>le</strong>urs et de la<br />

meil<strong>le</strong>ure qualité. Dans <strong>le</strong> coin de la pièce tout à fait à gauche, se trouve un bureau<br />

de chêne massif. Le dessus tapissé de velours rouge, est protégé par une glace<br />

épaisse. A gauche du bureau, deux corbeil<strong>le</strong>s à courrier : arrivée – départ. A droite,<br />

quatre téléphones. Partant du centre de ce bureau et formant avec lui un T, une tab<strong>le</strong><br />

de conférence traverse la pièce en diagona<strong>le</strong>. Huit chaises de cuir rouge à dossier<br />

droit sont rangées autour de cette tab<strong>le</strong>. Cel<strong>le</strong>-ci est éga<strong>le</strong>ment tapissée de velours<br />

rouge, mais sans glace protectrice. Il y a aussi des cendriers, et deux massives<br />

carafes d’eau avec des verres. Les murs sont garnis de quatre grands tab<strong>le</strong>aux dans<br />

des cadres dorés.<br />

En 1955, il y avait au-dessus de la porte un portrait de Staline, un de Lénine<br />

entre <strong>le</strong>s deux fenêtres, sur <strong>le</strong>s deux autres murs se faisant face un portrait de<br />

Boulganine et, à l’endroit où l’on voyait jusqu’au 13 janvier 1954 un portrait de Béria,<br />

celui du général d’armée Ivan A<strong>le</strong>xandrovitch Serov, Chef du Comité de Sécurité.<br />

Sur <strong>le</strong> mur de gauche, sous <strong>le</strong> portrait de Boulganine, se trouvait un récepteur de<br />

télévision, dans un élégant coffret de chêne ciré. Ce coffret recélait en même temps<br />

un magnétophone, qu’on pouvait mettre en marche du bureau. Il était relié, par des<br />

fils dissimulés dans <strong>le</strong>s pieds de la tab<strong>le</strong>, à un microphone, qui pouvait capter tout ce<br />

qui se disait autour de cel<strong>le</strong>-ci. A côté du téléviseur, une petite porte conduisait à un<br />

cabinet de toi<strong>le</strong>tte privé et à une petite sal<strong>le</strong> où pouvaient être projetés des films de<br />

caractère confidentiel.<br />

Sous <strong>le</strong> portrait du général Serov, une bibliothèque contenait, sur <strong>le</strong>s planches<br />

supérieures <strong>le</strong>s œuvres de Marx, Engels, Lénine et Staline, et, à une hauteur plus<br />

accessib<strong>le</strong>, des <strong>livre</strong>s en toutes langues sur l’espionnage, <strong>le</strong> contre-espionnage, <strong>le</strong>s<br />

méthodes policières et la criminologie. Tout à côté, contre <strong>le</strong> mur, une tab<strong>le</strong> étroite et<br />

longue, sur laquel<strong>le</strong> se trouvaient une douzaine de grands albums reliés en cuir,<br />

avec des dates frappées en or. Ils contenaient <strong>le</strong>s photographies des citoyens<br />

soviétiques et des étrangers assassinés par SMERSH.


Au moment approximatif où Grant atterrissait à Tushino, un peu avant 23 h 30,<br />

un homme d’une cinquantaine d’années, trapu, l’air dur, était assis à cette tab<strong>le</strong>, en<br />

train de feuil<strong>le</strong>ter <strong>le</strong> volume marqué 1954. Le chef de SMERSH, <strong>le</strong> général de Corps<br />

d’Armée Grubozaboyschikov, connu dans la maison sous l’initia<strong>le</strong> « G », était vêtu<br />

d’une tunique kaki stricte à haut col et d’une culotte de cava<strong>le</strong>rie b<strong>le</strong>u foncé, garnie<br />

sur <strong>le</strong>s côtés de deux minces bandes rouges. La culotte se terminait par des bottes<br />

de cheval en cuir noir soup<strong>le</strong>, magnifiquement cirées. A la tunique étaient épinglées<br />

trois rangées de décorations : deux ordres de Lénine, l’ordre de Souvarov, l’ordre<br />

d’A<strong>le</strong>xandre Newski, l’ordre de la Bannière Rouge, deux Etoi<strong>le</strong>s Rouges, la médail<strong>le</strong><br />

pour Vingt Ans de service et des médail<strong>le</strong>s commémoratives de la Défense de<br />

Moscou et de la Prise de Berlin. A la suite, <strong>le</strong> ruban rose et gris de l’ordre du British<br />

Empire et <strong>le</strong> ruban grenat et blanc de la Médail<strong>le</strong> américaine du Mérite. Au-dessus<br />

des rubans, l’étoi<strong>le</strong> d’or de Héros de l’Union Soviétique.<br />

Un visage étroit et angu<strong>le</strong>ux émergeait du col de la tunique. Les yeux marrons,<br />

ronds et protubérants comme des bil<strong>le</strong>s, s’agrémentaient de poches flasques en<br />

dessous, et au-dessus d’épais sourcils noirs. La peau blanche du crâne rasé à cru<br />

brillait, à la lumière du chandelier placé au centre de la tab<strong>le</strong>. La bouche était large et<br />

féroce, <strong>le</strong> menton creusé d’une fossette profonde. C’était, dans l’ensemb<strong>le</strong>, un visage<br />

dur, inf<strong>le</strong>xib<strong>le</strong>, dégageant une autorité redoutab<strong>le</strong>.<br />

L’un des téléphones placés sur <strong>le</strong> bureau émit un léger bourdonnement.<br />

L’homme s’avança à pas raides et précis jusqu’à son siège présidentiel, s’assit et<br />

saisit <strong>le</strong> récepteur, qui portait en blanc <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres VCH, abréviation de<br />

vysokochastoty, c’est-à-dire haute fréquence. Il n’y avait que cinquante hauts<br />

fonctionnaires reliés au réseau VCH, outre <strong>le</strong>s ministres d’Etat et <strong>le</strong>s chefs des<br />

principaux Départements. Ce réseau était desservi par un petit standard situé au<br />

Kremlin et dont <strong>le</strong> fonctionnement était assuré par des officiers spécialisés des<br />

Services de Sécurité. Mais il <strong>le</strong>ur était impossib<strong>le</strong> d’écouter <strong>le</strong>s conversations. Il faut<br />

dire que chaque mot prononcé sur ce réseau était automatiquement enregistré.<br />

- Allô ?<br />

- Serov, à l’appareil. Quel<strong>le</strong>s mesures a-t-on prises à la suite de la réunion du<br />

Présidium de ce matin ?<br />

- J’ai ici une conférence dans quelques minutes, Camarade général : RUMID,<br />

GRU, et naturel<strong>le</strong>ment MGB. Ensuite, si l’on est d’accord pour agir, je verrai mon<br />

Chef des Opérations et mon Chef du Plan. Pour <strong>le</strong> cas où une liquidation serait<br />

décidée, j’ai pris la précaution de faire venir à Moscou <strong>le</strong> personnel nécessaire. Cette<br />

fois-ci, je superviserai moi-même <strong>le</strong>s opérations. Nous ne voulons pas d’une nouvel<strong>le</strong><br />

affaire Khoklov.<br />

- Ah diab<strong>le</strong> non ! Téléphonez-moi après votre première conférence. Je désire<br />

mettre <strong>le</strong> Présidium au courant dès demain matin.<br />

- Certainement, Camarade général.<br />

Le général G. reposa <strong>le</strong> récepteur et appuya sur une sonnette placée sous son<br />

bureau. En même temps, il déc<strong>le</strong>nchait <strong>le</strong> magnétophone. Son aide de camp, un<br />

capitaine MGB, entra.<br />

- Sont-ils arrivés ?<br />

- Oui, Camarade général.<br />

- Faites-<strong>le</strong>s entrer.<br />

Quelques minutes plus tard, six hommes, dont cinq en uniforme, entraient à la<br />

fi<strong>le</strong>. Jetant à peine un regard à l’homme assis à son bureau, ils prirent place autour<br />

de la tab<strong>le</strong> de conférence. Il y avait là trois officiers supérieurs Chefs de<br />

Département, chacun accompagné d’un aide de camp. En Russie Soviétique,


personne ne se rend seul à une conférence. Pour sa propre sécurité et pour rassurer<br />

<strong>le</strong>s membres de son département, chacun se fait immanquab<strong>le</strong>ment accompagner<br />

d’un témoin, afin que ces fonctionnaires puissent disposer de deux versions<br />

différentes de ce qui s’est passé et surtout de ce qui a été dit en <strong>le</strong>ur nom. Cela est<br />

important, dans <strong>le</strong> cas de recherches ultérieures. Aucune note n’est prise au cours<br />

de ces réunions et <strong>le</strong>s décisions sont transmises verba<strong>le</strong>ment aux différents<br />

départements. Sur <strong>le</strong> côté de la tab<strong>le</strong> et à son extrémité étaient assis <strong>le</strong> général de<br />

Division Slavin, Chef du GRU, <strong>le</strong> 2 e Bureau de l’Etat-major général de l’armée, et<br />

près de lui un colonel. Au bout de la tab<strong>le</strong>, <strong>le</strong> général de Division Vozdvishensky, de<br />

RUMID, Service de Renseignement du ministère des Affaires étrangères,<br />

accompagné d’un homme entre <strong>le</strong>s deux âges, en civil. Le dos à la porte, <strong>le</strong> colonel<br />

de Sécurité d’Etat Nikitin, Chef des Services de Renseignement de MGB, Service<br />

Secret Soviétique, flanqué d’un major.<br />

- Bonsoir, Camarades.<br />

Un murmure poli, mais réservé, sortit de la bouche des trois officiers supérieurs.<br />

Chacun d’entre eux savait, tout en croyant être <strong>le</strong> seul à <strong>le</strong> savoir, que la pièce était<br />

farcie de microphones; et chacun, sans prévenir toutefois son aide de camp, avait<br />

décidé de ne prononcer qu’un minimum de mots, en se limitant aux propos<br />

conformistes et rituels.<br />

- Nous pouvons fumer.<br />

Le général G. sortit un paquet de Moskva-Volga et en alluma une avec un<br />

briquet Zippo de l’armée américaine. Il y eut un cliquetis de briquets tout autour de la<br />

tab<strong>le</strong>. Le général G. aplatit presque complètement <strong>le</strong> tube de carton de sa cigarette<br />

et <strong>le</strong> planta entre ses dents, du côté droit. Il rentra <strong>le</strong>s lèvres et se mit à par<strong>le</strong>r, en<br />

courtes phrases hachées, qui sortaient d’entre <strong>le</strong>s dents et la cigarette dressée vers<br />

<strong>le</strong> plafond, avec une sorte de siff<strong>le</strong>ment.<br />

- Camarades, nous sommes réunis sur <strong>le</strong>s instructions du Camarade général<br />

Serov. Le général Serov, au nom du Présidium m’a donné l’ordre de vous mettre au<br />

courant de certaines affaires intéressant la politique de l’Etat. Nous avons à conférer<br />

pour voir, dans la ligne de cette politique et pour la servir, quel<strong>le</strong>s mesures nous<br />

proposons. Il nous faut aboutir rapidement à cette décision. El<strong>le</strong> sera pour l’Etat<br />

d’une importance capita<strong>le</strong>. Il faut donc qu’el<strong>le</strong> soit correctement prise. Le général G.<br />

marqua un temps, pour permettre aux assistants de bien se pénétrer du sens de ses<br />

paro<strong>le</strong>s. Lentement, il examina un par un <strong>le</strong>s visages des trois officiers supérieurs.<br />

Ceux-ci lui rendirent son regard sans broncher. Mais, dans <strong>le</strong>ur for intérieur, ces<br />

hommes extrêmement importants étaient troublés; ils allaient devoir risquer un œil à<br />

travers la porte de la fournaise. Ils allaient apprendre un secret d’Etat, et cela pourrait<br />

avoir un jour pour eux <strong>le</strong>s plus graves conséquences. Assis dans cette pièce<br />

tranquil<strong>le</strong>, ils se sentaient déjà baignés dans la terrib<strong>le</strong> incandescence qui, en Union<br />

Soviétique, rayonne autour du centre du pouvoir absolu : <strong>le</strong> Présidium Suprême.<br />

La dernière cendre de sa cigarette tomba sur la tunique du général G. Il<br />

l’épousseta et jeta <strong>le</strong> petit bout de carton à côté du bureau dans <strong>le</strong> panier destiné aux<br />

papiers secrets à détruire. Il alluma une autre cigarette et la tenant serrée entre <strong>le</strong>s<br />

dents reprit la paro<strong>le</strong>.<br />

- L’avis que nous avons donné concerne un acte de terrorisme spectaculaire, à<br />

exécuter dans <strong>le</strong>s trois mois en territoire ennemi.<br />

Six paires d’yeux sans expression, dans l’expectative, se braquèrent sur <strong>le</strong> chef<br />

de SMERSH.<br />

- Camarades, <strong>le</strong> général G. se renversa sur sa chaise et prit <strong>le</strong> ton de l’exposé<br />

la politique étrangère de l’U.R.S.S. est entrée dans une phase nouvel<strong>le</strong>.


Précédemment, c’était une politique « dure », une politique d’acier, dit-il en se<br />

permettant ce jeu de mots sur <strong>le</strong> nom de Staline. Cette politique, pour efficace qu’el<strong>le</strong><br />

fût, a fait naître à l’ouest, et principa<strong>le</strong>ment en Amérique, des tensions qui devenaient<br />

dangereuses. Les Américains ont des réactions imprévisib<strong>le</strong>s. C’est un peup<strong>le</strong><br />

d’hystériques. Les rapports de nos Services de Renseignement commençaient à<br />

laisser entendre que nous conduisions l’Amérique au bord de l’attaque atomique<br />

contre l’U.R.S.S. sans déclaration de guerre. Vous avez lu ces rapports, et vous<br />

savez que je dis vrai. Nous ne voulons pas d’une tel<strong>le</strong> guerre. S’il doit y avoir une<br />

guerre, ce sera à un moment choisi par nous. Certains Américains puissants,<br />

notamment une fraction du Pentagone, à la tête de laquel<strong>le</strong> se trouve l’amiral<br />

Radford, étaient aidés, dans <strong>le</strong>urs machinations pour semer la discorde, par <strong>le</strong>s<br />

succès mêmes de notre politique « dure ». Il fut donc reconnu que <strong>le</strong> moment était<br />

venu de changer de méthode, tout en conservant <strong>le</strong>s mêmes objectifs. Une nouvel<strong>le</strong><br />

politique fut inaugurée : la politique « dure-soup<strong>le</strong> ». Genève en a marqué <strong>le</strong> début.<br />

Nous étions soup<strong>le</strong>s. La Chine menace Quemoy et Matsu : nous sommes « durs ».<br />

Nous ouvrons notre frontière à un tas de journalistes, d’acteurs, d’artistes, bien que<br />

nous n’ignorions pas qu’un grand nombre d’entre eux sont des espions. Nos<br />

dirigeants <strong>le</strong>s accueil<strong>le</strong>nt joyeusement à Moscou et font des plaisanteries au cours<br />

des réceptions. Au milieu de ces plaisanteries, nous lâchons la bombe expérimenta<strong>le</strong><br />

la plus puissante qu’on ait jamais vue. Les Camarades Boulganine et Khrouchtchev,<br />

<strong>le</strong> Camarade général Serov (ces noms étaient cités à l’intention toute particulière de<br />

la bande enregistrée), visitent l’Inde et l’Extrême-Orient, insultent l’Ang<strong>le</strong>terre. A <strong>le</strong>ur<br />

retour, ils ont des entretiens amicaux avec l’Ambassadeur britannique, à propos de<br />

<strong>le</strong>ur prochaine visite d’amitié à Londres. Et ainsi de suite : <strong>le</strong> bâton, puis la carotte; <strong>le</strong><br />

sourire, puis <strong>le</strong> froncement de sourcils. L’Ouest est dans la confusion. La tension se<br />

relâche avant que nos adversaires aient eu <strong>le</strong> temps de se durcir. Leurs réactions<br />

sont maladroites, <strong>le</strong>ur stratégie désorganisée. Pendant ce temps, <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> s’amuse<br />

de nos plaisanteries, acclame nos équipes de football et se pâme de bonheur quand<br />

nous relâchons quelques prisonniers de guerre que nous n’avons plus envie de<br />

nourrir.<br />

Il y eut tout autour de la tab<strong>le</strong> des sourires de satisfaction et de fierté. Quel<strong>le</strong><br />

brillante politique ! Comme on se moquait de ces Occidentaux !<br />

- Pendant ce temps, poursuivit <strong>le</strong> général G., esquissant un sourire pour<br />

répondre à l’explosion de joie qu’il avait provoquée, nous continuons partout à<br />

brouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cartes : révolution au Maroc, envoi d’armes à l’Egypte, amitié avec la<br />

Yougoslavie, troub<strong>le</strong>s à Chypre, émeutes en Turquie, grèves en Ang<strong>le</strong>terre, gains<br />

politiques considérab<strong>le</strong>s en France. Il n’y a pas dans <strong>le</strong> monde un point où nous ne<br />

soyons en train de progresser tranquil<strong>le</strong>ment.<br />

Le général G. vit, autour de la tab<strong>le</strong>, tous <strong>le</strong>s yeux bril<strong>le</strong>r de convoitise. A<br />

présent ces hommes étaient assouplis. Le moment était venu de se durcir. Le<br />

moment était venu de <strong>le</strong>ur faire sentir sur eux-mêmes <strong>le</strong>s effets de la nouvel<strong>le</strong><br />

politique. Les Services de Renseignement allaient avoir, eux aussi, à peser de tout<br />

<strong>le</strong>ur poids, dans cette vaste partie engagée en <strong>le</strong>ur nom. Le général G. se pencha<br />

doucement en avant. Il planta <strong>le</strong> coude droit sur son bureau et brandit <strong>le</strong> poing.<br />

- Mais, Camarades, sa voix se faisait douce, où y a-t-il eu une défaillance dans<br />

l’accomplissement de la politique généra<strong>le</strong> de l’U.R.S.S. ?… Qui n’a cessé d’être<br />

doux, alors que nous voulions être durs ?… Qui a essuyé des défaites, alors que la<br />

victoire souriait à tous <strong>le</strong>s autres départements ?… Qui, par ses gaffes stupides, a<br />

couvert l’U.R.S.S. de ridicu<strong>le</strong> et l’a affaiblie dans <strong>le</strong> monde entier ?… qui ?


Le ton s’était é<strong>le</strong>vé et la phrase se terminait presque sur un cri. Le général G.<br />

estimait qu’il avait à merveil<strong>le</strong> formulé l’accusation exigée par <strong>le</strong> Présidium. El<strong>le</strong><br />

retentirait magnifiquement aux oreil<strong>le</strong>s de Serov, quand il se ferait passer la bande.<br />

Le général G. examina <strong>le</strong>s visages blêmes des hommes qui étaient là, autour<br />

de la tab<strong>le</strong>, à attendre la suite. Son poing s’abattit sur <strong>le</strong> bureau.<br />

- Tous <strong>le</strong>s services de Renseignement de l’Union Soviétique, camarades ! la<br />

voix était devenue un beug<strong>le</strong>ment féroce. C’est nous qui sommes <strong>le</strong>s fainéants, <strong>le</strong>s<br />

saboteurs, <strong>le</strong>s traîtres !… C’est nous qui avons failli à notre devoir envers l’Union<br />

Soviétique, dans la lutte immense et glorieuse qu’el<strong>le</strong> a engagée ! Nous ! » Son bras<br />

fit <strong>le</strong> tour de la tab<strong>le</strong> : « Nous tous ! »<br />

Le ton de la voix revint à la norma<strong>le</strong>, se fit raisonnab<strong>le</strong>.<br />

- Mais, bougre de merde (il souligna la grossièreté de l’exclamation),<br />

Camarades, consultez <strong>le</strong>s dossiers ! Premièrement, nous perdons Gouzenko et<br />

l’ensemb<strong>le</strong> du réseau canadien, <strong>le</strong> savant Fuchs. Ensuite, c’est <strong>le</strong> réseau américain<br />

qui est liquidé, nous perdons des hommes comme Tokaev. Puis, c’est la<br />

scanda<strong>le</strong>use affaire Khoklov, qui porta un grave préjudice à notre pays. Petrov et sa<br />

femme en Australie. Une affaire bousillée, si jamais il y en eut une !… La liste est<br />

interminab<strong>le</strong>. Défaite sur défaite, et <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> sait que j’en cite à peine la moitié.<br />

Le général G. marqua une pause. Il reprit, de sa voix la plus douce :<br />

- Camarades, je dois vous <strong>le</strong> dire, à moins que nous ne donnions ce soir un<br />

avis susceptib<strong>le</strong> de procurer aux Services de Renseignement une éclatante victoire<br />

et que nous n’agissions convenab<strong>le</strong>ment, s’il est décidé d’y donner suite, nous<br />

devons nous attendre à de graves ennuis.<br />

Le général G. chercha une conclusion qui porte en soi une menace imprécise. Il<br />

la trouva :<br />

- Il y aura… il s’arrêta un instant pour regarder tout autour de la tab<strong>le</strong> avec une<br />

douceur feinte, il y aura de sérieux désagréments.


5. Konspiratsia<br />

Les moujiks avaient reçu <strong>le</strong> knout. Le général G. <strong>le</strong>ur accorda quelques minutes<br />

pour lécher <strong>le</strong> sang de <strong>le</strong>urs b<strong>le</strong>ssures et se remettre des coups de fouet officiels qui<br />

<strong>le</strong>ur avaient été infligés.<br />

Personne ne dit un mot pour se défendre. Personne ne plaida la cause de son<br />

département, n’essaya d’énumérer <strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>s succès des services de<br />

Renseignement soviétiques, qui pouvaient être mis en balance avec <strong>le</strong>s quelques<br />

fautes commises. Et personne ne mit en doute <strong>le</strong> droit du chef de SMERSH, qui en<br />

partageait avec eux la responsabilité, d’énoncer cette terrib<strong>le</strong> accusation. Le Verbe<br />

émanait du Trône, et <strong>le</strong> général G. en avait été simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> porte-paro<strong>le</strong>. C’était un<br />

grand honneur pour <strong>le</strong> général G. d’avoir ainsi été choisi, <strong>le</strong> signe qu’il était bien en<br />

cour, l’annonce d’un avancement imminent; toutes <strong>le</strong>s personnes présentes notèrent<br />

soigneusement <strong>le</strong> fait que, dans la hiérarchie des Services de Renseignement, <strong>le</strong><br />

général G., et SMERSH à sa suite, étaient parvenus au sommet de l’édifice. Au bout<br />

de la tab<strong>le</strong>, <strong>le</strong> représentant du ministère des Affaires étrangères, <strong>le</strong> général de<br />

division Vozdvishensky, de RUMID, en suivant des yeux la volute de fumée qui<br />

sortait de sa longue cigarette Kazbek, se remémorait ce que Molotov lui avait dit en<br />

privé, à la mort de Béria : <strong>le</strong> général G. irait loin. Il n’y avait pas de clairvoyance<br />

particulière dans cette prophétie, se dit-il en y réfléchissant; Béria détestait G. et<br />

avait toujours freiné son avancement, l’écartant soigneusement de l’échel<strong>le</strong> qui<br />

conduit au pouvoir, pour l’aiguil<strong>le</strong>r sur des voies de garage, l’affecter à des<br />

départements comme ce qui était alors <strong>le</strong> ministère de la Sécurité d’Etat, que Béria,<br />

dès la mort de Staline, s’empressa de supprimer en tant que ministère. Jusqu’en<br />

1952, G. était délégué auprès d’un des chefs de ce service. Quand <strong>le</strong> poste fut<br />

supprimé, il consacra son énergie à comploter la chute de Béria, travaillant en secret<br />

sous <strong>le</strong>s ordres du redoutab<strong>le</strong> général Serov, qui <strong>le</strong> nota de tel<strong>le</strong> façon qu’il se trouva<br />

hors d’atteinte de Béria lui-même.<br />

Serov, héros de l’Union Soviétique, vétéran des organismes ayant précédé la<br />

création de MGB : Tcheka, Guépéou, NKVD et MVD, était à tous points de vue un<br />

homme plus important que Béria. Il avait été directement mêlé aux exécutions<br />

massives des années 30, où un million d’hommes et femmes trouvèrent la mort, et<br />

c’est lui qui avait mis en scène la plupart des grands procès spectaculaires de<br />

Moscou. Il avait organisé <strong>le</strong> génocide sanglant du centre du Caucase, en février<br />

1944 dirigé <strong>le</strong>s déportations massives dans <strong>le</strong>s pays baltes, et l’enlèvement des<br />

savants al<strong>le</strong>mands, en particulier des spécialistes de l’Atome, grâce auxquels la<br />

Russie a pu prendre, aussitôt après la guerre, son grand essor technique.<br />

Béria et ses fidè<strong>le</strong>s sont allés à la potence, tandis que SMERSH était donné en<br />

récompense au général G. Quant au général d’armée Ivan Serov, c’est lui qui, avec<br />

Boulganine et Khrouchtchev, règne désormais sur la Russie. Il se peut même qu’un<br />

jour il reste seul au sommet du pouvoir. Mais je parie, se disait <strong>le</strong> général<br />

Vozdvishensky, en jetant un coup d’œil sur la bou<strong>le</strong> de billard qui lui faisait face, à<br />

l’autre bout de la tab<strong>le</strong>, qu’à ce moment-là, <strong>le</strong> général G. ne sera pas très loin<br />

derrière lui.<br />

Le crâne luisant se re<strong>le</strong>va, et <strong>le</strong> regard des yeux bruns, durs et saillants<br />

franchissant en sens inverse toute la longueur de la tab<strong>le</strong>, se fixa à son tour sur <strong>le</strong>


général Vozdvishensky. Celui-ci s’obligea à soutenir ce regard avec calme, et même<br />

avec une nuance d’estime. « C’est un rusé, se disait <strong>le</strong> général G. Braquons <strong>le</strong><br />

projecteur sur lui, et voyons l’effet qu’il produit sur la bande sonore. »<br />

- Camarades, l’or étincelait aux deux coins de sa bouche, qui s’élargissait en un<br />

sourire présidentiel. Ne nous effrayons pas outre mesure. Au pied de l’arbre <strong>le</strong> plus<br />

é<strong>le</strong>vé se trouve une hache qui attend son heure. Nous ne nous sommes jamais<br />

figuré que nos services avaient remporté assez de succès pour être à l’abri de toute<br />

critique. Ce qu’on m’a chargé de vous dire n’aura été une surprise pour aucun<br />

d’entre vous. Re<strong>le</strong>vons donc <strong>le</strong> défi de bon cœur, et mettons-nous au travail.<br />

Il n’y eut autour de la tab<strong>le</strong>, en réponse à ces platitudes, aucun sourire. Le<br />

général G. ne s’y attendait d’ail<strong>le</strong>urs pas. Il alluma une cigarette et continua :<br />

- J’ai dit que nous devions proposer sur <strong>le</strong> champ un acte de terrorisme dans <strong>le</strong><br />

secteur des Services de Renseignement. Et l’un de nos départements sans aucun<br />

doute <strong>le</strong> mien sera chargé de l’exécution.<br />

Un imperceptib<strong>le</strong> soupir de soulagement fit <strong>le</strong> tour de la tab<strong>le</strong>. Au moins,<br />

SMERSH serait <strong>le</strong> département responsab<strong>le</strong>. C’était quelque chose.<br />

- Mais <strong>le</strong> choix de l’objectif ne sera pas chose faci<strong>le</strong>. Notre responsabilité<br />

col<strong>le</strong>ctive, engagée dans ce choix, sera lourde.<br />

Soup<strong>le</strong>, puis dure. Dure, puis soup<strong>le</strong>. La conférence était de nouveau tenue en<br />

ha<strong>le</strong>ine.<br />

- Il ne s’agit pas simp<strong>le</strong>ment de faire sauter un immeub<strong>le</strong> ou de tirer sur un<br />

Premier ministre. Ces grosses plaisanteries pour petits bourgeois ne sont pas en<br />

question. Notre opération doit être délicate, raffinée; el<strong>le</strong> doit viser au cœur<br />

l’organisation de Renseignement de l’Ouest. El<strong>le</strong> doit lui causer un grave préjudice –<br />

un préjudice occulte, dont <strong>le</strong> public n’entendra peut-être jamais par<strong>le</strong>r, mais qui sera<br />

un sujet de conversation pour <strong>le</strong>s milieux gouvernementaux. El<strong>le</strong> doit aussi<br />

provoquer un scanda<strong>le</strong> public, si énorme que <strong>le</strong> monde entier s’en pourléchera <strong>le</strong>s<br />

babines, se gaussera de voir nos ennemis aussi déshonorés, rira de <strong>le</strong>ur stupidité.<br />

Les gouvernements sauront, naturel<strong>le</strong>ment, qu’il s’agit d’une konspiratsia soviétique.<br />

C’est une bonne chose. Ce sera un échantillon de politique « dure ». Les agents, <strong>le</strong>s<br />

espions de l’Ouest, <strong>le</strong> sauront aussi; ils admireront notre habi<strong>le</strong>té, ils tremb<strong>le</strong>ront. Les<br />

traîtres, <strong>le</strong>s candidats à la désertion, réfléchiront. Nos propres troupes seront<br />

stimulées. Notre démonstration de force et d’intelligence <strong>le</strong>s incitera à déployer de<br />

plus grands efforts. Mais, bien entendu, nous prétendrons ne rien savoir de cette<br />

histoire, quel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> soit et il est souhaitab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s masses soviétiques ignorent<br />

complètement <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> que nous aurons joué.<br />

Le général G. marqua un temps et fixa <strong>le</strong> regard sur l’autre bout de la tab<strong>le</strong>,<br />

dans la direction du représentant de RUMID, qui, une fois de plus, soutint ce regard<br />

sans broncher.<br />

- Il s’agit maintenant de déterminer l’organisation à laquel<strong>le</strong> nous porterons ce<br />

coup et de choisir ensuite une cib<strong>le</strong> à l’intérieur de cette organisation. Camarade<br />

général de division Vozdvishensky, depuis <strong>le</strong> temps que vous observez de l’extérieur<br />

<strong>le</strong>s services de renseignement étrangers (c’était une allusion moqueuse à la rivalité<br />

célèbre qui opposait <strong>le</strong>s 2 e Bureaux du GRU et <strong>le</strong>s Services Secrets du MGB), peutêtre<br />

pourriez-vous explorer <strong>le</strong> terrain pour nous. Nous souhaitons connaître votre<br />

opinion sur l’importance relative des services de renseignements occidentaux. Nous<br />

choisirons <strong>le</strong> plus dangereux, et celui auquel nous désirons <strong>le</strong> plus porter préjudice.<br />

Le général G. se rencoigna dans son siège, d’où il dominait l’assistance et, <strong>le</strong><br />

menton posé sur <strong>le</strong>s doigts entrelacés de ses mains jointes, il prit l’attitude du<br />

professeur qui se prépare à écouter un long exposé. La question posée ne faisait


pas peur au général Vozdvishensky. Il y avait trente ans qu’il appartenait aux<br />

services de Renseignement, particulièrement à l’étranger. Il avait servi comme<br />

drogman à l’Ambassade soviétique de Londres, sous Litvinoff. Il avait travaillé à<br />

l’Agence Tass à New York et était ensuite retourné à l’Amtorg, la représentation<br />

commercia<strong>le</strong> soviétique à Londres. Pendant cinq ans, il avait servi comme attaché<br />

militaire sous <strong>le</strong>s ordres de la brillante Mme Kollontaï, à l’Ambassade de Stockholm.<br />

Il avait participé à l’entraînement de Sorge, <strong>le</strong> champion des espions soviétiques,<br />

avant son départ pour Tokyo. Pendant la guerre, il avait été pour un temps chef de la<br />

délégation soviétique en Suisse en « Schmidtland », comme on dit en argot d’espion<br />

et là, il avait contribué à poser <strong>le</strong>s jalons du réseau « Lucy », qui obtint des résultats<br />

exceptionnels, mais fut tragiquement mis à mal. Il s’était même rendu un grand<br />

nombre de fois en Al<strong>le</strong>magne, comme courrier pour la Rote Kapel<strong>le</strong> et avait échappé<br />

de peu à la liquidation de cette organisation. Après la guerre, versé au ministère des<br />

Affaires étrangères, il s’était trouvé intimement mêlé à l’opération Burgess et<br />

Mac<strong>le</strong>an, et à un nombre incalculab<strong>le</strong> d’autres tentatives pour avoir accès aux<br />

ministères des Affaires étrangères de l’Ouest. Il était jusqu’au bout des ong<strong>le</strong>s espion<br />

professionnel et parfaitement préparé à exposer ce qu’il pensait des rivaux avec<br />

<strong>le</strong>squels il avait eu l’occasion de croiser <strong>le</strong> fer tout au long de sa carrière. L’aide de<br />

camp assis à côté de lui était moins à son aise. Il s’énervait de voir RUMID ainsi mis<br />

au pied du mur, sans avoir pu préparer la réponse avec tout <strong>le</strong> département réuni. Il<br />

s’efforça de garder ses idées claires et dressa l’oreil<strong>le</strong>, pour ne pas perdre un mot de<br />

ce qui serait dit.<br />

- En cette matière, dit <strong>le</strong> général Vozdvishensky en pesant ses mots, il ne faut<br />

pas confondre l’homme et la fonction. Tous <strong>le</strong>s pays ont de bons espions, et ce ne<br />

sont pas toujours <strong>le</strong>s pays <strong>le</strong>s plus puissants qui en ont <strong>le</strong> plus grand nombre, ou de<br />

la meil<strong>le</strong>ure qualité. Mais il en coûte cher d’avoir des Services Secrets et <strong>le</strong>s petits<br />

pays ne peuvent se permettre l’effort coordonné qui procure un bon service : faux<br />

papiers, réseau radio, enregistrement des rapports, dispositifs pour l’exploitation des<br />

résultats, pour <strong>le</strong>ur évaluation, pour <strong>le</strong>ur confrontation. Il y a des agents isolés,<br />

servant la Norvège, la Hollande, la Belgique ou même <strong>le</strong> Portugal, qui pourraient<br />

nous causer pas mal d’ennuis, si tel ou tel de ces pays connaissait la va<strong>le</strong>ur de <strong>le</strong>urs<br />

rapports ou la manière de s’en servir. Mais ces pays ne savent pas. Plutôt que de<br />

faire bénéficier de <strong>le</strong>urs renseignements des pays plus puissants, ils préfèrent rester<br />

assis dessus, en prenant des airs suffisants. Nous n’avons donc pas à nous faire de<br />

mauvais sang pour ces pays de moindre importance. Mais, ajouta-t-il après avoir pris<br />

un temps, il n’en est pas de même pour la Suède. Là, on nous espionne depuis des<br />

sièc<strong>le</strong>s. Les Suédois ont toujours eu, sur ce qui se passe dans la Baltique, des<br />

renseignements supérieurs à ceux qu’obtiennent la Finlande ou l’Al<strong>le</strong>magne. Ils sont<br />

dangereux. Je serais heureux de mettre fin à <strong>le</strong>urs activités.<br />

- Camarade, dit <strong>le</strong> général G. en l’interrompant, <strong>le</strong>s Suédois ne cessent d’avoir<br />

des scanda<strong>le</strong>s d’espionnage. Un scanda<strong>le</strong> supplémentaire n’éveil<strong>le</strong>ra pas l’attention<br />

des autres pays. Continuez, s’il vous plaît.<br />

- L’Italie peut être écartée, poursuivit <strong>le</strong> général Vozdvishensky sans avoir l’air<br />

de remarquer l’interruption. Les Italiens sont intelligents et actifs, mais ils ne nous<br />

font aucun mal. Ils ne s’intéressent qu’à <strong>le</strong>urs arrières, la Méditerranée. On peut en<br />

dire autant de l’Espagne, sauf que <strong>le</strong> contre-espionnage de ce pays gêne beaucoup<br />

<strong>le</strong> Parti. Ces Fascistes nous ont fait perdre beaucoup de monde. Mais il nous en<br />

coûterait probab<strong>le</strong>ment davantage de monter une opération de ce côté. Et <strong>le</strong>s<br />

résultats seraient minimes. Ils ne sont pas mûrs pour la révolution. En France, <strong>le</strong><br />

Deuxième Bureau, bien que nous ayons des antennes dans la plupart de ses


services, est toujours intelligent et dangereux. Il a à sa tête un certain Mathis,<br />

nommé par Mendès-France. Il offrirait une cib<strong>le</strong> tentante, et il serait faci<strong>le</strong> d’opérer en<br />

France.<br />

- La France se débrouil<strong>le</strong> toute seu<strong>le</strong>, déclara simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> général G.<br />

- L’Ang<strong>le</strong>terre, c’est une tout autre affaire. Je crois que nous avons tous de<br />

l’estime pour l’Intelligence Service, dit <strong>le</strong> général Vozdvishensky en promenant un<br />

regard circulaire. Tous <strong>le</strong>s assistants, y compris <strong>le</strong> général G. approuvèrent d’un<br />

signe de tête, mais à contrecœur. Le Service de Sécurité anglais est excel<strong>le</strong>nt.<br />

L’Ang<strong>le</strong>terre trouve, dans <strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong> est une î<strong>le</strong>, de gros avantages pour assurer<br />

sa sécurité. MI 5, comme on l’appel<strong>le</strong>, utilise des hommes bien é<strong>le</strong>vés et intelligents.<br />

Ses Services Secrets sont encore meil<strong>le</strong>urs. Ils remportent des succès appréciab<strong>le</strong>s.<br />

Dans certaines catégories d’opérations, nous découvrons sans cesse qu’ils sont<br />

passés avant nous. Ils ont de bons agents. Bien que mal payés, mil<strong>le</strong> à deux mil<strong>le</strong><br />

roub<strong>le</strong>s par mois, ils servent avec dévouement. Et pourtant, ils ne jouissent en<br />

Ang<strong>le</strong>terre d’aucun privilège spécial : dégrèvements d’impôts, magasins réservés où,<br />

comme c’est <strong>le</strong> cas chez nous, ils pourraient acheter à meil<strong>le</strong>ur compte. A l’étranger,<br />

<strong>le</strong>ur standing n’est pas é<strong>le</strong>vé, <strong>le</strong>urs femmes doivent passer pour des épouses de<br />

secrétaires. On <strong>le</strong>ur décerne rarement des décorations avant <strong>le</strong>ur retraite. Et pourtant<br />

ces hommes et ces femmes continuent <strong>le</strong>ur mission péril<strong>le</strong>use. Cela est curieux.<br />

C’est probab<strong>le</strong>ment une tradition conservée du Collège et de l’Université. Le goût de<br />

l’Aventure. Mais il est tout de même étonnant de <strong>le</strong>s voir jouer <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> aussi bien,<br />

car ce ne sont pas des conspirateurs-nés.<br />

Le général Vozdvishensky eut soudain l’impression que ces remarques<br />

pourraient passer pour trop louangeuses. Il s’empressa de <strong>le</strong>s tempérer en ajoutant :<br />

- Bien entendu, <strong>le</strong>ur force repose, pour sa plus grande part, sur un mythe : celui<br />

de Scotland Yard, de Sherlock Holmes, du Service Secret. Nous n’avons<br />

certainement rien à craindre de ces messieurs. Mais ce mythe constitue une gêne et<br />

il serait bon de <strong>le</strong> détruire.<br />

- Et <strong>le</strong>s Américains ?<br />

Le général G. voulait ainsi mettre fin aux tentatives que <strong>le</strong> général<br />

Vozdvishensky multipliait pour adoucir ses louanges à l’égard de l’Intelligence<br />

Service. Un jour, cette allusion à la tradition du Collège et de l’Université ferait bon<br />

effet devant un tribunal. « La prochaine fois, se dit <strong>le</strong> général G., il finira par dire que<br />

<strong>le</strong> Pentagone est plus fort que <strong>le</strong> Kremlin ! »<br />

- Parmi nos ennemis, <strong>le</strong>s Américains sont ceux dont <strong>le</strong> Service est <strong>le</strong> plus<br />

important et <strong>le</strong> mieux doté. Techniquement, ils sont <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs dans des matières<br />

comme la radio, l’armement et l’équipement. Mais ils ne comprennent rien au travail.<br />

Ils s’embal<strong>le</strong>nt pour un espion balkanique quelconque qui prétend disposer d’une<br />

armée secrète en Ukraine. Ils <strong>le</strong> couvrent d’or pour qu’il puisse acheter des souliers à<br />

ses soldats. Bien entendu, l’espion part directement pour Paris et va dépenser cet<br />

argent avec des femmes. Les Américains essaient de tout obtenir avec des dollars.<br />

Mais <strong>le</strong>s bons espions ne travail<strong>le</strong>nt pas seu<strong>le</strong>ment pour l’argent. Seuls <strong>le</strong>s mauvais<br />

sont ainsi; et de ceux-là, <strong>le</strong>s Américains ont un effectif équiva<strong>le</strong>nt à plusieurs<br />

divisions.<br />

- Ils obtiennent des résultats, Camarade, dit <strong>le</strong> général G. sur un ton doucereux.<br />

Peut-être <strong>le</strong>s sous-estimez-vous.<br />

- Ils ne peuvent pas ne pas en obtenir, Camarade général, répliqua <strong>le</strong> général<br />

Vozdvishensky en haussant <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. Si vous semez un million de pommes de<br />

terre, vous en récolterez bien une ! Personnel<strong>le</strong>ment, je ne pense pas que <strong>le</strong>s<br />

Américains méritent de retenir l’attention de cette assemblée.


Le chef de RUMID se rassit et tira f<strong>le</strong>gmatiquement son étui à cigarettes.<br />

- Très intéressant exposé, dit <strong>le</strong> général G. avec froideur. Camarade général<br />

Slavin ?<br />

Le général Slavin, du GRU, n’avait pas l’intention de se compromettre pour <strong>le</strong><br />

compte de l’état-major général de l’Armée :<br />

- J’ai écouté <strong>le</strong> Camarade général Vozdvishensky avec intérêt. Je n’ai rien à<br />

ajouter.<br />

Le colonel de Sécurité d’Etat Nikitin, de MGB, estimait que cela ne ferait pas de<br />

mal, de faire apparaître <strong>le</strong> GRU comme trop stupide pour avoir la moindre idée, et en<br />

même temps de donner, avec modestie, un avis qui correspondrait probab<strong>le</strong>ment<br />

aux pensées intimes des assistants, et à ce que <strong>le</strong> général G. avait certainement sur<br />

<strong>le</strong> bout de la langue. Le colonel Nikitin savait éga<strong>le</strong>ment, étant donné la façon dont <strong>le</strong><br />

problème avait été posé par <strong>le</strong> Présidium, que <strong>le</strong> Service Secret soviétique <strong>le</strong><br />

soutiendrait.<br />

- Je désigne <strong>le</strong> Service Secret britannique comme devant être, à mon avis, la<br />

cib<strong>le</strong> d’une action terroriste, dit-il sur un ton décidé. Le diab<strong>le</strong> sait si mon<br />

Département a de la peine à considérer <strong>le</strong>s Anglais comme des adversaires de<br />

va<strong>le</strong>ur; mais ils représentent tout de même ce qu’il y a de mieux dans un lot de<br />

médiocrités.<br />

Le général G. n’aimait pas que cet homme parlât avec une tel<strong>le</strong> autorité, et<br />

surtout pour lui couper ses effets; car il avait, lui aussi, l’intention de conclure dans <strong>le</strong><br />

sens d’une opération contre <strong>le</strong>s Anglais. Il heurta légèrement son bureau avec son<br />

briquet, pour réaffirmer son autorité de président.<br />

- Dans ce cas, sommes-nous d’accord, Camarades ? Un acte de terrorisme<br />

contre <strong>le</strong> Service Secret britannique ?<br />

Il y eut tout autour de la tab<strong>le</strong> des hochements de tête <strong>le</strong>nts et prudents.<br />

- Moi aussi, je suis d’accord. Et maintenant, quel<strong>le</strong> cib<strong>le</strong> à l’intérieur de cette<br />

organisation ? J’entends encore <strong>le</strong> camarade général Vozdvishensky par<strong>le</strong>r d’un<br />

mythe sur <strong>le</strong>quel repose pour une grande part la force prétendue de ce Service<br />

Secret. Comment pouvons-nous contribuer à détruire ce mythe, et atteindre ainsi<br />

directement la force agissante de cet organisme ? Sur quoi repose ce mythe ? Nous<br />

ne pouvons pas détruire tout <strong>le</strong> personnel d’un coup. Repose-t-il sur <strong>le</strong> chef ? Qui est<br />

<strong>le</strong> chef du Service Secret britannique ?<br />

Au colonel Nikitin, son aide de camp souffla quelque chose à l’oreil<strong>le</strong>. Le<br />

colonel décida que c’était là une question à laquel<strong>le</strong> il pouvait et devait répondre :<br />

- C’est un amiral. Il est désigné par la <strong>le</strong>ttre M. Nous avons une zapiska sur lui,<br />

mais el<strong>le</strong> contient peu de choses. Il boit peu. Il est trop âgé pour s’intéresser aux<br />

femmes. Le public ignore son existence. Il serait diffici<strong>le</strong> de faire naître un scanda<strong>le</strong><br />

autour de sa mort. Et il ne serait pas commode à tuer. Il se rend rarement à<br />

l’étranger. Le tuer dans une rue de Londres serait de mauvais goût.<br />

- Il y a beaucoup à retenir dans ce que vous venez de dire, camarade, dit <strong>le</strong><br />

général G. Mais nous devons trouver une cib<strong>le</strong> qui réponde à nos exigences. Y a-t-il,<br />

dans cette organisation, quelque héros ?… Quelqu’un qu’on admire, et dont <strong>le</strong><br />

meurtre, dans des circonstances ignominieuses, causerait de la consternation ?…<br />

Les mythes reposent sur <strong>le</strong>s actes héroïques de personnages héroïques. Ont-ils de<br />

tels hommes ?<br />

Il y eut un si<strong>le</strong>nce. Chacun explorait sa mémoire. Tant de noms à retenir, tant<br />

de dossiers, tant d’opérations engagées chaque jour dans <strong>le</strong> monde entier ! Qui y<br />

avait-il dans <strong>le</strong> Service Secret britannique ? Quel était l’homme qui… ?<br />

Ce fut <strong>le</strong> colonel Nikitin, de MGB, qui rompit ce si<strong>le</strong>nce embarrassé :


- Il y a un homme appelé Bond, dit-il, avec une légère hésitation dans la voix.


6. Ordre d’exécution<br />

- Foutu bordel de vieil<strong>le</strong> baderne ! S’écria <strong>le</strong> général G. qui ne reculait pas de<br />

temps en temps devant un gros mot. Et sa main s’abattit bruyamment sur <strong>le</strong> bureau.<br />

Camarade, il y a certainement un homme appelé Bond, comme vous <strong>le</strong> rappe<strong>le</strong>z ! Le<br />

ton devenait sarcastique. James Bond (il prononçait « Chems »). Et personne, moi <strong>le</strong><br />

premier, ne pensait à <strong>le</strong> citer !… Nous n’avons pas de mémoire. Pas étonnant que<br />

nos services de Renseignement soient l’objet de critiques !<br />

Le général Vozdvishensky sentit qu’il devait se défendre et défendre son<br />

département.<br />

- Les ennemis de l’Union Soviétique sont innombrab<strong>le</strong>s, dit-il en guise de<br />

protestation. Quand je veux connaître <strong>le</strong>urs noms, je <strong>le</strong>s fais chercher au fichier<br />

central. Certainement, je connais <strong>le</strong> nom de ce Bond. Il nous a causé de grands<br />

ennuis à différentes époques. Mais, aujourd’hui, ma tête est p<strong>le</strong>ine d’autres noms,<br />

<strong>le</strong>s noms de gens qui sont en train de nous causer des ennuis, aujourd’hui, cette<br />

semaine. Je m’intéresse au football, mais je ne me rappel<strong>le</strong> pas <strong>le</strong> nom de tous <strong>le</strong>s<br />

étrangers qui ont marqué un but contre Dynamo.<br />

- Vous avez de la chance de pouvoir plaisanter, Camarade, dit <strong>le</strong> général G.,<br />

pour souligner <strong>le</strong> côté déplacé de ce commentaire. Il s’agit d’une affaire sérieuse. J’ai<br />

été <strong>le</strong> premier à reconnaître la faute que j’ai commise en ne me rappelant pas <strong>le</strong> nom<br />

de cet agent important. Le camarade colonel Nikitin va, sans aucun doute, continuer<br />

à nous rafraîchir la mémoire, mais je vous rappel<strong>le</strong> que ce Bond a fait échouer au<br />

moins deux opérations de SMERSH. C’était avant que je ne prenne <strong>le</strong><br />

commandement du département. Cette affaire était menée en France, dans cette<br />

vil<strong>le</strong> où il y a un casino. L’homme était Le Chiffre. Un excel<strong>le</strong>nt responsab<strong>le</strong> du Parti<br />

en France. Il s’était stupidement fourré dans des ennuis d’argent. Mais il aurait pu<br />

s’en tirer si Bond n’était intervenu. Je rappel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> Département devait agir<br />

rapidement et liquider <strong>le</strong> Français. L’exécuteur aurait dû s’occuper en même temps<br />

de l’Anglais, mais il n’en a rien fait. Ensuite, il y avait à Har<strong>le</strong>m un homme à nous, un<br />

nègre. Un homme d’envergure, l’un des meil<strong>le</strong>urs agents étrangers que nous ayons<br />

jamais employés, avec, derrière lui, un vaste réseau. Il y avait une histoire de trésor<br />

dans <strong>le</strong>s Caraïbes, j’ai oublié <strong>le</strong>s détails. L’Anglais fut envoyé par <strong>le</strong> Service Secret; il<br />

a détruit toute l’organisation, il a tué notre homme. Ce fut un grave échec. Cette fois<br />

encore, mon prédécesseur aurait dû agir sans pitié contre cet espion anglais.<br />

- Nous avons eu une expérience analogue, dit <strong>le</strong> colonel Nikitin en<br />

l’interrompant, avec l’Al<strong>le</strong>mand Drax, et la fusée. Vous vous rappel<strong>le</strong>rez<br />

certainement, camarade général. Une très importante konspiratsia. L’état-major<br />

général y fut intimement mêlé. C’était une affaire de haute politique, qui aurait pu<br />

avoir un résultat décisif. Mais, une fois encore, Bond fit échouer l’opération.<br />

L’Al<strong>le</strong>mand fut tué. Cela eut de graves conséquences pour notre pays. Il s’ensuivit<br />

une période de sérieuses difficultés, dont nous ne sortîmes qu’à grand-peine.<br />

Le général Slavin, du GRU, senti qu’il devait dire quelque chose. L’affaire de la<br />

fusée avait été engagée par l’Armée et, Nikitin ne l’ignorait pas, son échec était<br />

imputé au GRU. Comme d’habitude, MGB était en train d’essayer de causer des<br />

ennuis au GRU en évoquant à sa manière de vieil<strong>le</strong>s histoires :


- Nous avons demandé que votre Département soit chargé de s’occuper de cet<br />

homme, camarade colonel, dit-il sur un ton glacial. Je n’ai pas <strong>le</strong> souvenir qu’aucune<br />

action eût fait suite à notre requête. S’il en avait été ainsi, nous n’aurions plus<br />

aujourd’hui à nous tracasser à ce sujet.<br />

Le colonel Nikitin était au paroxysme de la colère, mais cela ne se voyait qu’aux<br />

battements furieux de ses artères tempora<strong>le</strong>s; il se contrôlait.<br />

- A ce propos, camarade général, dit-il d’une voix forte et sarcastique, je dois<br />

dire que la requête du GRU n’a jamais été confirmée par l’autorité supérieure. On ne<br />

désirait pas susciter de nouvel<strong>le</strong>s difficultés avec l’Ang<strong>le</strong>terre. Ce détail s’est peutêtre<br />

effacé de vos mémoires. En tout cas, si une tel<strong>le</strong> requête était parvenue au<br />

MGB, el<strong>le</strong> aurait été transmise à SMERSH pour exécution.<br />

- Mon département n’a jamais reçu une tel<strong>le</strong> requête, confirma <strong>le</strong> général G.,<br />

sinon l’exécution de cet homme aurait immédiatement suivi. Toutefois, l’heure n’est<br />

pas aux recherches historiques. L’affaire de la fusée est vieil<strong>le</strong> de trois ans. Le MGB<br />

pourrait peut-être nous entretenir des activités plus récentes du même homme.<br />

Le colonel Nikitin échangea en toute hâte quelques mots à voix basse avec son<br />

aide de camp, puis se tourna de nouveau vers la tab<strong>le</strong> :<br />

- Nous n’avons que très peu de renseignements plus récents, camarade<br />

général, dit-il, comme en se défendant. Nous croyons qu’il a été mêlé à une affaire<br />

de contrebande de diamants, l’année passée, entre l’Afrique et l’Amérique. Cela ne<br />

nous concerne pas. Depuis, nous n’avons plus eu de ses nouvel<strong>le</strong>s. Peut-être<br />

trouvera-t-on des renseignements plus récents dans son dossier.<br />

Le général G. approuva. Il décrocha <strong>le</strong> téléphone <strong>le</strong> plus proche de lui, qu’on<br />

appelait <strong>le</strong> Kommandant Te<strong>le</strong>fon de MGB. Toutes <strong>le</strong>s lignes étaient directes et il n’y<br />

avait donc pas de standard. Il composa un numéro. « Le Fichier central ? Ici <strong>le</strong><br />

général Grubozaboyschikov. La zapiska de Bond, espion anglais. C’est urgent. » Il<br />

écouta la réponse, qui lui fut faite instantanément : « Tout de suite, camarade<br />

général », et il raccrocha. Il adressa à la tab<strong>le</strong> un regard p<strong>le</strong>in d’autorité :<br />

- Camarades, à de nombreux points de vue, cet espion semb<strong>le</strong> être une cib<strong>le</strong><br />

convenab<strong>le</strong>. Il paraît être un ennemi dangereux de notre pays. Sa disparition serait<br />

uti<strong>le</strong> à tous <strong>le</strong>s départements de notre dispositif de renseignement. Est-ce bien cela ?<br />

Toute l’assistance émit un grognement d’approbation.<br />

- Sa perte sera en outre durement ressentie par <strong>le</strong> Service Secret britannique.<br />

Mais cela ira-t-il plus loin ? Cette perte éprouvera-t-el<strong>le</strong> sérieusement <strong>le</strong> Service ?<br />

Contribuera-t-el<strong>le</strong> à détruire <strong>le</strong> mythe dont nous avons parlé ? Cet homme est-il un<br />

héros pour son organisation et pour son pays ?<br />

Le général Vozdvishensky, estimant que cette question lui était adressée,<br />

répondit :<br />

- Les Anglais ne s’intéressent pas aux héros, à moins qu’ils ne soient joueurs<br />

de football ou de cricket, ou jockeys. Si un homme escalade une montagne, ou court<br />

très vite, il est lui aussi un héros pour certaines gens, mais pas pour la masse. La<br />

reine d’Ang<strong>le</strong>terre et Churchill sont des héros. Ce Bond est ignoré du public. Même<br />

s’il était connu, il ne serait pas un héros. Pour <strong>le</strong>s Anglais, la guerre, à visage<br />

découvert, ou secrète, n’a aucun rapport avec l’héroïsme. Ils n’aiment pas penser à<br />

la guerre; et, la paix signée, <strong>le</strong>s noms des héros sont oubliés aussi vite que possib<strong>le</strong>.<br />

A l’intérieur du Service Secret, cet homme peut, ou non, être considéré comme un<br />

héros. Cela dépendra de son aspect physique et de son caractère. Je ne sais rien de<br />

lui dans cet ordre d’idées. Il est peut-être lourd, gros et antipathique. On ne fait pas<br />

un héros d’un tel homme, si brillante que soit sa réussite.


- Les espions anglais que nous avons capturés, dit Nikitin, l’interrompant, ont de<br />

lui la plus haute opinion. Il est certainement très admiré dans son service. On dit que<br />

c’est un loup solitaire, mais bien de sa personne.<br />

Le téléphone intérieur ronronna doucement. Le général G. prit <strong>le</strong> récepteur,<br />

écouta un instant, et dit : « Apportez-<strong>le</strong> ». On frappa à la porte. L’aide de camp entra,<br />

chargé d’un dossier volumineux, comprenant plusieurs chemises cartonnées.<br />

Traversant la pièce, il alla déposer <strong>le</strong> dossier sur <strong>le</strong> bureau, devant <strong>le</strong> général, et<br />

sortit en refermant doucement la porte derrière lui.<br />

La couverture du dossier était noire et brillante. Une bande blanche joignait en<br />

diagona<strong>le</strong> l’ang<strong>le</strong> supérieur droit à l’ang<strong>le</strong> inférieur gauche. Dans l’espace laissé libre<br />

en haut et à gauche il y avait, en blanc, <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres S. S. et en dessous Sovershennoe<br />

Sekritno, l’équiva<strong>le</strong>nt de « Top secret ». Au centre était tracé en <strong>le</strong>ttres blanches bien<br />

détachées <strong>le</strong> nom « James Bond » et au-dessous Angliski Spion.<br />

Le général G. ouvrit <strong>le</strong> dossier et en tira une grande enveloppe contenant des<br />

photographies, qu’il fit tomber sur la glace qui couvrait son bureau. Il <strong>le</strong>s prit l’une<br />

après l’autre, <strong>le</strong>s examina de près, parfois à l’aide d’une loupe qu’il avait prise dans<br />

un tiroir, et <strong>le</strong>s fit passer par-dessus <strong>le</strong> bureau à Nikitin, qui y jeta un coup d’œil et <strong>le</strong>s<br />

fit circu<strong>le</strong>r. La première photo était datée de 1946. On y voyait un jeune homme brun,<br />

assis à la terrasse enso<strong>le</strong>illée d’un café. Il y avait sur la tab<strong>le</strong> devant lui un grand<br />

verre et un siphon. L’avant-bras droit reposait sur la tab<strong>le</strong>; <strong>le</strong>s doigts de la main<br />

droite, qui pendait négligemment du guéridon, tenaient une cigarette. Les jambes<br />

étaient croisées, dans cette pose que <strong>le</strong>s Anglais sont seuls à adopter : la chevil<strong>le</strong><br />

droite reposant sur <strong>le</strong> genou gauche et la main gauche tenant serrée la chevil<strong>le</strong>.<br />

C’était une attitude abandonnée. L’homme avait été photographié, sans qu’il s’en<br />

doutât, d’une distance d’environ six mètres. La photo suivante était datée de 1950.<br />

On y reconnaissait, bien qu’un peu floues, la tête et <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s du même homme.<br />

C’était un instantané. Bond regardait, avec des yeux rétrécis par l’attention, quelque<br />

chose qui se trouvait au-dessus de l’objectif. « Une caméra miniature dans une<br />

boutonnière », se dit <strong>le</strong> général G.<br />

La troisième était de 1951. Prise de la gauche, de très près, on y voyait <strong>le</strong><br />

même homme, en comp<strong>le</strong>t foncé, nu-tête, parcourant une large rue déserte. Il<br />

passait devant une boutique aux vo<strong>le</strong>ts fermés, surmontée d’une enseigne<br />

« Charcuterie ». Il paraissait se hâter. Le profil, nettement découpé, regardait droit<br />

devant lui, et la position du coude droit laissait supposer que l’homme avait la main<br />

dans la poche de son pardessus. Le général G. se dit que cette photo avait dû être<br />

prise d’une voiture. L’air décidé du personnage avançant à grandes enjambées,<br />

tendu vers un but, comme s’il se hâtait vers quelque chose de fâcheux qui était en<br />

train de se produire un peu plus loin dans la rue, tout cela, aux yeux du général G.,<br />

lui donnait un aspect redoutab<strong>le</strong>. La quatrième et dernière photographie était<br />

marquée « Passeport 1953 ». L’ang<strong>le</strong> d’un cachet officiel anglais où l’on distinguait<br />

<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres «… REIGN OFFICE » dans un segment de cerc<strong>le</strong> apparaissait dans <strong>le</strong><br />

haut à droite. La photographie, qui avait été agrandie en format album, devait avoir<br />

été prise à une frontière, ou par <strong>le</strong> concierge d’un hôtel, au moment où Bond<br />

présentait son passeport. Le général G. examina soigneusement <strong>le</strong> visage à la<br />

loupe. C’était un visage à la peau brune, aux traits bien dessinés, où se détachait en<br />

blanc sur la peau hâlée de la joue droite une cicatrice de sept centimètres environ.<br />

Les yeux étaient grands et bien horizontaux, sous des sourcils noirs rectilignes et<br />

assez fournis. Les cheveux étaient noirs, avec une raie sur <strong>le</strong> côté gauche et brossés<br />

sans soin, si bien qu’une épaisse virgu<strong>le</strong> noire retombait sur <strong>le</strong> sourcil droit. Le nez,<br />

rectiligne et assez long, rejoignait une lèvre supérieure courte qui surmontait une


ouche grande, joliment dessinée, mais dure. La ligne de la mâchoire était droite et<br />

ferme. Un fragment de costume sombre, de chemise blanche et de cravate tricotée<br />

noire complétait la photographie.<br />

Le général G. la tenait à bout de bras. Décision, autorité, cruauté, voilà <strong>le</strong>s traits<br />

de caractère qu’il décelait en cet homme; mais il ne se souciait pas de ce qu’il<br />

pouvait y avoir encore à l’intérieur. Il fit passer la photographie autour de la tab<strong>le</strong> et<br />

revint au dossier, qu’il feuil<strong>le</strong>ta en jetant un rapide coup d’œil à chaque page. Les<br />

photographies lui revinrent. Il marqua sa page d’un doigt et <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux un instant :<br />

- Ça a l’air d’un drô<strong>le</strong> de client, dit-il en se renfrognant. Son histoire <strong>le</strong> confirme.<br />

Je vais vous en lire quelques passages. Ensuite, il faudra prendre une décision. Il se<br />

fait tard.<br />

Il revint à la première page et commença à feuil<strong>le</strong>ter en s’arrêtant aux passages<br />

qui <strong>le</strong> frappaient.<br />

« Prénom : James. Tail<strong>le</strong> : 1 m 83. Poids : 76 kg. Corpu<strong>le</strong>nce : svelte. Yeux :<br />

b<strong>le</strong>us. Cheveux : noirs. Cicatrice au travers de la joue droite et sur l’épau<strong>le</strong> gauche.<br />

Traces de chirurgie réparatrice au dos de la main droite (voir Appendice A). Athlète<br />

comp<strong>le</strong>t; excel<strong>le</strong> au pisto<strong>le</strong>t, à la boxe, au lancer du couteau; n’utilise pas de<br />

déguisements. Langues : Français et Al<strong>le</strong>mand.<br />

Fume énormément (N.B. : cigarettes spécia<strong>le</strong>s, avec trois bandes d’or). Vices :<br />

Boisson, mais sans excès. Femmes.<br />

N’est pas considéré comme susceptib<strong>le</strong> de se laisser corrompre. » Le général<br />

G. sauta une page et continua :<br />

« Cet homme est toujours armé d’un Beretta automatique, qu’il porte dans un<br />

étui fixé sous <strong>le</strong> bras gauche. Le chargeur contient huit cartouches. Porterait un<br />

couteau fixé à l’avant-bras gauche; a utilisé des souliers à bouts d’acier; connaît <strong>le</strong>s<br />

rudiments du judo. En général, se bat avec acharnement et est très résistant à la<br />

dou<strong>le</strong>ur (voir Appendice B) ».<br />

Le général passa encore quelques pages, contenant <strong>le</strong>s extraits des rapports<br />

d’agents d’où avait été tiré ce document. Il arriva à la dernière page avant <strong>le</strong>s<br />

Appendices, où étaient donnés <strong>le</strong>s détails sur <strong>le</strong>s affaires à l’occasion desquel<strong>le</strong>s on<br />

s’était trouvé opposé à Bond. Son regard se porta en bas et il lut : « Conclusion : cet<br />

homme est un dangereux terroriste professionnel et un espion. Il a travaillé pour <strong>le</strong><br />

Service Secret britannique depuis 1938 et maintenant (voir dossier Highsmith de<br />

décembre 1950) porte dans ce service <strong>le</strong> numéro 007. Ce doub<strong>le</strong> zéro désigne un<br />

agent qui a tué et qui est autorisé à tuer en service actif.<br />

On suppose qu’il n’y a que deux autres agents anglais à jouir de ce privilège. Le<br />

fait que cet espion a été décoré de l’ordre de Saint-Michel et Saint-George en 1953,<br />

récompense qui n’est habituel<strong>le</strong>ment décernée qu’au moment de la retraite, donne la<br />

mesure de sa va<strong>le</strong>ur. S’il est rencontré sur <strong>le</strong> terrain, <strong>le</strong> fait, assorti de tous détails,<br />

doit être signalé au Quartier Général (voir Règ<strong>le</strong>ment de SMERSH, MGB et GRU<br />

1951 et années suivantes.) »<br />

Le général G. referma <strong>le</strong> dossier et donna sur la couverture une claque<br />

décidée.<br />

- Eh bien, Camarades, sommes-nous d’accord ?<br />

- Oui, dit <strong>le</strong> colonel Nikitin d’une voix forte.<br />

- Oui, dit <strong>le</strong> général Slavin avec ennui.<br />

Le général Vozdvishensky examinait ses ong<strong>le</strong>s. Il en avait assez de ces<br />

meurtres. Il s’était plu en Ang<strong>le</strong>terre.<br />

- Oui, dit-il, je pense.


Le général G. tendit la main vers <strong>le</strong> téléphone intérieur. Il s’adressa à son aide<br />

de camp. « Ordre d’exécution », dit-il sur un ton rude. « A établir au nom de James<br />

Bond ». Il épela nom et prénom. « Signa<strong>le</strong>ment : Angliski Spion. Crime : Ennemi de<br />

l’Etat. » Il raccrocha et se pencha en avant. « Et maintenant, il s’agit de trouver une<br />

konspiratsia appropriée. Et qui ne puisse pas rater. » Il eut un vilain sourire, pour<br />

ajouter : « Nous ne pouvons pas nous permettre une nouvel<strong>le</strong> affaire Khoklov ».<br />

La porte s’ouvrit pour <strong>livre</strong>r passage à l’aide de camp, porteur d’une feuil<strong>le</strong> de<br />

papier jaune, qu’il vint placer devant <strong>le</strong> général G. Puis il sortit. Le général G.<br />

parcourut la note et écrivit : « Le tuer. Grubozaboyschikov », en tête d’un grand<br />

espace vide, à la partie inférieure. Il passa <strong>le</strong> papier à l’homme du MGB, qui lut et<br />

écrivit : « Le tuer. Nikitin. », puis <strong>le</strong> tendit au chef du GRU, qui écrivit : « Le tuer.<br />

Slavin. ». Un des aides de camp passa <strong>le</strong> papier à l’homme en civil, assis à côté du<br />

représentant du RUMID. L’homme <strong>le</strong> plaça devant <strong>le</strong> général Vozdvishensky et lui<br />

tendit un porte-plume. Le général Vozdvishensky lut <strong>le</strong> papier attentivement. Il <strong>le</strong>va<br />

<strong>le</strong>ntement <strong>le</strong>s yeux dans la direction du général G., qui <strong>le</strong> surveillait, et, sans<br />

regarder, griffonna : « Le tuer », sous <strong>le</strong>s autres signatures, à peu de chose près, et<br />

signa en dessous. Puis il laissa <strong>le</strong> papier et se <strong>le</strong>va :<br />

- Je pense que c’est tout, camarade général ? dit-il en repoussant sa chaise.<br />

Le général G. était satisfait : son intuition au sujet de cet homme s’était vérifiée.<br />

Il lui faudrait surveil<strong>le</strong>r Vozdvishensky, et faire part de ses soupçons au général<br />

Serov. « Un moment, camarade général, dit-il, j’ai quelque chose à ajouter à<br />

l’ordre. »<br />

On lui repassa <strong>le</strong> papier. Il prit sa plume, effaça ce qu’il avait écrit. Puis il traça<br />

<strong>le</strong>s mots suivants, en <strong>le</strong>s prononçant à mesure à haute voix :<br />

« A tuer avec ignominie Grubozaboyschikov. »<br />

Il re<strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux et fit un sourire aimab<strong>le</strong> à l’assistance :<br />

- Merci, Camarades. C’est tout. Je vous ferai part de la décision du Présidium, à<br />

la suite de l’avis que nous venons de formu<strong>le</strong>r. Bonsoir.<br />

Quand <strong>le</strong>s membres de la réunion se furent retirés, <strong>le</strong> général G. se <strong>le</strong>va, s’étira<br />

et émit un bâil<strong>le</strong>ment sonore. Il se rassit à son bureau, coupa <strong>le</strong> magnétophone et<br />

sonna son aide de camp. L’homme entra et resta debout près du bureau. Le général<br />

G. lui tendit <strong>le</strong> papier jaune :<br />

- Envoyez ceci immédiatement au général Serov. Sachez où est Kronsteen et<br />

faites-<strong>le</strong> chercher en voiture. Peu m’importe s’il est couché. Otdyel II saura où <strong>le</strong><br />

trouver. Et je veux voir <strong>le</strong> colonel K<strong>le</strong>bb dans dix minutes.<br />

- Bien, camarade général.<br />

Et l’homme sortit.<br />

Le général G. décrocha <strong>le</strong> récepteur VCh et demanda <strong>le</strong> général Serov. Il lui<br />

parla tranquil<strong>le</strong>ment pendant cinq minutes et conclut en ces termes : « Et<br />

maintenant, je vais confier <strong>le</strong> travail au colonel K<strong>le</strong>bb et au Chef du Plan, Kronsteen.<br />

Nous allons discuter <strong>le</strong>s grandes lignes d’une konspiratsia convenab<strong>le</strong> et ils me<br />

feront demain des propositions détaillées. Est-ce conforme à vos désirs, camarade<br />

général ? »<br />

- Oui, répondit la voix calme du général Serov, du Présidium Suprême. Tuez-<strong>le</strong>.<br />

Mais que ce soit admirab<strong>le</strong>ment exécuté. Le Présidium ratifiera la décision dans la<br />

matinée.<br />

La communication fut coupée. Le téléphone intérieur sonna. Le général G. dit :<br />

« Oui » et raccrocha.


Un moment après, l’aide de camp ouvrit la grande porte et resta debout à<br />

l’entrée.<br />

- Camarade colonel K<strong>le</strong>bb, annonça-t-il.<br />

Une sorte de crapaud en uniforme vert olive, orné du seul ruban rouge de<br />

l’ordre de Lénine, entra dans la pièce et, à petits pas rapides, vint jusqu’au bureau.<br />

Le général G. <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux et désigna de la main la chaise la plus proche de lui,<br />

parmi cel<strong>le</strong>s qui entouraient la tab<strong>le</strong> de conférence. « Bonsoir, camarade ».<br />

La large figure se fendit en un sourire miel<strong>le</strong>ux : « Bonsoir, camarade général ».<br />

Le Chef d’Otdyel II, <strong>le</strong> département de SMERSH chargé des opérations et<br />

exécutions, tira sa jupe et s’assit.


7. Le magicien des glaces<br />

Les deux cadrans de la doub<strong>le</strong> pendu<strong>le</strong>, dans la boîte brillante en forme de<br />

dôme, regardaient l’échiquier comme <strong>le</strong>s yeux de quelque monstre marin qui se<br />

serait hissé sur <strong>le</strong> bord de la tab<strong>le</strong> pour suivre <strong>le</strong> jeu.<br />

Les deux cadrans donnaient des heures différentes : cel<strong>le</strong> de Kronsteen une<br />

heure moins vingt. Le long balancier rouge qui battait <strong>le</strong>s secondes se déplaçait, de<br />

son mouvement saccadé, sur la moitié inférieure du cadran, tandis que la pendu<strong>le</strong> de<br />

l’adversaire restait si<strong>le</strong>ncieuse, <strong>le</strong> balancier immobilisé au bas du cadran. Mais la<br />

pendu<strong>le</strong> de Makharov indiquait une heure moins cinq. Il avait perdu du temps au<br />

milieu de la partie et il ne lui restait plus que cinq minutes. Il se trouvait, quant au<br />

temps, dans une mauvaise position, et à moins que Kronsteen ne commît une faute<br />

insensée, ce qui était impensab<strong>le</strong>, il était battu.<br />

Kronsteen restait droit sur sa chaise sans bouger, prenant, dans une intention<br />

malicieuse, l’air impénétrab<strong>le</strong> d’un perroquet. Il avait posé ses coudes sur la tab<strong>le</strong> et<br />

sa grosse tête était appuyée sur ses poings fermés; ceux-ci comprimaient ses joues<br />

et écrasaient ses lèvres, froncées dans une moue hautaine et dédaigneuse. Il<br />

contemplait avec un calme glacé, de ses yeux noirs plutôt obliques, sous des<br />

sourcils fournis et bombés, <strong>le</strong> théâtre de son triomphe. Mais, derrière ce masque<br />

impassib<strong>le</strong>, <strong>le</strong> sang affluait par saccades à la dynamo de son cerveau; une veine<br />

ressemblant à un gros ver battait sur sa tempe droite, à plus de 90 pulsations. Il avait<br />

perdu une <strong>livre</strong> dans <strong>le</strong>s deux heures dix minutes qui venaient de s’écou<strong>le</strong>r et la<br />

hantise de la fausse manœuvre l’étreignait encore à la gorge. Cependant, pour<br />

Makharov et pour <strong>le</strong>s spectateurs, il était toujours <strong>le</strong> « Magicien des Glaces », dont la<br />

tactique avait été comparée à un homme qui mange du poisson : il <strong>le</strong> dépouil<strong>le</strong>, retire<br />

<strong>le</strong>s arêtes, mange la chair. Kronsteen était resté Champion de Moscou pendant deux<br />

années consécutives; il arrivait maintenant en fina<strong>le</strong> pour la troisième fois et, s’il<br />

gagnait cette partie, il pourrait prétendre au titre de Grand Maître.<br />

Dans la zone de si<strong>le</strong>nce qui régnait autour de la tab<strong>le</strong> entourée de cordes, on<br />

n’entendait que la baladeuse de la pendu<strong>le</strong> de Kronsteen. Les deux arbitres restaient<br />

immobi<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>urs fauteuils suré<strong>le</strong>vés. Ils savaient, comme Makharov que ç’allait<br />

être la mise à mort. Kronsteen avait innové une façon brillante de passer du Gambit<br />

de la Reine refusé à la Variation de Meran. Makharov avait marché de front avec lui<br />

jusqu’au 28 e coup. Il avait perdu du temps sur ce coup. Peut-être avait-il commis une<br />

faute à ce moment; peut-être aussi aux 31 e et 33 e coups. Qui pouvait <strong>le</strong> dire ? Cette<br />

partie serait discutée dans toute la Russie pendant <strong>le</strong>s semaines à venir.<br />

Un soupir de soulagement sortit du public, dont <strong>le</strong>s rangs serrés s’entassaient<br />

en face du champion : Kronsteen avait <strong>le</strong>ntement détaché de sa joue sa main droite<br />

et venait de lui faire traverser l’échiquier. Formant comme la pince d’un crabe rose,<br />

son pouce et son index s’étaient écartés et descendaient. La pince saisit une pièce,<br />

remonta, se déplaça latéra<strong>le</strong>ment, puis redescendit. La main alla ensuite retrouver sa<br />

place contre <strong>le</strong> visage.<br />

Les spectateurs murmurèrent et chuchotèrent en voyant, sur <strong>le</strong> grand tab<strong>le</strong>au<br />

mural, <strong>le</strong> 41 e coup reproduit par un déplacement d’une des pancartes : R-Kt 8. Cela<br />

devait être <strong>le</strong> coup de grâce ! Kronsteen étendit la main, d’un air décidé, vers <strong>le</strong> <strong>le</strong>vier<br />

situé au bas de sa pendu<strong>le</strong> et <strong>le</strong> poussa vers <strong>le</strong> bas. Le balancier rouge s’arrêta. La


pendu<strong>le</strong> indiquait une heure moins <strong>le</strong> quart. Au même instant <strong>le</strong> balancier de<br />

Makharov se remit en marche et reprit son battement, bruyant et inexorab<strong>le</strong>.<br />

Kronsteen se renversa sur son siège. Il mit <strong>le</strong>s mains à plat sur la tab<strong>le</strong> et<br />

regarda avec froideur <strong>le</strong> visage luisant de sueur, humilié de l’adversaire. Notre<br />

homme savait, pour avoir connu, en son temps, la défaite, que <strong>le</strong>s entrail<strong>le</strong>s du<br />

vaincu se tordaient dans la souffrance, comme une anguil<strong>le</strong> percée par un harpon.<br />

Makharov, Champion de Géorgie ! Eh bien, demain <strong>le</strong> Camarade Makharov<br />

retournerait en Géorgie et y resterait ! En tout cas, il ne reviendrait pas cette année à<br />

Moscou avec sa famil<strong>le</strong>.<br />

Un homme en civil se glissa sous <strong>le</strong>s cordes et parla à l’oreil<strong>le</strong> d’un des arbitres.<br />

Il lui tendait une enveloppe blanche. L’arbitre hocha la tête, désignant du doigt la<br />

pendu<strong>le</strong> de Makharov qui marquait maintenant une heure moins trois minutes.<br />

L’homme en civil chuchota quelques mots qui firent pencher la tête de l’arbitre, d’un<br />

air maussade. Il fit sonner une cloche.<br />

- Il y a un message personnel urgent pour <strong>le</strong> Camarade Kronsteen, annonça-t-il<br />

au micro. Trois minutes de pause.<br />

Un murmure fit <strong>le</strong> tour du hall. Bien que Makharov eût, avec courtoisie, <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s<br />

yeux de l’échiquier et qu’il restât immobi<strong>le</strong>, examinant <strong>le</strong>s niches creusées dans <strong>le</strong><br />

plafond é<strong>le</strong>vé et voûté, <strong>le</strong>s spectateurs n’ignoraient pas que la position des pièces<br />

était gravée dans sa tête. Une pause de trois minutes signifiait simp<strong>le</strong>ment trois<br />

minutes supplémentaires accordées à Makharov.<br />

Kronsteen éprouva la même contrariété, mais son visage resta impassib<strong>le</strong>,<br />

tandis que l’arbitre, descendant de son siège, lui tendait une enveloppe blanche sans<br />

adresse. Le haut fonctionnaire la déchira du pouce et en tira une feuil<strong>le</strong> de papier<br />

anonyme. Il lut ces mots, tapés dans <strong>le</strong>s gros caractères qu’il connaissait si bien :<br />

« On a besoin de vous à l’instant même ». Ni signature, ni adresse. Kronsteen plia <strong>le</strong><br />

papier et <strong>le</strong> rangea soigneusement dans la poche intérieure de son veston. Il regarda<br />

<strong>le</strong> visage de l’homme en civil, qui restait debout à côté de l’arbitre, et dont <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong><br />

surveillaient d’un air impatient et autoritaire. « Au diab<strong>le</strong> ces gens ! » se dit<br />

Kronsteen. Il n’allait pas abandonner à trois minutes de la fin. C’était inconcevab<strong>le</strong>.<br />

C’était une insulte au Sport du Peup<strong>le</strong>. Mais, tandis qu’il faisait signe à l’arbitre que la<br />

partie pouvait reprendre, il tremblait intérieurement; il évita <strong>le</strong> regard de l’homme en<br />

civil, qui restait figé, à l’intérieur des cordes.<br />

La sonnette retentit : « La rencontre continue ». Makharov pencha <strong>le</strong>ntement la<br />

tête. L’aiguil<strong>le</strong> de sa pendu<strong>le</strong> dépassa l’heure et il était toujours en vie.<br />

Kronsteen ne cessait de tremb<strong>le</strong>r intérieurement. Ce qu’il venait de faire ne<br />

s’était jamais vu, de la part d’un employé de SMERSH ou de n’importe quel<strong>le</strong><br />

administration d’Etat. Il en serait certainement rendu compte. Désobéissance grave !<br />

Abandon de poste. Quel<strong>le</strong>s pourraient en être <strong>le</strong>s conséquences ? En mettant <strong>le</strong>s<br />

choses au mieux, une réprimande verba<strong>le</strong> du général G. et une croix noire sur sa<br />

zapiska. Au pire ?… Kronsteen ne pouvait l’imaginer. Il préférait n’y pas penser. Quoi<br />

qu’il pût arriver, <strong>le</strong>s délices de la victoire avaient pris un goût amer dans sa bouche.<br />

Mais, maintenant, c’était la fin. N’ayant plus que cinq secondes à jouer sur sa<br />

pendu<strong>le</strong>, Makharov <strong>le</strong>va ses yeux battus à hauteur des lèvres boudeuses de son<br />

adversaire et pencha la tête, dans <strong>le</strong> bref mouvement conventionnel de capitulation.<br />

Deux coups de sonnette de l’arbitre, et la sal<strong>le</strong> comb<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va pour éclater dans un<br />

tonnerre d’applaudissements.<br />

Kronsteen quitta son siège, s’inclina devant son adversaire, <strong>le</strong>s arbitres et<br />

fina<strong>le</strong>ment, plus bas, devant <strong>le</strong>s spectateurs. Puis, l’homme en civil dans son sillage,


il passa sous <strong>le</strong>s cordes et, avec sang-froid et rudesse, se fraya un passage vers la<br />

sortie principa<strong>le</strong>, dans la masse des admirateurs qui l’acclamaient.<br />

Devant <strong>le</strong> Palais des Tournois, au milieu du large, Pouchkine Ulitza stationnait,<br />

<strong>le</strong> moteur en marche, l’habituel<strong>le</strong> conduite intérieure noire, anonyme. Kronsteen<br />

grimpa à l’arrière et ferma la portière. L’homme en civil bondit à l’intérieur, en<br />

saisissant <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au de bord et se serra sur <strong>le</strong> siège avant; <strong>le</strong> chauffeur fit crisser son<br />

changement de vitesse; et la voiture démarra en trombe.<br />

Kronsteen savait que s’excuser auprès du garde en civil eût été perdre sa<br />

salive. Cela aurait été éga<strong>le</strong>ment contraire à la discipline. Après tout, il était chef de<br />

Service du Plan de SMERSH, avec <strong>le</strong> grade de colonel honoraire. Son cerveau valait<br />

son pesant d’or pour l’organisation. En discutant, il pourrait peut-être se tirer de cette<br />

difficulté. Il eut un regard pour <strong>le</strong>s rues sombres, dont <strong>le</strong>s pavés étaient déjà<br />

humides, après <strong>le</strong> passage de l’équipe nocturne de nettoyage, et il appliqua toutes<br />

ses facultés à la préparation de sa défense. Ils parvinrent à une rue droite, au bout<br />

de laquel<strong>le</strong> on voyait la lune évoluer rapidement entre <strong>le</strong>s bulbes du Kremlin. Un<br />

instant après, ils étaient arrivés. Quand <strong>le</strong> garde confia Kronsteen à l’aide de camp, il<br />

lui remit en même temps un bout de papier. L’aide de camp y jeta un coup d’œil,<br />

regarda Kronsteen d’un œil froid, <strong>le</strong> sourcil à moitié dressé. Kronsteen lui rendit son<br />

regard, sans se départir de son calme et sans dire un mot. L’aide de camp haussa<br />

<strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, décrocha <strong>le</strong> téléphone et l’annonça. Ils entrèrent dans la vaste pièce; on<br />

désigna un siège à Kronsteen; celui-ci répondit, d’un signe de tête, au sourire pincé<br />

du colonel K<strong>le</strong>bb; puis l’aide de camp s’approcha du général G. et lui remit <strong>le</strong><br />

morceau de papier. Le général <strong>le</strong> lut et eut un regard dur pour Kronsteen. Tandis que<br />

l’aide de camp regagnait la porte, <strong>le</strong> général continua à scruter Kronsteen. Quand la<br />

porte se fut refermée, il dit avec douceur : « Eh bien, camarade ? »<br />

Kronsteen était calme. Il savait ce qu’il fallait dire pour sa défense. Il parla avec<br />

tranquillité et autorité :<br />

- Pour <strong>le</strong> public, Camarade Général, je suis un joueur d’échecs professionnel.<br />

Ce soir, je suis devenu Champion de Moscou, pour la troisième année consécutive.<br />

Si, n’ayant plus que trois minutes à jouer, j’avais reçu un message me faisant savoir<br />

que ma femme était menacée d’assassinat à la porte du Palais des Tournois, je<br />

n’aurais pas <strong>le</strong>vé <strong>le</strong> petit doigt pour la sauver. Mon public sait cela. Il s’est aussi<br />

complètement que moi-même donné à ce jeu. Ce soir, si j’avais abandonné,<br />

immédiatement après avoir reçu <strong>le</strong> message, cinq mil<strong>le</strong> personnes auraient compris<br />

que ce message ne pouvait provenir que d’un organisme comme celui-ci. Il y aurait<br />

eu une tempête de bavardages. On aurait désormais surveillé mes allées et venues,<br />

pour en tirer des indices. C’était la fin de ma couverture. Dans l’intérêt de la Sécurité<br />

de l’Etat, j’ai attendu trois minutes avant d’obéir. Même ainsi, mon départ précipité<br />

fera l’objet de bien des commentaires. Je vais être obligé de dire qu’un de mes<br />

enfants est gravement malade. Il faudra de toute façon que j’en mette un à l’hôpital<br />

pendant une semaine, pour donner consistance à mon histoire. Je vous présente<br />

toutes mes excuses pour ce retard apporté à l’exécution des ordres. Mais la décision<br />

était diffici<strong>le</strong> à prendre. J’ai fait ce que j’ai estimé préférab<strong>le</strong>, dans l’intérêt du<br />

Département.<br />

Le général G. plongea son regard pensif dans <strong>le</strong>s yeux sombres remontant vers<br />

<strong>le</strong>s tempes. L’homme était coupab<strong>le</strong>, mais se défendait bien. Il relut <strong>le</strong> papier,<br />

comme pour bien peser l’importance de la faute commise, puis il prit son briquet et <strong>le</strong><br />

brûla. Il laissa tomber <strong>le</strong> dernier morceau enflammé sur la glace de son bureau et<br />

balaya <strong>le</strong>s cendres sur <strong>le</strong> plancher. Il ne dévoila rien de ses pensées, mais la<br />

destruction de cette pièce à conviction était tout ce qui importait à Kronsteen. Il n’y


aurait rien sur sa zapiska. Il était à la fois profondément soulagé et reconnaissant. Il<br />

allait mettre toute son ingéniosité au service de l’affaire en cours. Le général venait<br />

d’avoir un geste de grande clémence. Kronsteen <strong>le</strong> lui revaudrait en mettant en<br />

œuvre toutes <strong>le</strong>s ressources de son esprit.<br />

- Faites passer <strong>le</strong>s photographies, camarade colonel, dit <strong>le</strong> général G. comme si<br />

ce rapide procès en cour martia<strong>le</strong> n’avait pas eu lieu. Voici de quoi il s’agit…<br />

Ainsi, songeait Kronsteen, encore une mort en perspective ! Cependant, <strong>le</strong><br />

général continuait à par<strong>le</strong>r, examinant ce visage brun, implacab<strong>le</strong>, qui semblait <strong>le</strong><br />

regarder bien en face sur cette photo de passeport. Kronsteen écoutait à moitié ce<br />

que disait <strong>le</strong> général, mais il retenait l’essentiel : Espion anglais, gros scanda<strong>le</strong><br />

recherché, ne pas y mê<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s Soviets, tueur expérimenté, un faib<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s femmes<br />

(n’est donc certainement pas homosexuel, en déduisit Kronsteen), boisson (on ne dit<br />

rien concernant la drogue), intègre (peut-on savoir ? Il suffit parfois d’y mettre <strong>le</strong> prix),<br />

crédits illimités, personnel et matériel mis à disposition par tous <strong>le</strong>s départements<br />

des services, renseignement, succès doit être obtenu avant trois mois. Ce qui est<br />

demandé aujourd’hui, ce sont des idées généra<strong>le</strong>s. On travail<strong>le</strong>ra plus tard sur <strong>le</strong>s<br />

détails.<br />

Le général G. fixa sur <strong>le</strong> colonel K<strong>le</strong>bb son regard perçant :<br />

- Quel<strong>le</strong>s sont vos premières réactions, camarade colonel ?<br />

La dame abandonna son attitude de profonde concentration, se redressa, se<br />

tourna du côté du général. Les verres carrés sans monture reflétaient la lueur du<br />

chandelier. Sous <strong>le</strong> duvet luisant taché de nicotine, <strong>le</strong>s lèvres pâ<strong>le</strong>s et humides<br />

s’écartèrent, et se mirent à s’agiter rapidement de haut en bas : el<strong>le</strong> exposait son<br />

point de vue. Pour Kronsteen, qui la voyait de face, ce mouvement alternatif,<br />

mécanique et sans expression des lèvres faisait penser au caquetage d’une poupée<br />

de ventriloque.<br />

La voix était rauque, monocorde, dénuée de sensibilité :<br />

- … cela rappel<strong>le</strong> par certains côtés <strong>le</strong> cas de Stolzenberg. Vous vous rappe<strong>le</strong>z,<br />

camarade général ? Il s’agissait de détruire une réputation, en même temps qu’on<br />

liquidait un homme. En cette occurrence, l’affaire était simp<strong>le</strong>. Il s’agissait aussi d’un<br />

espion, et d’un homme perverti. Si vous vous rappe<strong>le</strong>z…<br />

Kronsteen avait cessé d’écouter. Il connaissait toutes <strong>le</strong>s affaires. Il avait dressé<br />

<strong>le</strong> plan des opérations pour la plupart d’entre el<strong>le</strong>s et el<strong>le</strong>s étaient cataloguées dans<br />

sa mémoire comme autant de gambits. Au lieu d’écouter il examinait cette figure<br />

terrifiante, en se demandant combien de temps cette femme se maintiendrait encore<br />

à son poste combien de temps il lui faudrait encore travail<strong>le</strong>r avec el<strong>le</strong>. Terrifiante ?<br />

Kronsteen ne s’intéressait pas aux êtres humains même pas à ses propres enfants.<br />

De même, <strong>le</strong>s mots « bien » et « mal » n’avaient pas <strong>le</strong>ur place dans son<br />

vocabulaire. Pour lui, tous <strong>le</strong>s êtres étaient <strong>le</strong>s pièces d’un échiquier. Il ne<br />

s’intéressait qu’à la façon dont ils répondaient aux mouvements des autres pièces.<br />

Pour prévoir <strong>le</strong>urs réactions, ce qui était l’essentiel de son travail, il fallait comprendre<br />

<strong>le</strong>ur caractère individuel. Leurs instincts fondamentaux sont immuab<strong>le</strong>s : instinct de<br />

conservation, instinct sexuel, instinct grégaire par ordre d’importance. Leurs<br />

tempéraments : sanguin, f<strong>le</strong>gmatique, colérique, mélancolique. Le tempérament d’un<br />

individu détermine pour une grande part la puissance relative de ses émotions et de<br />

ses sentiments. Le caractère dépend pour beaucoup de l’éducation et, quoi que<br />

puissent dire Pavlov et <strong>le</strong>s Behavioristes, dépend jusqu’à un certain point du<br />

caractère des parents. Bien entendu, <strong>le</strong> mode de vie et <strong>le</strong> comportement des<br />

individus sont en partie conditionnés par <strong>le</strong>urs forces et par <strong>le</strong>urs faib<strong>le</strong>sses<br />

physiques.


Il y avait, à l’arrière-plan des pensées de Kronsteen, cette classification<br />

élémentaire tandis qu’il examinait de sang-froid la femme assise de l’autre côté de la<br />

tab<strong>le</strong>. Il en faisait <strong>le</strong> tour pour la centième fois peut-être. Ils avaient devant eux la<br />

perspective de plusieurs semaines de travail en commun; et c’était aussi pour se<br />

rafraîchir la mémoire, afin qu’une intrusion bruta<strong>le</strong> de l’élément humain dans <strong>le</strong>ur<br />

collaboration ne fût pas une surprise.<br />

1° - Instinct de conservation : Rosa K<strong>le</strong>bb avait bien entendu, la ferme volonté<br />

de survivre, sinon el<strong>le</strong> ne serait pas devenue l’une des femmes <strong>le</strong>s plus puissantes<br />

de l’Etat, et certainement la plus redoutée. Son ascension, Kronsteen s’en souvenait,<br />

avait commencé avec la guerre d’Espagne. En qualité d’agent doub<strong>le</strong> au sein du<br />

POUM, doub<strong>le</strong>, parce que travaillant aussi bien pour <strong>le</strong> Guépéou de Moscou que<br />

pour <strong>le</strong> S.R. des communistes espagnols, el<strong>le</strong> avait été <strong>le</strong> bras droit et plus ou moins<br />

la maîtresse, disait-on, de son chef, <strong>le</strong> célèbre Andréas Nin. El<strong>le</strong> avait travaillé avec<br />

lui de 1935 à 1937. Puis il avait été tué sur l’ordre de Moscou; <strong>le</strong> bruit avait couru que<br />

c’était el<strong>le</strong> qui avait exécuté l’ordre. Que ce fût vrai ou faux, el<strong>le</strong> avait dès lors gravi<br />

<strong>le</strong>s degrés du pouvoir, survivant aux échecs, aux guerres, aux purges, pour la simp<strong>le</strong><br />

raison qu’el<strong>le</strong> ne s’était mise sous la dépendance de personne et qu’el<strong>le</strong> ne s’était<br />

ralliée à aucune faction; jusqu’à ce qu’en 1953, à la mort de Béria, ses mains<br />

tachées de sang pussent saisir un échelon bien proche du sommet, la Direction du<br />

Département des Opérations de SMERSH.<br />

2° - Instinct sexuel : Le succès de Rosa K<strong>le</strong>bb, pensait Kronsteen, était dû<br />

aussi, pour une grande part, à la nature particulière de son instinct n°2. El<strong>le</strong><br />

appartenait au type sexuel <strong>le</strong> plus rare : <strong>le</strong> neutre. Kronsteen en était sûr. Ses<br />

intrigues avec des hommes et aussi avec des femmes étaient trop caractéristiques<br />

pour qu’on en pût douter. Il se pouvait qu’el<strong>le</strong> prît plaisir à l’acte physique, mais<br />

l’instrument était sans importance. Pour el<strong>le</strong>, <strong>le</strong> besoin sexuel n’était qu’une<br />

démangeaison. Cette neutralité psychophysiologique la mettait à l’abri de toutes <strong>le</strong>s<br />

émotions, de tous <strong>le</strong>s sentiments et désirs qui sont <strong>le</strong> lot des humains. La neutralité<br />

sexuel<strong>le</strong>, chez un individu, est une cause de froideur. C’était pour el<strong>le</strong> un avantage<br />

énorme et merveil<strong>le</strong>ux, d’avoir reçu ce don à la naissance.<br />

3° - Instinct grégaire : chez el<strong>le</strong>, cet instinct devait, lui aussi, être mort. Sa soif<br />

de puissance exigeait qu’el<strong>le</strong> fût un loup et non une brebis. El<strong>le</strong> était un agent<br />

solitaire, mais n’en souffrait jamais, car el<strong>le</strong> n’avait aucun besoin de cha<strong>le</strong>ur<br />

humaine. Et, bien entendu, el<strong>le</strong> était de tempérament f<strong>le</strong>gmatique : impassib<strong>le</strong>,<br />

résistante à la souffrance, indo<strong>le</strong>nte. La paresse devait être son vice essentiel, selon<br />

Kronsteen. Le matin, el<strong>le</strong> devait avoir peine à sortir de son lit tiède et mal tenu. Ses<br />

habitudes intimes devaient se ressentir de ce manque de soin et même de la sa<strong>le</strong>té.<br />

Ce ne devait pas être très agréab<strong>le</strong>, d’avoir accès à la vie privée de Rosa, par<br />

exemp<strong>le</strong> quand el<strong>le</strong> se reposait après avoir ôté son uniforme. Les lèvres de<br />

Kronsteen eurent, à cette pensée, une moue de dégoût; et son esprit allait de l’avant,<br />

passant du caractère de cette femme, caractère certainement rusé et fort, pour<br />

revenir à son aspect extérieur.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb devait approcher de la cinquantaine; c’est ce que supposait<br />

Kronsteen, en prenant pour base la date de la Guerre d’Espagne. La femme était<br />

petite, un mètre soixante environ, trapue. Ses gros bras, son cou massif, ses mol<strong>le</strong>ts<br />

épais dans <strong>le</strong>s bas kaki souillés de taches, étaient aussi peu féminins que possib<strong>le</strong>.<br />

Le Diab<strong>le</strong> savait à quoi devaient ressemb<strong>le</strong>r ses seins, dont on pouvait se faire une<br />

idée par la bosse que faisait son uniforme et qui reposait sur la tab<strong>le</strong> comme un sac<br />

de sab<strong>le</strong> mal ficelé. La silhouette, avec ses grosses hanches piriformes, faisait<br />

penser à un violoncel<strong>le</strong>. Les tricoteuses de la Révolution Française devaient avoir


des trognes dans <strong>le</strong> genre de cel<strong>le</strong>-là, pensait Kronsteen, en se renversant dans son<br />

fauteuil et en penchant la tête de côté. Les cheveux orange, déjà clairsemés, coiffés<br />

en arrière et enroulés dans un chignon serré et répugnant; <strong>le</strong>s yeux brillants, marron<br />

jaunâtre, qui examinaient avec froideur <strong>le</strong> général G. à travers <strong>le</strong>s verres carrés sans<br />

monture, <strong>le</strong> nez triangulaire aux pores dilatés, plâtré d’une épaisse couche de<br />

poudre; la trappe humide de la bouche qui ne cessait de s’ouvrir et de se fermer,<br />

comme si el<strong>le</strong> avait été actionnée sous <strong>le</strong> menton par des fils. Ces femmes<br />

françaises, qui tricotaient et bavardaient tandis que tombait <strong>le</strong> couperet de la<br />

guillotine, devaient avoir cette même peau livide, épaisse comme une peau de<br />

pou<strong>le</strong>t, qui pendait sous <strong>le</strong>s yeux en petits plis, aux coins de la bouche, sous <strong>le</strong>s<br />

maxillaires; <strong>le</strong>s mêmes grosses oreil<strong>le</strong>s de paysannes; <strong>le</strong>s mêmes poings énormes,<br />

marqués de plis profonds, et pareils à des massues, rivés au velours rouge de la<br />

tab<strong>le</strong>, de part et d’autre du paquet informe de la poitrine. Leurs visages devaient<br />

donner la même impression de froideur, de cruauté et de force que celui-ci; un<br />

visage de femme terrifiante. Oui, pour une fois, Kronsteen devait céder au sentiment<br />

qui l’étreignait et prononcer <strong>le</strong> mot : terrifiante.<br />

- Merci, camarade colonel. Votre résumé de la situation est p<strong>le</strong>in d’intérêt. Et<br />

maintenant, camarade Kronsteen, avez-vous quelque chose à ajouter ? Soyez bref,<br />

je vous prie. Il est déjà deux heures et nous avons devant nous une journée chargée.<br />

Les yeux du général G., des yeux injectés de sang, par suite de la fatigue et du<br />

manque de sommeil, étaient fixés sur <strong>le</strong>s deux lacs bruns impénétrab<strong>le</strong>s, qui<br />

s’ouvraient sous <strong>le</strong> front bombé du colonel. Il n’était pas nécessaire de recommander<br />

à Kronsteen la brièveté. Il n’avait jamais beaucoup à dire, mais chacun de ses mots<br />

valait tout un discours des autres membres de l’état-major. Il avait déjà pris sa<br />

décision, sinon il n’aurait pas laissé sa pensée se concentrer aussi longtemps sur sa<br />

voisine. Il pencha <strong>le</strong>ntement la tête en arrière et contempla <strong>le</strong> plafond vide. Sa voix<br />

était extrêmement douce, mais on y sentait l’autorité qui force l’attention.<br />

- Camarade général, c’est un Français, Fouché, un de vos prédécesseurs, en<br />

quelque sorte, qui faisait remarquer qu’il ne sert à rien de tuer un homme si l’on ne<br />

détruit pas sa réputation. Il sera, bien entendu, faci<strong>le</strong> d’abattre ce Bond. N’importe<br />

quel tueur bulgare y parviendrait, à condition d’avoir reçu des instructions<br />

convenab<strong>le</strong>s. La seconde partie de l’opération, la destruction de sa personnalité, est<br />

à la fois plus importante et plus délicate. Au point où nous en sommes, une seu<strong>le</strong><br />

chose est claire pour moi : cette action doit être menée en dehors de l’Ang<strong>le</strong>terre, et<br />

dans un pays où nous pourrons influencer la presse et la radio. Si vous me<br />

demandez comment l’homme peut être attiré dans <strong>le</strong> lieu choisi, je répondrai<br />

seu<strong>le</strong>ment ceci : si l’appât est suffisant, et si Bond est seul capab<strong>le</strong> de saisir cet<br />

appât, on l’enverra <strong>le</strong> chercher, quel que soit l’endroit où il se trouve. Pour éviter que<br />

cela ait l’air d’un piège, j’envisagerais de donner à l’appât une saveur inusitée, une<br />

nuance d’excentricité. Les Anglais se glorifient de <strong>le</strong>ur excentricité. Ils considèrent<br />

une proposition excentrique comme un défi. Je compte en partie sur cet aspect de<br />

<strong>le</strong>ur psychologie pour qu’ils envoient cet important agent à la rencontre de l’appât.<br />

Kronsteen marqua un temps. Il baissa la tête, de tel<strong>le</strong> sorte que son regard<br />

passa au-dessus de l’épau<strong>le</strong> du général G.<br />

- Je vais me mettre à la préparation de ce piège, dit-il avec indifférence. Pour <strong>le</strong><br />

moment, je peux seu<strong>le</strong>ment dire que si l’appât réussit à attirer sa proie, il est<br />

probab<strong>le</strong> que nous aurons besoin d’un tueur ayant une connaissance parfaite de la<br />

langue anglaise.<br />

Les yeux de Kronsteen se posèrent en face de lui, sur <strong>le</strong> velours rouge de la<br />

tab<strong>le</strong>. D’un air pensif, comme si c’était là <strong>le</strong> nœud du problème, il ajouta :


- Nous demanderons éga<strong>le</strong>ment une femme extrêmement bel<strong>le</strong> et sur qui l’on<br />

puisse compter.


8. Le bel appât<br />

Assise devant la fenêtre de son unique chambre, en cette sereine soirée de<br />

juin, <strong>le</strong> caporal Tatiana Romanova, de la Sécurité d’Etat, regardait la première lueur<br />

rose du couchant se refléter dans <strong>le</strong>s fenêtres des maisons d’en face, et <strong>le</strong> bulbe<br />

d’une église s’embraser, devant l’horizon déchiqueté des toits de Moscou. La jeune<br />

fil<strong>le</strong> se disait qu’el<strong>le</strong> était plus heureuse que jamais.<br />

Son bonheur n’avait rien de romanesque. Il n’avait aucun rapport avec <strong>le</strong> début<br />

joyeux d’une intrigue amoureuse – ces jours et ces semaines délicieux qui s’écou<strong>le</strong>nt<br />

avant que <strong>le</strong>s premiers petits nuages chargés de larmes n’apparaissent à l’horizon.<br />

C’était un sentiment profond de bonheur calme, de sécurité, de confiance dans<br />

l’avenir, sentiment confirmé par des impressions récentes; une paro<strong>le</strong> élogieuse,<br />

prononcée cet après-midi-là par <strong>le</strong> Professeur Denikin; l’arôme d’un bon dîner, qui<br />

cuisait sur <strong>le</strong> réchaud é<strong>le</strong>ctrique, et <strong>le</strong> morceau favori de Tatiana, prélude de Boris<br />

Godounov, exécuté à la radio par l’orchestre d’Etat de Moscou; et par-dessus tout, <strong>le</strong><br />

fait qu’après un long hiver et un printemps court, <strong>le</strong> mois de juin était enfin arrivé.<br />

La chambre était un alvéo<strong>le</strong> minuscu<strong>le</strong>, dans l’énorme immeub<strong>le</strong> à<br />

appartements, sur la Sadovaya-Chernogriazskay Ulitza, qui est la caserne des<br />

femmes des services de Sécurité. Construit par la main-d’œuvre pénitentiaire,<br />

achevé en 1939, ce bel immeub<strong>le</strong> de huit étages contient deux mil<strong>le</strong> pièces, <strong>le</strong>s<br />

unes, comme cel<strong>le</strong>-ci, situées au troisième étage, simp<strong>le</strong>s boîtes carrées avec<br />

téléphone, eau froide et chaude, une seu<strong>le</strong> ampou<strong>le</strong> é<strong>le</strong>ctrique et <strong>le</strong> droit à l’usage<br />

des sal<strong>le</strong>s de bains et du W.C. communs; <strong>le</strong>s autres, aux deux derniers étages,<br />

appartements de deux et trois pièces avec sal<strong>le</strong> de bains. Ces derniers logements<br />

étaient réservés aux femmes de grades é<strong>le</strong>vés. On n’accédait à un étage supérieur<br />

qu’en gravissant un échelon de la hiérarchie; si bien que <strong>le</strong> caporal Romanova devait<br />

passer sergent, lieutenant, capitaine, major et lieutenant-colonel avant de pouvoir<br />

atteindre <strong>le</strong> paradis du huitième, réservé aux colonels.<br />

Mais Dieu sait si el<strong>le</strong> était satisfaite de son sort présent ! Un salaire mensuel de<br />

1 200 roub<strong>le</strong>s (30 pour cent de plus qu’el<strong>le</strong> n’aurait gagné dans n’importe quel autre<br />

ministère), une chambre pour el<strong>le</strong> toute seu<strong>le</strong>; des vivres et des vêtements bon<br />

marché dans <strong>le</strong>s « magasins réservés », au rez-de-chaussée de l’immeub<strong>le</strong>; une<br />

allocation mensuel<strong>le</strong> d’au moins deux bil<strong>le</strong>ts du ministère, pour <strong>le</strong>s Bal<strong>le</strong>ts ou pour<br />

l’Opéra; quinze jours de vacances annuel<strong>le</strong>s à p<strong>le</strong>in salaire. Et, pour couronner <strong>le</strong><br />

tout, un travail régulier, avec des choses intéressantes à voir à Moscou, au lieu de<br />

moisir dans une de ces lugubres vil<strong>le</strong>s de province où il ne se passe rien pendant<br />

des mois, où l’arrivée d’un nouveau film ou la visite d’un cirque ambulant sont <strong>le</strong>s<br />

seuls événements capab<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> soir, de vous empêcher d’al<strong>le</strong>r vous coucher. Bien<br />

entendu, il fallait faire des sacrifices. L’uniforme du MGB vous situe dans un monde à<br />

part. Il fait peur aux gens, ce qui ne convient guère à la plupart des jeunes fil<strong>le</strong>s; on<br />

est donc confiné dans la société des autres MGB, femmes ou hommes; un beau jour,<br />

on épouse l’un d’entre eux, de manière à rester dans <strong>le</strong> ministère. Et ils ont un travail<br />

du diab<strong>le</strong>, de huit heures du matin à six heures du soir, cinq jours et demi par<br />

semaine, et seu<strong>le</strong>ment quarante minutes pour déjeuner à la cantine. Mais c’est un<br />

bon déjeuner, un vrai repas, ce qui permet de faire un tout petit dîner et


d’économiser, en vue du manteau de martre qu’il faudra bien acheter un jour pour<br />

remplacer <strong>le</strong> vieux renard de Sibérie, tout usé.<br />

En pensant à son dîner, <strong>le</strong> caporal Romanova quitta sa chaise près de la<br />

fenêtre pour al<strong>le</strong>r surveil<strong>le</strong>r la marmite de potage aux émincés de viande et à la<br />

purée de champignons, qui allait constituer son repas. Il était presque prêt et il<br />

dégageait une odeur délicieuse. El<strong>le</strong> éteignit l’é<strong>le</strong>ctricité et laissa la marmite mijoter,<br />

tandis qu’el<strong>le</strong> se lavait et s’arrangeait, comme el<strong>le</strong> avait appris à <strong>le</strong> faire, avant de se<br />

mettre à tab<strong>le</strong>.<br />

En s’essuyant <strong>le</strong>s mains, el<strong>le</strong> s’examina dans <strong>le</strong> grand miroir ova<strong>le</strong> placé audessus<br />

du lavabo. L’un de ses premiers amoureux lui avait dit qu’el<strong>le</strong> ressemblait à<br />

Greta Garbo jeune. Quel<strong>le</strong> bêtise ! Pourtant ce soir, el<strong>le</strong> n’était vraiment pas mal ! De<br />

beaux cheveux bruns soyeux, coiffés en arrière, dégageant <strong>le</strong> front et <strong>le</strong>s sourcils<br />

haut placés, tombant lourdement presque jusque sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s et bouclant<br />

légèrement à <strong>le</strong>ur extrémité (Garbo s’était une fois coiffée ainsi, et <strong>le</strong> Caporal<br />

s’avouait à el<strong>le</strong>-même qu’el<strong>le</strong> l’avait copiée); une peau saine, douce, pâ<strong>le</strong>, avec un<br />

ref<strong>le</strong>t ivoire aux pommettes; des yeux largement écartés, horizontaux, du b<strong>le</strong>u <strong>le</strong> plus<br />

profond, sous des sourcils naturel<strong>le</strong>ment rectilignes (el<strong>le</strong> ferma un œil après l’autre :<br />

oui, ses cils étaient certainement assez longs); un nez droit et plutôt arrogant. Et<br />

maintenant, la bouche. Que dire de la bouche ?… Etait-el<strong>le</strong> trop grande ? … El<strong>le</strong><br />

devait paraître bien large quand Tatiana souriait. El<strong>le</strong> se sourit dans la glace. Oui, la<br />

bouche était large; mais Garbo avait bel et bien la même. Au moins, <strong>le</strong>s lèvres<br />

étaient p<strong>le</strong>ines et finement ourlées. Il y avait aux coins l’amorce d’un sourire. On ne<br />

pouvait pas dire que c’était une bouche froide. Et l’ova<strong>le</strong> du visage. Etait-il trop long ?<br />

Le menton était-il trop pointu ?… El<strong>le</strong> tourna la tête pour se voir de profil. L’épais<br />

rideau des cheveux tomba en avant, vint couvrir l’œil droit; el<strong>le</strong> dut <strong>le</strong>s renvoyer en<br />

arrière. Eh bien, <strong>le</strong> menton était allongé, mais il n’était pas pointu ! El<strong>le</strong> fit de nouveau<br />

face au miroir, et se mit à brosser sa longue et épaisse chevelure. Greta Garbo !<br />

C’était bien cela, sinon tant d’hommes ne <strong>le</strong> lui auraient pas dit mises à part <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s,<br />

qui venaient sans cesse la trouver pour lui demander son avis sur <strong>le</strong>ur physique.<br />

Mais une star et célèbre !… El<strong>le</strong> se fit une grimace dans la glace et s’en fut dîner.<br />

En fait, <strong>le</strong> caporal Tatiana Romanova était une très bel<strong>le</strong> fil<strong>le</strong>. Il n’y avait pas<br />

que <strong>le</strong> visage; <strong>le</strong> corps élancé et ferme avait des mouvements particulièrement<br />

gracieux. El<strong>le</strong> avait appartenu pendant un an à l’éco<strong>le</strong> de bal<strong>le</strong>t de Leningrad et el<strong>le</strong><br />

avait abandonné la danse quand el<strong>le</strong> avait dépassé la tail<strong>le</strong> limite, de un mètre<br />

soixante-dix. Les cours lui avaient appris à se tenir et à marcher. El<strong>le</strong> respirait la<br />

santé, grâce à sa passion pour <strong>le</strong> patinage artistique, qu’el<strong>le</strong> pratiquait toute l’année<br />

à la patinoire Dynamo; el<strong>le</strong> y avait déjà obtenu une place dans la première équipe<br />

féminine. Ses bras et ses seins étaient sans défaut. Un amateur d’académie<br />

classique aurait critiqué son postérieur. Les musc<strong>le</strong>s s’étaient durcis à force<br />

d’exercice, et il avait peut-être perdu <strong>le</strong> contour féminin, moel<strong>le</strong>ux, arrondi vers <strong>le</strong><br />

bas; il était bien rond en arrière, mais plat et musclé sur <strong>le</strong>s côtés, faisant saillie<br />

comme chez un garçon.<br />

Le caporal Romanova était admiré bien au-delà de la section de traductrices<br />

anglaises au Fichier central du MGB. Chacun s’accordait à reconnaître qu’il ne<br />

s’écou<strong>le</strong>rait pas longtemps avant qu’un des officiers supérieurs ne vînt à el<strong>le</strong> pour<br />

l’extraire, d’un air péremptoire, de sa modeste section, afin de faire d’el<strong>le</strong> sa<br />

maîtresse ou, si cela était absolument indispensab<strong>le</strong>, son épouse.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> versa <strong>le</strong> potage dans un petit bol de porcelaine, décoré de loups<br />

poursuivant un traîneau, y brisa un peu de pain noir et revint s’asseoir dans son<br />

fauteuil près de la fenêtre. El<strong>le</strong> mangea <strong>le</strong>ntement, avec une jolie cuil<strong>le</strong>r brillante


qu’el<strong>le</strong> avait glissée dans son sac, il n’y avait pas si longtemps, à la suite d’une<br />

joyeuse soirée à l’hôtel Moskwa. Quand el<strong>le</strong> eut terminé, el<strong>le</strong> lava sa vaissel<strong>le</strong>,<br />

regagna son fauteuil, et alluma sa première cigarette de la journée (en Russie, une<br />

jeune fil<strong>le</strong> respectab<strong>le</strong> ne fume pas en public, sauf au restaurant, et si el<strong>le</strong> allumait<br />

une cigarette au bureau, cela entraînerait son congédiement immédiat) et écouta<br />

sans patience <strong>le</strong>s dissonances p<strong>le</strong>urnichardes d’un orchestre du Turkménistan. Cette<br />

terrib<strong>le</strong> camelote orienta<strong>le</strong>, qu’ils passent sans cesse pour faire plaisir aux koulaks de<br />

ces barbares républiques périphériques ! Pourquoi ne jouaient-ils pas quelque chose<br />

de kulturny ? Un peu de jazz moderne, ou de la musique classique… Ce truc était<br />

affreux. Pire que cela, démodé !<br />

Le téléphone sonna rageusement. El<strong>le</strong> alla couper la radio et décrocha <strong>le</strong><br />

récepteur.<br />

- Caporal Romanova ?<br />

C’était la voix de ce cher professeur Denikin. Pourtant, en dehors du service, il<br />

l’appelait toujours Tatiana, ou même Tania. Qu’est-ce que cela signifiait ? La jeune<br />

fil<strong>le</strong> était contractée, el<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s pupil<strong>le</strong>s dilatées.<br />

- Oui, Camarade Professeur.<br />

A l’autre bout du fil, la voix paraissait froide, étrange.<br />

- Dans quinze minutes, à 20 h 30, vous êtes convoquée pour être reçue par la<br />

Camarade colonel K<strong>le</strong>bb, d’Otdyel II. Vous vous présenterez à son appartement, <strong>le</strong><br />

n°1875, au huitième étage de votre immeub<strong>le</strong>. Est-ce clair ?<br />

- Mais pourquoi, Camarade ? Qu’y a-t-il ?… Qu’est-ce qui se passe ?<br />

- C’est tout, camarade caporal, répondit <strong>le</strong> cher professeur, dont la voix<br />

paraissait toujours aussi peu naturel<strong>le</strong>, aussi bizarre.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> écarta de son visage <strong>le</strong> combiné et <strong>le</strong> contempla avec des yeux<br />

égarés, comme si des petits trous disposés en cerc<strong>le</strong> sur la bakélite noire, el<strong>le</strong> avait<br />

pu faire sortir des explications complémentaires. « Allô ! Allô ! » L’embouchure du<br />

microphone lui répondait par un bâil<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> s’aperçut que sa main, son avantbras,<br />

lui faisaient mal à force de serrer. El<strong>le</strong> se pencha <strong>le</strong>ntement en avant et reposa<br />

<strong>le</strong> combiné sur son support.<br />

El<strong>le</strong> resta un moment immobi<strong>le</strong>, glacée, regardant d’un œil mort l’appareil noir.<br />

Devait-el<strong>le</strong> rappe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> professeur ? Non, il n’en était pas question. Il lui avait parlé<br />

sur ce ton parce qu’il savait, comme el<strong>le</strong>, que toute communication intérieure ou<br />

extérieure était écoutée ou enregistrée. C’est pourquoi il n’avait pas dit un mot de<br />

trop. C’était une affaire d’Etat. Quand on doit transmettre un message de cette<br />

nature, on s’en débarrasse <strong>le</strong> plus vite qu’on peut, d’une manière aussi concise que<br />

possib<strong>le</strong>, et on s’en lave <strong>le</strong>s mains. Vous vous êtes débarrassé de la mauvaise carte.<br />

Vous avez passé la dame de pique à quelqu’un d’autre. Vous avez de nouveau <strong>le</strong>s<br />

mains nettes. La jeune fil<strong>le</strong> regardait toujours <strong>le</strong> téléphone en se mordant <strong>le</strong>s poings.<br />

Pourquoi la demandait-on ? Qu’avait-el<strong>le</strong> fait ? El<strong>le</strong> se creusait la tête<br />

désespérément, remontant des jours, des mois, des années, en arrière. Avait-el<strong>le</strong><br />

commis dans son travail quelque faute impardonnab<strong>le</strong>, dont on s’apercevrait<br />

maintenant ? Avait-el<strong>le</strong> risqué quelque réf<strong>le</strong>xion contre l’Etat, quelque plaisanterie<br />

qu’on aurait rapportée ? C’est toujours possib<strong>le</strong> mais quel<strong>le</strong> réf<strong>le</strong>xion ?… En quel<strong>le</strong>s<br />

circonstances ?… Si cela avait été une réf<strong>le</strong>xion répréhensib<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> aurait eu sur-<strong>le</strong>champ<br />

une réaction de culpabilité et de crainte; or, el<strong>le</strong> avait la conscience tranquil<strong>le</strong>.<br />

Ou bien était-ce ?… El<strong>le</strong> se rappela soudain… Cette cuil<strong>le</strong>r qu’el<strong>le</strong> avait volée…<br />

Etait-ce cela ?… Propriété du Gouvernement ! El<strong>le</strong> allait jeter la cuil<strong>le</strong>r par la fenêtre,<br />

tout de suite, très loin, n’importe où. Mais non, ce ne pouvait pas être cela, c’était<br />

trop peu de chose. El<strong>le</strong> haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s avec résignation, laissant retomber <strong>le</strong>s


as <strong>le</strong> long de son corps. El<strong>le</strong> alla vers la commode pour y prendre son plus bel<br />

uniforme. Ses yeux étaient embués de larmes; <strong>le</strong>s larmes d’un enfant égaré de<br />

terreur. Ce ne pouvait être pour aucune de ces raisons que SMERSH la convoquait.<br />

Rien de ce genre. Ce devait être pour quelque chose de bien pire.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> jeta, à travers ses larmes, un coup d’œil à la montre bon marché<br />

qu’el<strong>le</strong> portait au poignet : el<strong>le</strong> n’avait plus que sept minutes ! De nouveau, il lui vint<br />

une panique. El<strong>le</strong> passa <strong>le</strong> revers de sa main sur ses yeux et saisit son uniforme de<br />

parade. Ce serait <strong>le</strong> comb<strong>le</strong>, si el<strong>le</strong> allait maintenant être en retard ! El<strong>le</strong> arracha <strong>le</strong>s<br />

boutons de sa blouse de coton blanc. Tandis qu’el<strong>le</strong> s’habillait, se lavait la figure, se<br />

brossait <strong>le</strong>s cheveux, el<strong>le</strong> ne pouvait s’empêcher de revenir à un mystère diabolique,<br />

de <strong>le</strong> sonder, comme un enfant qui s’obstinerait à fouil<strong>le</strong>r un trou de serpent avec un<br />

bâton. Quel que fût l’ang<strong>le</strong> sous <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> explorait ce trou, il en sortait un siff<strong>le</strong>ment<br />

furieux. Mise à part la question d’une éventuel<strong>le</strong> culpabilité, <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> fait d’entrer en<br />

contact avec une des tentacu<strong>le</strong>s de SMERSH inspirait à Tatiana une terreur indicib<strong>le</strong>.<br />

Le simp<strong>le</strong> nom de cet organisme était abhorré; on évitait de <strong>le</strong> prononcer. SMERSH,<br />

Smiert Spionam, « Mort aux Espions ». C’était un mot infâme, un vocab<strong>le</strong> de mort, <strong>le</strong><br />

râ<strong>le</strong> même de la mort, un mot qu’on ne prononçait jamais, même dans des<br />

bavardages intimes avec des camarades de bureau. Et à l’intérieur de cette affreuse<br />

organisation, Otdyel II, <strong>le</strong> Département de la Torture et de la Mort, c’était l’horreur<br />

des horreurs. A la tête d’Otdyel II, cette femme, Rosa K<strong>le</strong>bb !… On murmurait sur<br />

el<strong>le</strong> des choses incroyab<strong>le</strong>s, qui hantaient <strong>le</strong>s cauchemars de Tatiana, qu’el<strong>le</strong> oubliait<br />

dans la journée, mais que maintenant el<strong>le</strong> repassait dans sa tête.<br />

On disait que Rosa K<strong>le</strong>bb ne tolérait pas qu’une séance de torture eût lieu hors<br />

de sa présence. Il y avait dans son bureau une blouse tachée de sang, un petit<br />

pliant; lorsqu’on la voyait, revêtue de cette blouse, <strong>le</strong> pliant à la main, se hâter dans<br />

<strong>le</strong>s couloirs du sous-sol, chacun en était averti à la ronde; tout <strong>le</strong> monde se taisait,<br />

même ceux qui étaient employés à SMERSH. Chacun se penchait sur ses papiers.<br />

Peut-être conjurait-on <strong>le</strong> mauvais sort en croisant <strong>le</strong>s doigts d’une main dissimulée<br />

dans une poche, et cela jusqu’à ce qu’on apprît que Rosa avait regagné son bureau.<br />

A ce qu’on murmurait, el<strong>le</strong> plantait son pliant tout près de l’homme ou de la<br />

femme qu’on interrogeait; el<strong>le</strong> se plaçait à deux doigts du visage qui pendait de la<br />

tab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> scrutait <strong>le</strong> visage et disait avec calme : « N°1, ou n°10, ou n°25. » Les<br />

enquêteurs savaient ce qu’el<strong>le</strong> voulait dire et commençaient immédiatement. El<strong>le</strong><br />

surveillait, <strong>le</strong>s yeux tout proches, humait <strong>le</strong>s râ<strong>le</strong>s comme s’il se fût agi d’un parfum<br />

suave. D’après l’expression des yeux, el<strong>le</strong> changeait paisib<strong>le</strong>ment de torture; el<strong>le</strong><br />

disait : « Maintenant, n°36 », ou « Maintenant, n°64. » Les enquêteurs obéissaient.<br />

Quand <strong>le</strong> courage et la résistance paraissaient quitter <strong>le</strong>s yeux du supplicié, quand ils<br />

commençaient à faiblir, à supplier, Rosa se mettait à roucou<strong>le</strong>r d’une voix douce :<br />

« Allons, allons, ma colombe. Par<strong>le</strong>, mon joli, et ça cessera. Ça fait mal ! Ah ! ça fait<br />

tel<strong>le</strong>ment mal, mon enfant ! Et on est si las de souffrir ! On aimerait bien que ça<br />

s’arrête, rester étendu en paix et que ça ne recommence jamais. Ta maman est là,<br />

tout près de toi, el<strong>le</strong> ne demande qu’une chose : faire cesser ta souffrance. Il y a un<br />

joli petit lit bien douil<strong>le</strong>t qui t’attend, où tu pourras dormir et oublier… oublier…<br />

oublier… Par<strong>le</strong>. » Et el<strong>le</strong> répétait, sur un ton enjô<strong>le</strong>ur : « Par<strong>le</strong>… Tu n’as qu’à par<strong>le</strong>r,<br />

et tu auras la paix, tu n’auras plus mal. » Si <strong>le</strong>s yeux résistaient encore, <strong>le</strong><br />

roucou<strong>le</strong>ment reprenait : « Tu es stupide, mon joli. Oh ! Si stupide ! Ce que tu<br />

éprouves n’est rien ! Tu ne me crois pas, ma petite colombe ? Eh bien ! Ta maman<br />

va essayer un peu, mais seu<strong>le</strong>ment un tout petit peu, du n°87 ! » Et <strong>le</strong>s enquêteurs,<br />

qui avaient entendu, changeaient d’instruments et de partie du corps. El<strong>le</strong> restait là,<br />

accroupie sur son pliant, guettant dans <strong>le</strong>s yeux la fuite <strong>le</strong>nte de la vie. Jusqu’au


moment où il lui fallait par<strong>le</strong>r fort à l’oreil<strong>le</strong> de la victime, pour que <strong>le</strong>s mots eussent<br />

quelque chance de parvenir encore à son cerveau…<br />

Mais il était rare, disait-on encore, que <strong>le</strong> patient eût assez de volonté pour al<strong>le</strong>r<br />

bien loin sur <strong>le</strong> chemin de la dou<strong>le</strong>ur infligée par SMERSH; quand la douce voix<br />

promettait la paix, el<strong>le</strong> gagnait presque toujours; car Rosa K<strong>le</strong>bb voyait dans <strong>le</strong>s yeux<br />

de la victime <strong>le</strong> moment où, toute résistance brisée, l’adulte redevenait l’enfant qui<br />

appel<strong>le</strong> sa mère en p<strong>le</strong>urant. Et en apportant l’image de la mère, el<strong>le</strong> faisait fondre la<br />

résistance, là où <strong>le</strong>s mots rudes d’un homme n’auraient réussi qu’à la durcir.<br />

Ensuite, un nouveau suspect ayant été ainsi brisé, Rosa K<strong>le</strong>bb reprenait <strong>le</strong><br />

couloir en sens inverse, son pliant sous <strong>le</strong> bras; el<strong>le</strong> retirait sa blouse maculée de<br />

sang frais et reprenait son travail. La nouvel<strong>le</strong> faisait <strong>le</strong> tour de la maison : c’était<br />

terminé. Et <strong>le</strong> sous-sol reprenait son activité norma<strong>le</strong>.<br />

Tatiana, glacée par ces pensées, jeta un nouveau coup d’œil à sa montre : plus<br />

que quatre minutes. El<strong>le</strong> effaça <strong>le</strong>s plis de son uniforme, jeta un dernier coup d’œil à<br />

la glace, où parut un visage blême. El<strong>le</strong> se retourna pour dire adieu à la chère petite<br />

chambre, à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> s’était si bien habituée. La reverrait-el<strong>le</strong> jamais ? El<strong>le</strong><br />

parcourut d’une traite <strong>le</strong> long corridor et appela l’ascenseur.<br />

Quand il fut là, el<strong>le</strong> carra <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, re<strong>le</strong>va <strong>le</strong> menton et entra dans la cabine<br />

comme si el<strong>le</strong> était montée à l’échafaud.<br />

- Huitième, dit-el<strong>le</strong> à la liftière.<br />

El<strong>le</strong> se tenait droite, face aux portes. El<strong>le</strong> répétait en el<strong>le</strong>-même ce nom qui lui<br />

revenait en mémoire et qu’el<strong>le</strong> n’avait plus prononcé depuis son enfance : « Mon<br />

Dieu… mon Dieu… mon Dieu…»


9. Amour et travail<br />

Avant même que la porte anonyme, peinte en crème, se fût ouverte, Tatiana<br />

sentait déjà l’odeur qui régnait à l’intérieur. Quand on lui eut dit sur un ton sec<br />

d’entrer, et qu’el<strong>le</strong> eut ouvert la porte, l’odeur la prit à la gorge, tandis que son regard<br />

plongeait dans celui de la femme assise derrière une tab<strong>le</strong> ronde, sous un plafonnier.<br />

C’était l’odeur du métro un soir de grande cha<strong>le</strong>ur : parfum bon marché, mêlé<br />

d’effluves animaux. En Russie, <strong>le</strong>s gens s’inondent de parfum, même s’ils ont oublié<br />

de prendre un bain, et de préférence quand ils n’en ont pas pris. Tatiana, en fil<strong>le</strong><br />

saine et soignée, préférait rentrer à pied quand il ne p<strong>le</strong>uvait pas ou ne neigeait pas<br />

trop fort, pour éviter la puanteur des trains et du métro. El<strong>le</strong> baignait dans cette<br />

odeur, et ses narines se froncèrent de dégoût.<br />

Sa répulsion, son mépris pour une femme qui pouvait vivre dans une pareil<strong>le</strong><br />

odeur, lui donnèrent <strong>le</strong> courage de regarder <strong>le</strong>s yeux jaunes sans expression,<br />

derrière <strong>le</strong>s verres carrés. C’étaient des yeux faits pour enregistrer, non pour<br />

émettre. Ils la parcoururent <strong>le</strong>ntement, comme l’objectif d’une caméra, la prenant tout<br />

entière dans <strong>le</strong>ur champ.<br />

- Vous êtes une bel<strong>le</strong> fil<strong>le</strong>, camarade caporal. Traversez la pièce. Revenez.<br />

Que voulaient dire ces paro<strong>le</strong>s miel<strong>le</strong>uses ? Saisie d’une terreur nouvel<strong>le</strong>, qui<br />

se rapportait aux mœurs, bien connues, de cette femme, Tatiana fit ce qu’on lui<br />

demandait.<br />

- Retirez votre jaquette, mettez-la sur cette chaise. E<strong>le</strong>vez <strong>le</strong>s mains au-dessus<br />

de la tête… Plus haut. Maintenant, penchez-vous et touchez l’extrémité de vos pieds.<br />

Re<strong>le</strong>vez-vous. Bon. Asseyez-vous.<br />

La femme parlait comme si el<strong>le</strong> avait été un médecin. El<strong>le</strong> désignait une chaise<br />

en face d’el<strong>le</strong>, de l’autre côté de la tab<strong>le</strong>. Les yeux scrutateurs du colonel K<strong>le</strong>bb se<br />

dissimulèrent un instant derrière <strong>le</strong>s paupières, tandis qu’el<strong>le</strong> examinait un dossier.<br />

C’est ma zapiska, se dit Tatiana. Comme c’était impressionnant, de voir un tel<br />

document, qui décide de toute une existence ! Comme il était épais – près de cinq<br />

centimètres. Que pouvait-il bien y avoir dans toutes ces pages ? El<strong>le</strong> fixa sur <strong>le</strong><br />

dossier ouvert des yeux élargis, fascinés.<br />

Le colonel K<strong>le</strong>bb feuil<strong>le</strong>tait <strong>le</strong>s dernières pages. El<strong>le</strong> referma <strong>le</strong> classeur. La<br />

couverture était orange, traversée d’une bande noire. Que signifiaient ces cou<strong>le</strong>urs ?<br />

Le colonel re<strong>le</strong>va la tête. Tatiana fit un effort pour soutenir <strong>le</strong> regard sans<br />

broncher.<br />

- Camarade caporal Romanova – c’était <strong>le</strong> ton autoritaire de l’officier supérieur<br />

– j’ai là de très bons rapports sur votre manière de servir. Tout cela est excel<strong>le</strong>nt,<br />

aussi bien en ce qui concerne <strong>le</strong> travail que <strong>le</strong>s exercices physiques. L’Etat est<br />

content de vous.<br />

Tatiana n’en croyait pas ses oreil<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> se sentait défaillir. El<strong>le</strong> rougit jusqu’à<br />

la racine des cheveux, puis blêmit à nouveau. El<strong>le</strong> s’appuya au rebord de la tab<strong>le</strong> et<br />

balbutia, d’une voix éteinte :<br />

- Je… v… vous… s… uis… très… re…connaissante… camarade colonel.<br />

- En raison de vos excel<strong>le</strong>nts services, vous avez été choisie entre toutes pour<br />

une mission de la plus haute importance. C’est un grand honneur pour vous. Vous<br />

saisissez ?


De toute façon, c’était préférab<strong>le</strong> à ce qu’el<strong>le</strong> avait pu craindre.<br />

- Oui, certes, camarade colonel.<br />

- Cette mission entraîne de grandes responsabilités. El<strong>le</strong> suppose un grade<br />

nettement plus é<strong>le</strong>vé. Je vous félicite, Camarade caporal, de votre promotion. En<br />

considération de la mission qui vous est confiée, vous êtes nommée capitaine de la<br />

Sécurité de l’Etat.<br />

A vingt-quatre ans ? C’était inouï, sans précédent ! Tatiana flaira <strong>le</strong> danger. El<strong>le</strong><br />

se raidit, comme un animal qui sent sous l’appât <strong>le</strong>s mâchoires d’acier du piège.<br />

- Je suis profondément honorée, camarade colonel, dit-el<strong>le</strong>, sans sortir de sa<br />

réserve prudente.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb eut un grognement peu compromettant. El<strong>le</strong> savait très bien à quoi<br />

la jeune fil<strong>le</strong> avait pensé en recevant sa convocation. L’effet produit par un accueil<br />

aimab<strong>le</strong>, <strong>le</strong> brusque soulagement que causaient <strong>le</strong>s bonnes nouvel<strong>le</strong>s, puis la<br />

réapparition des terreurs, tout cela était transparent. C’était une bel<strong>le</strong> fil<strong>le</strong> innocente<br />

et sans ruse. Exactement ce qu’il fallait pour la konspiratsia. Une détente était<br />

nécessaire.<br />

- Ma chère, dit-el<strong>le</strong> avec douceur, que je suis donc négligente ! Cette promotion<br />

doit être célébrée <strong>le</strong> verre à la main. Ne croyez pas que nous soyons inhumains,<br />

nous autres officiers supérieurs. Nous allons trinquer. Ce sera une bonne occasion<br />

de déboucher une bouteil<strong>le</strong> de champagne français.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb se <strong>le</strong>va et alla vers <strong>le</strong> buffet, où son ordonnance avait préparé ce<br />

qu’el<strong>le</strong> avait commandé.<br />

- Goûtez un de ces chocolats, pendant que je me bats avec <strong>le</strong> bouchon. Ce<br />

n’est jamais faci<strong>le</strong>, de déboucher une bouteil<strong>le</strong> de champagne. Nous avons vraiment<br />

besoin d’un homme pour ce genre de travail, n’est-ce pas ?<br />

L’affreux bavardage se poursuivit, tandis que <strong>le</strong> colonel plaçait devant Tatiana<br />

une magnifique boîte de chocolats. Rosa K<strong>le</strong>bb retourna au buffet :<br />

- Ils viennent de Suisse. C’est vraiment ce qu’il y a de meil<strong>le</strong>ur. Les ronds sont<br />

moel<strong>le</strong>ux à l’intérieur, <strong>le</strong>s carrés sont durs.<br />

Tatiana murmura quelques remerciements. El<strong>le</strong> tendit la main vers <strong>le</strong>s<br />

chocolats et choisit un rond; il serait plus faci<strong>le</strong> à ava<strong>le</strong>r. Sa bouche était sèche de<br />

terreur, à la pensée du moment où el<strong>le</strong> finirait par entrevoir <strong>le</strong> piège et sentirait<br />

autour de son cou <strong>le</strong> nœud coulant. C’est effrayant, d’être ainsi obligée de cacher<br />

ses sentiments, de jouer la comédie ! Le morceau de chocolat collait dans la bouche<br />

de Tatiana comme du chewing-gum. Par bonheur, Rosa K<strong>le</strong>bb lui mit dans la main<br />

un verre de champagne.<br />

El<strong>le</strong> était debout, la dominant de toute sa tail<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>va joyeusement son<br />

verre : « Za vashe zdorovie, Camarade Tatiana. Et mes plus cha<strong>le</strong>ureuses<br />

félicitations ! »<br />

Tatiana esquissa un pâ<strong>le</strong> sourire. El<strong>le</strong> fit un petit salut : « Za vashe zdorovie,<br />

Camarade colonel », vida son verre d’un trait à la mode russe, et <strong>le</strong> reposa devant<br />

el<strong>le</strong>.<br />

Immédiatement, Rosa K<strong>le</strong>bb <strong>le</strong> remplit à nouveau, renversant quelques gouttes<br />

sur la tab<strong>le</strong>.<br />

- Et maintenant, à la santé de votre nouveau département, Camarade !<br />

El<strong>le</strong> <strong>le</strong>va son verre. Le sourire sucré se figea. El<strong>le</strong> guettait <strong>le</strong>s réactions de la<br />

jeune fil<strong>le</strong>.<br />

- A SMERSH !<br />

Comme engourdie, Tatiana se dressa sur ses pieds. El<strong>le</strong> saisit <strong>le</strong> verre p<strong>le</strong>in :<br />

- A SMERSH !


Le mot eut de la peine à sortir. El<strong>le</strong> s’étrangla et dut ava<strong>le</strong>r deux gorgées. El<strong>le</strong><br />

se rassit lourdement. Rosa K<strong>le</strong>bb ne lui laissa pas <strong>le</strong> temps de la réf<strong>le</strong>xion. El<strong>le</strong><br />

s’assit en face, <strong>le</strong>s mains posées à plat sur la tab<strong>le</strong>.<br />

- Et maintenant, <strong>le</strong>s affaires sérieuses, camarade.<br />

Sa voix avait repris son intonation autoritaire.<br />

- Nous avons beaucoup de travail. El<strong>le</strong> se pencha en avant : « Avez-vous<br />

jamais souhaité vivre à l’étranger ? Dans un autre pays ? »<br />

Le champagne faisait son effet sur Tatiana. Le plus mauvais restait à venir.<br />

Autant que ça ail<strong>le</strong> vite !<br />

- Non, Camarade, je suis heureuse à Moscou.<br />

- Vous n’avez jamais songé à ce que serait votre vie dans l’hémisphère<br />

occidental : bel<strong>le</strong>s robes, jazz, choses modernes ?<br />

- Non, Camarade.<br />

El<strong>le</strong> disait vrai, el<strong>le</strong> n’y avait jamais pensé.<br />

- Et si l’Etat vous demandait de vivre en Occident ?<br />

- J’obéirais.<br />

- De bon cœur ?<br />

Tatiana haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s avec une nuance d’impatience :<br />

- Il faut faire ce qu’on vous dit.<br />

La femme marqua un temps. Puis, sur un ton de complicité féminine :<br />

- Etes-vous vierge, Camarade ?<br />

« Mon Dieu !…» se dit Tatiana.<br />

- Non, Camarade colonel.<br />

Les lèvres humides brillèrent à la lumière.<br />

- Combien d’hommes ?<br />

Tatiana rougit jusqu’à la racine des cheveux. Les jeunes fil<strong>le</strong>s russes sont<br />

prudes, et réservées sur <strong>le</strong>s questions sexuel<strong>le</strong>s. En Russie, à ce point de vue, on en<br />

est à l’époque victorienne. De tel<strong>le</strong>s questions, posées sur ce ton froidement<br />

inquisiteur, par un fonctionnaire que Tatiana rencontrait pour la première fois de sa<br />

vie, étaient tout à fait révoltantes. El<strong>le</strong> rassembla son courage, regarda <strong>le</strong>s yeux<br />

jaunes et, prenant une attitude défensive, demanda :<br />

- Quel est <strong>le</strong> but de ces questions intimes, s’il vous plaît, Camarade colonel ?<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb se cabra et sa voix devint cinglante :<br />

- Rappe<strong>le</strong>z-vous où vous vous trouvez, et à qui vous par<strong>le</strong>z. Vous n’êtes pas ici<br />

pour poser des questions. Camarade caporal, je vous somme de répondre.<br />

- Trois hommes, Camarade colonel, répondit Tatiana avec un mouvement de<br />

recul.<br />

- Quand ?… Quel âge aviez-vous ?<br />

Les yeux jaunes implacab<strong>le</strong>s plongeaient dans <strong>le</strong>s yeux b<strong>le</strong>us égarés, imposant<br />

<strong>le</strong>ur volonté.<br />

- A l’éco<strong>le</strong>, dit Tatiana, au bord des larmes. J’avais dix-sept ans. Ensuite à<br />

l’Institut des Langues Vivantes. J’avais vingt-deux ans. Enfin, l’an dernier. J’avais<br />

vingt-trois ans; un camarade de patinage.<br />

- Leurs noms, s’il vous plaît, Camarade.<br />

Et Rosa K<strong>le</strong>bb poussa un bloc et un crayon devant el<strong>le</strong>. Tatiana enfouit son<br />

visage dans ses mains et fondit en larmes.<br />

- Non ! cria-t-el<strong>le</strong> entre deux sanglots… Non, jamais !… Quoi que vous me<br />

fassiez !… Vous n’avez pas <strong>le</strong> droit…


- Cessons ces imbécillités, répondit l’autre d’une voix sifflante. En cinq minutes,<br />

je pourrais vous faire dire ces noms et tout ce que je désire savoir. Vous êtes en train<br />

de jouer un jeu dangereux, camarade. Ma patience a des limites.<br />

Mais Rosa K<strong>le</strong>bb n’alla pas plus avant; el<strong>le</strong> sentait qu’el<strong>le</strong> devenait trop bruta<strong>le</strong>.<br />

- Laissons cela pour l’instant. Vous me donnerez ces noms demain. Il ne sera<br />

fait aucun mal à ces hommes. On <strong>le</strong>ur posera simp<strong>le</strong>ment une ou deux questions à<br />

votre sujet – des questions d’ordre technique. Maintenant, asseyez-vous et séchez<br />

vos larmes. Vous ne devez plus vous laisser al<strong>le</strong>r à ces réactions stupides.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb se <strong>le</strong>va et fit <strong>le</strong> tour de la tab<strong>le</strong>. Debout, regardant Tatiana, el<strong>le</strong> lui<br />

parla d’une voix douce et onctueuse.<br />

- Venez… venez, ma chère. Vous devez vous fier à moi. Vos petits secrets<br />

seront bien gardés. Allons, prenez encore un peu de champagne et oubliez cette<br />

petite contrariété. Nous devons être amies. Nous avons à travail<strong>le</strong>r ensemb<strong>le</strong>.<br />

Apprenez, ma chère Tatiana, à me considérer un peu comme votre mère. Allons…<br />

buvez…<br />

Tatiana tira un mouchoir de la ceinture de sa jupe et se tamponna <strong>le</strong>s yeux. El<strong>le</strong><br />

tendit une main tremblante vers <strong>le</strong> verre de champagne.<br />

- D’un trait, ma chère !<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb, debout à côté de Tatiana, gloussait des encouragements, comme<br />

une terrifiante mère cane. La jeune fil<strong>le</strong> obéit. El<strong>le</strong> vida <strong>le</strong> verre. El<strong>le</strong> était à bout de<br />

résistance, éreintée, prête à faire n’importe quoi pour en finir avec cette conversation<br />

et al<strong>le</strong>r dormir. « Cela se passe ainsi sur la tab<strong>le</strong> d’interrogatoire, se disait-el<strong>le</strong>. C’est<br />

la voix que prend la K<strong>le</strong>bb dans ces moments-là ». Eh bien, ça marchait ! El<strong>le</strong> était<br />

doci<strong>le</strong>, désormais. El<strong>le</strong> coopérerait.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb se rassit. Derrière son masque faussement maternel, el<strong>le</strong> observait<br />

la jeune fil<strong>le</strong> avec l’œil du connaisseur.<br />

- Et maintenant, ma chère, une dernière petite question intime, une seu<strong>le</strong> –<br />

entre femmes : aimez-vous faire l’amour ? Eprouvez-vous du plaisir ? Beaucoup de<br />

plaisir ?<br />

Tatiana cacha de nouveau son visage dans ses mains. D’une voix étouffée, el<strong>le</strong><br />

murmura, derrière cet écran protecteur.<br />

- Eh bien oui, camarade colonel… ! Naturel<strong>le</strong>ment, quand on est amoureuse…<br />

Sa voix s’étrangla dans sa gorge. Que pouvait-el<strong>le</strong> dire de plus ?… Quel<strong>le</strong><br />

réponse cette femme voulait-el<strong>le</strong> obtenir ?<br />

- Et à supposer, ma chère, que vous ne soyez pas amoureuse ? Est-ce que<br />

vous éprouveriez du plaisir à faire l’amour avec un homme ?<br />

Tatiana secouait la tête d’un air indécis. El<strong>le</strong> ôta <strong>le</strong>s mains de devant son visage<br />

et baissa la tête. Ses cheveux tombèrent de chaque côté, en un épais rideau. El<strong>le</strong><br />

s’efforçait de réfléchir, de se rendre uti<strong>le</strong>, mais ne pouvait imaginer une tel<strong>le</strong><br />

situation. El<strong>le</strong> supposait…<br />

- Je suppose, camarade colonel, que ça dépendrait de l’homme.<br />

- Voilà une réponse sensée, ma chère.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb prit une photographie dans un tiroir et la fit glisser devant la jeune<br />

fil<strong>le</strong>.<br />

- Que pensez-vous de cet homme, par exemp<strong>le</strong> ?<br />

Tatiana saisit la photographie avec précaution, comme si ç’avait été une<br />

allumette enflammée. El<strong>le</strong> examina avec défiance la bel<strong>le</strong> figure implacab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong><br />

essayait de penser, d’imaginer.<br />

- Je ne peux pas dire, Camarade colonel. Il est beau. Peut-être que s’il était très<br />

gentil…


El<strong>le</strong> reposa précipitamment la photographie.<br />

- Non, gardez-la, ma chère. Placez-la à côté de votre lit et pensez à cet homme.<br />

Vous en apprendrez davantage sur lui un peu plus tard, dans votre nouveau travail.<br />

Et maintenant… ses yeux brillaient derrière <strong>le</strong>s verres carrés – aimeriez-vous savoir<br />

en quoi consistera précisément ce nouveau travail ? La mission pour laquel<strong>le</strong> vous<br />

avez été choisie, entre toutes <strong>le</strong>s jeunes fil<strong>le</strong>s russes ?<br />

- Oui, bien sûr, camarade colonel.<br />

Tatiana regardait, résignée, <strong>le</strong> visage attentif qui l’examinait avec des yeux de<br />

chien d’arrêt. Les lèvres humides et caoutchouteuses s’entrouvrirent, d’une manière<br />

qui voulait être séduisante.<br />

- C’est en vue d’une mission simp<strong>le</strong> et délicieuse que vous avez été choisie,<br />

Camarade caporal. Un véritab<strong>le</strong> travail d’amour, dirons-nous. Il s’agit de tomber<br />

amoureuse. C’est tout. Rien d’autre. Tomber simp<strong>le</strong>ment amoureuse de cet homme.<br />

- Mais qui est-ce ? Je ne <strong>le</strong> sais même pas ?<br />

La bouche de Rosa K<strong>le</strong>bb prit un air réjoui. Voilà qui donnerait à cette gamine<br />

idiote un sujet de réf<strong>le</strong>xion :<br />

- C’est un espion anglais.<br />

- Bogou moiou ! Mon Dieu ! Tatiana se mit la main devant la bouche, autant par<br />

peur que pour essayer de rattraper cette invocation qui venait de lui échapper. El<strong>le</strong><br />

s’assit, raidie sous <strong>le</strong> choc, et regarda Rosa K<strong>le</strong>bb, avec des yeux dilatés par un<br />

commencement d’ivresse.<br />

- Oui, dit Rosa K<strong>le</strong>bb, satisfaite de l’effet produit. C’est un espion anglais. Peutêtre<br />

<strong>le</strong> plus célèbre de tous. Et dès maintenant vous êtes amoureuse de lui. Il vaut<br />

donc mieux vous faire à cette idée. Et pas de bêtises, Camarade, vous devez être<br />

sérieuse ! C’est une affaire d’Etat de première importance, et vous avez été choisie<br />

pour en être l’instrument. Donc, je répète, pas de bêtises, s’il vous plaît ! Maintenant,<br />

quelques détails pratiques. Rosa K<strong>le</strong>bb s’interrompit pour dire d’un ton tranchant :<br />

« Et puis, retirez votre main de devant votre stupide figure, cessez de regarder<br />

partout comme une vache affolée. Asseyez-vous, faites attention. Sinon, ça ira mal<br />

pour vous. C’est compris ?<br />

- Oui, Camarade colonel.<br />

Tatiana se hâta de se redresser et s’installa, <strong>le</strong>s mains sur <strong>le</strong>s genoux, comme<br />

si el<strong>le</strong> s’était retrouvée sur <strong>le</strong>s bancs de l’éco<strong>le</strong> des officiers de Sécurité. Son esprit<br />

était en ébullition, mais l’heure n’était pas aux questions personnel<strong>le</strong>s. Toute son<br />

instruction professionnel<strong>le</strong> était là pour lui faire comprendre qu’il s’agissait d’une<br />

opération pour <strong>le</strong> bien de l’Etat. El<strong>le</strong> travaillait désormais pour son pays. En somme,<br />

el<strong>le</strong> avait été choisie en vue d’une importante konspiratsia. En sa qualité d’officier de<br />

MGB, el<strong>le</strong> devait faire son devoir et <strong>le</strong> bien faire. El<strong>le</strong> écouta, de toute son attention<br />

professionnel<strong>le</strong>.<br />

- Pour l’instant, dit Rosa K<strong>le</strong>bb en reprenant sa voix officiel<strong>le</strong>, je serai brève.<br />

Vous en apprendrez davantage un peu plus tard. Pendant quelques semaines, vous<br />

al<strong>le</strong>z être soigneusement préparée à cette opération, jusqu’à ce que vous sachiez<br />

exactement ce que vous devez faire en toutes circonstances. On vous initiera à<br />

certains usages étrangers. On vous montera une élégante garde-robe, on vous<br />

donnera des <strong>le</strong>çons sur l’art de séduire. Puis vous serez envoyée dans un pays<br />

étranger, quelque part en Europe. Vous y rencontrerez cet homme. Vous <strong>le</strong> séduirez.<br />

Là, vous tâcherez de ne plus avoir de ces scrupu<strong>le</strong>s imbéci<strong>le</strong>s. Votre corps<br />

appartient à l’Etat. Depuis votre naissance, l’Etat l’a nourri. Il faut maintenant que<br />

votre corps travail<strong>le</strong> pour l’Etat. Compris ?<br />

- Oui, Camarade colonel.


C’était d’une logique implacab<strong>le</strong>.<br />

- Vous accompagnerez cet homme en Ang<strong>le</strong>terre. Une fois là, vous serez<br />

certainement interrogée. Ce sera faci<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s Anglais n’utilisent pas de méthodes<br />

bruta<strong>le</strong>s. Vous donnerez toutes <strong>le</strong>s réponses que vous pourrez donner sans mettre<br />

l’Etat en péril. Nous vous indiquerons <strong>le</strong>s réponses à faire. Vous serez probab<strong>le</strong>ment<br />

envoyée au Canada. C’est là que <strong>le</strong>s Anglais envoient une certaine catégorie de<br />

prisonniers étrangers. On vous dé<strong>livre</strong>ra et on vous ramènera à Moscou.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb regardait la jeune fil<strong>le</strong>. Cel<strong>le</strong>-ci semblait tout accepter sans poser<br />

d’autre question.<br />

- Vous voyez, c’est relativement simp<strong>le</strong>. Jusqu’ici avez-vous des questions à<br />

poser ?<br />

- Qu’arrivera-t-il à l’homme, Camarade colonel ?<br />

- Cela nous importe peu. Nous l’utiliserons simp<strong>le</strong>ment pour vous introduire en<br />

Ang<strong>le</strong>terre. Le but de l’opération est de donner aux Anglais de faux renseignements.<br />

Nous serons, bien entendu, très heureux de connaître vos impressions personnel<strong>le</strong>s<br />

sur la vie en Ang<strong>le</strong>terre. Les rapports d’une jeune fil<strong>le</strong> aussi intelligente et bien<br />

entraînée seront d’un grand prix pour l’Etat.<br />

- Vraiment, Camarade colonel ?<br />

Tatiana se sentait devenir importante. Tout cela lui parut soudain très excitant.<br />

Si seu<strong>le</strong>ment el<strong>le</strong> pouvait s’acquitter convenab<strong>le</strong>ment de cette mission ? El<strong>le</strong> ferait<br />

certainement de son mieux. Pourtant, si el<strong>le</strong> ne réussissait pas à se faire aimer de<br />

l’espion anglais ? El<strong>le</strong> jeta un nouveau coup d’œil sur la photographie, inclina la tête.<br />

C’était un visage attirant… Quel était cet « art de séduire » dont on venait de lui<br />

par<strong>le</strong>r ?… Peut-être ces <strong>le</strong>çons l’aideraient-el<strong>le</strong>s.<br />

- Et maintenant, dit Rosa K<strong>le</strong>bb en se <strong>le</strong>vant d’un air satisfait, nous pouvons<br />

nous détendre un peu. Pour ce soir, nous en avons fini avec <strong>le</strong> travail. Je vais al<strong>le</strong>r<br />

m’arranger et nous pourrons bavarder amica<strong>le</strong>ment. Je n’en ai que pour un instant.<br />

Mangez ces chocolats, sinon ils seront perdus.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb fit un geste vague de la main et disparut, en prenant un air affairé.<br />

Tatiana se renversa sur sa chaise. Ce n’était donc que cela ! Ce n’était pas<br />

terrib<strong>le</strong>, après tout ! Quel soulagement ! Et quel honneur, d’avoir été choisie ! Qu’el<strong>le</strong><br />

était bête d’avoir eu peur à ce point ! Les grands chefs de l’Etat ne toléreraient<br />

naturel<strong>le</strong>ment pas qu’on fît du mal à une citoyenne innocente qui travaillait dur et<br />

n’avait pas de croix noire sur sa zapiska. El<strong>le</strong> se sentit soudain gagnée par une<br />

grande reconnaissance envers cet Etat paternel, et fière d’avoir une occasion de lui<br />

rembourser une partie de ce qu’el<strong>le</strong> lui devait. Même la K<strong>le</strong>bb n’était pas si<br />

méchante, tout compte fait.<br />

Tatiana n’avait pas fini de passer gaiement la situation en revue, lorsque la<br />

porte de la chambre à coucher s’ouvrit, pour <strong>livre</strong>r passage à « la femme K<strong>le</strong>bb ».<br />

- Qu’en pensez-vous, ma chère ?<br />

Le colonel K<strong>le</strong>bb écarta ses bras courtauds et pivota sur la pointe des pieds<br />

comme un mannequin. El<strong>le</strong> se figea dans une pose qu’el<strong>le</strong> devait trouver seyante :<br />

un bras étendu, l’autre gracieusement recourbé, la main à la tail<strong>le</strong>.<br />

Tatiana en était bouche bée; mais el<strong>le</strong> se ressaisit, cherchant quelque chose à<br />

dire.<br />

Le colonel K<strong>le</strong>bb, de SMERSH, portait une chemise de nuit transparente en<br />

crêpe de Chine orange. Il y avait des festons du même tissu autour de l’encolure<br />

basse et carrée et au bas des manches, garnies de larges volants. On pouvait<br />

apercevoir au travers un soutien-gorge, fait de deux énormes roses de satin, des<br />

pantalons à l’ancienne mode, en satin rose, fermés au-dessous des genoux par des


élastiques. Un genou bosselé et jaunâtre, gros comme une noix de coco,<br />

apparaissait entre <strong>le</strong>s pans entrouverts de la chemise de nuit, dans la pose classique<br />

que <strong>le</strong> sculpteur fait prendre au modè<strong>le</strong>. Les pieds étaient chaussés de pantouf<strong>le</strong>s de<br />

satin rose, ornées de pompons de plumes d’autruche. Rosa K<strong>le</strong>bb avait ôté ses<br />

lunettes. Ses yeux étaient barbouillés de mascara, ses joues et ses lèvres<br />

recouvertes d’une épaisse couche de rouge. On aurait dit la plus vieil<strong>le</strong> putain du<br />

monde.<br />

- C’est… tr…ès… jo… li…, balbutia Tatiana.<br />

- N’est-ce pas ?<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb alla vers un large divan, recouvert d’une tapisserie artisana<strong>le</strong> aux<br />

cou<strong>le</strong>urs criardes, qui se trouvait dans un coin de la pièce.<br />

Appuyés au mur, il y avait d’affreux coussins de satin, dans <strong>le</strong>s tons pastel.<br />

Avec un petit cri de plaisir, Rosa K<strong>le</strong>bb se laissa tomber sur <strong>le</strong> divan, dans la<br />

pose, caricaturée de M me Récamier. El<strong>le</strong> alluma une petite lampe à abat-jour rose,<br />

monté sur une femme nue en faux Lalique. El<strong>le</strong> tapota <strong>le</strong> divan à côté d’el<strong>le</strong>.<br />

- Eteignez la lumière, ma chère. L’interrupteur est près de la porte. Et venez<br />

vous asseoir près de moi. Il faut que nous fassions plus amp<strong>le</strong> connaissance.<br />

Tatiana alla vers la porte. El<strong>le</strong> éteignit <strong>le</strong> plafonnier. Mais sa main, sans hésiter,<br />

saisit <strong>le</strong> bouton de la porte. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> tourna, ouvrit et passa calmement dans <strong>le</strong> couloir.<br />

Soudain, ses nerfs la lâchèrent. El<strong>le</strong> claqua la porte derrière el<strong>le</strong> et s’en fut<br />

désespérément, <strong>le</strong>s mains aux oreil<strong>le</strong>s, pour ne pas entendre arriver <strong>le</strong> flot de ses<br />

poursuivants. Mais il ne se produisit rien.


10. Mise à feu de la fusée<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin, <strong>le</strong> colonel K<strong>le</strong>bb était assis à son bureau, dans <strong>le</strong> sous-sol<br />

de SMERSH. La pièce était plutôt un centre opérationnel qu’un simp<strong>le</strong> bureau. Des<br />

cartes des deux hémisphères recouvraient complètement deux murs se faisant face.<br />

Derrière <strong>le</strong> bureau du colonel K<strong>le</strong>bb, à portée de sa main, un téléscripteur se mettait<br />

de temps à autre à cliqueter, transmettant un message en clair, qui reproduisait la<br />

dépêche reçue au Département du Chiffre par un autre appareil, au sommet de<br />

l’immeub<strong>le</strong> sous <strong>le</strong>s hautes antennes du toit. Parfois, quand el<strong>le</strong> y pensait, <strong>le</strong> colonel<br />

K<strong>le</strong>bb déchirait un fragment de bande et lisait <strong>le</strong>s messages. C’était une simp<strong>le</strong><br />

formalité. Si quelque chose d’important était survenu, son téléphone aurait sonné.<br />

Tous <strong>le</strong>s agents de SMERSH dispersés par <strong>le</strong> monde étaient contrôlés à partir de<br />

cette pièce, et il s’agissait d’un contrô<strong>le</strong> vigilant, d’un contrô<strong>le</strong> d’acier. Le visage épais<br />

avait l’air maussade et distrait. Sous <strong>le</strong>s yeux, la peau aux pores dilatés formait des<br />

poches; <strong>le</strong>s yeux étaient injectés de sang. L’un des trois téléphones sonna<br />

doucement. La femme décrocha : « Faites-<strong>le</strong> entrer. »<br />

- Granitsky, annonça-t-el<strong>le</strong>, à l’intention de Kronsteen.<br />

Celui-ci, dans un fauteuil, contre <strong>le</strong> mur de gauche, sous <strong>le</strong> gros orteil du Cap<br />

de Bonne Espérance, se curait <strong>le</strong>s dents avec un bout de papier. Kronsteen tourna<br />

<strong>le</strong>ntement la tête dans la direction de la porte. Red Grant entra et referma derrière<br />

lui. Il alla au bureau, resta debout et planta ses yeux dans ceux de l’officier, d’un air<br />

obéissant, mais presque furieux. Kronsteen trouva qu’il ressemblait à un dogue<br />

puissant qui attend sa pâtée. Rosa K<strong>le</strong>bb examina l’homme avec froideur.<br />

- Etes-vous en mesure d’accomplir un travail ?<br />

- Oui, Camarade colonel.<br />

- Voyons cela. Déshabil<strong>le</strong>z-vous.<br />

Red Grant ne parut nul<strong>le</strong>ment surpris. Il ôta sa veste et, après avoir vainement<br />

cherché autour de lui, la laissa tomber par terre. Puis, sans avoir l’air d’y penser, il<br />

en<strong>le</strong>va <strong>le</strong> reste de ses vêtements ainsi que ses souliers. Le grand corps bronzé aux<br />

cheveux d’or illumina la pièce. Grant prit une attitude détendue, <strong>le</strong>s mains<br />

étroitement serrées sur <strong>le</strong>s hanches, <strong>le</strong> genou légèrement incliné en avant, comme<br />

s’il avait posé devant une classe d’académie.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb se <strong>le</strong>va, fit <strong>le</strong> tour du bureau. El<strong>le</strong> étudia minutieusement ce corps,<br />

sondant ici, tâtant là, comme si el<strong>le</strong> avait été en train d’acheter un cheval. El<strong>le</strong> tourna<br />

autour de l’homme et continua son inspection. Au moment où el<strong>le</strong> allait revenir<br />

devant lui, Kronsteen la vit tirer de la poche de sa veste un objet au ref<strong>le</strong>t métallique<br />

et l’assurer dans sa main.<br />

La main droite cachée derrière <strong>le</strong> dos, el<strong>le</strong> vint se placer devant Grant, dont<br />

brillait la poitrine lisse. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda bien dans <strong>le</strong>s yeux et soudain, avec une<br />

rapidité terrifiante, de tout <strong>le</strong> poids du corps, el<strong>le</strong> lança sa main armée d’un lourd<br />

coup-de-poing américain en bronze, très exactement sur <strong>le</strong> p<strong>le</strong>xus solaire de<br />

l’homme.<br />

- Han !<br />

Grant laissa échapper un grognement de surprise et de dou<strong>le</strong>ur. Ses genoux<br />

fléchirent légèrement, puis se raidirent. Le temps d’un éclair, ses yeux se fermèrent,<br />

contractés par la souffrance. Puis ils se rouvrirent et se fixèrent, farouches, sur <strong>le</strong>s


yeux jaunes qui <strong>le</strong> surveillaient derrière <strong>le</strong>s verres carrés. A part une rougeur de la<br />

peau sous <strong>le</strong> sternum, Grant ne laissa paraître aucun effet d’un coup qui aurait<br />

envoyé au tapis, tordu de dou<strong>le</strong>ur, n’importe quel homme normal. Rosa K<strong>le</strong>bb eut un<br />

affreux sourire. El<strong>le</strong> glissa <strong>le</strong> coup-de-poing dans sa poche et alla s’asseoir à son<br />

bureau.<br />

- On peut au moins dire qu’il est en forme, dit-el<strong>le</strong>, en regardant Kronsteen avec<br />

une certaine fierté.<br />

Celui-ci eut un grognement d’approbation.<br />

L’homme nu fit une grimace, exprimant une satisfaction rusée, et se frotta<br />

l’estomac.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb se renversa dans sa chaise et finit par dire, après avoir d’un air<br />

pensif examiné <strong>le</strong> personnage :<br />

- Camarade Granitsky, nous avons un travail pour vous. Un important travail.<br />

Plus important que ceux que vous avez déjà accomplis jusqu’à présent. Un travail<br />

qui vous vaudra une médail<strong>le</strong>. Les yeux de Grant jetèrent des éclairs. Car la cib<strong>le</strong> est<br />

diffici<strong>le</strong> et dangereuse. Vous irez en pays étranger seul. Est-ce clair ?<br />

- Oui, Camarade colonel.<br />

Grant était surexcité. Voilà l’occasion de faire un grand pas en avant ! De quel<strong>le</strong><br />

médail<strong>le</strong> s’agirait-il ? De l’Ordre de Lénine ? Il écouta la suite attentivement.<br />

- L’objectif est un espion anglais. Vous aimeriez tuer un espion anglais ?<br />

- Beaucoup, en vérité, Camarade colonel.<br />

L’enthousiasme de Grant était sincère. Il ne demandait qu’à abattre un Anglais.<br />

Il avait des comptes à rég<strong>le</strong>r avec ces salauds.<br />

- Il vous faudra plusieurs semaines d’entraînement et de préparation. Vous<br />

agirez en l’occurrence comme si vous étiez un agent anglais. Vos manières, votre<br />

aspect, sont cel<strong>le</strong>s d’un personnage insuffisamment éduqué. Il vous faut apprendre<br />

au moins quelques-unes des façons qui caractérisent <strong>le</strong> parfait gent<strong>le</strong>man. Vous<br />

serez mis entre <strong>le</strong>s mains d’un Anglais, qui travail<strong>le</strong> ici avec nous et qui a appartenu<br />

au Foreign Office. Sa mission sera de vous faire passer pour une sorte d’espion<br />

anglais. On emploie là-bas toutes sortes d’hommes; ce ne sera pas diffici<strong>le</strong>. Vous<br />

aurez beaucoup d’autres choses à apprendre. L’opération aura lieu à la fin du mois<br />

d’août, mais votre entraînement va commencer immédiatement. Il y a beaucoup à<br />

faire. Rhabil<strong>le</strong>z-vous et présentez-vous en passant à l’aide de camp. Compris ?<br />

- Oui, Camarade colonel.<br />

Grant avait appris à ne pas poser de questions. Il se glissa dans ses vêtements,<br />

sans se soucier des yeux que la femme fixait sur lui, alla à la porte en boutonnant sa<br />

veste. « Merci, Camarade colonel », dit-il en se retournant.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb était déjà en train d’écrire un résumé de l’entretien. El<strong>le</strong> ne répondit<br />

rien, ne <strong>le</strong>va pas la tête. Grant sortit, en fermant doucement la porte derrière lui. El<strong>le</strong><br />

laissa tomber son porte-plume et se renversa en arrière.<br />

- Et maintenant, Camarade Kronsteen, y a-t-il des points à rég<strong>le</strong>r avant de<br />

mettre la machine en mouvement ? J’ai à vous dire que <strong>le</strong> Présidium a approuvé <strong>le</strong><br />

choix de l’objectif et ratifié l’ordre d’exécution. L’état-major combiné du Plan et des<br />

Opérations a été désigné et est prêt à commencer son travail. Avez-vous des<br />

recommandations de dernière heure à formu<strong>le</strong>r ?<br />

- Cet homme… ce Granitsky… est-il sûr ? Peut-on avoir confiance en lui à<br />

l’étranger ? Ne va-t-il pas en profiter pour « retourner à la vie civi<strong>le</strong> » ?<br />

- Voilà près de dix ans qu’on l’éprouve. Il a eu mainte occasion de s’évader. On<br />

a guetté en lui toute velléité de ce genre. Jamais <strong>le</strong> moindre soupçon ! Cet homme<br />

est dans la situation d’un drogué. Il n’abandonnera pas plus l’Union Soviétique qu’un


cocaïnomane n’abandonnerait sa source de cocaïne. C’est mon premier exécuteur. Il<br />

n’y en a pas de meil<strong>le</strong>ur.<br />

- Et cette fil<strong>le</strong>, Romanova ? El<strong>le</strong> vous a paru convenir ?<br />

- El<strong>le</strong> est très bel<strong>le</strong>, répondit la femme avec malice. El<strong>le</strong> servira nos desseins.<br />

El<strong>le</strong> n’est plus vierge, mais el<strong>le</strong> est pudique et ses sens ne sont pas éveillés. El<strong>le</strong><br />

recevra une instruction spécia<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> par<strong>le</strong> un excel<strong>le</strong>nt anglais. Je lui ai donné une<br />

version un peu particulière de sa mission et de son objectif. El<strong>le</strong> est de bonne<br />

volonté. Si el<strong>le</strong> donnait des signes de défaillance, j’ai l’adresse de certains de ses<br />

parents, parmi <strong>le</strong>squels il y a des enfants. J’aurai aussi <strong>le</strong>s noms de ses anciens<br />

amants. Si cela devient nécessaire, on lui expliquera que ces gens seront considérés<br />

comme otages jusqu’à ce qu’el<strong>le</strong> ait accompli sa mission. El<strong>le</strong> est sentimenta<strong>le</strong>.<br />

Cette menace sera suffisante. Mais je ne m’attends à aucun ennui de son côté.<br />

- Romanova ?… C’est <strong>le</strong> nom d’une buivshi d’une ci-devant. Il semb<strong>le</strong> bizarre<br />

d’utiliser une Romanov pour une mission aussi délicate.<br />

- Ses grand-père et grands-mères étaient des parents éloignés de la famil<strong>le</strong><br />

impéria<strong>le</strong>. Mais el<strong>le</strong> ne fréquente pas <strong>le</strong> milieu buivshi. De toute façon, nos grandsparents<br />

étaient tous des ci-devant. On n’y peut rien.<br />

- Nos grands-parents ne s’appelaient pas Romanov, répondit sèchement<br />

Kronsteen. Cependant, du moment que cela vous donne satisfaction… Il réfléchit un<br />

instant. Et ce Bond ? Avez-vous découvert ses tenants et aboutissants ?<br />

- Oui. Le réseau MGB anglais signa<strong>le</strong> sa présence à Londres. Dans la journée,<br />

il va au Quartier Général. Le soir, il couche dans son appartement à Chelsea, un<br />

quartier de Londres.<br />

- Bon. Souhaitons qu’il y reste encore quelques semaines. Cela voudra dire<br />

qu’il n’est pas engagé dans une opération. Cela lui permettra de courir après notre<br />

appât, quand ils commenceront à en avoir vent. En attendant, <strong>le</strong>s yeux sombres et<br />

pensifs de Kronsteen continuaient d’observer un point du plafond, j’ai étudié <strong>le</strong>s<br />

centres de l’étranger, susceptib<strong>le</strong>s de convenir. J’ai choisi Istanbul pour <strong>le</strong> premier<br />

contact. Nous y sommes bien organisés. Le Service Secret britannique n’y a qu’un<br />

petit poste sans importance. On dit qu’il est commandé par un homme de va<strong>le</strong>ur; il<br />

faudra <strong>le</strong> liquider. La situation de ce centre est commode pour nous : <strong>le</strong>s lignes de<br />

communication par la Bulgarie et la Mer Noire sont courtes. C’est relativement loin<br />

de Londres. Je travail<strong>le</strong> <strong>le</strong>s détails concernant <strong>le</strong> lieu exact où <strong>le</strong> meurtre aura lieu; je<br />

cherche <strong>le</strong> moyen d’y attirer Bond, après sa prise de contact avec la fil<strong>le</strong>. Ce sera en<br />

France, ou dans un pays voisin. Nous avons des moyens d’action sur la presse<br />

française. El<strong>le</strong> fera un sort à cette affaire, grâce à ses révélations sensationnel<strong>le</strong>s sur<br />

des histoires de couchage et d’espionnage. Reste éga<strong>le</strong>ment à décider quand<br />

Granitsky entrera en scène. Mais ce sont des détails secondaires. Nous devons<br />

choisir <strong>le</strong>s cameramen et <strong>le</strong>s autres opérateurs, et <strong>le</strong>s faire parvenir à Istamboul sans<br />

fracas. Il ne faut pas que notre personnel local augmente d’importance, pas<br />

d’affluence, d’activité inusitée. Nous avertirons nos départements que <strong>le</strong> trafic radio<br />

avec la Turquie doit rester absolument normal, avant et pendant l’opération. Nous ne<br />

voulons pas que <strong>le</strong>s services d’écoute britanniques subodorent quelque chose. Le<br />

Département du Chiffre a reconnu qu’il n’y avait pas d’inconvénient, du côté de la<br />

Sécurité, à remettre <strong>le</strong> coffret extérieur d’une machine Spektor. Ce sera alléchant. La<br />

machine va être envoyée au Service des Appareils Spéciaux pour y être préparée.<br />

Kronsteen se tut. Son regard descendit <strong>le</strong>ntement du plafond. Il <strong>le</strong> <strong>le</strong>va, suivant<br />

toujours <strong>le</strong> cours de ses pensées. Il rencontra <strong>le</strong> regard scrutateur et attentif de la<br />

femme :


- Je ne vois rien d’autre pour <strong>le</strong> moment, Camarade, dit-il. Bien des détails<br />

surgiront et devront être réglés au jour <strong>le</strong> jour. Mais je pense que l’opération peut<br />

commencer en toute sécurité.<br />

- D’accord, Camarade. L’opération peut maintenant démarrer. Je vais donner<br />

<strong>le</strong>s instructions nécessaires. La voix sèche et autoritaire se radoucit pour ajouter :<br />

« Je vous suis reconnaissante de votre collaboration ».<br />

Kronsteen lui répondit en <strong>le</strong>vant légèrement la tête. Il fit demi-tour et sortit sans<br />

bruit.<br />

Dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> téléscripteur donna un signal sonore d’avertissement et se<br />

lança dans un bavardage mécanique. Rosa K<strong>le</strong>bb s’étira dans son fauteuil et tendit<br />

la main vers un des téléphones. El<strong>le</strong> forma un numéro.<br />

- Bureau des Opérations, dit une voix masculine.<br />

Les yeux pâ<strong>le</strong>s de Rosa K<strong>le</strong>bb allèrent se poser sur la tache rose qui, sur la<br />

carte mura<strong>le</strong>, figurait l’Ang<strong>le</strong>terre. Ses lèvres humides s’entrouvrirent :<br />

- Ici <strong>le</strong> colonel K<strong>le</strong>bb. Konspiratsia contre l’espion anglais Bond. L’opération<br />

commence à l’instant.


11. Dolce vita<br />

Les bras amollissants de la Dolce Vita entouraient <strong>le</strong> cou de Bond, qu’ils<br />

étranglaient <strong>le</strong>ntement. Il était un homme de guerre. Depuis longtemps, il n’y avait<br />

plus de guerre, et son humeur s’en ressentait. Dans son secteur, la paix régnait<br />

depuis un an. Et la paix <strong>le</strong> tuait. Le jeudi 12 août à 7 h 30 du matin, Bond se réveilla<br />

dans son confortab<strong>le</strong> appartement donnant sur un square planté d’arbres, un peu à<br />

l’écart de King’s Road. Il commençait déjà à s’ennuyer, à la pensée de ce qu’allait<br />

être la journée commençante. Le plus grave des péchés capitaux est acedia, l’ennui;<br />

c’était aussi, tout particulièrement au réveil, <strong>le</strong> seul vice que Bond condamnât sans<br />

appel. Il sonna deux coups, pour faire savoir à May, son incomparab<strong>le</strong> gouvernante<br />

écossaise, qu’il était prêt à prendre son breakfast. Il envoya promener <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> drap<br />

qui recouvrait son corps nu et se mit sur son séant.<br />

Il n’y avait qu’un moyen de traiter l’ennui : s’y arracher. Bond se mit dans la<br />

position de l’appui avant et fit vingt tractions très <strong>le</strong>ntes, s’attardant <strong>le</strong> plus possib<strong>le</strong><br />

sur chacune d’entre el<strong>le</strong>s, afin de n’accorder à ses musc<strong>le</strong>s aucun répit. Quand ses<br />

bras ne purent plus supporter la dou<strong>le</strong>ur, il se mit sur <strong>le</strong> dos et, <strong>le</strong>s bras étendus sur<br />

<strong>le</strong>s côtés, é<strong>le</strong>va <strong>le</strong>s jambes vertica<strong>le</strong>ment à plusieurs reprises, jusqu’à ce que ses<br />

abdominaux demandassent grâce. Il se remit debout et, après avoir touché vingt fois<br />

<strong>le</strong> bout de ses pieds, en vint aux exercices des bras et du thorax, combinés avec de<br />

profonds mouvements respiratoires, jusqu’à en avoir la tête qui tournait.<br />

A bout de fatigue, il entra dans la vaste sal<strong>le</strong> de bains aux carrelages blancs,<br />

passa sous la douche bouillante, puis sous <strong>le</strong> jet glacé, pendant cinq minutes.<br />

Enfin, après s’être rasé et avoir revêtu une chemisette sans manches, de coton<br />

b<strong>le</strong>u foncé et un pantalon de « tropical » b<strong>le</strong>u marine, il glissa ses pieds nus dans<br />

des sanda<strong>le</strong>s de cuir noir et passa dans <strong>le</strong> grand salon à deux fenêtres, avec la<br />

satisfaction d’avoir chassé, au moins provisoirement, l’ennui de son corps, grâce à<br />

l’exercice. May, une Ecossaise entre deux âges, aux cheveux gris fer, au beau<br />

visage fermé, entra avec <strong>le</strong> plateau, et <strong>le</strong> plaça, ainsi que <strong>le</strong> Times, <strong>le</strong> seul journal<br />

que lût Bond, sur la tab<strong>le</strong> devant la fenêtre. Bond lui souhaita <strong>le</strong> bonjour et attaqua<br />

son déjeuner.<br />

- Bonjour, m… (Aux yeux de Bond, l’une des plus précieuses qualités de May<br />

était l’impossibilité où el<strong>le</strong> se trouvait d’appe<strong>le</strong>r aucun homme « monsieur », à<br />

l’exception. Bond l’avait beaucoup taquinée à ce sujet, des années auparavant des<br />

rois d’Ang<strong>le</strong>terre et de Winston Churchill. Comme marque exceptionnel<strong>le</strong> de respect,<br />

el<strong>le</strong> plaçait parfois un simp<strong>le</strong> « m…» à la fin d’un mot).<br />

El<strong>le</strong> restait debout près de la tab<strong>le</strong>, cependant que Bond ouvrait son journal et<br />

<strong>le</strong> pliait de manière à lire, au centre, la doub<strong>le</strong> page d’informations.<br />

- C’t’homme était encore là hier soir, pour la télévision.<br />

- Quel homme était-ce ? demanda Bond en parcourant <strong>le</strong>s titres.<br />

- C’t’homme qu’est venu tout <strong>le</strong> temps. Six fois qu’il est venu m’embêter depuis<br />

<strong>le</strong> mois de juin ! Après ce que je lui ai dit la première fois sur son sacré appareil,<br />

j’pensais qu’il avait renoncé à vous en vendre un… Et en location-vente, s’il vous<br />

plaît !<br />

- Ces représentants sont des types persévérants, dit Bond, en reposant son<br />

journal et en tendant la main vers la cafetière.


- Hier soir, je lui ai fait voir qui j’suis. Déranger <strong>le</strong>s gens en train de dîner ! J’lui<br />

ai d’mandé s’il avait des papiers. Rien qu’pour voir qui il était.<br />

- Je pense qu’il a compris.<br />

Bond remplit jusqu’au bord sa grande tasse de café noir.<br />

- Pas du tout. Il a sorti sa carte du syndicat. Il a dit qu’il était tout à fait en règ<strong>le</strong><br />

pour travail<strong>le</strong>r. Du syndicat des é<strong>le</strong>ctriciens, qu’il était. C’est tout communiste, pas<br />

vrai ?<br />

- En effet, dit Bond sur un ton vague.<br />

Puis il eut un sursaut : était-il possib<strong>le</strong> qu’« ils » eussent un œil sur lui ? Il but<br />

une gorgée de café et reposa la tasse.<br />

- Qu’a dit cet homme, exactement, May ? demanda-t-il, en s’efforçant de garder<br />

un ton indifférent, mais sans la quitter des yeux.<br />

- Il a dit qu’il vendait des télévisions à la commission, en dehors de ses heures<br />

de travail. Etions-nous bien sûrs de ne pas en vouloir une ? Il a dit qu’on était <strong>le</strong>s<br />

seuls du square à pas en avoir. Y a qu’à voir; la maison est la seu<strong>le</strong> à pas avoir une<br />

antenne sur <strong>le</strong> toit. Il est tout <strong>le</strong> temps à demander si vous êtes à la maison, pour<br />

vous en toucher un mot. Imaginez ce toupet ! J’suis étonnée, qu’il ait pas pensé à<br />

vous guetter quand vous rentrez ou sortez. Il est toujours à demander si j’vous<br />

attends. Bien sûr, j’lui dis rien sur vos allées et venues. S’il était pas si collant, il<br />

serait plutôt convenab<strong>le</strong>. Pas tapageur, pour dire.<br />

Ça se pourrait, se disait Bond. Il y a bien des moyens de vérifier si quelqu’un<br />

est à la maison ou sorti. Les réactions de la domestique, un coup d’œil par la porte<br />

ouverte… « Eh bien ! Vous perdez votre temps, il est pas là ! » Bond devait-il<br />

informer <strong>le</strong> Service de Sécurité ? Il haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s avec irritation. Au Diab<strong>le</strong> ! Il<br />

n’y avait probab<strong>le</strong>ment rien là-dessous. Pourquoi s’intéresseraient-« ils » à lui ?… Et<br />

s’il y avait quelque chose, <strong>le</strong> S. S. était capab<strong>le</strong> de <strong>le</strong> faire déménager !<br />

- Je suppose que cette fois vous lui avez fait peur pour de bon, dit Bond, avec<br />

un sourire. Vous n’entendrez plus par<strong>le</strong>r de lui.<br />

- Ça se peut, répondit May d’un air dubitatif.<br />

En tout cas, el<strong>le</strong> suivait ses instructions en prévenant son patron quand el<strong>le</strong><br />

voyait quelqu’un « rôder dans <strong>le</strong>s parages ». El<strong>le</strong> s’éloigna, dans un frou-frou de<br />

l’uniforme noir qu’el<strong>le</strong> s’obstinait à porter en toutes saisons, même pendant la<br />

canicu<strong>le</strong>.<br />

Bond revint à son déjeuner. D’habitude, c’était ce genre de riens qui déc<strong>le</strong>nchait<br />

dans son cerveau <strong>le</strong> mécanisme de l’intuition. En d’autres temps, il n’aurait eu de<br />

cesse qu’il n’eût résolu <strong>le</strong> problème posé par cet homme, appartenant à un syndicat<br />

communiste, qui ne cessait de venir chez lui. Après des mois d’oisiveté, et d’inaction,<br />

l’épée s’était rouillée au fourreau et la vigilance de Bond s’émoussait. Le breakfast<br />

était son repas préféré. La composition en était toujours la même pendant ses<br />

séjours à Londres : deux grandes tasses de café noir très fort sans sucre, de chez<br />

De Bry, Oxford street, préparé dans un Chemex américain, un œuf à la coque (3<br />

minutes 1/3 de cuisson), dans un coquetier b<strong>le</strong>u cerclé d’or. C’était un œuf très frais,<br />

tacheté de brun, de pou<strong>le</strong>s françaises de Marans, qu’un ami de May é<strong>le</strong>vait à la<br />

campagne. (Bond avait horreur des œufs blancs, et c’était une marotte chez lui de<br />

soutenir que rien n’approchait de la perfection comme un œuf à la coque cuit à<br />

point.) Ensuite deux épaisses tartines de pain comp<strong>le</strong>t grillé, recouvertes d’une<br />

couche de beurre de Jersey à la bel<strong>le</strong> teinte jaune foncé; et trois pots trapus<br />

contenant, l’un de la confiture de fraises Tiptree Litt<strong>le</strong> Scar<strong>le</strong>t, l’autre de la<br />

marmelade d’oranges d’Oxford (fruits sé<strong>le</strong>ctionnés par Cooper) et la troisième du<br />

miel de bruyère de Norvège de chez Fortnum. La cafetière et l’argenterie étaient


Queen Anne, la porcelaine de Minton, du même b<strong>le</strong>u foncé cerclé d’or que <strong>le</strong><br />

coquetier.<br />

Ce matin-là, tandis que Bond terminait son breakfast sur un toast au miel, il mit<br />

<strong>le</strong> doigt sur la cause immédiate de son marasme et de son découragement. Tout<br />

d’abord, Tiffany Case, à laquel<strong>le</strong> il devait de longs mois de bonheur, l’avait quitté et,<br />

après de douloureuses semaines, pendant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s el<strong>le</strong> était allée vivre à l’hôtel,<br />

avait fini par s’embarquer pour l’Amérique, à la fin de juil<strong>le</strong>t. El<strong>le</strong> manquait<br />

terrib<strong>le</strong>ment à Bond, et il lui fallait encore faire effort pour la chasser de son esprit. En<br />

ce mois d’août, Londres était étouffant et vide. Notre homme avait droit à un congé,<br />

mais il n’avait ni l’énergie, ni l’envie de partir seul, ou d’essayer de trouver à Tiffany,<br />

pour l’emmener avec lui, une remplaçante provisoire. Il était ainsi resté au Quartier<br />

Général à moitié vide du Service Secret, travaillant conformément aux vieil<strong>le</strong>s<br />

routines, rudoyant sa secrétaire et tarabustant ses collègues. M. lui-même avait fini<br />

par s’impatienter, en sentant ce tigre maussade al<strong>le</strong>r et venir à l’étage au-dessous; et<br />

un certain lundi il avait envoyé à Bond une note de service, <strong>le</strong> désignant pour<br />

assister à une Commission d’enquête, sous la présidence du capitaine trésorier<br />

Troop. Il était dit dans la note que <strong>le</strong> moment était venu pour Bond, officier supérieur<br />

du service, de prendre en mains certains problèmes administratifs de première<br />

importance. Du reste, il n’y avait que lui de disponib<strong>le</strong>. Les effectifs du Quartier<br />

Général étaient très réduits et la section 00 somno<strong>le</strong>nte. Bond était prié de se<br />

présenter au bureau 412, cet après-midi-là à 14 h 30.<br />

C’était Troop, se disait Bond en allumant sa première cigarette de la journée,<br />

qui était <strong>le</strong> plus casse-pieds et la cause directe du mécontentement que Bond<br />

ressentait.<br />

Dans toute affaire importante, il y a un homme qui est <strong>le</strong> tyran et <strong>le</strong> loup-garou<br />

du bureau et qui est cordia<strong>le</strong>ment détesté de tout <strong>le</strong> personnel. Il joue sans s’en<br />

douter un rô<strong>le</strong> important : il est comme un paratonnerre, il est celui sur qui se<br />

canalisent toutes <strong>le</strong>s haines et toutes <strong>le</strong>s craintes de ses collègues. Il diminue <strong>le</strong>ur<br />

force explosive en <strong>le</strong>ur offrant une cib<strong>le</strong>. Cet homme est habituel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Directeur<br />

Général, ou <strong>le</strong> Chef de Service. Il est cet homme irremplaçab<strong>le</strong> qui veil<strong>le</strong> comme un<br />

chien de garde sur <strong>le</strong>s moindres choses : petite caisse, chauffage, éclairage, savon<br />

et serviettes dans <strong>le</strong>s lavabos, fournitures de bureau, cantine, rou<strong>le</strong>ment des congés,<br />

exactitude du personnel. Il est l’homme qui exerce une réel<strong>le</strong> influence sur <strong>le</strong>s<br />

commodités et sur <strong>le</strong>s agréments d’un bureau, et dont l’autorité s’étend à la vie<br />

privée, aux habitudes individuel<strong>le</strong>s des personnes appartenant à ce bureau. Pour<br />

ambitionner un tel poste et pour avoir <strong>le</strong>s aptitudes nécessaires, un candidat doit<br />

posséder précisément <strong>le</strong>s qualités qui irritent et exaspèrent autrui. Il doit être<br />

parcimonieux, observateur, fouineur et méticu<strong>le</strong>ux. Il doit faire régner une rigoureuse<br />

discipline et se moquer de l’opinion qu’on a de lui. Il doit être un dictateur au petit<br />

pied. Dans toute affaire bien menée, il y a un homme de ce genre. Dans <strong>le</strong> Service<br />

Secret, c’était <strong>le</strong> capitaine trésorier Troop, retraité de la Marine roya<strong>le</strong>, chef des<br />

Services Administratifs, dont <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> consistait, suivant sa propre expression, « à<br />

maintenir <strong>le</strong>s locaux briqués comme un pont de navire et à faire régner la discipline<br />

de la Marine ». Il était inévitab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s fonctions du capitaine Troop <strong>le</strong> missent en<br />

conflit avec la plus grande partie du service, mais il était particulièrement<br />

ma<strong>le</strong>ncontreux que M. n’eût trouvé que ce capitaine pour présider la Commission<br />

d’enquête. Car c’était tout de même cet organisme qui avait à examiner <strong>le</strong>s<br />

inextricab<strong>le</strong>s complications de l’affaire Burgess et Mac<strong>le</strong>an, et <strong>le</strong>s enseignements à<br />

en tirer. M. avait rêvé de faire de cette affaire, cinq ans après qu’il eut clos son


propre dossier, une sorte d’os à ronger pour la Commission que <strong>le</strong> Premier ministre<br />

avait créée en 1955.<br />

Bond s’était lancé dans une discussion désespérée avec Troop sur la question<br />

des « intel<strong>le</strong>ctuels » utilisés dans <strong>le</strong> Service Secret. Dans l’intention maligne de<br />

tarabuster son interlocuteur, Bond avait émis cette idée : si MI 5 et <strong>le</strong> Service Secret,<br />

chacun de son côté, étaient sur <strong>le</strong> point de s’intéresser sérieusement à l’« espion<br />

intel<strong>le</strong>ctuel » de l’âge atomique, ils devaient aussi employer un certain nombre<br />

d’intel<strong>le</strong>ctuels pour <strong>le</strong>s opposer à ceux de l’adversaire. D’anciens officiers de l’Armée<br />

des Indes, avait déclaré Bond, ne peuvent pas comprendre la mentalité d’un Burgess<br />

ou d’un Mac<strong>le</strong>an. Ils ne savent même pas que de tels hommes existent, et moins<br />

encore sont-ils en mesure de fréquenter <strong>le</strong>ur milieu, de faire connaissance avec <strong>le</strong>urs<br />

amis, d’apprendre <strong>le</strong>urs secrets. Quand Burgess et Mac<strong>le</strong>an furent arrivés en Russie,<br />

<strong>le</strong> seul moyen de <strong>le</strong>s contacter de nouveau et, quand ils auraient commencé à en<br />

avoir assez de ce pays, d’en faire peut-être des agents doub<strong>le</strong>s agissant contre <strong>le</strong>s<br />

Russes, c’eût été d’envoyer <strong>le</strong>urs amis <strong>le</strong>s plus intimes à Moscou, à Prague, à<br />

Budapest, avec l’ordre d’attendre que l’un des deux hommes se libérât tout d’un<br />

coup et établît <strong>le</strong> contact. Et l’un d’eux, probab<strong>le</strong>ment Burgess, y aurait été induit par<br />

nostalgie, par besoin de raconter son histoire à quelqu’un. Mais ils n’auraient<br />

certainement pas pris <strong>le</strong> risque de se démasquer devant un homme en trench-coat,<br />

avec une moustache de cavalier et une intelligence de minus.<br />

- Oh ! Vraiment ? avait répondu Troop avec un calme de glace. Ainsi, vous<br />

proposez de recruter, pour notre organisation, des pervers à longs cheveux ? C’est<br />

une idée tout à fait origina<strong>le</strong>. Je pensais que nous étions tous d’accord sur un point :<br />

ce sont <strong>le</strong>s homosexuels qui constituent à peu près <strong>le</strong> danger <strong>le</strong> plus sérieux pour la<br />

sécurité. Je ne vois pas <strong>le</strong>s Américains confiant <strong>le</strong>urs secrets atomiques à une bande<br />

de tantes, inondées de parfum.<br />

- Tous <strong>le</strong>s intel<strong>le</strong>ctuels ne sont pas homosexuels. Et il y a parmi eux beaucoup<br />

de chauves. Je suis simp<strong>le</strong>ment en train de vous dire…<br />

Et la discussion s’était poursuivie, interminab<strong>le</strong>, durant toutes <strong>le</strong>s séances des<br />

trois derniers jours; <strong>le</strong>s autres membres de la commission s’étaient plus ou moins<br />

rangés à l’avis de Troop. Ce jour-là, ils avaient à rédiger <strong>le</strong>urs conclusions, et Bond<br />

se demandait s’il allait prendre <strong>le</strong> parti de se rendre définitivement impopulaire en<br />

présentant une motion minoritaire.<br />

Et puis, il n’était pas si sûr de s’intéresser à ce problème ! C’est <strong>le</strong> point sur<br />

<strong>le</strong>quel il s’interrogeait en quittant son appartement à neuf heures et en montant en<br />

voiture. Est-ce qu’il ne faisait pas simp<strong>le</strong>ment preuve de mesquinerie et<br />

d’entêtement ? Est-ce qu’il ne s’était pas improvisé chef d’une opposition sans<br />

troupes, simp<strong>le</strong>ment par esprit combatif ? S’ennuyait-il au point de ne trouver rien de<br />

mieux à faire que de se faire du tort à l’intérieur de son propre service ? Il ne pouvait<br />

trancher la question. Il se sentait inquiet, indécis, et il y avait au fond de tout cela une<br />

inquiétude agaçante dont il ne réussissait pas à comprendre l’origine.<br />

Tandis qu’il appuyait sur son démarreur et que <strong>le</strong>s tuyaux d’échappement<br />

jumelés de sa Bent<strong>le</strong>y se réveillaient et se mettaient à tressaillir, à gronder, un<br />

proverbe, surgi du néant, vint eff<strong>le</strong>urer sa conscience, mais avec une curieuse<br />

variante : « A ceux que Jupiter veut perdre, il envoie l’ennui ».


12. Du gâteau<br />

Etant donné la façon dont <strong>le</strong>s choses tournèrent, Bond n’eut jamais à prendre<br />

de décision à propos du rapport final de sa Commission. Il avait complimenté sa<br />

secrétaire sur sa robe d’été toute neuve, et lu à moitié la série de messages arrivés<br />

la nuit, quand <strong>le</strong> téléphone rouge, dont la sonnerie ne pouvait annoncer que M. ou<br />

son chef d’Etat-major, émit son bourdonnement doux, mais péremptoire. Bond<br />

décrocha : « 007 ».<br />

- Pouvez-vous monter ?<br />

C’était <strong>le</strong> chef d’Etat-major.<br />

- M. ?<br />

- Oui. Et ça promet d’être long. J’ai déjà dit à Troop que vous ne pourriez<br />

assister à la séance de la Commission.<br />

- C’est pourquoi ?… Vous n’avez aucune idée ?<br />

- Le fait est que j’en ai une, dit <strong>le</strong> chef d’Etat-major en étouffant un petit rire.<br />

Mais il vaut mieux que vous entendiez ça directement de la bouche du patron. Ça<br />

vous épatera. Ça s’écarte des sentiers battus.<br />

Tandis que Bond endossait son veston et sortait dans <strong>le</strong> couloir en claquant la<br />

porte derrière lui, il avait comme une certitude : <strong>le</strong> coup de pisto<strong>le</strong>t du starter était tiré<br />

et il allait sortir de la torpeur caniculaire. Même <strong>le</strong> trajet en ascenseur jusqu’au<br />

dernier étage, <strong>le</strong> parcours dans <strong>le</strong> long couloir si<strong>le</strong>ncieux qui menait à la porte du<br />

bureau de M., tout lui semblait maintenant aussi lourd de sens que dans <strong>le</strong>s autres<br />

occasions où, sur une sonnerie du téléphone rouge, il avait été lancé par <strong>le</strong> monde,<br />

comme un projecti<strong>le</strong>, vers une cib<strong>le</strong> éloignée, choisie par M. D’ail<strong>le</strong>urs, dans <strong>le</strong>s yeux<br />

de Miss Money penny, la secrétaire particulière de M., brillait certaine lueur, bien<br />

connue, d’excitation et de connivence. El<strong>le</strong> souriait à Bond, en baissant la manette<br />

de l’intercom.<br />

- 007 est ici, Monsieur.<br />

- Faites-<strong>le</strong> entrer, dit la voix métallique.<br />

Et la lampe rouge, destinée à assurer <strong>le</strong> secret de l’entretien, s’alluma audessus<br />

de la porte. Bond entra et referma la porte. La pièce était fraîche, impression<br />

qui était peut-être due aux stores vénitiens. Ils projetaient des raies alternées<br />

d’ombre et de lumière sur <strong>le</strong> tapis vert foncé, jusqu’au bord d’un grand bureau placé<br />

au centre de la pièce. Le so<strong>le</strong>il s’arrêtait là, si bien que la calme silhouette assise<br />

derrière <strong>le</strong> bureau se trouvait dans une ombre verdâtre. Au plafond, juste au-dessus<br />

du bureau, un grand ventilateur tropical à deux lames, récemment installé dans la<br />

pièce réservée à M., tournait <strong>le</strong>ntement balayant l’air orageux du mois d’août qui,<br />

même à cette hauteur au-dessus de Regent’s Park, demeurait lourd et vicié, après<br />

une vague de cha<strong>le</strong>ur d’une semaine. M. désigna la chaise en face de lui, de l’autre<br />

côté du bureau de cuir rouge. Bond s’assit et contempla <strong>le</strong> visage serein, marqué de<br />

rides, de ce marin qu’il aimait, respectait, et à qui il obéissait si volontiers.<br />

- Verriez-vous un inconvénient à ce que je vous pose une question personnel<strong>le</strong>,<br />

James ?<br />

M. ne posait jamais de questions personnel<strong>le</strong>s à ses collaborateurs, et Bond ne<br />

se doutait pas de ce qui allait suivre.<br />

- Non, Monsieur.


M. saisit sa pipe dans <strong>le</strong> grand cendrier de cuivre et se mit à la bourrer. Il<br />

regarda d’un air songeur ses doigts qui poussaient <strong>le</strong> tabac dans <strong>le</strong> fourneau, puis il<br />

dit d’un ton bourru :<br />

- Vous n’avez pas besoin de répondre, mais cela concerne votre… amie, Miss<br />

Case. Comme vous savez, je ne m’intéresse pas beaucoup, en général, à ce genre<br />

de questions, mais j’avais entendu dire que, depuis cette affaire de diamants, vous…<br />

étiez beaucoup sortis ensemb<strong>le</strong>. J’avais même eu presque l’idée que vous alliez<br />

vous marier.<br />

M. lança un coup d’œil à Bond et baissa <strong>le</strong>s yeux. Il mit dans sa bouche la pipe<br />

bourrée et l’alluma. Du coin des lèvres, tandis qu’il tirait à petits coups sur la pipe en<br />

train de s’allumer, il dit :<br />

- Ça vous ennuierait, de m’en dire quelques mots ?<br />

« Eh quoi ? se demandait Bond. Toujours ces sacrés ragots de bureau ! » Il dit,<br />

avec quelque brusquerie :<br />

- En effet, Monsieur, nous étions très liés. Et nous pensions vaguement à nous<br />

marier. Mais voilà qu’el<strong>le</strong> a fait la connaissance d’un gars de l’Ambassade des Etats-<br />

Unis. Un major de « Marines », qui appartient à l’état-major de l’attaché militaire. Je<br />

crois qu’el<strong>le</strong> va l’épouser. Le fait est qu’ils sont partis ensemb<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s Etats-Unis.<br />

Ça vaut probab<strong>le</strong>ment mieux. Les mariages entre conjoints de nationalités<br />

différentes réussissent rarement. Je crois que c’est un assez charmant garçon. Cela<br />

lui ira probab<strong>le</strong>ment mieux que de vivre à Londres. El<strong>le</strong> n’a jamais pu s’habituer ici.<br />

Une bel<strong>le</strong> fil<strong>le</strong>, mais un peu névrosé. El<strong>le</strong> n’a pas eu une vie assez calme et c’est<br />

probab<strong>le</strong>ment de ma faute. En tout cas, c’est maintenant terminé.<br />

M. eut un de ces sourires fugitifs qui illuminaient ses yeux plutôt que ses lèvres.<br />

- Je suis désolé que cela ait tourné mal, James.<br />

Mais il n’y avait aucune sympathie dans la voix de M. Il désapprouvait <strong>le</strong> côté<br />

coureur de Bond, tout en reconnaissant que ces réserves provenaient d’un reste<br />

d’éducation victorienne. Mais, comme chef de Bond, voir celui-ci fourré dans <strong>le</strong>s<br />

jupes d’une femme était la dernière chose qu’il souhaitât.<br />

- C’est peut-être mieux ainsi. Dans notre métier, ce n’est pas bon d’être en<br />

relations avec des femmes névrosées. El<strong>le</strong>s se pendent au bras qui devrait tenir <strong>le</strong><br />

pisto<strong>le</strong>t, si vous voyez ce que je veux dire. Excusez-moi de vous avoir posé ces<br />

questions. Je devais savoir, avant de vous par<strong>le</strong>r de l’affaire qui se présente. C’est<br />

une affaire très étrange. Mais il aurait été diffici<strong>le</strong> de vous y mê<strong>le</strong>r si vous aviez été<br />

sur <strong>le</strong> point de vous marier, ou quelque chose de ce genre.<br />

Bond secoua la tête, attendant la suite.<br />

- Alors, c’est très bien. Il y avait une nuance de soulagement dans la voix de M.<br />

Il se renversa dans son fauteuil et tira plusieurs bouffées rapides. « Voici ce qui se<br />

passe. Il nous est arrivé hier un long message d’Istanbul. Mardi, <strong>le</strong> chef de la station<br />

T a reçu un message dactylographié anonyme, qui lui demandait de prendre un bil<strong>le</strong>t<br />

circulaire sur <strong>le</strong> ferry-boat partant à 20 h du pont de Galata, pour al<strong>le</strong>r à<br />

l’embouchure du Bosphore et retour. C’était tout. Le chef de T. est un type<br />

aventureux et, bien entendu, il a pris <strong>le</strong> bateau. Il s’est tenu debout contre <strong>le</strong><br />

bastingage et il a attendu. Au bout d’un quart d’heure environ, une fil<strong>le</strong> est venue se<br />

placer à côté de lui; une Russe très bel<strong>le</strong>, d’après ce qu’il dit. Ils ont commencé à<br />

par<strong>le</strong>r de choses et d’autres, de la beauté de la vue, quand soudain, tout en gardant<br />

<strong>le</strong> ton de la conversation, el<strong>le</strong> s’est mise à lui raconter une histoire extraordinaire.<br />

M. s’arrêta un instant pour rallumer sa pipe. Bond en profita pour poser une<br />

question :<br />

- Qui est <strong>le</strong> chef de T., Monsieur ? Je n’ai jamais travaillé en Turquie.


- Un homme appelé Kerim. Bruno Kerim. Père turc et mère anglaise. Un garçon<br />

remarquab<strong>le</strong>. Il occupe ce poste depuis avant la guerre. Un des meil<strong>le</strong>urs hommes<br />

que nous ayons eus n’importe où. Il fait un boulot magnifique. Il aime ça. Très<br />

intelligent; il connaît comme sa poche toute cette partie du monde. » M. fit sortir<br />

Kerim de scène dans une bouffée de sa pipe. « En tout cas, l’histoire de la fil<strong>le</strong> était<br />

la suivante. El<strong>le</strong> est caporal de la MGB. El<strong>le</strong> appartient à l’organisation depuis sa<br />

sortie de l’éco<strong>le</strong> et on vient de l’envoyer à Istanbul comme officier du Chiffre. El<strong>le</strong><br />

s’est arrangée pour obtenir cette affectation, car el<strong>le</strong> voulait quitter la Russie et<br />

passer de l’autre côté.<br />

- C’est très bien, dit Bond. Cela pourrait être uti<strong>le</strong>, d’avoir l’une de <strong>le</strong>urs<br />

employées du Chiffre. Mais pourquoi veut-el<strong>le</strong> venir avec nous ?<br />

M. regarda Bond par-dessus <strong>le</strong> bureau :<br />

- Parce qu’el<strong>le</strong> est amoureuse. » Il prit un temps pour ajouter d’une voix douce :<br />

« El<strong>le</strong> dit qu’el<strong>le</strong> est amoureuse de vous.<br />

- Amoureuse de moi ?<br />

- Oui, de vous. C’est ce qu’el<strong>le</strong> dit. Son nom est Tatiana Romanova. Jamais<br />

entendu par<strong>le</strong>r d’el<strong>le</strong> ?<br />

- Grands dieux non ! Je dis bien : non, monsieur.<br />

M. sourit, en voyant <strong>le</strong>s expressions variées qui se peignaient successivement<br />

sur <strong>le</strong> visage de Bond. Celui-ci continua :<br />

- Mais que diab<strong>le</strong> veut-el<strong>le</strong> dire ? M’a-t-el<strong>le</strong> jamais vu ? Comment sait-el<strong>le</strong> que<br />

j’existe ?<br />

- Eh bien, dit M., la chose, dans son ensemb<strong>le</strong>, paraît complètement ridicu<strong>le</strong> !<br />

Mais c’est tel<strong>le</strong>ment loufoque que cela pourrait justement être vrai. Cette fil<strong>le</strong> a vingtquatre<br />

ans. Depuis qu’el<strong>le</strong> appartient au MGB, el<strong>le</strong> a toujours travaillé au Fichier<br />

central, qui correspond à nos Archives. Et el<strong>le</strong> a toujours été employée à la Section<br />

anglaise. El<strong>le</strong> y est restée six ans. Et l’un des dossiers dont el<strong>le</strong> a eu à s’occuper est<br />

précisément <strong>le</strong> vôtre.<br />

- Je serais curieux de la voir, dit Bond.<br />

- El<strong>le</strong> raconte qu’el<strong>le</strong> a eu d’abord <strong>le</strong> béguin pour <strong>le</strong>s photographies qu’ils ont de<br />

vous. El<strong>le</strong> a admiré votre physique, et tout. » Les coins de la bouche de M.<br />

s’abaissèrent, comme s’il venait de sucer un citron. « El<strong>le</strong> a lu <strong>le</strong> compte rendu de<br />

toutes vos affaires, et el<strong>le</strong> en a conclu que vous êtes un gars exceptionnel. »<br />

Bond baissa <strong>le</strong> nez, M. resta réservé.<br />

- El<strong>le</strong> dit que vous l’attirez tout particulièrement parce que vous lui rappe<strong>le</strong>z<br />

certain héros de Lermontov, un auteur russe. On dirait que c’est son <strong>livre</strong> de chevet.<br />

Le héros de ce <strong>livre</strong> est joueur et passe son temps à provoquer des bagarres. En<br />

tout cas, el<strong>le</strong> ne l’a pas oublié. El<strong>le</strong> raconte qu’el<strong>le</strong> en était arrivée à ne penser qu’à<br />

ça. Un beau jour, el<strong>le</strong> s’est dit que si el<strong>le</strong> pouvait se faire muter dans un centre situé<br />

à l’étranger, el<strong>le</strong> pourrait entrer en rapport avec vous, et que vous viendrez à son<br />

secours.<br />

- Je n’ai jamais entendu une histoire aussi absurde. Le chef de T. n’y coupe<br />

sûrement pas.<br />

- Un moment. » La voix de M. laissait paraître une légère irritation. « N’al<strong>le</strong>z pas<br />

trop vite, sous prétexte qu’il se présente une situation que vous n’avez encore jamais<br />

rencontrée. Supposez que vous soyez une étoi<strong>le</strong> de cinéma, au lieu de faire ce<br />

boulot un peu spécial. Vous recevriez, venant du monde entier, des <strong>le</strong>ttres de fil<strong>le</strong>s<br />

toquées, avec Dieu sait quel<strong>le</strong>s foutaises; qu’il <strong>le</strong>ur est impossib<strong>le</strong> de vivre sans<br />

vous, et tout. Voilà une fil<strong>le</strong> idiote qui fait un boulot de secrétariat à Moscou. Le<br />

département n’emploie probab<strong>le</strong>ment que des femmes, comme notre service des


Archives. Pas un homme à regarder dans <strong>le</strong> bureau ! Et la voilà, en face de votre<br />

binette… plutôt impressionnante, dans un dossier qui lui passe continuel<strong>le</strong>ment sous<br />

<strong>le</strong>s yeux. Il lui vient, comme on dit, un béguin pour ces photos, exactement comme<br />

<strong>le</strong>s dactylos du monde entier en ont pour <strong>le</strong>s têtes irrésistib<strong>le</strong>s qu’on voit dans <strong>le</strong>s<br />

magazines. » M. agita sa pipe, pour montrer à quel point il était peu familiarisé avec<br />

ces effrayantes mœurs féminines. « Dieu sait que je n’y connais rien, mais vous<br />

devez bien admettre que ça existe. »<br />

- Eh bien, Monsieur, dit Bond, en souriant de cette prise à partie, il est de fait<br />

que je commence à voir comme vous qu’il y a quelque chose qui se tient dans cette<br />

histoire ! Il n’y a pas de raison pour qu’une Russe soit moins bête qu’une Anglaise.<br />

Mais il faut qu’el<strong>le</strong> ait du cran pour faire ce qu’el<strong>le</strong> a fait. Est-ce que <strong>le</strong> chef de T. dit<br />

qu’el<strong>le</strong> se rend compte des conséquences, si el<strong>le</strong> se fait prendre ?<br />

- Il dit simp<strong>le</strong>ment qu’el<strong>le</strong> était complètement terrifiée. Sur <strong>le</strong> bateau, el<strong>le</strong> n’a<br />

cessé de regarder à gauche et à droite, pour voir si el<strong>le</strong> n’était pas surveillée. Mais il<br />

semb<strong>le</strong> qu’il n’y ait eu là que <strong>le</strong>s paysans et <strong>le</strong>s habitués qui prennent ces bateaux;<br />

comme c’était un des derniers, il y avait peu de monde à bord. Mais attendez un peu,<br />

vous n’avez encore entendu que la moitié de l’histoire.<br />

M. tira une longue bouffée et lança la fumée vers <strong>le</strong> ventilateur, qui tournait<br />

<strong>le</strong>ntement au-dessus de sa tête. Bond regarda <strong>le</strong>s lames se saisir du nuage et <strong>le</strong><br />

faire disparaître dans un tourbillon.<br />

- El<strong>le</strong> a raconté à Kerim que sa passion pour vous avait peu à peu donné<br />

naissance en el<strong>le</strong> à une véritab<strong>le</strong> phobie. El<strong>le</strong> en est arrivée à haïr <strong>le</strong>s Russes, au<br />

point de ne plus supporter d’en voir un. Cela a fini par tourner au dégoût du régime,<br />

et particulièrement du travail qu’on lui faisait faire, pour ainsi dire, contre vous. El<strong>le</strong><br />

s’est donc efforcée de se faire muter à l’étranger. Et, comme el<strong>le</strong> connaît<br />

parfaitement l’anglais et <strong>le</strong> français, on lui a offert Istanbul, à condition qu’el<strong>le</strong><br />

accepte d’être versée au Département du Chiffre, ce qui entraînait une diminution de<br />

solde. Bref, j’abrège. Après six mois de préparation, el<strong>le</strong> est enfin arrivée à Istanbul,<br />

il y a de cela trois semaines. Alors el<strong>le</strong> a pris <strong>le</strong> vent et n’a pas tardé à apprendre <strong>le</strong><br />

nom de notre homme, Kerim. Il est là depuis si longtemps que tout <strong>le</strong> monde en<br />

Turquie sait maintenant ce qu’il fait. Ça lui est égal, car ça détourne l’attention des<br />

hommes que nous envoyons en mission spécia<strong>le</strong> de temps à autre. Cela ne fait pas<br />

de mal d’avoir dans certains de ces endroits un représentant officiel, en quelque<br />

sorte. Bien des clients viendraient à nous s’ils savaient où al<strong>le</strong>r et à qui s’adresser.<br />

- L’agent connu du public fait souvent un meil<strong>le</strong>ur travail que l’homme qui doit<br />

passer son temps et dépenser son énergie à se cacher, dit Bond, en guise de<br />

commentaire.<br />

- El<strong>le</strong> a donc envoyé cette <strong>le</strong>ttre à Kerim. El<strong>le</strong> veut maintenant savoir s’il peut lui<br />

venir en aide. » M. marqua un temps et suça pensivement <strong>le</strong> tuyau de sa pipe.<br />

« Naturel<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s premières réactions de Kerim ont été exactement <strong>le</strong>s mêmes<br />

que <strong>le</strong>s vôtres et il a pris la question dans tous <strong>le</strong>s sens, pour découvrir <strong>le</strong> piège<br />

éventuel. Mais il n’a pas réussi à comprendre ce que <strong>le</strong>s Russes auraient à gagner à<br />

nous envoyer cette fil<strong>le</strong>. Pendant ce temps, <strong>le</strong> bateau se rapprochait de plus en plus<br />

du Bosphore; il allait bientôt s’en retourner à Istanbul. Et la fil<strong>le</strong> était de plus en plus<br />

désespérée, de voir que Kerim continuait à essayer de démolir son histoire. Alors, et<br />

<strong>le</strong>s yeux de M. lancèrent une petite lueur dans la direction de Bond, alors arriva<br />

l’argument massue. »<br />

Bond connaissait si bien ces moments, où <strong>le</strong>s yeux gris, habituel<strong>le</strong>ment froids,<br />

trahissaient une excitation gourmande !


- El<strong>le</strong> avait une dernière carte à jouer. El<strong>le</strong> savait que c’était l’as d’atout. Si el<strong>le</strong><br />

venait à nous, el<strong>le</strong> apporterait avec el<strong>le</strong> sa machine à chiffrer. C’est cette espèce de<br />

nouvel<strong>le</strong> machine Spektor. Nous donnerions n’importe quoi pour l’avoir.<br />

- Dieu ! dit Bond avec douceur, mais il eut un sursaut, devant l’énormité du prix<br />

offert. La Spektor ! La machine qui <strong>le</strong>ur permettrait de décoder tout <strong>le</strong> trafic Top<br />

Secret ! L’avoir serait remporter une immense victoire, même si la perte de la<br />

machine devait immédiatement être découverte de l’autre côté, et si l’on changeait <strong>le</strong><br />

réglage des machines dans <strong>le</strong>s ambassades russes et dans <strong>le</strong>s centres<br />

d’espionnage du monde entier. Bond ne connaissait pas grand-chose en<br />

cryptographie; pour sa sécurité personnel<strong>le</strong>, et pour <strong>le</strong> cas où il serait capturé, il<br />

préférait en connaître <strong>le</strong> moins possib<strong>le</strong> à ce sujet. Du moins savait-il que, dans <strong>le</strong><br />

service secret russe, la perte de la Spektor serait considérée comme un désastre de<br />

première grandeur.<br />

Bond était convaincu. Il accepta sur-<strong>le</strong>-champ tout ce que M. disait pour justifier<br />

<strong>le</strong> crédit qu’il apportait à l’histoire de la fil<strong>le</strong>, si loufoque qu’el<strong>le</strong> pût paraître. Pour une<br />

Russe, apporter un tel cadeau, prendre <strong>le</strong> risque terrifiant de l’apporter, ce ne pouvait<br />

être qu’un acte de désespoir ou une toquade désespérée, si l’on préfère. Que<br />

l’histoire de la fil<strong>le</strong> fût vraie ou non, <strong>le</strong>s enjeux étaient trop é<strong>le</strong>vés pour qu’on refusât<br />

de jouer la partie.<br />

- Vous voyez, 007 ? dit M. d’une voix douce. Il n’était pas diffici<strong>le</strong> de lire dans la<br />

pensée de Bond; une lueur d’excitation avait paru dans ses yeux. « Vous voyez ce<br />

que je veux dire ? »<br />

- Mais, dit Bond, qui cherchait encore une échappatoire, a-t-el<strong>le</strong> dit comment<br />

el<strong>le</strong> s’y prendrait ?<br />

- Pas exactement. Mais Kerim assure qu’el<strong>le</strong> a été absolument formel<strong>le</strong>.<br />

Quelque chose à propos d’un travail de nuit. Il semb<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> soit de service toute<br />

seu<strong>le</strong> certains soirs de la semaine et qu’el<strong>le</strong> couche dans <strong>le</strong> bureau, sur un lit de<br />

camp. El<strong>le</strong> paraît absolument certaine de ce qu’el<strong>le</strong> dit, encore qu’el<strong>le</strong> réalise que<br />

tout serait fichu si quelqu’un pouvait soupçonner ce qu’el<strong>le</strong> projette. Sa première<br />

préoccupation, c’était que Kerim me rende compte. El<strong>le</strong> lui a fait promettre de coder<br />

<strong>le</strong> message lui-même, de <strong>le</strong> transmettre sur une bande ne servant qu’une fois et de<br />

ne pas conserver de copie. Il a naturel<strong>le</strong>ment fait comme el<strong>le</strong> avait demandé. Dès<br />

qu’el<strong>le</strong> eut prononcé <strong>le</strong> nom de la Spektor, Kerim a senti qu’il était peut-être sur <strong>le</strong><br />

coup <strong>le</strong> plus important qui se soit présenté depuis la guerre.<br />

- Qu’est-il arrivé ensuite ?<br />

- Le bateau arrivait à un endroit appelé Ortakoy. El<strong>le</strong> a dit qu’el<strong>le</strong> devait<br />

descendre là. Kerim a promis de faire partir <strong>le</strong> message <strong>le</strong> soir même. El<strong>le</strong> a refusé<br />

de rien arranger pour rester en contact. El<strong>le</strong> a simp<strong>le</strong>ment dit qu’el<strong>le</strong> tiendrait ses<br />

engagements jusqu’au bout si nous faisions de même. El<strong>le</strong> lui a souhaité <strong>le</strong> bonsoir<br />

et el<strong>le</strong> s’est perdue dans la fou<strong>le</strong> qui débarquait par la passerel<strong>le</strong>. Il ne l’a plus revue.<br />

M. se pencha soudain en avant et regarda Bond, d’un œil dur :<br />

- Mais bien entendu, il n’a pas pu garantir que, dans ce marché, nous<br />

exécuterions notre part.<br />

Bond ne répondit rien. Il savait ce qui allait suivre.<br />

- La fil<strong>le</strong> ne fera tout cela qu’à une condition. » Les yeux de M. se rétrécirent,<br />

prenant une expression féroce et significative. « C’est que vous alliez à Istanbul et<br />

que vous <strong>le</strong>s rameniez en Ang<strong>le</strong>terre, el<strong>le</strong> et sa machine ».<br />

Bond haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. Ça ne présentait aucune difficulté. Mais… Il rendit à<br />

M. un regard innocent :


- Ce serait du gâteau, Monsieur. Autant que j’en puisse juger, il n’y a qu’un<br />

écueil. El<strong>le</strong> a simp<strong>le</strong>ment vu des photographies de moi et lu un tas d’histoires<br />

excitantes pour l’imagination. Supposons que, lorsqu’el<strong>le</strong> me verra en chair et en os,<br />

je ne réponde pas à son attente.<br />

- C’est là que commence <strong>le</strong> travail, dit M. avec un froncement de sourcil. C’est<br />

pourquoi je vous ai posé ces questions au sujet de Miss Case. C’est à vous de faire<br />

en sorte que vous répondiez, à cette attente. »


13. Vous embarquez à bord d’un avion de la B.E.A<br />

Les quatre petites hélices à pa<strong>le</strong>s carrées qui tournaient <strong>le</strong>ntement, une par<br />

une, se transformèrent en quatre disques vrombissants. Le bourdonnement léger<br />

des turboréacteurs augmenta d’intensité, pour devenir un gémissement strident et<br />

régulier. La qualité du bruit et l’absence complète de vibration contrastaient avec <strong>le</strong><br />

grondement bégayant et <strong>le</strong>s efforts pénib<strong>le</strong>s que déployaient <strong>le</strong>s moteurs, utilisant<br />

toute la puissance de <strong>le</strong>urs chevaux, sur tous <strong>le</strong>s avions que Bond avait connus<br />

jusque-là. Le Viscount se dirigeait paisib<strong>le</strong>ment vers la piste d’envol miroitante, estouest,<br />

de l’Aéroport de Londres, et Bond avait l’impression d’être assis dans un<br />

coûteux jouet mécanique. Il y eut un arrêt; <strong>le</strong> chef pilote fit partir <strong>le</strong>s quatre<br />

turboréacteurs à p<strong>le</strong>in régime, dans un siff<strong>le</strong>ment d’ouragan; et, après la secousse<br />

des freins qui se desserraient, <strong>le</strong> BEA de 10 h 30, Vol 130, pour Rome, Athènes et<br />

Istamboul, prit de la vitesse, parcourut d’un trait la piste d’envol, décolla et s’é<strong>le</strong>va<br />

avec aisance et rapidité. En dix minutes l’appareil avait atteint l’altitude de 6 500<br />

mètres et suivait vers <strong>le</strong> sud <strong>le</strong> large chenal aérien qu’emprunte <strong>le</strong> trafic de<br />

l’Ang<strong>le</strong>terre vers la Méditerranée. Le siff<strong>le</strong>ment des turboréacteurs avait fait place à<br />

un léger susurrement somno<strong>le</strong>nt. Bond dégrafa sa ceinture et alluma une cigarette.<br />

Dans la mal<strong>le</strong>tte plate et luxueuse qui était déposée à côté de lui, il prit un roman<br />

d’Eric Amb<strong>le</strong>r et posa la mal<strong>le</strong>tte, très lourde en dépit de son faib<strong>le</strong> volume, sur un<br />

siège libre. Il pensa à la surprise qu’aurait éprouvée l’employé de l’Aéroport qui<br />

l’avait soupesée, au lieu de la laisser passer sans enregistrement, comme bagage à<br />

main. Et si, à <strong>le</strong>ur tour, <strong>le</strong>s douaniers avaient été intrigués par <strong>le</strong> poids de la valise, ils<br />

auraient été bien intéressés parce qu’ils auraient vu, en la passant sous<br />

l’Inspectoscope. Le Département Q avait truqué cette élégante petite valise,<br />

arrachant <strong>le</strong>s cloisons intérieures chef d’œuvre de Swaine et Adeney, pour<br />

dissimu<strong>le</strong>r cinquante chargeurs de munitions de 0,25, disposés en deux couches<br />

sans épaisseur, entre <strong>le</strong> cuir et la doublure. Dans chacun des côtés, apparemment<br />

innocents, il y avait un poignard de jet très plat, fabriqué par Wilkinson, <strong>le</strong> spécialiste<br />

des armes blanches, et l’extrémité supérieure de <strong>le</strong>ur poignée était adroitement<br />

dissimulée aux coins, par <strong>le</strong>s piqûres. Ne tenant pas compte des sarcasmes de<br />

Bond, <strong>le</strong>s spécialistes du Département Q avaient insisté pour aménager dans la<br />

poignée de la mal<strong>le</strong>tte un compartiment secret qui, lorsqu’on faisait pression en un<br />

certain point, faisait jaillir, dans la paume de la main, une pilu<strong>le</strong> mortel<strong>le</strong> de cyanure.<br />

(Dès qu’il avait pris livraison de la mal<strong>le</strong>tte, Bond avait jeté la pilu<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s<br />

cabinets.) Plus important était <strong>le</strong> tube trapu de crème à raser Palmolive planté dans<br />

<strong>le</strong> sac à éponges, par ail<strong>le</strong>urs bien innocent. La partie supérieure du tube se<br />

dévissait, pour dévoi<strong>le</strong>r <strong>le</strong> si<strong>le</strong>ncieux du Beretta, enveloppé dans du coton. Pour <strong>le</strong><br />

cas où Bond aurait besoin de monnaie forte, <strong>le</strong> couverc<strong>le</strong> de la mal<strong>le</strong>tte contenait<br />

cinquante souverains d’or. On pouvait <strong>le</strong>s faire sortir en faisant glisser de côté la<br />

piqûre bordant ce couverc<strong>le</strong>. Ce sac farci de trucs amusait Bond, mais il devait<br />

reconnaître ainsi que bien que pesant huit <strong>livre</strong>s, c’était une façon commode de<br />

transporter <strong>le</strong>s outils de son métier, qu’autrement il aurait été obligé de cacher un<br />

peu partout sur lui.<br />

Il n’y avait à bord de l’avion qu’une douzaine de passagers divers. Bond sourit<br />

en pensant à la terreur qu’aurait éprouvée Loelia Ponsonby, si el<strong>le</strong> avait su qu’il était


<strong>le</strong> treizième. La veil<strong>le</strong>, quand après avoir quitté M. il était repassé à son bureau pour<br />

arrêter <strong>le</strong>s détails de son voyage, sa secrétaire avait déjà protesté vio<strong>le</strong>mment contre<br />

l’idée de s’embarquer un vendredi 13.<br />

- Mais il vaut toujours mieux voyager <strong>le</strong> treize, avait-il essaye d’expliquer. Il n’y<br />

a pratiquement personne, on est plus à l’aise, <strong>le</strong> service est meil<strong>le</strong>ur. Je choisis<br />

toujours <strong>le</strong> treize, quand c’est possib<strong>le</strong>.<br />

- Eh bien, avait-el<strong>le</strong> dit avec résignation, c’est votre affaire ! Mais je vais passer<br />

la journée à me tracasser. Et pour l’amour de Dieu, n’al<strong>le</strong>z pas passer, cet aprèsmidi,<br />

sous une échel<strong>le</strong>, ou faire une sottise de ce genre. Il ne faut pas abuser comme<br />

ça de la chance. Je ne sais pas ce que vous al<strong>le</strong>z faire en Turquie, et je ne veux pas<br />

<strong>le</strong> savoir. Mais j’ai comme un pressentiment.<br />

- Comme c’est gentil ! Je vous inviterai à dîner <strong>le</strong> soir de mon retour.<br />

- Vous n’en ferez rien, avait-el<strong>le</strong> répondu avec froideur.<br />

Un peu plus tard, el<strong>le</strong> l’avait embrassé, pour lui dire au revoir, avec une ardeur<br />

soudaine. Pour la centième fois, Bond s’était demandé pourquoi il s’embarrassait<br />

d’autres femmes, alors que la plus adorab<strong>le</strong> de toutes était sa secrétaire.<br />

L’avion faisait entendre son chant régulier, au-dessus d’une mer sans fin de<br />

crème fouettée, qui semblait assez solide pour qu’on put s’y poser en cas de panne<br />

de moteur. Les nuages se déchirèrent et dans une légère brume b<strong>le</strong>uâtre, loin sur<br />

<strong>le</strong>ur gauche, il y eut Paris. Pendant une heure, ils survolèrent des champs grillés par<br />

<strong>le</strong> so<strong>le</strong>il. Après Dijon, la terre passa du vert pâ<strong>le</strong> à un vert plus foncé, tandis qu’ils<br />

s’engageaient au-dessus du Jura.<br />

Vint l’heure du déjeuner. Bond mit son <strong>livre</strong> de côté, en même temps que <strong>le</strong>s<br />

pensées qui venaient s’interposer devant la page imprimée. Tout en mangeant, il<br />

contempla <strong>le</strong> miroir rafraîchissant du lac de Genève. Les forêts de pins<br />

commençaient à s’étager vers <strong>le</strong>s plaques neigeuses, entre <strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s dents nettes<br />

des Alpes; du coup, <strong>le</strong>s vacances de Bond aux sports d’hiver lui revenaient en<br />

mémoire. L’avion contourna la grande canine du Mont Blanc, qui passa à quelques<br />

centaines de mètres à bâbord. Bond regarda d’en haut la peau d’éléphant gris sa<strong>le</strong><br />

des glaciers. Il se revit, jeune homme de seize à dix-huit ans, la corde de rappel<br />

enroulée autour de la tail<strong>le</strong>, s’accrochant au sommet d’une cheminée dans <strong>le</strong>s<br />

Aiguil<strong>le</strong>s Rouges; et ses deux compagnons de l’Université de Genève, avançant<br />

dans sa direction, centimètre par centimètre, sur la roche polie…<br />

Et maintenant ? Bond grimaça un sourire à son ref<strong>le</strong>t dans <strong>le</strong> hublot, tandis que<br />

l’avion, sortant de la zone montagneuse, survolait <strong>le</strong> territoire grenu de la Lombardie.<br />

Si James Bond <strong>le</strong> rencontrait dans la rue, reconnaîtrait-il <strong>le</strong> jeune homme pur et<br />

ardent qu’il avait été à dix-sept ans ? Et qu’est-ce que ce jeune homme penserait de<br />

lui, l’agent secret, <strong>le</strong> James Bond mûr ? L’ado<strong>le</strong>scent se reconnaîtrait-il, sous l’écorce<br />

qui était venue recouvrir cet homme, et qu’avaient ternie des années de tricheries, de<br />

cruauté, de terreur, cet homme aux yeux froids et arrogants, à la joue sabrée d’une<br />

cicatrice, avec cette bosse sous l’aissel<strong>le</strong> gauche ? « Et si <strong>le</strong> jeune homme<br />

reconnaissait Bond, que penserait-il de lui ? » Que penserait-il de la mission actuel<strong>le</strong><br />

dans laquel<strong>le</strong> il s’engageait ? De ce fougueux agent secret, qui s’en allait à travers <strong>le</strong><br />

monde, dans son nouveau rô<strong>le</strong>, <strong>le</strong> plus romanesque de tous et qui s’apprêtait à faire<br />

<strong>le</strong> gigolo pour l’Ang<strong>le</strong>terre ? Bond chassa de son esprit sa jeunesse disparue. « Ne<br />

jamais s’occuper de ce qui est passé ! » Penser à ce qui aurait pu être est une perte<br />

de temps. Suivre son destin, s’en contenter, et s’estimer heureux de ne pas être un<br />

vendeur de voitures d’occasion, ou un journaliste à sensation, confit dans <strong>le</strong> gin et<br />

dans la nicotine; ou paralysé ou mort. En bas, s’étendaient Gênes brunissant au<br />

so<strong>le</strong>il, et <strong>le</strong>s douces eaux b<strong>le</strong>ues de la Méditerranée. Bond ferma son esprit au passé


et <strong>le</strong> braqua sur l’avenir immédiat, sur cette affaire où il s’agissait, comme il se l’était<br />

dit avec amertume, « de faire <strong>le</strong> gigolo pour l’Ang<strong>le</strong>terre ». Car, ce qu’il allait faire,<br />

qu’on l’appel<strong>le</strong> comme on voudra, c’était tout de même cela : séduire, et très<br />

rapidement, une fil<strong>le</strong> qu’il n’avait encore jamais vue et dont il avait entendu prononcer<br />

<strong>le</strong> nom la veil<strong>le</strong> pour la première fois. Et tout <strong>le</strong> temps, si attirante qu’el<strong>le</strong> fût l’esprit<br />

de Bond devrait s’occuper, non de ce qu’el<strong>le</strong> était, mais de ce qu’el<strong>le</strong> détenait : la dot<br />

qu’el<strong>le</strong> apportait avec el<strong>le</strong>. C’était comme épouser une femme riche pour son argent.<br />

Bond serait-il capab<strong>le</strong> de jouer ce rô<strong>le</strong> ?… Peut-être saurait-il prendre la figure qu’il<br />

fallait, dire <strong>le</strong>s choses qui convenaient. Mais son corps saurait-il, lui, se désolidariser<br />

de ses pensées intimes et se comporter comme celui de l’homme amoureux qu’il<br />

prétendait être ? Combien d’hommes se comportent au lit d’une façon convaincante,<br />

quand <strong>le</strong>ur esprit est uniquement braqué sur <strong>le</strong> compte en banque de la partenaire ?<br />

Il y avait peut-être la source d’une excitation érotique dans la pensée qu’on était en<br />

train de vio<strong>le</strong>r un sac d’or. Mais pour une machine à chiffrer ?…<br />

L’î<strong>le</strong> d’Elbe passa en dessous d’eux, et l’avion commença sa descente de<br />

soixante-quinze kilomètres, en direction de Rome. Une demi-heure passée dans <strong>le</strong>s<br />

jacassements des haut-par<strong>le</strong>urs de l’Aéroport de Ciampino; et <strong>le</strong> temps de boire<br />

deux excel<strong>le</strong>nts Américanos, ils repartaient, survolant jusqu’au bout la botte de<br />

l’Italie. Bond se remémora minutieusement, en détail, <strong>le</strong>s circonstances du rendezvous,<br />

dont il se rapprochait à la vitesse de 450 km à l’heure.<br />

Etait-ce une machination compliquée de MGB, dont il ne pourrait découvrir la<br />

c<strong>le</strong>f ? Allait-il tomber dans quelque piège, que même l’imagination tortueuse de M.<br />

n’avait pu déce<strong>le</strong>r ? Dieu sait si M. était préoccupé par l’éventualité d’un tel piège !<br />

Tous <strong>le</strong>s aspects de la question, pour ou contre, avaient été examinés à la loupe non<br />

seu<strong>le</strong>ment par M., mais aussi dans une réunion au grand comp<strong>le</strong>t de chefs de<br />

sections, qui avaient travaillé tout l’après-midi et la soirée de la veil<strong>le</strong>. Mais, de<br />

quelque façon qu’on examinât la question, personne n’était capab<strong>le</strong> de dire quel<br />

avantage <strong>le</strong>s Russes pouvaient tirer d’une tel<strong>le</strong> affaire. Ils pouvaient désirer en<strong>le</strong>ver<br />

Bond et l’interroger. Mais pourquoi Bond ?… Il était un agent d’opérations, non mêlé<br />

au travail général du Service. Dans sa tête, il n’y avait rien d’uti<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s Russes,<br />

sauf <strong>le</strong>s détails de son travail en cours et quelques renseignements de base qui ne<br />

pouvaient absolument pas présenter un intérêt vital. Ou bien ils pouvaient désirer<br />

tuer Bond, à titre de vengeance. Bien qu’il n’eût pas opéré contre eux depuis deux<br />

ans. Mais s’ils voulaient <strong>le</strong> tuer, ils n’avaient qu’à lui tirer dessus dans <strong>le</strong>s rues de<br />

Londres, dans son appartement, ou piéger sa voiture. Les réf<strong>le</strong>xions de Bond furent<br />

interrompues par l’hôtesse de l’air : « Veuil<strong>le</strong>z attacher vos ceintures, s’il vous plaît. »<br />

Au même instant, l’avion descendit brusquement, à vous sou<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> cœur, puis<br />

remonta, tandis que <strong>le</strong> siff<strong>le</strong>ment des réacteurs donnait soudain une très<br />

désagréab<strong>le</strong> impression d’efforts. Le ciel s’était tout d’un coup obscurci. La pluie<br />

frappait vio<strong>le</strong>mment <strong>le</strong>s hublots. Vint alors un éclair aveuglant b<strong>le</strong>u et blanc, et un<br />

coup de tonnerre, qui faisait penser à l’éclatement d’un obus anti-aérien; l’avion était<br />

sou<strong>le</strong>vé, piquait de l’avant, pris au cœur d’un orage qui l’avait surpris à l’embouchure<br />

de l’Adriatique.<br />

Bond sentit l’odeur du danger. C’est une véritab<strong>le</strong> odeur; quelque chose comme<br />

ce mélange de sueur et d’ozone qu’on sent dans un parc d’attractions. De nouveau,<br />

un éclair contre <strong>le</strong>s hublots. Un coup de tonnerre. On avait l’impression d’être au<br />

beau milieu de l’orage. L’avion parut tout à coup incroyab<strong>le</strong>ment petit et fragi<strong>le</strong>.<br />

Treize passagers. Un vendredi 13 !… Bond pensa à ce que lui avait dit Loelia<br />

Ponsonby, et ses mains, sur <strong>le</strong>s bras du fauteuil, devinrent moites. Quel âge avait cet<br />

avion, se demanda-t-il soudain. Combien d’heures de vol ?… Est-ce que <strong>le</strong>s ai<strong>le</strong>s ne


commençaient pas à se ressentir de cette étrange maladie qu’on appel<strong>le</strong> la fatigue<br />

du métal ?… Jusqu’à quel point étaient-el<strong>le</strong>s déjà rongées ?… Peut-être n’arriverait-il<br />

jamais à Istanbul, après tout. Peut-être l’avion allait-il tomber comme une pierre dans<br />

<strong>le</strong> golfe de Corinthe. Et ainsi finirait cette destinée qu’il explorait avec philosophie,<br />

une heure auparavant. Il y avait, au centre de Bond, une « pièce pour ouragan »,<br />

cette sorte de citadel<strong>le</strong> que, sous <strong>le</strong>s tropiques, on trouve dans <strong>le</strong>s maisons<br />

anciennes. Ce sont de petites pièces solidement construites, au cœur de la maison,<br />

au centre du rez-de-chaussée, parfois enfouies dans <strong>le</strong>s fondations. C’est dans ce<br />

réduit que se réfugient <strong>le</strong> propriétaire et sa famil<strong>le</strong> quand la tempête menace de<br />

détruire l’édifice; et ils y restent jusqu’à ce que <strong>le</strong> danger se soit éloigné. Bond ne se<br />

retirait dans sa « pièce pour ouragan » que lorsque la situation échappait à son<br />

contrô<strong>le</strong> et qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire. Il entra donc dans sa citadel<strong>le</strong>,<br />

cessa de percevoir <strong>le</strong> bruit de l’agitation, concentra son attention sur une piqûre qui<br />

se trouvait sur <strong>le</strong> dossier du siège en face de lui; et il attendait, <strong>le</strong>s nerfs détendus, de<br />

savoir ce que <strong>le</strong> destin allait décider pour <strong>le</strong> BEA Vol n°130.<br />

Presque aussitôt, on y vit plus clair dans la cabine. La pluie cessa de s’écraser<br />

sur <strong>le</strong> hublot et <strong>le</strong> son des réacteurs redevint un siff<strong>le</strong>ment imperturbab<strong>le</strong>. Bond ouvrit<br />

la porte de la pièce pour ouragan et sortit. Il tourna <strong>le</strong>ntement la tête, regarda avec<br />

curiosité par <strong>le</strong> hublot, et guetta, tout en bas, l’ombre minuscu<strong>le</strong> de l’avion, qui se<br />

hâtait sur <strong>le</strong>s eaux paisib<strong>le</strong>s du golfe de Corinthe. Il poussa un profond soupir et alla<br />

chercher dans sa poche-revolver son porte-cigarettes de métal oxydé. Il fut heureux<br />

de constater que ses mains ne tremblaient pas. Il prit son briquet et alluma une<br />

cigarette Morland aux trois bagues d’or. Dirait-il à Lil qu’el<strong>le</strong> n’avait peut-être pas été<br />

très loin d’avoir raison ?… Il décida de <strong>le</strong> lui écrire, s’il trouvait à Istanbul une carte<br />

posta<strong>le</strong> suffisamment affreuse.<br />

Au-dehors, <strong>le</strong>s cou<strong>le</strong>urs du jour s’évanouissaient progressivement, en passant<br />

par toutes <strong>le</strong>s nuances que prend <strong>le</strong> dauphin agonisant; et <strong>le</strong> Mont Hymette apparut,<br />

b<strong>le</strong>u dans <strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong>. En bas, plus loin, l’étendue scintillante d’Athènes. Puis <strong>le</strong><br />

Viscount se mit à rou<strong>le</strong>r sur l’aire d’envol de ciment. Les marches à air pendaient, et<br />

<strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>aux d’affichage portaient <strong>le</strong>s étranges caractères dansants, que Bond n’avait<br />

plus vus depuis <strong>le</strong> collège.<br />

Il sauta de l’avion, avec la poignée de passagers si<strong>le</strong>ncieux, encore un peu<br />

pâ<strong>le</strong>s, traversa <strong>le</strong> hall de transit et monta au bar. Il commanda un verre d’Ouzo, <strong>le</strong><br />

but d’un coup et fit passer par-dessus une gorgée d’eau glacée. Il y avait quelque<br />

chose de brûlant sous <strong>le</strong> goût douceâtre de l’anisette, une cha<strong>le</strong>ur qui se répandait<br />

dans la gorge et dans l’estomac. Bond posa son verre et en commanda un autre.<br />

Quand <strong>le</strong>s haut-par<strong>le</strong>urs <strong>le</strong> rappelèrent, il faisait presque nuit. La lune à son<br />

deuxième quartier s’é<strong>le</strong>vait, lumineuse, au-dessus des lumières de la vil<strong>le</strong>. L’air du<br />

soir était doux, embaumé du parfum des rieurs; on entendait la stridulation continue<br />

des ciga<strong>le</strong>s, et, plus loin, la voix d’un homme qui chantait. Cette voix était claire et<br />

triste, <strong>le</strong> chant était plutôt une complainte. Près de l’aéroport, un chien aboya avec<br />

excitation, reniflant l’odeur d’un homme inconnu. Bond réalisa soudain qu’il était<br />

arrivé en Orient, où <strong>le</strong>s chiens de garde hur<strong>le</strong>nt toute la nuit. Cette constatation, on<br />

ne sait pourquoi, lui mit au cœur une petite pointe de plaisir et d’excitation.<br />

Il n’y avait plus qu’une heure et demie de vol pour Istanbul au-dessus de la<br />

sombre Mer Egée et de la Mer de Marmara. Un excel<strong>le</strong>nt dîner, avec deux dry<br />

Martini et une demi-bouteil<strong>le</strong> de Bordeaux rouge Calvet, fit disparaître <strong>le</strong>s réserves<br />

que Bond faisait encore, au sujet d’un voyage entrepris <strong>le</strong> vendredi 13, et <strong>le</strong>s<br />

préoccupations concernant sa mission. Il n’y avait plus que <strong>le</strong> charme de l’attente. Ils<br />

arrivèrent enfin et <strong>le</strong>s quatre hélices de l’avion s’arrêtèrent devant <strong>le</strong> bel aéroport


moderne de Yesilkoy, à une heure de voiture d’Istanbul. Bond remercia l’hôtesse, prit<br />

congé d’el<strong>le</strong>, porta sa lourde mal<strong>le</strong>tte à travers <strong>le</strong> bureau de contrô<strong>le</strong> des passeports,<br />

jusqu’à la douane, et là, attendit que sa valise fût sortie de l’avion.<br />

Ainsi ces petits fonctionnaires bruns, affreux, corrects, étaient <strong>le</strong>s Turcs<br />

modernes ! Il <strong>le</strong>s écouta par<strong>le</strong>r <strong>le</strong>ur langage p<strong>le</strong>in de voyel<strong>le</strong>s longues, de sifflantes<br />

douces et d’« u » assourdis, et il guetta <strong>le</strong>s yeux qui démentaient <strong>le</strong>s voix douces et<br />

polies. C’étaient <strong>le</strong>s yeux brillants mauvais, cruels d’hommes qui sont depuis peu<br />

descendus des montagnes. Bond se rappelait l’histoire de ces yeux. Ils avaient été<br />

entraînés durant des sièc<strong>le</strong>s à observer par-dessus <strong>le</strong>s troupeaux et à déce<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s<br />

moindres mouvements dans <strong>le</strong> lointain. C’étaient des yeux qui sans en avoir l’air, ne<br />

perdaient pas de vue <strong>le</strong> manche du couteau, qui comptaient <strong>le</strong>s grains de farine et<br />

<strong>le</strong>s plus menues pièces de monnaie, qui épiaient <strong>le</strong> tremb<strong>le</strong>ment des doigts du<br />

marchand. Des yeux durs, méfiants, jaloux, pour <strong>le</strong>squels Bond n’avait pas de<br />

sympathie. A la sortie de la douane, un grand homme mince avec des moustaches<br />

tombantes noires sortit de l’ombre. Il portait un cache-poussière élégant et une<br />

casquette de chauffeur. Il salua, et sans demander à Bond comment il s’appelait,<br />

saisit sa valise et <strong>le</strong> conduisit à une voiture brillante, appartenant à l’aristocratie<br />

automobi<strong>le</strong> : une vieil<strong>le</strong> Rolls Royce noire cannée, carrossée en coupé de vil<strong>le</strong>, qui<br />

avait dû être construite spécia<strong>le</strong>ment pour quelque millionnaire des années 20.<br />

Tandis que la voiture glissait hors de l’aéroport, l’homme tourna la tête et dit très<br />

poliment, par-dessus son épau<strong>le</strong>, en excel<strong>le</strong>nt anglais :<br />

- Kerim Bey pense que vous préférerez vous reposer ce soir, Monsieur. Je dois<br />

passer vous prendre demain matin à neuf heures. A quel hôtel descendez-vous,<br />

Monsieur ?<br />

- Au Kristal Palas.<br />

- Très bien, Monsieur.<br />

La voiture s’engagea si<strong>le</strong>ncieusement sur la large route moderne. Derrière eux,<br />

dans <strong>le</strong>s taches d’ombre et de lumière du parking de l’aéroport, Bond entendit<br />

vaguement <strong>le</strong> bruit d’un scooter qu’on met en marche. Ce bruit ne lui disait rien. Il<br />

s’installa commodément pour jouir du trajet.


14. Bruno Kerim<br />

James Bond s’éveilla tôt dans sa chambre douteuse du Kristal Palas, sur <strong>le</strong>s<br />

hauteurs de Péra et, sans y penser, passa une main sur la face externe de sa<br />

hanche droite, afin d’y trouver l’origine d’une démangeaison cuisante qu’il ressentait.<br />

Quelque chose l’avait mordu pendant la nuit. Il se gratta avec fureur. Il aurait dû s’y<br />

attendre ! Quand il était arrivé, la veil<strong>le</strong> au soir, il avait été accueilli par un concierge<br />

de nuit hargneux, en pantalon et chemise sans col. Il avait jeté un coup d’œil sur <strong>le</strong><br />

hall d’entrée, sur <strong>le</strong>s palmiers couverts de chiures de mouches dans des pots de<br />

cuivre, sur <strong>le</strong> sol et <strong>le</strong>s murs, couverts de carrelages mauresques décolorés, et il<br />

avait compris ce qui l’attendait. Il avait pensé un instant s’en al<strong>le</strong>r dans un autre<br />

hôtel. L’inertie, et un goût pervers pour <strong>le</strong> romanesque frivo<strong>le</strong> qui, sur <strong>le</strong> Continent,<br />

s’attache aux hôtels à l’ancienne mode, l’avaient décidé à rester. Il avait donc signé<br />

sa fiche et suivi l’homme jusqu’au troisième étage, dans un ascenseur hydraulique.<br />

La chambre, avec quelques meub<strong>le</strong>s fatigués et un lit de fer, était ce qu’il s’était<br />

attendu à trouver. Avant de renvoyer <strong>le</strong> concierge, il inspecta seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> papier de<br />

tenture derrière la tête du lit, pour voir s’il n’y avait pas de taches sanglantes, de<br />

punaises écrasées. Il s’était trop pressé. Dans la sal<strong>le</strong> de bains, quand il avait tourné<br />

<strong>le</strong> robinet d’eau chaude, il n’avait obtenu qu’un profond soupir, suivi d’une toux<br />

désapprobatrice. Et un petit mil<strong>le</strong>-pattes était tombé dans la cuvette. Bond avait<br />

évacué tristement l’insecte, en utilisant <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>t d’eau boueuse qui coulait du robinet<br />

d’eau froide. Tout cela, s’était-il dit avec amertume, pour avoir choisi un hôtel en se<br />

fiant au nom, qui l’avait amusé, et parce qu’il voulait se tenir à l’écart de la vie trop<br />

douce des grands hôtels !<br />

Il avait tout de même bien dormi. Et désormais, sous réserve qu’il devait<br />

acheter de l’insecticide, il décida de répudier toute exigence de confort et de prendre<br />

<strong>le</strong>s choses comme el<strong>le</strong>s venaient.<br />

Bond se <strong>le</strong>va, tira <strong>le</strong>s lourds rideaux de peluche rouge, se pencha par-dessus la<br />

balustrade de fer et admira l’un des plus célèbres panoramas du monde. A droite, <strong>le</strong>s<br />

eaux calmes de la Corne d’Or; à gauche <strong>le</strong>s vagues dansantes du Bosphore où <strong>le</strong><br />

vent soufflait; et, entre <strong>le</strong>s deux, <strong>le</strong> fouillis des toits, <strong>le</strong>s minarets élancés et <strong>le</strong>s<br />

mosquées trapues de Péra. Après tout, il avait fait un bon choix. La vue compensait<br />

bien <strong>le</strong>s punaises et beaucoup d’inconfort.<br />

Pendant dix minutes, Bond resta <strong>le</strong> regard fixé par-dessus la barrière d’eau<br />

scintillante qui sépare l’Europe de l’Asie. Puis il rentra dans sa chambre, maintenant<br />

illuminée de so<strong>le</strong>il, et téléphona pour demander son petit déjeuner. Son anglais ne<br />

fut pas compris, mais son français passa. Il fit cou<strong>le</strong>r un bain froid, se rasa<br />

patiemment à l’eau froide et se prit a espérer que <strong>le</strong> déjeuner exotique qu’il avait<br />

commandé ne serait pas un fiasco.<br />

Il ne fut pas déçu. Le yoghourt, dans un bol de porcelaine b<strong>le</strong>ue, était jaune<br />

foncé et avait la consistance d’une crème épaisse. Les figues vertes, toutes pelées,<br />

éclataient de maturité; <strong>le</strong> café turc était d’un noir de jais et avait <strong>le</strong> goût de caramel,<br />

ce qui prouvait qu’il avait été fraîchement moulu. Bond savoura ce repas délicieux,<br />

sur une tab<strong>le</strong> tirée devant la fenêtre ouverte. Il surveillait <strong>le</strong>s paquebots et <strong>le</strong>s<br />

Caïques qui, devant lui, sillonnaient en tous sens <strong>le</strong>s deux mers. Il s’inquiétait de<br />

Kerim, en se demandant quel<strong>le</strong>s pouvaient être <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s.


A neuf heures précises, l’élégante Rolls vint <strong>le</strong> prendre, traversa <strong>le</strong> square<br />

Taksim, descendit l’Istiklal, noir de monde, et quitta la rive d’Asie. L’épaisse fumée<br />

noire des steamers à quai, portant <strong>le</strong>s gracieux insignes de la Marine Marchande,<br />

deux ancres entrecroisées, flottait au-dessus de la première portée du pont de<br />

Galata et cachait l’autre rive, vers laquel<strong>le</strong> la Rolls se dirigeait, au milieu des<br />

bicyc<strong>le</strong>ttes et des tramways. Le ronf<strong>le</strong>ment bien é<strong>le</strong>vé de la trompe à l’ancienne<br />

mode parvenait tout juste à écarter <strong>le</strong>s piétons. Alors <strong>le</strong> chemin fut libre; <strong>le</strong> vieux<br />

quartier européen d’Istanbul scintilla à l’extrémité du pont, c’est-à-dire au moins à<br />

huit cents mètres, avec <strong>le</strong>s minces minarets s’élançant vers <strong>le</strong> ciel et <strong>le</strong>s dômes des<br />

mosquées accroupies à <strong>le</strong>ur pied, comme des beaux seins fermes. Cela aurait pu<br />

être <strong>le</strong>s Mil<strong>le</strong> et une Nuits, mais, pour Bond, qui voyait cela pour la première fois audessus<br />

du toit des tramways et des grands panneaux publicitaires plantés <strong>le</strong> long de<br />

la rivière, cela ressemblait plutôt à un décor de Théâtre autrefois magnifique, décor<br />

que la Turquie moderne avait écarté en faveur de l’acier et du ciment armé de<br />

l’Istamboul-Hilton Hotel, qu’on voyait étince<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong>s hauteurs de Péra. Au-delà du<br />

pont, la voiture s’engagea vers la droite, dans une étroite rue pavée, parallè<strong>le</strong> au<br />

front de mer, et s’arrêta devant une haute porte cochère.<br />

Un gardien solide, au visage souriant taillé à coups de serpe, vêtu d’un costume<br />

kaki élimé, sortit de la loge en saluant. Il ouvrit la porte de la voiture et fit signe à<br />

Bond de <strong>le</strong> suivre. Il lui fit traverser sa loge et entrer dans une petite cour intérieure,<br />

au gravier soigneusement ratissé. Il y avait au centre un eucalyptus noueux au pied<br />

duquel deux pigeons blancs picoraient. Le bruit de la vil<strong>le</strong> n’était plus qu’un<br />

grondement lointain. C’était un lieu de tranquillité et de paix. Les deux hommes<br />

traversèrent <strong>le</strong> sol couvert de gravier, passèrent une autre petite porte, et Bond se<br />

trouva à l’extrémité d’un grand comptoir voûté, avec de hautes fenêtres cintrées, à<br />

travers <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s des rais de so<strong>le</strong>il, où dansaient des poussières, tombaient<br />

obliquement sur une perspective de caisses et de ballots de marchandises. Il régnait<br />

là une odeur fraîche, un peu moisie, d’épices, de café, et soudain, au moment où<br />

Bond, suivant toujours <strong>le</strong> concierge, traversait l’allée centra<strong>le</strong>, une vio<strong>le</strong>nte bouffée<br />

de menthe.<br />

A l’autre extrémité de ce long entrepôt se trouvait une plate-forme suré<strong>le</strong>vée,<br />

ceinte d’une balustrade. Une demi-douzaine de jeunes gens des deux sexes, assis<br />

sur de hauts tabourets et penchés sur d’épais <strong>livre</strong>s de comptabilité à l’ancienne<br />

mode, s’absorbaient dans des travaux d’écritures. On aurait dit un bureau sorti d’un<br />

roman de Dickens, Bond nota même que, sur chaque pupitre, un boulier était posé à<br />

côté de l’encrier. Pas un des employés ne <strong>le</strong>va la tête au passage du visiteur mais un<br />

homme grand, au visage maigre et basané, où brillaient des yeux b<strong>le</strong>us inattendus,<br />

vint s’occuper de lui, pour permettre au gardien de se retirer. L’homme eut pour Bond<br />

un sourire cha<strong>le</strong>ureux, révélant des dents extrêmement blanches, et <strong>le</strong> conduisit au<br />

fond de la plate-forme. Il frappa à une porte de bel acajou, munie d’une serrure Ya<strong>le</strong><br />

et, sans attendre la réponse, ouvrit, fit entrer Bond et referma doucement derrière lui.<br />

- Ah ! mon ami !… Entrez, entrez donc !<br />

Un homme aux très larges épau<strong>le</strong>s, vêtu d’un costume de tussor crème<br />

admirab<strong>le</strong>ment coupé, se <strong>le</strong>va d’un bureau d’acajou pour venir à sa rencontre, la<br />

main tendue. Une légère inf<strong>le</strong>xion autoritaire, sous la voix forte et amica<strong>le</strong>, était là<br />

pour rappe<strong>le</strong>r à Bond qu’il avait en face de lui <strong>le</strong> Chef de station T., qu’il se trouvait<br />

dans <strong>le</strong> secteur de cette station et qu’il était donc placé juridiquement sous <strong>le</strong>s ordres<br />

de ce chef. Ce n’était pas seu<strong>le</strong>ment un détail d’étiquette, mais une chose à se<br />

rappe<strong>le</strong>r.


Bruno Kerim avait une poignée de main merveil<strong>le</strong>usement cha<strong>le</strong>ureuse et<br />

sèche, cel<strong>le</strong> d’un Occidental aux doigts actifs. Rien à voir avec la poignée de main en<br />

peau de banane des Orientaux, qui vous donne envie de vous essuyer la main au<br />

revers de votre veston. Et cette main puissante avait une façon de saisir la vôtre<br />

avec énergie qui montrait qu’el<strong>le</strong> pourrait serrer de plus en plus fort, jusqu’a faire<br />

craquer vos jointures. Bond mesurait un peu plus d’un mètre quatre-vingts, mais cet<br />

homme <strong>le</strong> dépassait d’au moins cinq centimètres et donnait l’impression d’être deux<br />

fois plus large. Les deux yeux b<strong>le</strong>us rieurs, très écartés, dans la figure large, à la<br />

peau lisse et basanée, au nez cassé, étaient larmoyants et injectés de sang, comme<br />

ceux d’un chien de chasse qui reste trop longtemps près du feu. Bond y vit un<br />

symptôme d’un dérèg<strong>le</strong>ment effréné.<br />

Le visage avait un côté vaguement tzigane, à cause de l’expression de fierté<br />

farouche et du nez busqué. Kerim portait un anneau d’or au lobe de l’oreil<strong>le</strong> droite, ce<br />

qui renforçait son aspect d’aventurier, de soldat de fortune. C’était un visage<br />

saisissant, par son expression dramatique, fata<strong>le</strong>, cruel<strong>le</strong> et débauchée, mais on<br />

remarquait la vie qui en rayonnait, plus que l’air dramatique qui s’en dégageait. Bond<br />

estimait qu’il n’avait jamais rencontré plus de vitalité et de cha<strong>le</strong>ur humaine dans un<br />

visage. C’était comme si l’on s’était trouvé tout près du so<strong>le</strong>il. Bond ne résista pas à<br />

la vigoureuse main sèche et rendit son sourire à Kerim, avec une sympathie qu’il<br />

avait rarement éprouvée pour un étranger.<br />

- Merci d’avoir envoyé cette voiture me chercher hier soir.<br />

- Ha ! » Kerim était enchanté. « Il faut aussi remercier vos amis. Les deux<br />

camps sont venus vous accueillir. Ils suivent toujours ma voiture, quand el<strong>le</strong> se rend<br />

à l’aéroport.<br />

- Était-ce une Vespa ou une Lambretta ?<br />

- Vous avez remarqué ? Une Lambretta. Ils en ont toute une écurie, pour <strong>le</strong>urs<br />

petits hommes, ceux que j’appel<strong>le</strong> « <strong>le</strong>s Sans-Visage ». C’est tel<strong>le</strong>ment ça que nous<br />

n’avons jamais essayé de <strong>le</strong>s identifier. De petits gangsters, des Bulgares puants,<br />

pour la plupart, qui se chargent du sa<strong>le</strong> travail. Mais je pense que celui-ci se tenait<br />

assez loin derrière. Ils ne s’approchent plus de la Rolls depuis <strong>le</strong> jour où mon<br />

chauffeur s’est arrêté pi<strong>le</strong> et est ensuite reparti en marche arrière, aussi vite qu’il a<br />

pu. Ça a esquinté la peinture et collé du sang au bas du châssis, mais ça a appris<br />

aux autres <strong>le</strong>s usages.<br />

Kerim alla s’asseoir et désigna un siège de l’autre côté du bureau. Il poussa<br />

vers Bond une boîte de cigarettes blanche et plate; Bond en prit une et l’alluma.<br />

C’était la plus merveil<strong>le</strong>use cigarette à laquel<strong>le</strong> il eût jamais goûté <strong>le</strong> plus doux et <strong>le</strong><br />

plus parfumé des tabacs turcs, dans un long-tube ova<strong>le</strong> orné d’un croissant d’or.<br />

Tandis que Kerim en engageait une dans un long fume-cigarette d’ivoire taché de<br />

nicotine, Bond en profita pour jeter un coup d’œil circulaire autour de la pièce, qui<br />

sentait fort la peinture et <strong>le</strong> vernis, comme si el<strong>le</strong> venait d’être refaite.<br />

C’était un vaste bureau carré aux boiseries d’acajou vernis; derrière <strong>le</strong> fauteuil<br />

de Kerim il y avait, du haut en bas, une tapisserie d’Orient, qui s’agitait doucement<br />

comme s’il y avait eu derrière une fenêtre ouverte. Mais c’était peu vraisemblab<strong>le</strong>,<br />

car la lumière arrivait de trois hautes fenêtres cintrées. Peut-être, derrière cette<br />

tapisserie, y avait-il un balcon avec vue sur la Corne d’Or, dont Bond pouvait<br />

entendre <strong>le</strong>s vagues battre <strong>le</strong>s murs au-dessous d’eux. Au centre du mur de droite<br />

était accrochée, dans un cadre doré, une reproduction du portrait de la Reine par<br />

Annigoni. En face, éga<strong>le</strong>ment somptueusement encadrée, il y avait une photographie<br />

de Winston Churchill, faite pendant la Guerre par Cecil Beaton, où on <strong>le</strong> voyait<br />

derrière son bureau ministériel, avec un regard de bull-dog méprisant. Une large


ibliothèque se trouvait contre un mur; en face, un confortab<strong>le</strong> canapé de cuir. Au<br />

centre de la pièce, <strong>le</strong> grand bureau, étincelant de ses poignées de cuivre poli. Sur ce<br />

bureau, jonché de papiers, se trouvaient trois cadres d’argent. Bond, regardant de<br />

biais, aperçu sur des plaques de cuivre gravées deux citations à l’ordre de l’Armée et<br />

une autre attestant que Kerim était titulaire de l’Ordre de l’Empire Britannique au titre<br />

militaire.<br />

Kerim alluma sa cigarette; il renversa la tête sur la tapisserie.<br />

- Nos amis m’ont rendu visite hier, dit-il en passant. Ils ont collé du plastic sur <strong>le</strong><br />

mur extérieur. La fusée était minutée pour me cueillir à mon bureau. Par chance, je<br />

m’étais accordé quelques minutes pour me détendre sur ce divan là-bas avec une<br />

jeune Roumaine qui croit encore qu’un homme <strong>livre</strong> des secrets en échange<br />

d’amour. La bombe a éclaté au moment psychologique. Je n’ai pas voulu me<br />

déranger, mais je crains que l’expérience n’ait excédé la résistance de la fil<strong>le</strong>. Quand<br />

je l’ai lâchée, el<strong>le</strong> a eu une crise de nerfs. Je crains qu’el<strong>le</strong> n’estime dorénavant que<br />

ma façon de faire l’amour est tout de même trop bruta<strong>le</strong>. » Il agita son fumecigarette,<br />

en guise d’excuse. « Mais on en a mis un coup, pour que la pièce soit<br />

remise en état à votre arrivée Des vitres neuves aux fenêtres et aux tab<strong>le</strong>aux. Et<br />

puis, la pièce pue la peinture. Toutefois…» Kerim se renversa sur son siège, <strong>le</strong> front<br />

barré d’un pli. « Je ne peux pas arriver à comprendre cette soudaine ouverture des<br />

hostilités. Nous coexistions très pacifiquement à Istanbul. Chacun de nous a son<br />

boulot. On n’a jamais vu chose pareil<strong>le</strong> : mes chers collègues de cette façon, me<br />

déclarant la guerre ! C’est assez préoccupant. Ça ne peut d’ail<strong>le</strong>urs causer que des<br />

ennuis à nos amis russes. Je vais être obligé de sonner <strong>le</strong> type qui a fait cela, quand<br />

j’aurai découvert qui c’est. » Kerim secoua la tête. « C’est déroutant. J’espère<br />

seu<strong>le</strong>ment que ça n’a aucun rapport avec votre affaire.<br />

- Mais était-il nécessaire de faire autant de publicité autour de mon arrivée ?<br />

demanda Bond avec douceur. Ce que je veux éviter à tout prix, c’est de vous<br />

entraîner dans cette histoire. Pourquoi avoir envoyé la Rolls à l’aéroport ? C’était<br />

établir un lien entre nous.<br />

- Je dois vous expliquer une chose qu’il faut que vous sachiez, dit Kerim avec<br />

un rire indulgent. Les Russes, <strong>le</strong>s Américains et nous, nous avons un homme à notre<br />

solde dans tous <strong>le</strong>s hôtels. D’autre part, nous donnons des bakchichs à un<br />

fonctionnaire de la Police Secrète, pour recevoir une copie au carbone de la liste des<br />

étrangers qui entrent chaque jour dans <strong>le</strong> pays par avion, par train ou par bateau. Si<br />

j’avais eu un peu de temps devant moi, j’aurais pu vous faire passer clandestinement<br />

la frontière grecque. Mais pour quoi faire ? Il faut qu’on sache dans l’autre camp que<br />

vous êtes là, pour que la jeune personne puisse vous contacter. C’est une condition<br />

qu’el<strong>le</strong> a posée : el<strong>le</strong> se charge d’organiser la rencontre. El<strong>le</strong> n’a peut-être pas<br />

confiance en nos services de sécurité. Qui sait ? Mais el<strong>le</strong> a été formel<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> a dit,<br />

comme si je ne m’en doutais pas déjà, que ses chefs seraient immédiatement<br />

informés de votre arrivée. » Kerim haussa ses larges épau<strong>le</strong>s. « Alors, pourquoi lui<br />

rendre <strong>le</strong>s choses diffici<strong>le</strong>s ? Tout ce que j’ai à faire, c’est de veil<strong>le</strong>r sur vos<br />

commodités et sur votre confort, de tel<strong>le</strong> sorte que votre séjour soit au moins<br />

agréab<strong>le</strong>, s’il n’est pas fructueux.<br />

- Je retire tout ce que j’ai dit, répondit Bond en riant. J’avais oublié <strong>le</strong> sty<strong>le</strong><br />

balkanique. De toute façon, je suis ici sous vos ordres. Vous me dites ce que je dois<br />

faire, et je <strong>le</strong> fais.<br />

Kerim eut un geste qui voulait dire : « Ne parlons plus de cela ! »<br />

- Et maintenant, à propos de confort, comment est votre hôtel ? J’ai été un peu<br />

surpris de vous voir choisir <strong>le</strong> Palas. C’est à peine mieux qu’une maison mal famée


ce que <strong>le</strong>s Français appel<strong>le</strong>nt un baisodrome. Et c’est truffé de Russes. Ça n’a<br />

d’ail<strong>le</strong>urs pas grande importance.<br />

- Cet hôtel n’est pas trop mal. Je ne voulais surtout pas descendre à l’Istanbul-<br />

Hilton, ou dans un palace élégant.<br />

- Argent ? Kerim ouvrit un tiroir et en tira une liasse de bil<strong>le</strong>ts verts. « Voici mil<strong>le</strong><br />

<strong>livre</strong>s turques. Leur va<strong>le</strong>ur réel<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>ur cours au marché noir, est d’à peu près vingt<br />

pour une <strong>livre</strong> sterling. Leur cours officiel est de sept. Dites-moi quand vous n’en<br />

aurez plus, et je vous en donnerai autant que vous en voudrez. Nous pourrons faire<br />

nos comptes après la partie. De toute façon, c’est de la monnaie de singe. Depuis<br />

que Crésus, <strong>le</strong> premier millionnaire, a inventé <strong>le</strong>s pièces d’or, la monnaie n’a cessé<br />

de se déprécier. Et l’effigie s’est dévaluée aussi vite. Sur <strong>le</strong>s premières pièces, il y<br />

avait des têtes de dieux. Puis de rois. Ensuite, de présidents. Maintenant, il n’y a<br />

même plus de têtes. Regardez cette camelote ! » Kerim lança dédaigneusement à<br />

Bond <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts. « Aujourd’hui, c’est simp<strong>le</strong>ment du papier, avec l’image d’un édifice<br />

public et la signature d’un caissier. De la monnaie de singe ! Le mirac<strong>le</strong>, c’est qu’on<br />

puisse encore acheter quelque chose avec ça. Enfin… Quoi d’autre ? Des<br />

cigarettes ?… Ne fumez pas autre chose que cel<strong>le</strong>s-ci. Je vous en ferai envoyer<br />

quelques boîtes de cent à votre hôtel. Ce sont <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures : Diplomates. El<strong>le</strong>s ne<br />

sont pas faci<strong>le</strong>s à obtenir. El<strong>le</strong>s s’en vont pour la plupart dans <strong>le</strong>s Ministères et dans<br />

<strong>le</strong>s Ambassades. Quoi encore, avant qu’on ne se mette au travail ?… Ne vous faites<br />

pas de mauvais sang pour vos repas et pour vos loisirs. Je m’occuperai des uns et<br />

des autres. J’y prendrai plaisir et, si vous vou<strong>le</strong>z bien m’en excuser, je désirerais<br />

rester en contact étroit avec vous tant que vous serez ici.<br />

- C’est tout, dit Bond. Sauf que vous devriez venir à Londres un de ces jours.<br />

- Jamais, répondit Kerim, d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Les femmes<br />

et <strong>le</strong> climat sont trop froids. Et je suis fier de vous recevoir ici. Ça me fait penser à la<br />

guerre. Maintenant, dit-il en sonnant, vou<strong>le</strong>z-vous votre café pur ou sucré ? En<br />

Turquie, on ne peut pas par<strong>le</strong>r sérieusement sans une tasse de café ou un verre de<br />

raki, mais il est trop tôt pour <strong>le</strong> raki.<br />

- Je <strong>le</strong> prendrai pur.<br />

Derrière Bond, une porte s’ouvrit. Kerim aboya un ordre. Quand la porte se fut<br />

refermée, Kerim ouvrit un tiroir fermé à c<strong>le</strong>f et y prit un dossier qu’il plaça devant lui.<br />

- Mon ami, dit-il avec un froncement de sourcil, et en frappant <strong>le</strong> dossier du plat<br />

de la main, je ne sais que dire de cette affaire. » Il se renversa dans son fauteuil et<br />

noua <strong>le</strong>s mains derrière la nuque. « Avez-vous déjà remarqué à quel point notre<br />

genre de travail ressemb<strong>le</strong> au tournage d’un film ? A tout bout de champ, on croit<br />

qu’on a tout <strong>le</strong> monde en place et qu’on peut donner <strong>le</strong> premier tour de manivel<strong>le</strong>.<br />

Mais c’est <strong>le</strong> temps, ce sont <strong>le</strong>s acteurs, ou <strong>le</strong>s imprévus… Et il y a autre chose, qui<br />

se présente aussi quand on tourne un film. En mettant <strong>le</strong>s choses au pire, l’amour<br />

fait son apparition, d’une façon ou d’une autre, entre <strong>le</strong>s deux protagonistes, comme<br />

c’est <strong>le</strong> cas maintenant. Pour moi, c’est l’élément <strong>le</strong> plus déroutant de l’affaire, <strong>le</strong> plus<br />

impénétrab<strong>le</strong>. Cette fil<strong>le</strong> est-el<strong>le</strong> vraiment amoureuse de l’image qu’el<strong>le</strong> s’est faite de<br />

vous ? Vous aimera-t-el<strong>le</strong> encore quand el<strong>le</strong> vous aura rencontré ? Serez-vous<br />

capab<strong>le</strong> de l’aimer assez pour l’amener à passer de notre côté ?<br />

Bond ne fit aucun commentaire. On frappa à la porte et <strong>le</strong> secrétaire particulier<br />

de Kerim entra, portant deux tasses de porcelaine coquil<strong>le</strong> d’œuf, entourées d’un fi<strong>le</strong>t<br />

doré. Il <strong>le</strong>s posa sur la tab<strong>le</strong> et sortit. Bond but une gorgée. Le café était bon, mais un<br />

peu boueux. Kerim avala <strong>le</strong> sien d’un trait, inséra une cigarette dans son fumecigarette<br />

et l’alluma.


- Mais je ne vois pas ce que nous pourrions faire dans cette histoire d’amour,<br />

continua Kerim, se parlant à moitié à lui-même. Nous ne pouvons qu’attendre et voir<br />

venir. Entre-temps, il se passe d’autres choses. » Il se pencha au-dessus de son<br />

bureau, regarda Bond, <strong>le</strong>s yeux subitement durcis et sévères. « Quelque chose se<br />

trame dans <strong>le</strong> camp adverse, mon ami. Il n’y a pas que cette tentative de se<br />

débarrasser de moi. Il y a des allées et venues. Je n’ai que peu de faits précis, mais<br />

j’ai ceci, dit-il en plaçant un long index sur <strong>le</strong> côté de son nez et en <strong>le</strong> tapotant<br />

affectueusement. C’est un bon ami et j’ai confiance en lui. » Il reposa <strong>le</strong>ntement la<br />

main sur <strong>le</strong> bureau et, prenant un air entendu, ajouta à mi-voix : « Si <strong>le</strong>s enjeux<br />

n’étaient pas si importants, je vous dirais : Retournez chez vous, mon ami. Il y a ici<br />

quelque chose dont il vaut mieux s’éloigner. »<br />

Kerim se redressa. Sa voix se fit plus nonchalante et il partit d’un rire strident.<br />

- Mais nous ne sommes pas des vieil<strong>le</strong>s femmes ! Et c’est notre boulot.<br />

Oublions donc mon nez et continuons. Tout d’abord, y a-t-il quelque chose que vous<br />

ne sachiez pas et que je puisse vous dire ? La fil<strong>le</strong> n’a pas donné signe de vie depuis<br />

<strong>le</strong> message que j’ai transmis, et je n’ai aucun autre renseignement. Mais peut-être<br />

aimeriez-vous me poser quelques questions sur cette rencontre.<br />

- Il y a une seu<strong>le</strong> chose que je désire savoir, dit très nettement Bond. Que<br />

pensez-vous de cette fil<strong>le</strong> ? Croyez-vous son histoire ? Et l’histoire qu’el<strong>le</strong> raconte à<br />

mon sujet ? Rien n’a d’importance en dehors de cela. Si el<strong>le</strong> n’a pas été prise pour<br />

moi d’une espèce de béguin hystérique, toute l’affaire tombe à l’eau et il y a là<br />

quelque complot inextricab<strong>le</strong> de MGB, auquel nous ne pouvons rien comprendre.<br />

Croyez-vous ce que dit la fil<strong>le</strong> ?<br />

Le ton de la voix de Bond était pressant et il cherchait <strong>le</strong> regard de son<br />

interlocuteur.<br />

- Ah ! Mon ami ! » Kerim secoua la tête. Il étendit <strong>le</strong>s bras. « C’est ce que je me<br />

suis demandé et ce que je ne cesse de me demander depuis la rencontre. Mais al<strong>le</strong>z<br />

savoir qui ment, quand il s’agit de ce genre de choses ? Ses yeux brillaient – ses<br />

beaux yeux innocents. Ses lèvres étaient humides et s’entrouvraient – sa bouche est<br />

divine. Sa voix se faisait pressante, el<strong>le</strong> semblait effrayée de ce qu’el<strong>le</strong> était en train<br />

de faire et de dire. Ses phalanges étaient blanches, tant el<strong>le</strong> serrait <strong>le</strong> bastingage.<br />

Mais qu’y avait-il dans son cœur ? » Kerim <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s bras au ciel « Dieu seul <strong>le</strong> sait ».<br />

Il laissa retomber <strong>le</strong>s bras avec résignation. Il mit <strong>le</strong>s mains à plat sur <strong>le</strong> bureau et<br />

regarda Bond droit dans <strong>le</strong>s yeux. « Il n’y a qu’un moyen de savoir si une femme<br />

vous aime vraiment. Et encore, il faut être un spécialiste.<br />

- Oui, répondit Bond d’un air ambigu. Je sais ce que vous vou<strong>le</strong>z dire. Au lit.


15. Le passé d’un espion<br />

On rapporta du café, et encore du café, et la grande pièce s’emplit d’une fumée<br />

de plus en plus épaisse. Les deux hommes prenaient l’un après l’autre chaque<br />

vague indice, <strong>le</strong> disséquaient pour <strong>le</strong> rejeter ensuite. Au bout d’une heure, ils en<br />

étaient revenus à <strong>le</strong>ur point de départ. C’était à Bond d’élucider <strong>le</strong> mystère de cette<br />

fil<strong>le</strong> et, dans <strong>le</strong> cas <strong>le</strong> plus favorab<strong>le</strong>, de la faire sortir du pays avec son appareil.<br />

Kerim se chargea de la partie administrative. Tout d’abord, il décrocha son téléphone<br />

et demanda à son agence de voyage de lui réserver deux places sur tous <strong>le</strong>s avions<br />

en partance la semaine suivante sur BEA, Air France, SAS et Turkair.<br />

- Maintenant il vous faut un passeport. Un seul suffira : el<strong>le</strong> voyagera en se<br />

faisant passer pour votre femme. L’un de nos hommes va vous photographier et<br />

nous trouverons bien la photo d’une fil<strong>le</strong> qui lui ressemb<strong>le</strong> un tant soit peu. En vérité,<br />

une photo de Greta Garbo jeune pourrait faire l’affaire. Il y a une certaine<br />

ressemblance. Notre homme pourrait en trouver une dans <strong>le</strong>s dossiers des journaux.<br />

Je dirai un mot au Consul général. C’est un charmant garçon, qui raffo<strong>le</strong> de mes<br />

complots de cape et d’épée. Le passeport sera donc prêt ce soir. Qu’est-ce qui vous<br />

plairait, en fait de nom ?<br />

- Tirez dans un chapeau.<br />

- Somerset. Ma mère était originaire de ce comté. David Somerset. Profession :<br />

administrateur de sociétés. Ça ne veut rien dire. Et la fil<strong>le</strong> ? Disons Caroline. El<strong>le</strong> a<br />

une tête à s’appe<strong>le</strong>r Caroline. Un coup<strong>le</strong> de deux jeunes Anglais bien bâtis, ayant <strong>le</strong><br />

goût des voyages. Déclaration pour <strong>le</strong>s devises ?… Je m’en charge. Quatre-vingts<br />

<strong>livre</strong>s en travel<strong>le</strong>rs chèques, disons, et un reçu de la banque, établissant que vous en<br />

avez changé cinquante pendant votre séjour en Turquie. Douane ? Ils ne regardent<br />

jamais rien. Ils sont trop contents quand on achète quelque chose dans <strong>le</strong> pays.<br />

Vous déclarerez quelques loukoums, cadeaux pour vos amis de Londres. Si vous<br />

devez partir précipitamment, laissez-moi votre note d’hôtel et vos bagages. Ils me<br />

connaissent assez au Palas. Vous ne voyez rien d’autre ?<br />

- Non.<br />

Kerim jeta un coup d’œil à sa montre.<br />

- Midi. C’est <strong>le</strong> moment, pour la voiture, de vous ramener à votre hôtel. Il<br />

pourrait y avoir un message. Et regardez bien vos affaires, pour voir si quelque<br />

curieux n’est pas passé par là.<br />

Il sonna et donna rapidement ses instructions à son secrétaire. Celui-ci,<br />

pendant que Kerim parlait, ne <strong>le</strong> quittait pas du regard, l’œil perçant et la tête inclinée<br />

en avant, comme un lévrier. Kerim raccompagna Bond jusqu’à la porte. Il y eut de<br />

nouveau cette puissante et cha<strong>le</strong>ureuse poignée de main.<br />

- La voiture viendra vous chercher pour <strong>le</strong> déjeuner. Un petit bistrot au Bazar<br />

des Epices. » Il avait l’air heureux, regardant Bond. « Je suis content de collaborer<br />

avec vous. Nous ferons du bon travail. » Il lâcha la main de Bond et ajouta : « Et<br />

maintenant, nous avons des tas de choses à faire très rapidement. Ce n’est peut-être<br />

pas ce qu’il faudrait, ajouta-t-il avec un gros rire, mais en tout cas jouons mal, mais<br />

jouons vite ! »<br />

Le secrétaire particulier, qui paraissait remplir auprès de Kerim <strong>le</strong>s fonctions de<br />

chef d’Etat-major, fit passer Bond par une autre porte qui donnait sur la plate-forme


suré<strong>le</strong>vée. Les têtes étaient toujours penchées sur <strong>le</strong>s registres. Il y avait un petit<br />

couloir, sur <strong>le</strong>quel ouvraient des deux côtés de petites pièces. L’homme fit entrer <strong>le</strong><br />

visiteur dans l’une d’el<strong>le</strong>s, une chambre noire très bien équipée, avec laboratoire. Dix<br />

minutes plus tard, Bond était de nouveau dans la rue. La Rolls sortit de l’étroite ruel<strong>le</strong><br />

et s’en retourna dans la direction du pont de Galata.<br />

Au Kristal Palas, c’était un autre concierge qui était de service : un petit homme<br />

obséquieux, avec des yeux craintifs dans une figure jaune. Il sortit de derrière son<br />

comptoir, <strong>le</strong>s mains tendues dans un geste d’excuse :<br />

- Effendi, je regrette vivement. Mon collègue ne vous a pas donné une bonne<br />

chambre. Il n’avait pas compris que vous étiez un ami de Kerim bey. On a transporté<br />

vos affaires au numéro 12. C’est la meil<strong>le</strong>ure chambre de l’hôtel. En fait, dit-il avec<br />

un air égrillard, c’est la chambre réservée aux jeunes mariés. Tout <strong>le</strong> confort. Encore<br />

toutes mes excuses, Effendi. L’autre chambre ne convient pas aux voyageurs de<br />

qualité.<br />

L’homme fit encore une courbette en se frottant <strong>le</strong>s mains d’un air onctueux.<br />

S’il y avait une chose que Bond ne pouvait supporter, c’était bien qu’on lui<br />

léchât <strong>le</strong>s pieds.<br />

- Hum ! dit-il, en regardant <strong>le</strong> concierge dans <strong>le</strong>s yeux, ce qui <strong>le</strong>s lui fit baisser<br />

instantanément. Voyons cette chambre. Peut-être ne me plaira-t-el<strong>le</strong> pas. J’étais très<br />

bien dans l’autre.<br />

- Certainement, Effendi. » Et l’homme se courba encore, pour <strong>le</strong> conduire à<br />

l’ascenseur. « Malheureusement, <strong>le</strong>s plombiers travail<strong>le</strong>nt dans votre ancienne<br />

chambre. Les canalisations d’eau…<br />

L’ascenseur s’é<strong>le</strong>va d’environ trois mètres et s’arrêta au premier étage.<br />

L’histoire des plombiers était vraisemblab<strong>le</strong>. Après tout, cela n’était pas désagréab<strong>le</strong><br />

d’avoir la meil<strong>le</strong>ure chambre de l’hôtel.<br />

Le concierge ouvrit une grande porte et s’effaça. Bond avait à dire s’il était<br />

d’accord. Le so<strong>le</strong>il pénétrait largement par de grandes fenêtres à deux battants<br />

donnant sur un petit balcon. La décoration était rose et grise, l’ameub<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong><br />

sty<strong>le</strong> faux Empire, un peu fatigué, mais encore empreint de l’élégance du début du<br />

sièc<strong>le</strong>. Sur <strong>le</strong> parquet, il y avait de beaux Boukhara. Un lustre étincelant pendait d’un<br />

plafond décoré. Contre <strong>le</strong> mur de droite, il y avait un lit énorme et derrière, un grand<br />

miroir dans un cadre doré couvrait la plus grande partie du mur. Bond s’amusait : la<br />

chambre des jeunes mariés ! Il devait y avoir certainement aussi un miroir au<br />

plafond. Dans la sal<strong>le</strong> de bains attenante, carrelée de céramique et bien équipée,<br />

avec même un bidet et une douche, <strong>le</strong>s affaires de toi<strong>le</strong>tte de Bond étaient déjà<br />

soigneusement rangées. Le concierge suivit Bond dans la chambre et, quand il eut<br />

appris que celui-ci gardait la chambre, il se courba encore une fois, d’un air<br />

reconnaissant.<br />

Pourquoi pas, après tout ? Bond fit <strong>le</strong> tour de la chambre. Cette fois, il passa<br />

l’inspection des murs, de l’entourage du lit, et du téléphone. Pourquoi ne pas prendre<br />

cette chambre ? Pourquoi y aurait-il des microphones ou des portes secrètes ? A<br />

quoi serviraient-el<strong>le</strong>s ? Sa valise était sur une banquette près de la commode. Il se<br />

mit à genoux : pas d’éraflures autour de la serrure. Le brin d’étoffe qu’il avait glissé<br />

dans <strong>le</strong> fermoir était toujours en place. Il ouvrit la valise et en tira sa mal<strong>le</strong>tte. Là<br />

encore, pas de traces de visite. Bond referma sa valise et se remit sur pieds.<br />

Il fit sa toi<strong>le</strong>tte, sortit de la chambre et descendit. Non, il n’y avait pas de<br />

message pour l’Effendi. Le concierge ouvrit la portière de la Rolls en faisant des<br />

courbettes. L’expression constamment coupab<strong>le</strong> qu’on voyait dans ses yeux<br />

signifiait-el<strong>le</strong> que l’homme pouvait participer à un complot ? Bond décida de ne pas y


faire attention. La partie, quel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> fût, devait être jouée. Si <strong>le</strong> changement de<br />

chambre était <strong>le</strong> gambit d’ouverture, tant mieux ! Il fallait bien que <strong>le</strong> jeu s’engageât,<br />

d’une façon ou d’une autre.<br />

Tandis que la voiture redescendait la colline, <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions de Bond se<br />

tournèrent vers Bruno Kerim. Quel homme c’était, pour diriger la station T !… Rien<br />

que son gabarit, dans ce pays de petits hommes fuyants et chétifs, devait lui donner<br />

de l’autorité : son énergie débordante, son amour de la vie, devaient <strong>le</strong> rendre<br />

sympathique à tous. D’où venait ce pirate sagace et exubérant ? Comment avait-il<br />

été amené à travail<strong>le</strong>r pour <strong>le</strong> Service ? Il représentait <strong>le</strong> rare type d’hommes que<br />

Bond adorait, et celui-ci était déjà prêt à ajouter Kerim à la liste de ses vrais amis une<br />

demi-douzaine de noms au total de ces amis que Bond, qui n’avait pas de<br />

« relations » portait réel<strong>le</strong>ment dans son cœur.<br />

La voiture repassa <strong>le</strong> pont de Galata et s’arrêta devant <strong>le</strong>s arcades du Bazar<br />

aux Epices. Le chauffeur et Bond descendirent, escaladèrent des marches usées par<br />

<strong>le</strong> temps et se trouvèrent au milieu des senteurs exotiques et des cris que poussaient<br />

<strong>le</strong>s mendiants et <strong>le</strong>s portefaix. A l’intérieur du Bazar, <strong>le</strong> chauffeur tourna à droite,<br />

sortit du flot de flâneurs baragouinant et désigna à Bond un petit passage voûté dans<br />

un mur épais. De là partait un escalier de pierre en colimaçon.<br />

- Effendi, vous trouverez Kerim Bey dans la dernière pièce à gauche. Vous<br />

n’avez qu’à <strong>le</strong> demander. Tout <strong>le</strong> monde <strong>le</strong> connaît.<br />

Bond gravit l’escalier obscur et frais, jusqu’à une petite antichambre où un<br />

garçon, sans lui demander son nom, <strong>le</strong> pria de <strong>le</strong> suivre à travers un labyrinthe de<br />

petites pièces voûtées, pavées de carrelages multicolores; Kerim était assis dans un<br />

coin, à une tab<strong>le</strong> qui se trouvait au-dessus de l’entrée du bazar. Il souhaita la<br />

bienvenue à Bond avec force démonstrations, en agitant un verre d’un liquide laiteux<br />

où tintait un glaçon.<br />

- Enfin vous voilà, mon ami ! Alors, tout de suite, un peu de raki. Vous devez<br />

être éreinté par cette visite des monuments.<br />

Il donna rapidement des ordres au garçon. Bond s’assit confortab<strong>le</strong>ment dans<br />

un fauteuil et prit <strong>le</strong> petit verre que celui-ci lui tendait. Il <strong>le</strong> <strong>le</strong>va en regardant Kerim et<br />

goûta. Cela ressemblait fort à l’ouzo. Notre homme vida <strong>le</strong> verre d’un trait et <strong>le</strong><br />

garçon <strong>le</strong> lui remplit aussitôt.<br />

- Et maintenant, commandons notre déjeuner. En Turquie, on ne mange que<br />

des abats cuits dans l’hui<strong>le</strong> d’olive rance. Mais, au moins, <strong>le</strong>s abats du Misir Carsarsi<br />

sont <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs d’Istanbul.<br />

Le maître d’hôtel fit des suggestions en souriant.<br />

- Il dit que <strong>le</strong> Doner Kebab est très bon aujourd’hui. Je ne <strong>le</strong> crois pas, mais<br />

c’est possib<strong>le</strong>, après tout. C’est du très jeune agneau grillé sur charbon de bois et<br />

servi avec du riz très épicé et beaucoup d’oignon. Ou bien y a-t-il quelque chose que<br />

vous préfériez ?… Un pilaff, ou quelques-uns de ces sacrés poivrons farcis que tout<br />

<strong>le</strong> monde mange par ici ? Très bien. Vous devriez commencer par quelques sardines<br />

grillées en papillote. El<strong>le</strong>s sont mangeab<strong>le</strong>s.<br />

Kerim vociféra une série de recommandations au maître d’hôtel et se renversa<br />

sur son siège, en souriant.<br />

- Il n’y a pas d’autre façon de traiter ces sacrés types. Ils aiment <strong>le</strong>s<br />

engueulades et <strong>le</strong>s coups de pied dans <strong>le</strong> train. Ils ne comprennent que ça, ils ont ça<br />

dans <strong>le</strong> sang. Toutes ces histoires de démocratie <strong>le</strong>s embêtent. Ce qu’ils veu<strong>le</strong>nt,<br />

c’est des sultans, des guerres, des viols et de la rigolade. Pauvres crétins en<br />

pantalons rayés et chapeaux melon ! Ils sont minab<strong>le</strong>s. Il n’y a qu’à <strong>le</strong>s voir. Enfin,<br />

qu’ils ail<strong>le</strong>nt tous au diab<strong>le</strong> ! Quoi de neuf ?


Bond secoua la tête. Il raconta à Kerim l’histoire de son changement de<br />

chambre et de sa valise intacte.<br />

Kerim avala d’un trait un verre de raki et s’essuya la bouche du revers de la<br />

main. Il fit écho à la pensée que Bond avait eue.<br />

- Eh bien, il faut que la partie commence ! J’ai pris quelques dispositions de<br />

détail. Après déjeuner, nous tenterons une reconnaissance en territoire ennemi. Je<br />

pense que ça vous intéressera. Oh ! Personne ne pourra nous voir ! Nous nous<br />

déplacerons dans <strong>le</strong>s ombres, sous terre. » Kerim sourit, enchanté de sa malice. « Et<br />

maintenant, si nous parlions d’autre chose ? Aimez-vous la Turquie ? Non, j’aime<br />

mieux ne pas savoir ! »<br />

Ils furent interrompus par l’arrivée du premier service. Les sardines en papillote<br />

avaient <strong>le</strong> goût de toutes <strong>le</strong>s sardines grillées. Kerim avait en face de lui une assiette<br />

de quelque chose qui avait l’air d’être du poisson cru en petits morceaux. Il vit dans<br />

<strong>le</strong>s yeux de Bond une lueur d’intérêt. « Poisson cru, dit-il. Après ça, je prendrai de la<br />

viande crue avec de la laitue, et enfin un bol de yoghourt. Je ne suis pas maniaque,<br />

mais j’ai suivi autrefois un entraînement pour devenir hercu<strong>le</strong> professionnel. En<br />

Turquie c’est un bon métier, <strong>le</strong> public en est fou. Sur l’ordre de mon entraîneur, je ne<br />

consommais que de la nourriture crue. J’ai pris l’habitude. C’est bon pour moi, dit-il<br />

en agitant sa fourchette, mais je ne prétends pas que ce soit bon pour tout <strong>le</strong> monde.<br />

Je me moque comme de l’an quarante de ce que <strong>le</strong>s autres peuvent manger, du<br />

moment que ça <strong>le</strong>ur convient et qu’ils aiment ça. Je ne peux pas supporter <strong>le</strong>s gens<br />

tristes, à tab<strong>le</strong> et devant un verre.<br />

- Comment avez-vous pris la décision de devenir hercu<strong>le</strong> ? Qu’est-ce qui vous a<br />

entraîné dans ce milieu ?<br />

Kerim mit en bouche un morceau de poisson et <strong>le</strong> broya. Il but la moitié d’un<br />

verre de raki. Il alluma une cigarette et se renversa dans son fauteuil.<br />

- Eh bien, dit-il avec un sourire amer, pourquoi ne pas par<strong>le</strong>r de moi, plutôt que<br />

d’autre chose ? D’autant que vous devez vous demander comment ce gros<br />

bonhomme est-il entré dans <strong>le</strong> Service. Je vais vous raconter la chose, mais en<br />

abrégeant, parce que c’est une longue histoire. Vous m’arrêterez quand vous en<br />

aurez assez. D’accord ?<br />

- Parfait.<br />

Bond alluma une Diplomate.<br />

- Je viens de Trébizonde, dit Kerim. Nous formions une immense famil<strong>le</strong>, avec<br />

des tas de mères. Mon père appartenait à cette catégorie d’hommes auxquels<br />

aucune femme ne peut résister. El<strong>le</strong>s n’attendent qu’une chose : être en<strong>le</strong>vées. Dans<br />

<strong>le</strong>urs rêves, el<strong>le</strong>s n’aspirent qu’à une chose : être jetées sur l’épau<strong>le</strong> d’un homme,<br />

emmenées dans une cave et violées. C’est comme ça que mon père s’y prenait.<br />

C’était un grand pêcheur, sa renommée s’étendait à toute la Mer Noire. Il péchait <strong>le</strong><br />

poisson-sabre, une proie diffici<strong>le</strong>, qui se défend, et il surpassait tous <strong>le</strong>s autres dans<br />

cette pêche. Les femmes ont une prédi<strong>le</strong>ction pour <strong>le</strong>s héros. Lui, dans une partie de<br />

la Turquie où <strong>le</strong>s hommes sont, de tradition, des durs, il était une sorte de héros. Un<br />

garçon romanesque et costaud. Il avait donc toutes <strong>le</strong>s femmes qu’il voulait. Il <strong>le</strong>s<br />

voulait toutes et il lui arrivait de tuer des hommes pour <strong>le</strong>s avoir. Bien entendu, il<br />

avait un grand nombre d’enfants. Nous vivions tous <strong>le</strong>s uns sur <strong>le</strong>s autres, dans une<br />

grande maison ruinée, p<strong>le</strong>ine de recoins; nos « tantes » en faisaient une demeure<br />

habitab<strong>le</strong>. En réalité, el<strong>le</strong>s constituaient un véritab<strong>le</strong> harem. L’une d’el<strong>le</strong>s était une<br />

gouvernante anglaise, que mon père avait connue à Istanbul alors qu’el<strong>le</strong> assistait à<br />

la représentation d’un cirque ambulant. Ils s’étaient amourachés l’un de l’autre, il<br />

l’avait embarquée <strong>le</strong> soir même sur son bateau de pêche, avait traversé <strong>le</strong> Bosphore


et l’avait amenée à Trébizonde. Je ne pense pas qu’el<strong>le</strong> ait jamais eu <strong>le</strong> moindre<br />

regret, et je crois qu’el<strong>le</strong> a tout oublié de ce qui n’était pas mon père. El<strong>le</strong> est morte<br />

juste avant la guerre, à l’âge de soixante ans. L’enfant né immédiatement avant moi<br />

était issu d’une Italienne, qui l’avait appelé Bianco. Il était blond. J’étais brun. On m’a<br />

donc appelé Bruno. Nous étions quinze enfants et nous avons vécu une enfance<br />

merveil<strong>le</strong>use. Nos tantes se battaient souvent entre el<strong>le</strong>s, et nous de même. C’était<br />

comme un vaste campement de romanichels. Nous étions tenus en main par mon<br />

père, qui nous corrigeait, aussi bien fil<strong>le</strong>s que garçons, quand nous étions<br />

embêtants. Mais il était bon avec nous quand nous nous tenions tranquil<strong>le</strong>s et que<br />

nous obéissions. Vous pouvez imaginer une pareil<strong>le</strong> famil<strong>le</strong> ?<br />

- Quand vous <strong>le</strong> décrivez, oui.<br />

- C’était bien comme ça. Je grandis, et je promettais de devenir aussi fort que<br />

mon père, avec une meil<strong>le</strong>ure éducation. Ma mère y veillait. Mon père m’apprenait<br />

simp<strong>le</strong>ment à me laver, à al<strong>le</strong>r aux cabinets tous <strong>le</strong>s jours et à n’avoir jamais honte<br />

de rien. Ma mère m’apprit aussi à respecter l’Ang<strong>le</strong>terre. Vers ma vingtième année,<br />

j’ai eu un bateau à moi et j’ai commencé à gagner de l’argent. Mais j’étais sauvage.<br />

J’ai quitté notre grande maison et j’ai été m’instal<strong>le</strong>r dans deux petites pièces au bord<br />

de la mer. J’avais envie d’avoir des femmes à moi et que ma mère n’en sache rien.<br />

Là, j’ai eu un coup de déveine. J’avais une petite mégère bessarabienne, je l’avais<br />

gagnée en me battant contre des gitans, dans <strong>le</strong>s collines derrière Istanbul. Ils me<br />

poursuivirent, mais j’avais embarqué la fil<strong>le</strong> à bord de mon bateau. Il avait d’abord<br />

fallu que je la mette knock-out. Quand nous sommes arrivés à Trébizonde, el<strong>le</strong> a<br />

encore essayé de me tuer, si bien que je l’ai emmenée chez moi, je lui ai retiré ses<br />

vêtements et je l’ai enchaînée toute nue sous la tab<strong>le</strong>. Quand je mangeais, je lui<br />

jetais des miettes, comme à un chien. El<strong>le</strong> avait besoin d’apprendre qui était son<br />

maître. Avant que j’y sois parvenu, ma mère a fait une chose inouïe; el<strong>le</strong> est venue<br />

chez moi à l’improviste, pour me dire que mon père voulait me voir immédiatement.<br />

El<strong>le</strong> a découvert la fil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> s’est mise en colère contre moi, pour la première fois de<br />

sa vie. En colère ? El<strong>le</strong> était hors d’el<strong>le</strong> ! J’étais un bon à rien, cruel par-dessus <strong>le</strong><br />

marché, et el<strong>le</strong> avait honte d’être obligée d’avouer que j’étais son fils. La fil<strong>le</strong> devait<br />

retourner immédiatement dans sa famil<strong>le</strong>. Ma mère lui a apporté quelques<br />

vêtements, choisis parmi <strong>le</strong>s siens. La fil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s a mis, mais, lorsque <strong>le</strong> moment fut<br />

venu de partir, el<strong>le</strong> a refusé de me quitter. » Bruno Kerim partit d’un énorme rire.<br />

« Intéressante <strong>le</strong>çon de psychologie féminine, mon cher ami. Mais c’est là une autre<br />

histoire. Tandis que ma mère essayait de persuader la fil<strong>le</strong>, sans récolter autre chose<br />

que des injures en gitan, j’avais une conversation avec mon père, qui n’avait entendu<br />

par<strong>le</strong>r de rien et qui d’ail<strong>le</strong>urs n’en entendit jamais par<strong>le</strong>r. Ma mère était comme ça.<br />

Avec mon père, il y avait un autre homme, un grand Anglais f<strong>le</strong>gmatique, avec un<br />

bandeau noir sur un œil. Ils parlaient des Russes. L’Anglais voulait savoir ce qu’ils<br />

faisaient <strong>le</strong> long de <strong>le</strong>ur frontière, ce qui se passait à Batoum, <strong>le</strong>ur grande base<br />

pétrolière et nava<strong>le</strong>, à soixante-quinze kilomètres à peine de Trébizonde. Il paierait<br />

bien tout renseignement. Je savais l’anglais et <strong>le</strong> russe. J’avais de bons yeux, de<br />

bonnes oreil<strong>le</strong>s, un bateau. Mon père décida que je travail<strong>le</strong>rais pour cet Anglais. Et<br />

cet Anglais, mon cher ami, n’était autre que <strong>le</strong> Major Dansey, mon prédécesseur à la<br />

tête de cette station. Vous imaginez <strong>le</strong> reste, conclut Kerim, avec un vaste geste de<br />

son fume-cigarette.<br />

- Mais cet entraînement aux tours de force ?<br />

- Bah ! C’était seu<strong>le</strong>ment une activité parallè<strong>le</strong> ! dit Kerim en prenant un air<br />

rusé. Les gens des cirques ambulants étaient à peu près <strong>le</strong>s seuls Turcs qui fussent<br />

autorisés à passer la frontière. Les Russes ne peuvent se passer de cirques. C’est


aussi simp<strong>le</strong> que ça. J’étais l’homme qui brise <strong>le</strong>s chaînes et soulève des poids avec<br />

<strong>le</strong>s dents. Je luttais contre <strong>le</strong>s hommes forts des villages russes. Et <strong>le</strong>s Géorgiens<br />

sont quelquefois des géants. Par bonheur, ce sont des géants stupides, et j’étais<br />

presque toujours vainqueur. Ensuite, quand on buvait un verre ensemb<strong>le</strong>, il y avait<br />

toujours des bavardages, des potins. Je prenais l’air idiot et je faisais semblant de ne<br />

rien comprendre. De temps à autre, je posais une question ingénue. Ils riaient de ma<br />

stupidité et me donnaient la réponse.<br />

Arriva <strong>le</strong> deuxième plat, accompagné d’une bouteil<strong>le</strong> de Kavaklidere, une sorte<br />

de bourgogne corsé, qui ressemblait à tous <strong>le</strong>s vins balkaniques. Le Kebab était bon;<br />

il avait un goût de lard fumé et d’oignon. Kerim mangea une sorte de steak tartare –<br />

un large hamburger plat, de viande crue finement hachée, mélangée de poivrons et<br />

de cibou<strong>le</strong>tte et liée avec un jaune d’œuf. Il en fit goûter une bouchée à Bond. C’était<br />

délicieux et Bond <strong>le</strong> dit.<br />

- Il faut en manger tous <strong>le</strong>s jours, dit Kerim avec un grand sérieux. C’est bon<br />

pour ceux qui veu<strong>le</strong>nt faire beaucoup l’amour. Et pour cela, il faut aussi faire certains<br />

exercices. C’est très important pour <strong>le</strong>s hommes. Ou tout au moins pour moi. Comme<br />

mon père, je fais une grande consommation de femmes. Mais contrairement à lui, je<br />

bois aussi et fume trop, et cela ne va pas avec l’amour. Pas plus d’ail<strong>le</strong>urs que ce<br />

travail que je fais. Trop de tension nerveuse, trop de réf<strong>le</strong>xion ! Cela attire <strong>le</strong> sang à<br />

la tête, et il ne se trouve plus là où il faut qu’il soit pour bien faire l’amour. Mais je suis<br />

avide de vivre. J’abuse de tout à chaque instant. Un de ces jours, mon cœur<br />

flanchera tout d’un coup. Le Crabe de fer m’aura, comme il a eu mon père. Mais je<br />

n’ai pas peur du Crabe. Au moins, je mourrai d’une maladie honorab<strong>le</strong>. On gravera<br />

peut-être sur ma tombe : « Cet homme est mort d’avoir trop vécu. »<br />

- Pas trop vite, Bruno, dit Bond en riant. « M » ne serait pas content. Il pense<br />

tant de bien de vous !<br />

- C’est vrai ? » Kerim chercha <strong>le</strong> regard de Bond, pour savoir s’il disait vrai. Il<br />

eut un rire charmé. « Dans ce cas, je ne capitu<strong>le</strong>rai pas encore devant <strong>le</strong> Crabe.<br />

Venez, James, dit-il après un regard à sa montre, il est bon que vous me fassiez<br />

penser à ma mission. Nous prendrons <strong>le</strong> café au bureau. Il n’y a pas de temps à<br />

perdre. Chaque jour, à 14 h 30, <strong>le</strong>s Russes tiennent <strong>le</strong>ur conseil de guerre.<br />

Aujourd’hui, nous <strong>le</strong>ur ferons l’honneur, vous et moi, d’être présents à <strong>le</strong>urs<br />

délibérations.


16. Le tunnel aux rats<br />

De retour au bureau, plongé dans la fraîcheur, ils attendaient l’inévitab<strong>le</strong> café.<br />

Kerim ouvrit un placard ménagé dans <strong>le</strong> mur et en tira des b<strong>le</strong>us de travail. Kerim se<br />

mit en short et en passa un, puis il chaussa une paire de bottes de caoutchouc. Bond<br />

prit une combinaison et une paire de bottes qui lui allaient à peu près et il <strong>le</strong>s enfila.<br />

En même temps que <strong>le</strong> café, <strong>le</strong> secrétaire avait apporté deux torches é<strong>le</strong>ctriques<br />

puissantes, qu’il avait placées sur <strong>le</strong> bureau. Quand il fut sorti :<br />

- C’est un de mes fils l’aîné, dit Kerim. Tous <strong>le</strong>s autres sont éga<strong>le</strong>ment des<br />

enfants à moi. Le chauffeur et <strong>le</strong> gardien sont des onc<strong>le</strong>s. La communauté de sang<br />

assure la meil<strong>le</strong>ure des sécurités. Et cette affaire d’épices est une bonne couverture<br />

pour nous tous. C’est « M » qui m’a établi ici. Il a dit un mot à des amis qu’il avait<br />

dans la Cité à Londres. Je suis maintenant <strong>le</strong> plus gros négociant en épices de toute<br />

la Turquie. Il y a longtemps que j’ai rembourse à « M » sa mise de fonds. Mes<br />

enfants sont actionnaires de l’affaire. Ils ont la bonne vie. Quand il y a un travail<br />

clandestin à faire et que j’ai besoin d’être aidé, je choisis celui de mes enfants qui me<br />

parait <strong>le</strong> plus apte. Ils ont tous suivi un entraînement aux différentes spécialités qui<br />

concernent ce genre de travail. Ils sont intelligents et courageux. Il y en a qui ont déjà<br />

tué pour mon compte. Ils donneraient tous <strong>le</strong>ur vie pour moi – et pour « M ». Je <strong>le</strong>ur<br />

ai expliqué qu’il venait tout de suite après Dieu. C’est simp<strong>le</strong>ment pour vous dire que<br />

vous êtes dans de bonnes mains, conclut Kerim, en faisant un geste, comme pour<br />

écarter des objections.<br />

- Je n’ai jamais rien imaginé d’autre.<br />

- Bien ! dit Kerim sans se compromettre. Et maintenant, au travail, dit-il en<br />

saisissant une torche et en tendant l’autre à Bond.<br />

Kerim s’avança vers la large bibliothèque vitrée et passa la main derrière. On<br />

entendit un déclic et la bibliothèque roula aisément et si<strong>le</strong>ncieusement, <strong>le</strong> long du<br />

mur, vers la gauche. Derrière se trouvait une petite porte, dissimulée dans <strong>le</strong> mur.<br />

Kerim fit pression sur l’un des battants qui pivota, démasquant un tunnel sombre, où<br />

s’enfonçaient des marches de pierre. Une odeur d’humidité, à laquel<strong>le</strong> se mêlait une<br />

vague puanteur anima<strong>le</strong>, pénétra dans la pièce.<br />

- Passez <strong>le</strong> premier, dit Kerim. Al<strong>le</strong>z jusqu’au bas des marches et attendez. Il<br />

faut que je referme la porte.<br />

Bond alluma sa torche, se glissa par l’ouverture et descendit <strong>le</strong>s marches avec<br />

précaution. La lumière de la torche faisait apparaître des parois de maçonnerie,<br />

récemment construites et, à cinq ou six mètres plus bas, <strong>le</strong> miroitement de l’eau.<br />

Arrivé en bas, Bond comprit qu’il s’agissait d’un petit ruisseau, qui coulait dans une<br />

gouttière centra<strong>le</strong>, sur <strong>le</strong> sol d’un ancien tunnel aux murs de pierre, qui montait vers<br />

la droite en pente abrupte. Vers la gauche, <strong>le</strong> tunnel continuait à descendre et devait<br />

aboutir au-dessous du niveau de la Corne d’Or. En dehors du faisceau de la torche,<br />

on entendait un bruit continu, pas très fort, de débandade, et l’on apercevait des<br />

centaines de minuscu<strong>le</strong>s points lumineux rouges, qui clignotaient et se déplaçaient. Il<br />

en était ainsi vers <strong>le</strong> haut comme vers <strong>le</strong> bas de la pente. De chaque côté, à une<br />

vingtaine de mètres, des centaines de rats étaient en train d’examiner Bond. Ils<br />

reniflaient son odeur. Bond croyait voir <strong>le</strong>s moustaches et <strong>le</strong>s dents. Il se demanda,


un court moment, ce qu’il conviendrait de faire si la torche venait à s’éteindre.<br />

Soudain Kerim se trouva à côté de lui.<br />

- C’est une longue escalade. Un quart d’heure. J’espère que vous aimez <strong>le</strong>s<br />

animaux. »<br />

Et <strong>le</strong> rire énorme de Kerim résonna sous la voûte. Les rats s’enfuirent en se<br />

bousculant.<br />

- Malheureusement, nous n’avons pas beaucoup <strong>le</strong> choix. Des rats et des<br />

chauves-souris. Des escadres, des divisions – une aviation, une armée entières. Et il<br />

faut que nous <strong>le</strong>s poussions devant nous. Quand on arrive en haut, ça commence à<br />

être très encombré. Mettons-nous en route. L’air est respirab<strong>le</strong>. On est à pied sec, si<br />

l’on pose <strong>le</strong>s pieds de part et d’autre du ruisseau. Mais en hiver, avec <strong>le</strong>s<br />

inondations, il faut s’habil<strong>le</strong>r en homme-grenouil<strong>le</strong>. Braquez votre torche sur mes<br />

pieds. Si une chauve-souris se prend dans vos cheveux, vous la chassez avec la<br />

main. Ça n’arrive pas souvent, car el<strong>le</strong>s ont un excel<strong>le</strong>nt radar. »<br />

Ils se mirent à escalader la pente escarpée. L’odeur des rats et des déjections<br />

des chauves-souris était puissante : un mélange de singerie et de poulail<strong>le</strong>r. Bond se<br />

dit qu’il lui faudrait des jours et des jours pour se débarrasser de cette puanteur.<br />

Des essaims de chauves-souris pendaient au plafond, comme des grappes de<br />

raisins secs. Quand, de temps en temps, <strong>le</strong>s deux hommes <strong>le</strong>s heurtaient de la tête,<br />

el<strong>le</strong>s se mettaient à pépier dans l’obscurité.<br />

Devant eux, tandis qu’ils montaient, il y avait la forêt de points lumineux rouges,<br />

qui se bousculaient avec de petits cris, et cette forêt devenait de plus en plus dense,<br />

de chaque côté du ruisseau central. Kerim <strong>le</strong>va sa torche devant lui, et l’on vit un<br />

champ gris parsemé de dents brillantes et de moustaches luisantes. Alors, un<br />

surcroît de frénésie s’empara de ces animaux, qui grimpèrent <strong>le</strong>s uns sur <strong>le</strong>s autres<br />

pour s’enfuir plus vite. Pendant tout ce temps, des corps gris culbutaient en se<br />

battant et dégringolaient dans <strong>le</strong> ruisseau central. Tandis que, dans <strong>le</strong> haut du tunnel,<br />

la pression de la masse augmentait, l’armée qui s’avançait en rangs serrés derrière<br />

<strong>le</strong>s deux hommes paraissait de plus en plus proche.<br />

Ils braquèrent <strong>le</strong>urs torches sur la troupe arrière, en <strong>le</strong>s portants comme des<br />

fusils, jusqu’à ce que, un quart d’heure plus tard, ils parvinssent à <strong>le</strong>ur destination.<br />

C’était une niche profonde, nouvel<strong>le</strong>ment revêtue de briques et qu’on avait<br />

ménagée dans la paroi du tunnel. Il y avait un banc de chaque côté et, au milieu, un<br />

objet massif, enveloppé dans une bâche, qui descendait du plafond.<br />

Ils sautèrent dans la niche. Encore quelques mètres d’escalade, se disait Bond,<br />

et une crise de folie col<strong>le</strong>ctive aurait saisi <strong>le</strong>s milliers de rats massés dans <strong>le</strong> tunnel<br />

jusqu’à une grande distance. La horde aurait fait demi-tour. Pour échapper à la<br />

compression insupportab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s rats auraient bravé <strong>le</strong>s lumières et auraient<br />

redescendu la pente pour se ruer sur <strong>le</strong>s intrus, malgré <strong>le</strong>s deux gros yeux luisants et<br />

la terrifiante odeur.<br />

- Regardez, dit Kerim.<br />

Il y eut un moment de si<strong>le</strong>nce. Plus haut dans <strong>le</strong> tunnel, la bousculade avait pris<br />

fin, comme sur un ordre donné. Soudain, <strong>le</strong> tunnel se transforma, sur une épaisseur<br />

de trente centimètres, en un flot désordonné et bruyant de corps gris. Avec des cris<br />

aigus ininterrompus, <strong>le</strong>s rats faisaient demi-tour et dévalaient la pente. Pendant<br />

plusieurs minutes, <strong>le</strong> torrent d’un gris luisant déferla à l’extérieur de la niche, jusqu’à<br />

ce que <strong>le</strong>s rangs finissent par s’éclaircir et qu’il n’y eût plus qu’une fi<strong>le</strong> clairsemée de<br />

rats b<strong>le</strong>ssés ou malades, qui se traînaient en cherchant <strong>le</strong>ur chemin vers <strong>le</strong> bas du<br />

tunnel. Le flot de la horde se perdit peu à peu dans la direction de la rivière, puis <strong>le</strong>


si<strong>le</strong>nce se fit complètement, et ne fut plus rompu, de temps à autre, que par un léger<br />

gazouillis au passage d’une chauve-souris.<br />

- Un de ces jours, tous ces rats vont crever, dit Kerim dans un grognement.<br />

Alors nous aurons de nouveau la peste. Quelquefois je me sens coupab<strong>le</strong>, de ne pas<br />

signa<strong>le</strong>r ce tunnel aux autorités, pour qu’el<strong>le</strong>s <strong>le</strong> fassent nettoyer. Mais je ne peux <strong>le</strong><br />

faire tant que <strong>le</strong>s Russes sont là », dit-il en faisant un signe de la tête dans la<br />

direction du plafond. Il regarda sa montre. « Encore cinq minutes. Ils vont tirer <strong>le</strong>urs<br />

chaises et fouil<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>urs papiers. Il y aura là <strong>le</strong>s trois hommes qui sont ici à<br />

demeure; MGB, peut-être un représentant du 2 ème Bureau de l’Armée, et <strong>le</strong> GRU. Et il<br />

y en aura probab<strong>le</strong>ment trois autres. Deux sont arrivés il y a une quinzaine de jours,<br />

l’un en passant par la Grèce, l’autre par la Perse. Le dernier est arrivé lundi. Dieu sait<br />

qui ils sont, et ce qu’ils sont venus faire. Quelquefois la fil<strong>le</strong>, Tatiana, vient porter un<br />

message et s’en retourne. Espérons que nous la verrons aujourd’hui. Vous serez<br />

impressionné. C’est vraiment quelqu’un !<br />

Kerim é<strong>le</strong>va la main, défit la bâche et la fit tomber. Bond avait compris. Sous<br />

l’enveloppe se trouvait <strong>le</strong> tube étincelant d’un périscope de sous-marin complètement<br />

tiré. Un peu de moisissure brillait sur l’épaisse couche de graisse qui recouvrait <strong>le</strong><br />

joint inférieur.<br />

- Où diab<strong>le</strong> avez-vous trouvé ça ? demanda Bond avec un petit rire.<br />

- Marine turque. Surplus de guerre. » L’intonation de Kerim n’engageait pas à<br />

poser d’autres questions. « Maintenant, <strong>le</strong> Département Q de Londres essaie de<br />

combiner un truc, pour y faire passer un fil qui capterait <strong>le</strong> son. Ça n’a pas l’air<br />

commode. La <strong>le</strong>ntil<strong>le</strong> placée au sommet du périscope n’est pas plus grosse qu’un<br />

briquet avec son couverc<strong>le</strong>. Quand je <strong>le</strong> fais monter, il aff<strong>le</strong>ure au niveau du<br />

plancher. Dans un coin de la pièce, à l’endroit où il aboutit, nous avons découpé un<br />

trou de souris. Un trou très réussi. Un jour que j’étais venu ici pour jeter un coup<br />

d’œil, la première chose que j’ai vue, par <strong>le</strong> périscope, c’est une grande souricière<br />

avec un morceau de fromage. Au moins el<strong>le</strong> paraissait grande à travers l’objectif.<br />

Mais il n’y a pas beaucoup de place, pour adapter à l’objectif un micro sensib<strong>le</strong>. Et il<br />

n’y a aucun espoir de pouvoir s’introduire de nouveau dans la maison pour y<br />

travail<strong>le</strong>r à cette fin. Le seul moyen que j’aie trouvé, pour instal<strong>le</strong>r ce périscope, ça a<br />

été d’obtenir que mes amis du ministère des Travaux Publics éloignent <strong>le</strong>s Russes<br />

pendant quelques jours. On <strong>le</strong>ur a fait croire que <strong>le</strong> tramway qui gravit la colline<br />

ébranlait <strong>le</strong>s fondations des maisons. Il fallait faire un sondage. Il m’en a coûté<br />

quelques centaines de <strong>livre</strong>s, à glisser dans <strong>le</strong>s poches adéquates. Les Travaux<br />

Publics ont examiné une demi-douzaine de maisons des deux côtés de la rue et ont<br />

déclaré qu’il n’y avait pas de danger. Pendant ce temps-là, ma famil<strong>le</strong> et moi, nous<br />

réussissions à achever notre travail d’installation. Les Russes étaient p<strong>le</strong>ins de<br />

soupçons. J’imagine qu’ils ont passé la pièce au peigne fin quand ils ont repris<br />

possession de <strong>le</strong>ur local. Ils ont cherché des microphones, des bombes et tout ce qui<br />

s’ensuit. C’est pourquoi nous ne pouvons pas <strong>le</strong>ur jouer ce tour deux fois. A moins<br />

que <strong>le</strong> Département Q n’imagine quelque chose de très astucieux, je devrai me<br />

contenter de <strong>le</strong>s voir. Un jour ou l’autre, ça me révé<strong>le</strong>ra quelque chose de très uti<strong>le</strong>.<br />

Par exemp<strong>le</strong>, s’ils étaient en train d’interroger quelqu’un qui nous intéresse.<br />

Au plafond de la niche, contre <strong>le</strong> tube du périscope se balançait une sphère<br />

métallique, grosse comme deux fois un ballon de football.<br />

- Qu’est-ce que c’est ? demanda Bond.<br />

- La partie inférieure d’une bombe une grosse bombe. Si quelque chose<br />

m’arrive, ou si la guerre avec la Russie éclate, cette bombe sera déc<strong>le</strong>nchée<br />

é<strong>le</strong>ctriquement, de mon bureau. Il est triste de penser (Kerim ne paraissait pas


tel<strong>le</strong>ment attristé) que bien des innocents seront tués en même temps que <strong>le</strong>s<br />

Russes. Quand <strong>le</strong> sang commence à bouillir, l’homme ne choisit pas plus que la<br />

nature.<br />

Kerim avait longuement essuyé <strong>le</strong>s oculaires, protégés par du caoutchouc, qui<br />

se trouvaient à la base du périscope entre <strong>le</strong>s deux poignées. Il jeta un coup d’œil à<br />

sa montre, se pencha, saisit <strong>le</strong>s deux poignées et <strong>le</strong>s amena <strong>le</strong>ntement au niveau de<br />

son menton. On entendit <strong>le</strong> siff<strong>le</strong>ment d’un système hydraulique. Et la colonne<br />

brillante du périscope glissa dans son manchon d’acier, fixé au plafond de la niche.<br />

Kerim pencha la tête, regarda dans <strong>le</strong>s oculaires, re<strong>le</strong>va légèrement et <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong>s<br />

poignées, de manière à pouvoir se tenir debout. Il se tourna doucement. Il centra <strong>le</strong>s<br />

objectifs et fit signe à Bond.<br />

- Ils sont là tous <strong>le</strong>s six.<br />

Bond approcha et saisit <strong>le</strong>s poignées.<br />

- Regardez-<strong>le</strong>s bien, dit Kerim. Je <strong>le</strong>s connais, mais il vaut mieux que vous<br />

graviez dans votre mémoire <strong>le</strong>urs physionomies. A la tête de la tab<strong>le</strong>, c’est <strong>le</strong> chef de<br />

la Délégation. A sa gauche, ses deux collaborateurs. En face, <strong>le</strong>s trois autres. Le<br />

plus récemment arrivé, qui paraît être un type important, est à la droite du chef.<br />

Dites-moi s’ils font autre chose que par<strong>le</strong>r.<br />

Le premier mouvement de Bond fut pour dire à Kerim de ne pas faire tant de<br />

bruit. Il lui semblait être dans la pièce avec <strong>le</strong>s Russes. Par exemp<strong>le</strong> comme s’il avait<br />

été sur une chaise avec un bloc, en train de sténographier <strong>le</strong>s débats.<br />

Les larges objectifs panoramiques, prévus pour repérer <strong>le</strong>s avions, aussi bien<br />

que <strong>le</strong>s navires de surface, captaient un curieux tab<strong>le</strong>au. La vision qu’aurait une<br />

souris, au milieu d’une forêt de jambes, sous <strong>le</strong> bord inférieur d’une tab<strong>le</strong>, et divers<br />

aspects des têtes auxquel<strong>le</strong>s appartenaient ces jambes… Le chef et ses deux<br />

collègues avaient <strong>le</strong> teint clair des têtes sérieuses et tristes de Russes, dont Bond<br />

nota <strong>le</strong>s signes distinctifs. Il y avait <strong>le</strong> visage du chef, un visage de professeur<br />

appliqué : lunettes à verres épais, joues creuses, grand front et cheveux fins coiffés<br />

en arrière. A sa gauche, un visage carré et obtus, avec des plis profonds de chaque<br />

côté du nez, des cheveux blonds coiffés en brosse et un morceau qui manquait à<br />

l’oreil<strong>le</strong> gauche. Le troisième membre du personnel permanent avait une figure<br />

d’Arménien sournois, avec, toutefois, de grands yeux en amande, brillants<br />

d’intelligence. C’était lui qui parlait. Son visage prenait une expression d’humilité<br />

feinte. De l’or brillait dans ses mâchoires. Bond apercevait moins complètement <strong>le</strong>s<br />

trois visiteurs. Leur dos était à moitié tourné vers lui et il ne voyait nettement que <strong>le</strong><br />

profil du plus rapproché, probab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> plus jeune. Cet homme avait éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />

teint basané. Il devait être lui aussi originaire d’une république méridiona<strong>le</strong>. Les joues<br />

étaient mal rasées; l’œil, vu de profil, était bovin et terne, sous un épais sourcil noir.<br />

Le nez charnu, <strong>le</strong>s pores dilatés. La lèvre supérieure longue, au-dessus d’une<br />

bouche maussade et d’un début de doub<strong>le</strong> menton. Les cheveux noirs et raides,<br />

coupés très courts, à un tel point que la plus grande partie de la nuque paraissait<br />

b<strong>le</strong>ue, jusqu’au niveau du lobe de l’oreil<strong>le</strong>. C’était une coupe militaire, faite à la<br />

tondeuse.<br />

Les seuls indices, pour l’homme assis à côté, c’étaient un furonc<strong>le</strong> très<br />

enflammé, sur une nuque grasse d’homme chauve, un costume b<strong>le</strong>u brillant et des<br />

souliers bruns, assez bien cirés. L’homme resta immobi<strong>le</strong> pendant tout <strong>le</strong> temps que<br />

Bond regarda. Maintenant <strong>le</strong> visiteur <strong>le</strong> plus âgé, à la droite du chef de la Délégation,<br />

se renversa en arrière et prit la paro<strong>le</strong>. Il avait un profil au contour vigoureux, aux<br />

saillies bruta<strong>le</strong>s, avec de gros os et un menton proéminent, sous une grosse<br />

moustache à la Staline. Bond ne pouvait apercevoir qu’un œil gris froid sous un


sourcil en broussail<strong>le</strong> et un front bas surmonté de cheveux raides gris-brun. Cet<br />

homme était <strong>le</strong> seul à fumer. Il tirait pénib<strong>le</strong>ment sur une petite pipe en bois, dans <strong>le</strong><br />

fourneau de laquel<strong>le</strong> était plantée une cigarette. Il la secouait à gauche et à droite à<br />

tout moment, si bien que la cendre tombait par terre. Son profil avait plus d’autorité<br />

que celui de tous <strong>le</strong>s autres, et Bond devina que ce devait être l’homme plus âgé<br />

envoyé par Moscou. La vue de Bond commençait à se fatiguer. Il fit doucement<br />

pivoter <strong>le</strong>s poignées et fit <strong>le</strong> tour du bureau en allant aussi loin que <strong>le</strong> permettaient<br />

<strong>le</strong>s bords déchiquetés et irréguliers du trou de souris. Il ne vit rien d’intéressant :<br />

deux bacs de classement vert olive, un portemanteau contre la porte, sur <strong>le</strong>quel il<br />

compta six chapeaux mous gris plus ou moins semblab<strong>le</strong>s, et un buffet où étaient<br />

posés une grosse carafe d’eau et des verres. Bond s’éloigna de l’oculaire en se<br />

frottant <strong>le</strong>s yeux.<br />

- Si seu<strong>le</strong>ment nous pouvions entendre ! dit Kerim en secouant tristement la<br />

tête. Cela vaudrait une fortune.<br />

- Cela résoudrait en effet un tas de problèmes, reconnut Bond. Mais au fait,<br />

Bruno, comment votre attention a-t-el<strong>le</strong> été attirée sur ce tunnel ? A quoi servait-il ?<br />

Kerim se pencha pour donner un rapide coup d’œil à travers <strong>le</strong>s oculaires, puis<br />

se redressa.<br />

- C’était un canal d’écou<strong>le</strong>ment abandonné, provenant du Palais des Colonnes,<br />

qui n’est plus qu’une curiosité pour touristes. Ce palais est situé au-dessus de nous,<br />

sur <strong>le</strong>s hauteurs d’Istanbul, près de Sainte-Sophie. Il y a mil<strong>le</strong> ans, il fut bâti pour<br />

servir de réservoir en cas de siège. C’est une énorme construction souterraine, d’une<br />

centaine de mètres de longueur et large d’à peu prés la moitié. Il a été conçu pour<br />

contenir des milliers de litres d’eau. Il a été redécouvert il y a environ quatre cents<br />

ans, par un homme appelé Gyllius. Un jour, je lisais <strong>le</strong> compte rendu de cette<br />

découverte. L’homme disait que <strong>le</strong> réservoir était rempli pendant l’hiver, par “un<br />

grand tuyau et avec un grand bruit”. Je me suis dit qu’il devait y avoir un autre “grand<br />

tuyau” pour vider rapidement <strong>le</strong> réservoir, au cas où la vil<strong>le</strong> tomberait entre <strong>le</strong>s mains<br />

de l’ennemi. Je suis monté au Palais des Piliers et j’ai donné un pourboire au<br />

gardien. Pendant toute une nuit, nous avons navigué autour des piliers, avec l’un de<br />

mes fils, dans un canot pneumatique. Nous avons inspecté tous <strong>le</strong>s murs avec un<br />

marteau et avec un sondeur par <strong>le</strong> son. A une extrémité, là où cela paraissait <strong>le</strong> plus<br />

vraisemblab<strong>le</strong>, il y eut un bruit sourd. J’ai donné encore un peu d’argent au Ministère<br />

des Travaux Publics, qui a fermé <strong>le</strong> palais pendant une semaine, “pour nettoyage”.<br />

Ma petite équipe s’est affairée. »<br />

Kerim baissa la tête encore une fois, pour jeter un coup d’œil aux oculaires, et<br />

poursuivit :<br />

- Nous avons creusé dans <strong>le</strong> mur au-dessous du niveau de l’eau, et nous<br />

sommes arrivés au sommet d’une voûte, qui était <strong>le</strong> commencement d’un tunnel.<br />

Nous sommes entrés dans <strong>le</strong> tunnel et nous l’avons descendu. Nous étions très<br />

excités, et nous ne savions même pas où nous allions déboucher. Bien entendu, ce<br />

fut exactement sous la colline, sous la rue des Livres, où sont installés <strong>le</strong>s Russes, et<br />

nous sommes sortis dans la Corne d’Or, près du pont de Galata, à vingt mètres de<br />

mon entrepôt. Nous avons donc bouché notre trou dans <strong>le</strong> Palais des Colonnes et<br />

nous nous sommes mis à creuser de mon côté. Il y a de cela deux ans. Cela nous a<br />

pris un an et toutes sortes de tâtonnements, pour arriver directement sous <strong>le</strong>s<br />

Russes. Supposons maintenant qu’un de ces jours ils décident de déménager <strong>le</strong>urs<br />

bureaux ! Mais j’espère bien qu’à ce moment-là il y aura quelqu’un d’autre que moi à<br />

la tête de T.


Kerim se pencha sur <strong>le</strong>s oculaires garnis de caoutchouc. Il dit, d’un ton<br />

pressant :<br />

- La porte s’ouvre. Vite. Prenez ma place, la voici qui entre.


17. Pour tuer <strong>le</strong> temps<br />

A dix-neuf heures, <strong>le</strong> même soir, James Bond était de retour à son hôtel. Il avait<br />

pris un bain chaud et une douche froide. Il estimait qu’il avait enfin réussi à éliminer<br />

de sa peau l’odeur de rat. Assis en short, à l’une des fenêtres de sa chambre, il<br />

sirotait une vodka tonic, en contemplant <strong>le</strong> grandiose coucher de so<strong>le</strong>il sur la Corne<br />

d’Or, spectac<strong>le</strong> d’une tragique beauté. Mais <strong>le</strong>s yeux de Bond ne voyaient pas <strong>le</strong>s<br />

lambeaux d’or et de sang, accrochés derrière cette étendue de minarets, au-dessous<br />

de laquel<strong>le</strong> il avait aperçu pour la première fois Tatiana Romanova.<br />

Il pensait à cette bel<strong>le</strong> grande fil<strong>le</strong>, à la démarche de danseuse, qui était entrée<br />

par la porte grisâtre, un papier à la main. El<strong>le</strong> était restée debout à côté de son chef,<br />

en lui tendant <strong>le</strong> papier. Tous <strong>le</strong>s hommes avaient <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s yeux vers el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait<br />

rougi et baissé <strong>le</strong>s yeux. Que signifiait l’expression de physionomie qu’avaient eue<br />

tous ces hommes ? Ce n’était pas seu<strong>le</strong>ment la façon qu’ont certains hommes de<br />

regarder <strong>le</strong>s jolies femmes. Ils étaient curieux d’el<strong>le</strong>, c’était normal. Ils voulaient<br />

savoir ce qu’il y avait dans ce message, pourquoi ils avaient été dérangés. Mais<br />

encore ? Leur expression était à la fois malicieuse et méprisante; un peu comme s’ils<br />

avaient dévisagé une prostituée.<br />

Cela avait été une scène étrange, énigmatique. Ces personnages faisaient<br />

partie d’une organisation paramilitaire où régnait une rigoureuse discipline. Ils étaient<br />

officiers en activité, qui devaient se méfier <strong>le</strong>s uns des autres. Cette fil<strong>le</strong> faisait partie<br />

des cadres, avec <strong>le</strong> grade de caporal, et el<strong>le</strong> accomplissait son travail de tous <strong>le</strong>s<br />

jours. Pourquoi s’étaient-ils laissés al<strong>le</strong>r à la regarder ainsi, avec cette expression de<br />

mépris inquisiteur presque comme si el<strong>le</strong> avait été une espionne qu’on vînt de<br />

prendre et qu’on s’apprêtât à exécuter ? La soupçonnaient-ils ? « S’était-el<strong>le</strong><br />

livrée ? » Mais la suite de la scène rendait cette supposition peu vraisemblab<strong>le</strong>. Le<br />

chef de la Délégation avait lu <strong>le</strong> message; <strong>le</strong> regard des autres hommes s’était<br />

détourné de la fil<strong>le</strong>, pour se fixer sur lui. Il avait dit quelque chose, répétant<br />

probab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s termes du message, et <strong>le</strong>s hommes l’avaient regardé de nouveau<br />

d’un air morne, comme si la question ne <strong>le</strong>s avait pas intéressés. Le chef avait <strong>le</strong>vé<br />

<strong>le</strong>s yeux sur la fil<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s autres avaient fait de même. Il dit quelque chose, avec une<br />

expression amica<strong>le</strong> et interrogative. La fil<strong>le</strong> secoua la tête et fit une brève réponse.<br />

Alors seu<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s autres hommes donnèrent des signes d’attention particulière. Le<br />

chef dit un mot sur <strong>le</strong> ton de l’interrogation. La fil<strong>le</strong> rougit et fit non de la tête,<br />

soutenant <strong>le</strong> regard avec obéissance. Les autres hommes sourirent, en prenant un<br />

air encourageant, malicieux peut-être, mais approbateur. Aucun soupçon. Aucune<br />

condamnation. La scène se termina par quelques phrases, prononcées par <strong>le</strong> chef, à<br />

qui la fil<strong>le</strong> sembla répondre quelque chose comme : « Oui monsieur »; puis el<strong>le</strong> fit<br />

demi-tour et sortit de la pièce. Après son départ, <strong>le</strong> chef dit quelque chose, avec une<br />

expression ironique, <strong>le</strong>s hommes rirent de bon cœur et l’air malicieux refit son<br />

apparition sur <strong>le</strong>ur visage, comme si l’autre avait dit quelque chose d’inconvenant.<br />

Puis ils s’étaient remis au travail.<br />

Depuis lors, pendant <strong>le</strong>ur trajet de retour sous <strong>le</strong> tunnel, plus tard dans <strong>le</strong><br />

bureau de Kerim, tandis que <strong>le</strong>s deux hommes se remémoraient ce qu’ils avaient vu,<br />

Bond s’était creusé la tête pour trouver la solution de cette affolante charade mimée.<br />

Et maintenant, <strong>le</strong>s yeux tournés vers <strong>le</strong> halo du so<strong>le</strong>il couchant, il était toujours aussi


intrigué. Bond finit son verre et alluma une autre cigarette. Il cessa de s’interroger à<br />

cet égard et se mit à penser à la jeune fil<strong>le</strong>. Tatiana Romanova. Une Romanov. Eh<br />

bien, el<strong>le</strong> ressemblait certainement à une princesse russe, ou tout au moins à l’idée<br />

qu’on s’en faisait ! Le corps élancé, finement charpenté, aux mouvements gracieux<br />

et aux bel<strong>le</strong>s attitudes; l’épaisse chevelure retombant sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s; l’autorité<br />

paisib<strong>le</strong> du profil; <strong>le</strong> merveil<strong>le</strong>ux visage à la Garbo, avec une timidité et une curieuse<br />

sérénité; <strong>le</strong> contraste entre l’innocence des grands yeux, d’un b<strong>le</strong>u intense et la<br />

promesse passionnée de la large bouche… Et cette façon qu’el<strong>le</strong> avait eue de rougir,<br />

tandis que <strong>le</strong>s longs cils venaient voi<strong>le</strong>r ses yeux baissés. « Etait-ce la pudeur d’une<br />

vierge ? » Bond ne <strong>le</strong> croyait pas. Il y avait, dans la fierté des seins et dans <strong>le</strong><br />

balancement inso<strong>le</strong>nt de la croupe, la certitude d’avoir connu l’amour, l’affirmation<br />

d’un corps qui sait à quoi il peut servir. D’après ce que Bond avait vu, pouvait-il croire<br />

que cette fil<strong>le</strong> appartînt à la catégorie de cel<strong>le</strong>s qui tombent amoureuses d’une<br />

photographie trouvée dans un dossier ?… Comment peut-on dire ?… Une fil<strong>le</strong> de ce<br />

genre devait avoir une nature profondément romanesque. Il y avait du rêve dans <strong>le</strong>s<br />

yeux, dans l’expression des yeux, de la bouche. A cet âge, vingt-quatre ans, la<br />

machine soviétique n’avait pas encore détruit en cet être tout sentiment. Le sang des<br />

Romanov avait pu lui donner <strong>le</strong> goût d’autres hommes que l’officier russe d’à<br />

présent, type qu’el<strong>le</strong> était susceptib<strong>le</strong> de rencontrer : sévère, froid, mécanique,<br />

foncièrement hystérique et par suite de l’éducation reçue dans <strong>le</strong>s rangs du parti<br />

désespérément obtus.<br />

Cela pouvait être vrai. Il n’y avait rien dans l’aspect de cette Tatiana qui put<br />

démentir l’histoire qu’el<strong>le</strong> avait racontée à Kerim. Bond tenait à ce que cette histoire<br />

fut vraie. Le téléphone sonna. C’était Kerim.<br />

- Rien de neuf ?<br />

- Non.<br />

- Alors je viendrai vous prendre à huit heures.<br />

- Je serai prêt.<br />

Kerim avait été ferme, au sujet de l’emploi de cette soirée. Bond aurait voulu<br />

rester à l’hôtel pour attendre <strong>le</strong> premier contact : une <strong>le</strong>ttre, un coup de téléphone, ou<br />

n’importe quoi d’autre. Mais Kerim avait dit non. La jeune fil<strong>le</strong> avait été formel<strong>le</strong> : el<strong>le</strong><br />

choisirait son heure et son lieu. Cela aurait été une erreur, de la part de Bond, d’avoir<br />

l’air d’être un esclave soumis au bon vouloir de la bel<strong>le</strong>.<br />

- De la mauvaise psychologie, mon ami ! Avait insisté Kerim. Il n’y a pas de<br />

femme qui aime qu’un homme accoure quand el<strong>le</strong> <strong>le</strong> siff<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> vous méprisera, si<br />

vous vous tenez trop à sa disposition. D’après votre visage et ce qu’el<strong>le</strong> a lu dans<br />

votre dossier, el<strong>le</strong> doit s’attendre que vous vous conduisiez avec indifférence même<br />

avec inso<strong>le</strong>nce. C’est ce quel<strong>le</strong> doit souhaiter. El<strong>le</strong> désire vous faire la cour, acheter<br />

un baiser de cette bouche cruel<strong>le</strong>, ajouta-t-il avec un clin d’œil C’est de cette image<br />

qu’el<strong>le</strong> est tombée amoureuse. Conduisez-vous comme l’image. Jouez votre rô<strong>le</strong>.<br />

- Très bien, Bruno, dit Bond en haussant <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. J’ose dire que vous avez<br />

raison. Que suggérez-vous ?<br />

- Menez la vie que vous mèneriez en temps normal. Rentrez à l’hôtel, prenez<br />

un bain et un verre. La vodka loca<strong>le</strong> est buvab<strong>le</strong> à condition qu’on la noie dans <strong>le</strong><br />

tonic. S’il n’y a rien de nouveau, je passe vous prendre à huit heures. Nous dînerons<br />

chez un de mes amis tziganes. Un homme appelé Vavra. C’est <strong>le</strong> chef d’une tribu. Je<br />

dois <strong>le</strong> voir ce soir. Un de mes meil<strong>le</strong>urs indicateurs. Il est en train d’essayer de<br />

savoir qui a essayé de faire sauter mon bureau. Quelques-unes de ses femmes<br />

danseront pour vous. Mais je ne vous conseil<strong>le</strong>rai pas d’aspirer à des entretiens plus


intimes, car vous devez conserver tous vos moyens. On dit : « Une fois <strong>le</strong> roi,<br />

toujours <strong>le</strong> roi. » Mais une fois, ça suffit !<br />

Bond souriait encore de cette saillie quand <strong>le</strong> téléphone sonna de nouveau. Il<br />

décrocha. La voiture venait d’arriver. En descendant <strong>le</strong>s quelques marches et en<br />

allant rejoindre Kerim dans la Rolls, Bond fut obligé de s’avouer qu’il était déçu.<br />

Ils gravissaient la colline la plus éloignée, en traversant <strong>le</strong>s quartiers misérab<strong>le</strong>s<br />

situés au-dessus de la Corne d’Or, quand <strong>le</strong> chauffeur tourna la tête à moitié, pour<br />

dire quelques mots sur un ton neutre. Kerim répondit par un monosyllabe.<br />

- Il dit que nous sommes suivis par une Lambretta. Un Sans Visage. Ça n’a pas<br />

d’importance. Quand je <strong>le</strong> désire, je peux garder secrets mes déplacements. Ils ont<br />

souvent suivi cette voiture pendant des kilomètres, alors qu’il n’y avait qu’un<br />

mannequin installé à ma place. Une voiture voyante a son utilité. Ils savent que ce<br />

tzigane est un de mes amis mais je ne crois pas qu’ils aient compris pourquoi. Ça ne<br />

nous fera aucun tort, qu’ils sachent que nous nous offrons une soirée de détente. Un<br />

samedi soir, avec un ami venant d’Ang<strong>le</strong>terre, il serait insolite qu’il en fût autrement.<br />

Bond regarda par la vitre arrière et scruta <strong>le</strong>s rues grouillantes. Derrière un<br />

tramway arrêté, un scooter apparut une minute et fut de nouveau caché par un taxi.<br />

Bond se détourna. Il réfléchit un instant à la façon dont <strong>le</strong>s Russes font fonctionner<br />

<strong>le</strong>urs centres, avec tous <strong>le</strong>s crédits et tout l’équipement possib<strong>le</strong>, tandis que <strong>le</strong><br />

Service Secret ne peut <strong>le</strong>ur opposer qu’une poignée d’hommes aventureux, mal<br />

payés comme celui qui était assis à côté de lui, avec sa Rolls d’occasion et ses<br />

enfants pour l’aider. « Et pourtant Kerim a en charge toute la Turquie ! Après tout,<br />

l’homme idoine est peut-être préférab<strong>le</strong> à la machine idoine. »<br />

A huit heures et demie, ils s’arrêtèrent, à mi-hauteur d’une colline des<br />

faubourgs d’Istanbul, devant un café, assez crasseux; quelques tab<strong>le</strong>s inoccupées,<br />

installées sur <strong>le</strong> trottoir. Derrière on apercevait la cime des arbres derrière un haut<br />

mur de pierre. Les deux hommes descendirent et la voiture repartit. Ils attendirent la<br />

Lambretta, mais son bourdonnement de guêpe s’était éteint, car el<strong>le</strong> s’en était<br />

retournée immédiatement, par <strong>le</strong> même chemin. Ils eurent simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> temps<br />

d’apercevoir, perché sur la machine, un homme court et trapu, portant de grosses<br />

lunettes.<br />

Kerim fit passer Bond au milieu des tab<strong>le</strong>s et entra dans <strong>le</strong> café. L’endroit<br />

paraissait vide, mais un homme se dressa derrière la caisse, gardant une main<br />

dissimulée sous <strong>le</strong> comptoir. Quand il vit qui était là il adressa à Kerim un pâ<strong>le</strong><br />

sourire. Quelque chose tomba sur <strong>le</strong> sol, avec un bruit métallique. Il sortit de derrière<br />

<strong>le</strong> comptoir et <strong>le</strong>s conduisit par-derrière, en traversant un espace couvert de gravier,<br />

jusqu’à une porte, ménagée dans <strong>le</strong> mur é<strong>le</strong>vé. Après avoir frappé une fois, il<br />

déverrouilla la porte et <strong>le</strong>s fit entrer.<br />

Ils se trouvaient dans un verger où des tab<strong>le</strong>s de bois étaient disséminées sous<br />

<strong>le</strong>s arbres. Au centre se trouvait une piste de danse circulaire en terrazolith. Autour<br />

de cette piste, fixés à des poteaux, il y avait des lampions, éteints pour l’instant. A<br />

l’autre extrémité, autour d’une longue tab<strong>le</strong>, une vingtaine d’hommes et femmes de<br />

tous âges étaient en train de manger. Quand <strong>le</strong>s deux hommes entrèrent, <strong>le</strong>s<br />

convives reposèrent <strong>le</strong>urs couteaux et regardèrent dans la direction de la porte. Des<br />

enfants, qui jouaient sous la tab<strong>le</strong>, s’arrêtèrent aussi et attendirent, aux aguets. La<br />

lune illuminait la scène en ménageant des zones d’ombre, où se détachait la<br />

découpure des feuillages. Kerim et Bond s’avancèrent. L’homme qui présidait dit<br />

quelque chose aux autres convives, et vint à la rencontre de ses hôtes. Les autres<br />

retournèrent à <strong>le</strong>ur dîner, <strong>le</strong>s enfants à <strong>le</strong>urs jeux. L’homme accueillait Kerim avec<br />

réserve. Il resta debout quelques instants, lui donnant de longues explications, que


Kerim écoutait attentivement, posant de temps à autre une question. La silhouette du<br />

tzigane était imposante, théâtra<strong>le</strong>. Il portait <strong>le</strong> costume macédonien : chemise<br />

blanche à larges manches, pantalons bouffants et bottes soup<strong>le</strong>s lacées. Sa<br />

chevelure était comme un enchevêtrement de serpents noirs. Une grande<br />

moustache tombante cachait presque complètement la bouche, aux lèvres rouges et<br />

p<strong>le</strong>ines. Les yeux étaient féroces et cruels, de chaque côté d’un nez d’hérédo. La<br />

lumière de la lune faisait bril<strong>le</strong>r la ligne aiguë de la mâchoire et <strong>le</strong>s pommettes haut<br />

placées. La main droite, dont <strong>le</strong> pouce était orné d’un anneau d’or, reposait sur <strong>le</strong><br />

manche d’un poignard recourbé, placé dans un fourreau de cuir filigrané d’argent.<br />

Le tzigane avait fini. Kerim dit quelques mots énergiques et apparemment<br />

flatteurs, au sujet de Bond, en <strong>le</strong> désignant de la main, comme un présentateur qui<br />

annonce un numéro dans une boîte de nuit. Le tzigane s’élança vers Bond et <strong>le</strong><br />

dévisagea. Il fit un rapide salut. Bond <strong>le</strong> lui rendit. Le tzigane dit quelques mots,<br />

accompagnés d’un sourire sardonique. Kerim se tourna vers Bond en riant :<br />

- Il dit que si vous êtes chômeur, vous n’avez qu’à venir <strong>le</strong> trouver. Il vous<br />

donnera du boulot : mater ses femmes et tuer pour son compte. C’est un grand<br />

compliment quand on s’adresse à un gajo, c’est-à-dire à un étranger. Il faut répondre<br />

quelque chose.<br />

- Dites-lui que je ne peux pas croire qu’il ait besoin de se faire aider dans un<br />

travail de ce genre.<br />

Kerim traduisit. Le tzigane sourit poliment de toutes ses dents. Il dit quelque<br />

chose et retourna à la tab<strong>le</strong> en claquant dans ses mains. Deux femmes se <strong>le</strong>vèrent<br />

et s’approchèrent. Il <strong>le</strong>ur parla sèchement. El<strong>le</strong>s retournèrent à la tab<strong>le</strong>, prirent un<br />

grand plat de terre et disparurent sous <strong>le</strong>s arbres.<br />

Kerim prit Bond par <strong>le</strong> bras et l’emmena dans un coin.<br />

- Nous sommes mal tombés, dit-il. Le restaurant est fermé. Il y a des conflits<br />

familiaux qui demandent à être résolus d’une façon radica<strong>le</strong> et en privé. Mais je suis<br />

un vieil ami et nous sommes invités à partager <strong>le</strong> souper. Ça sera peu ragoûtant,<br />

mais j’ai envoyé chercher du raki. Nous pouvons rester, à condition de ne nous mê<strong>le</strong>r<br />

de rien. J’espère que vous comprendrez, mon ami, conclut Kerim, en pressant de<br />

nouveau <strong>le</strong> bras de Bond. Quoi que vous puissiez voir, ne bougez pas et ne faites<br />

pas de commentaire. Un tribunal vient de se réunir, et justice doit être faite. Leur<br />

justice à eux. C’est une affaire d’amour et de jalousie. Deux fil<strong>le</strong>s de la tribu sont<br />

amoureuses de l’un des fils. Il y a de la mort dans l’air. El<strong>le</strong>s menacent l’une et l’autre<br />

de tuer <strong>le</strong>ur riva<strong>le</strong> pour avoir <strong>le</strong> garçon. S’il en choisit une, l’autre a juré de <strong>le</strong>s tuer, lui<br />

et la préférée. C’est une impasse. On discute ferme dans la tribu. Le fils a donc été<br />

envoyé dans <strong>le</strong>s collines, et <strong>le</strong>s deux fil<strong>le</strong>s vont se battre ici ce soir, jusqu’à la mort.<br />

Le fils est d’accord pour prendre cel<strong>le</strong> qui l’emportera. Les deux femmes sont<br />

enfermées dans des roulottes différentes. Ce ne sera pas un spectac<strong>le</strong> pour des<br />

gens trop délicats, mais la circonstance n’est pas ordinaire, et c’est pour nous un<br />

énorme privilège d’être admis à y assister. Vous comprenez ? Nous sommes des<br />

gajos. Vous oublierez pour un instant votre sens des convenances. Vous ne vous en<br />

mê<strong>le</strong>rez pas, n’est-ce pas… Autrement, ils vous tueraient. Et moi aussi, très<br />

probab<strong>le</strong>ment.<br />

- Bruno, dit Bond, j’ai un ami français à la tête du 2 ème Bureau. Il s’appel<strong>le</strong><br />

Mathis. Il m’a dit un jour : « J’aime <strong>le</strong>s sensations fortes ». Je pense comme lui. Vous<br />

n’aurez pas honte de moi. Des hommes battant des femmes, c’est une chose. Des<br />

femmes se battant entre el<strong>le</strong>s, c’en est une autre. Et cette bombe ?… Cel<strong>le</strong> qui a<br />

soufflé votre bureau ?… Que vous a-t-il dit à ce sujet ?


- C’est <strong>le</strong> chef des Sans Visage qui a fait <strong>le</strong> coup. Ils sont venus en bateau par<br />

la Corne d’Or; ils sont montés par une échel<strong>le</strong> et ont fixé la bombe sur <strong>le</strong> mur. Ils ont<br />

eu la déveine de me rater. L’opération était bien préparée. L’homme est un gangster,<br />

un réfugie bulgare nommé Kri<strong>le</strong>ncu. J’aurai un compte à rég<strong>le</strong>r avec lui. Dieu seul<br />

sait pourquoi cet homme a subitement voulu me tuer, mais je ne puis tolérer ce<br />

genre de choses. Il est possib<strong>le</strong> que je fasse quelque chose, plus tard dans la nuit.<br />

Je sais où il habite. Pour <strong>le</strong> cas ou Vavra connaîtrait la réponse à la question qui<br />

m’intéressait, j’ai dit à mon chauffeur de revenir avec <strong>le</strong> matériel nécessaire.<br />

Une jeune fil<strong>le</strong> à l’air sauvage, mais terrib<strong>le</strong>ment attirante, vêtue d’une amp<strong>le</strong><br />

robe noire à l’ancienne mode, avec des colliers de pièces d’or autour du cou et une<br />

dizaine de minces brace<strong>le</strong>ts d’or à chaque poignet se <strong>le</strong>va de tab<strong>le</strong> et fit une<br />

profonde révérence devant Kerim en faisant tinter ses bijoux. El<strong>le</strong> lui dit quelque<br />

chose, à quoi il répondit :<br />

- Vous êtes invité à <strong>le</strong>ur tab<strong>le</strong>, dit Kerim. J’espère que vous êtes capab<strong>le</strong> de<br />

manger avec <strong>le</strong>s doigts. J’ai vu qu’ils avaient revêtu ce soir <strong>le</strong>urs plus beaux habits.<br />

Cette fil<strong>le</strong> doit valoir la peine qu’on l’épouse. El<strong>le</strong> a beaucoup d’or sur el<strong>le</strong>, et c’est sa<br />

dot.<br />

Ils s’approchèrent de la tab<strong>le</strong>. On avait libéré deux places de part et d’autre du<br />

chef. Kerim dit quelque chose qui avait l’air d’une formu<strong>le</strong> de politesse adressée à<br />

tous <strong>le</strong>s convives. Il y eut, en réponse, de petits hochements de tête. Ils s’assirent.<br />

Devant chacun d’eux était placée une grande assiette, p<strong>le</strong>ine d’une sorte de ragoût<br />

sentant très fort l’ail, une bouteil<strong>le</strong> de raki, un pichet d’eau et un verre. D’autres<br />

bouteil<strong>le</strong>s intactes se trouvaient sur la tab<strong>le</strong>. Quand Kerim prit la sienne pour se<br />

verser un demi-verre du breuvage, tout <strong>le</strong> monde l’imita. Kerim ajouta un peu d’eau<br />

et <strong>le</strong>va son verre. Bond fit de même. Kerim fit un bref discours véhément, tous<br />

<strong>le</strong>vèrent <strong>le</strong>ur verre et burent. L’atmosphère se détendait. Une vieil<strong>le</strong> femme assise à<br />

côté de Bond lui passa une longue miche de pain, en disant quelque chose. Bond<br />

sourit et dit Merci. Il se coupa un morceau de pain et passa la miche à Kerim, qui<br />

était en train de saisir un morceau de ragoût entre <strong>le</strong> pouce et l’index. Kerim prit <strong>le</strong><br />

pain d’une main, de l’autre se mit un gros morceau de viande dans la bouche et<br />

commença à manger. Bond s’apprêtait à faire de même quand Kerim lui dit<br />

tranquil<strong>le</strong>ment, mais avec autorité :<br />

- Avec la main droite, James. La gauche ne sert qu’à un seul usage, chez ces<br />

braves gens.<br />

Bond arrêta sa main gauche à mi-course et la dirigea vers la bouteil<strong>le</strong> de raki la<br />

plus proche. Il se versa un second demi-verre et se mit à manger avec la main droite.<br />

Le ragoût était délicieux, mais brûlant. Bond faisait une grimace chaque fois qu’il y<br />

plongeait <strong>le</strong>s doigts. Tout <strong>le</strong> monde <strong>le</strong> regardait manger. Et parfois la vieil<strong>le</strong> femme<br />

trempait <strong>le</strong>s doigts dans <strong>le</strong> plat de Bond, pour lui choisir un morceau. Quand ils<br />

eurent vidé <strong>le</strong>urs assiettes, un bol d’argent p<strong>le</strong>in d’eau, dans laquel<strong>le</strong> flottaient des<br />

péta<strong>le</strong>s de roses, et une serviette de toi<strong>le</strong> propre furent placés entre Bond et Kerim.<br />

Bond se rinça <strong>le</strong>s doigts, lava son menton graisseux, se tourna vers son hôte et fit<br />

consciencieusement un petit discours de remerciement, que Kerim traduisit. Il y eut<br />

autour de la tab<strong>le</strong> un murmure d’approbation. Le chef tzigane s’inclina vers Bond et<br />

dit (Kerim traduisit ses paro<strong>le</strong>s), qu’il détestait tous <strong>le</strong>s gajos, à l’exception de Bond,<br />

et qu’il était fier de se dire son ami. Puis il frappa dans ses mains, tout <strong>le</strong> monde se<br />

<strong>le</strong>va de tab<strong>le</strong>. On tira <strong>le</strong>s bancs et on <strong>le</strong>s disposa autour de la piste de danse.<br />

Kerim contourna la tab<strong>le</strong> pour venir près de Bond. Ils firent ensemb<strong>le</strong> quelques<br />

pas.<br />

- Comment vous trouvez-vous ici ? Ils sont allés chercher <strong>le</strong>s deux fil<strong>le</strong>s.


Bond approuva. Il était enchanté de sa soirée. La scène était bel<strong>le</strong> et<br />

saisissante. Ce cerc<strong>le</strong> de silhouettes assises sur <strong>le</strong>s bancs, éclairées par la lune<br />

blafarde, <strong>le</strong> tintement des bijoux chaque fois que quelqu’un changeait de position, la<br />

tache de lumière du terrazolith, et tout autour <strong>le</strong>s arbres immobi<strong>le</strong>s, sentinel<strong>le</strong>s<br />

montant la garde dans <strong>le</strong>ur manteau d’ombre…<br />

Kerim conduisit Bond à un banc où <strong>le</strong> chef tzigane était seul. Ils s’assirent à sa<br />

droite.<br />

Un chat noir aux yeux verts traversa <strong>le</strong>ntement la piste et vint rejoindre un<br />

groupe d’enfants, assis là tranquil<strong>le</strong>ment comme si quelqu’un devait venir <strong>le</strong>ur faire la<br />

classe. Le chat s’installa et se mit à se lécher la poitrine.<br />

Derrière <strong>le</strong> grand mur, un cheval hennit. Deux des tziganes regardèrent pardessus<br />

<strong>le</strong>ur épau<strong>le</strong> dans la direction d’où venait ce bruit, comme s’ils avaient voulu<br />

en déchiffrer la signification. De la route arriva <strong>le</strong> bruit argentin d’une sonnette de<br />

bicyc<strong>le</strong>tte, qui descendait la colline.<br />

Le si<strong>le</strong>nce de l’attente fut rompu par <strong>le</strong> bruit d’un loquet qu’on tirait. La porte<br />

dans <strong>le</strong> mur s’ouvrit brusquement et deux fil<strong>le</strong>s, crachant et se battant comme des<br />

chats sauvages, se précipitèrent en se bousculant à travers l’herbe, jusqu’à la piste.


18. Sensation fortes<br />

La voix du chef tzigane claqua comme un coup de fouet. Les fil<strong>le</strong>s se<br />

séparèrent à contrecœur et se placèrent en face de lui. Le tzigane commença à<br />

par<strong>le</strong>r, sur un ton vio<strong>le</strong>nt d’accusation. En mettant sa main devant sa bouche, Kerim<br />

souffla :<br />

- Vavra est en train de dire qu’ils appartiennent à une grande tribu de tziganes<br />

et que ces fil<strong>le</strong>s y ont semé la discorde. Il dit qu’il n’y a pas de place entre eux pour la<br />

haine sauf pour cel<strong>le</strong> qui s’adresse aux gens de l’extérieur. La haine que ces fil<strong>le</strong>s<br />

ont conçue doit al<strong>le</strong>r jusqu’au bout des conséquences, de sorte que la tribu puisse de<br />

nouveau vivre en paix. Il faut qu’el<strong>le</strong>s se battent. Si la vaincue n’est pas morte el<strong>le</strong><br />

sera bannie à jamais. Ce sera l’équiva<strong>le</strong>nt de la mort. Séparés de <strong>le</strong>ur tribu, ces gens<br />

se dessèchent et meurent. Ils ne peuvent vivre dans notre monde. C’est comme<br />

lorsqu’on oblige des bêtes sauvages à vivre en cage.<br />

Pendant que Kerim parlait, Bond examinait ces deux beaux animaux rétifs, aux<br />

musc<strong>le</strong>s bandés, qui se tenaient au milieu de la piste. C’étaient deux tziganes au<br />

teint mat, avec des cheveux noirs grossiers qui pendaient sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s; el<strong>le</strong>s<br />

étaient l’une et l’autre vêtues de guenil<strong>le</strong>s, comme on en voit dans <strong>le</strong>s villages<br />

nègres, des chemises brunes en lambeaux, qui n’étaient que reprises et que pièces.<br />

L’une d’el<strong>le</strong>s était plus fortement charpentée que l’autre et visib<strong>le</strong>ment plus<br />

vigoureuse, mais el<strong>le</strong> avait l’air morne et ne semblait pas avoir <strong>le</strong> coup d’œil et <strong>le</strong>s<br />

réf<strong>le</strong>xes aussi rapides. Tandis que cette beauté un peu léonine écoutait<br />

impatiemment <strong>le</strong> chef de la tribu, il y avait comme une lueur rouge dans ses yeux aux<br />

lourdes paupières. « C’est el<strong>le</strong> qui doit vaincre, se dit Bond. El<strong>le</strong> est plus grande de<br />

près de deux centimètres et el<strong>le</strong> est plus forte. »<br />

Si cel<strong>le</strong>-là était une lionne, l’autre était une panthère. Soup<strong>le</strong>, vive, avec des<br />

yeux perçants et rusés qui ne regardaient pas l’orateur, mais allaient de tous côtés,<br />

évaluant <strong>le</strong>s distances; et <strong>le</strong>s mains posées sur ses hanches, étaient recourbées<br />

comme des griffes. Les musc<strong>le</strong>s des jambes fines paraissaient aussi durs que des<br />

musc<strong>le</strong>s d’homme. Les seins étaient petits et, contrairement à ceux de l’autre fil<strong>le</strong>,<br />

gonflaient à peine la chemise en haillons. El<strong>le</strong> avait l’air d’une dangereuse petite<br />

garce, se dit Bond. El<strong>le</strong> l’emporterait certainement au début, parce qu’el<strong>le</strong> était plus<br />

rapide que l’autre.<br />

Il s’aperçut immédiatement qu’il s’était trompé. Tandis que Vavra prononçait <strong>le</strong><br />

dernier mot de son discours, la plus grande, qui (selon Kerim) s’appelait Zora, lança<br />

un vio<strong>le</strong>nt coup de pied de côté, sans viser, et atteignit carrément l’autre fil<strong>le</strong> à<br />

l’estomac; cel<strong>le</strong>-ci chancela, et l’autre suivit en lui décochant sur <strong>le</strong> côté de la tête un<br />

swing qui l’envoya rou<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong> sol.<br />

- Aïe, Vida ! cria une femme dans la fou<strong>le</strong>.<br />

Il était trop tôt pour s’alarmer. Bond s’aperçut que Vida faisait semblant d’être à<br />

bout de souff<strong>le</strong>. Il pouvait voir ses yeux bril<strong>le</strong>r sous son bras replié, cependant que<br />

Zora lui donnait des coups de pied dans <strong>le</strong>s côtes.<br />

Les deux mains de Vida jaillirent en même temps. El<strong>le</strong>s saisirent une chevil<strong>le</strong> et<br />

sa tête s’enfonça dans <strong>le</strong> cou-de-pied comme une tête de serpent. Zora poussa un<br />

cri de dou<strong>le</strong>ur et se pencha désespérément sur son pied pris au piège. C’était déjà<br />

trop tard. L’autre fil<strong>le</strong> était déjà sur un genou, puis debout, tenant toujours <strong>le</strong> pied.


El<strong>le</strong> <strong>le</strong> sou<strong>le</strong>va encore, si bien que l’autre pied de Zora quitta <strong>le</strong> sol; el<strong>le</strong> tomba de<br />

tout son long avec vio<strong>le</strong>nce.<br />

Le choc ébranla <strong>le</strong> sol. El<strong>le</strong> resta immobi<strong>le</strong> un moment. Avec un rugissement<br />

animal, Vida plongea sur el<strong>le</strong>, griffant et déchirant.<br />

« Bon Dieu, quel<strong>le</strong> mégère », songea Bond. A côté de lui, il entendait la<br />

respiration sifflante de Kerim.<br />

Mais la grande fil<strong>le</strong>, se protégeant avec <strong>le</strong>s coudes et <strong>le</strong>s genoux, finit par<br />

réussir à se débarrasser de Vida. El<strong>le</strong> se remit sur ses pieds en chancelant et se<br />

recula, <strong>le</strong>s babines retroussées. La chemise pendait en lambeaux sur <strong>le</strong> corps<br />

sp<strong>le</strong>ndide. El<strong>le</strong> repartit immédiatement à l’attaque. Ses mains cherchaient n’importe<br />

quel<strong>le</strong> prise, et, la plus petite ayant fait un bond de côté, el<strong>le</strong> saisit la chemise par <strong>le</strong><br />

col et la déchira jusqu’à l’our<strong>le</strong>t du bas. Mais Vida se dégagea aussitôt des bras qui<br />

allaient l’atteindre et, de ses poings et de ses genoux, martela avec un bruit sourd <strong>le</strong><br />

corps de son adversaire. Ce corps à corps était une erreur. Les bras vigoureux se<br />

nouèrent autour de la plus petite, lui maintenant <strong>le</strong>s bras <strong>le</strong> long du corps, pour<br />

l’empêcher d’atteindre <strong>le</strong>s yeux de Zora. Et, maintenant, cel<strong>le</strong>-ci se mit à serrer,<br />

tandis que <strong>le</strong>s genoux et <strong>le</strong>s jambes de Vida essayaient de donner des coups<br />

inefficaces.<br />

Bond savait désormais que c’était la plus grande qui devait vaincre. Zora n’avait<br />

qu’à se laisser tomber sur Vida dont la tête viendrait s’écraser sur la pierre, et Zora<br />

en ferait ce qu’el<strong>le</strong> voudrait. Mais soudain, c’est la grande fil<strong>le</strong> qui se mit à gémir.<br />

Bond s’aperçut que la tête de Vida était enfouie dans <strong>le</strong>s seins de Zora et ses dents<br />

étaient à l’œuvre. Zora laissa tomber <strong>le</strong>s mains afin de saisir <strong>le</strong>s cheveux de Vida et<br />

d’écarter la tête. Mais maintenant <strong>le</strong>s mains de Vida étaient libres. El<strong>le</strong>s lacéraient <strong>le</strong><br />

corps de Zora.<br />

Les deux fil<strong>le</strong>s se séparèrent et reculèrent comme des chats. Leurs corps<br />

brillaient à travers <strong>le</strong>s derniers lambeaux de <strong>le</strong>ur chemise et l’on voyait du sang sur<br />

<strong>le</strong>s seins de la plus grande.<br />

El<strong>le</strong>s tournèrent prudemment, trop heureuses toutes deux d’être encore<br />

indemnes, et el<strong>le</strong>s s’arrachèrent l’une à l’autre <strong>le</strong>s derniers lambeaux de <strong>le</strong>urs<br />

vêtements pour <strong>le</strong>s jeter parmi <strong>le</strong>s spectateurs. A la vue de ces deux corps nus<br />

luisants, Bond retint sa respiration et il pouvait sentir derrière lui la tension de Kerim.<br />

Le cerc<strong>le</strong> des tziganes semblait s’être resserré autour des deux adversaires. La lune<br />

faisait bril<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s yeux et l’on percevait <strong>le</strong> halètement fiévreux des spectateurs.<br />

Les fil<strong>le</strong>s continuaient à tourner <strong>le</strong>ntement, <strong>le</strong>s dents découvertes et la<br />

respiration sifflante. La lune faisait bril<strong>le</strong>r <strong>le</strong>ur poitrine et <strong>le</strong>ur ventre ha<strong>le</strong>tants, <strong>le</strong>urs<br />

flancs durs et garçonniers. Leurs pieds laissaient sur <strong>le</strong>s pierres blanches des<br />

marques sombres de sueur. De nouveau, ce fut la grande, Zora, qui prit l’initiative en<br />

faisant un brusque saut en avant, tendant <strong>le</strong>s bras comme un lutteur. Mais Vida ne<br />

céda pas de terrain. Son pied droit décocha un furieux coup de savate, qui claqua<br />

comme un coup de pisto<strong>le</strong>t. La grande poussa un cri d’animal b<strong>le</strong>ssé et s’accrocha.<br />

L’autre pied de Vida frappa immédiatement à l’estomac; et el<strong>le</strong> suivit, de tout <strong>le</strong> poids<br />

du corps. Il y eut un murmure sourd dans la fou<strong>le</strong> quand Zora tomba sur <strong>le</strong>s genoux.<br />

El<strong>le</strong> essaya de se protéger <strong>le</strong> visage, mais c’était trop tard. La plus petite à<br />

califourchon sur el<strong>le</strong>, lui saisissait <strong>le</strong>s poignets et pesait sur el<strong>le</strong> de tout son poids, la<br />

courbant vers <strong>le</strong> sol. Et <strong>le</strong>s dents blanches s’approchaient de la nuque offerte.<br />

BOUM !<br />

L’explosion fit immédiatement tomber la tension qui régnait. Un éclair déchira<br />

l’obscurité, derrière la piste de danse, et un fragment de maçonnerie siffla à l’oreil<strong>le</strong><br />

de Bond. Le verger fut tout à coup empli d’hommes qui couraient; <strong>le</strong> chef tzigane


s’élançait à travers <strong>le</strong> sol empierré, en brandissant son poignard courbe. Kerim <strong>le</strong><br />

suivait, un automatique à la main. Au moment où <strong>le</strong> tzigane passa devant <strong>le</strong>s deux<br />

fil<strong>le</strong>s, qui restaient là, tremblantes et l’œil dilaté, il cria quelque chose; el<strong>le</strong>s prirent<br />

aussitôt <strong>le</strong>urs jambes à <strong>le</strong>ur cou et disparurent parmi <strong>le</strong>s arbres; en même temps <strong>le</strong>s<br />

dernières femmes et <strong>le</strong>s derniers enfants s’enfonçaient dans l’obscurité.<br />

Bond, un peu incertain, son Beretta à la main, suivait <strong>le</strong>ntement la trace de<br />

Kerim dans la direction d’une large brèche qui avait été faite par l’explosion dans <strong>le</strong><br />

mur du jardin. Il se demandait ce qu’il pouvait bien se passer.<br />

La bande de gazon entre <strong>le</strong> trou du mur et la piste de danse n’était qu’une<br />

mêlée de silhouettes qui couraient et se battaient. Ce n’est qu’au moment d’arriver<br />

sur <strong>le</strong> théâtre du combat que Bond distingua, d’après <strong>le</strong>ur costume, <strong>le</strong>s Bulgares<br />

trapus, dans <strong>le</strong> tourbillon bigarré des tziganes. Les Sans Visage paraissaient plus<br />

nombreux que <strong>le</strong>s tziganes, près de deux contre un. Au moment où Bond regardait la<br />

mêlée, un jeune tzigane en fut rejeté, se tenant <strong>le</strong> ventre. Il alla à tâtons vers Bond,<br />

en toussant affreusement. Deux petits hommes bruns lui couraient après, <strong>le</strong>s<br />

couteaux tournés vers <strong>le</strong> sol. Bond se rejeta instinctivement de côté, afin de ne pas<br />

tirer dans la fou<strong>le</strong>. Il visa aux jambes, juste au-dessous du genou; son arme cracha<br />

deux fois. Les deux hommes tombèrent, sans un bruit, la figure dans l’herbe.<br />

Deux coups tirés. Il n’en restait que six. Bond se rapprocha du centre de la<br />

bagarre.<br />

Un couteau siffla au-dessus de sa tête et vint tomber avec un bruit métallique<br />

sur la piste de danse.<br />

Le couteau était certainement destiné à Kerim que Bond vit sortir de l’ombre en<br />

courant, avec deux hommes à ses trousses. Le second de ces hommes s’arrêta et<br />

<strong>le</strong>va son couteau comme pour <strong>le</strong> lancer, mais Bond tira, l’arme à la hanche, au jugé,<br />

et vit l’homme tomber. L’autre fit demi-tour et s’enfuit à travers <strong>le</strong>s arbres. Kerim mit<br />

un genou en terre à côté de Bond, se débattant avec son automatique.<br />

- Couvrez-moi, cria-t-il. Enrayé au premier coup ! Ce sont ces sacrés Bulgares.<br />

Dieu sait ce qu’ils croient être en train de faire !<br />

Une main prit Bond à la bouche et <strong>le</strong> rejeta en arrière. Avant de tomber, il sentit<br />

une odeur de savon à l’acide phénique et de nicotine. On lui donnait un coup de pied<br />

derrière la nuque. En roulant de côté sur l’herbe, il s’attendait à voir luire un couteau.<br />

Mais <strong>le</strong>s hommes, au nombre de trois, s’en prenaient à Kerim. Tandis que Bond se<br />

redressait sur un genou, il vit <strong>le</strong>s silhouettes brunes trapues s’acharner sur l’homme,<br />

ramassé sur lui-même, qui fit un dernier moulinet avec son pisto<strong>le</strong>t inuti<strong>le</strong> avant de<br />

disparaître sous la masse. Au même instant, Bond se lança en avant et assena la<br />

crosse de son pisto<strong>le</strong>t sur un crâne rasé. Un éclair passa devant ses yeux, et il vit <strong>le</strong><br />

poignard recourbé du tzigane émerger d’un dos qui se sou<strong>le</strong>vait. Aussitôt Kerim fut<br />

sur ses pieds; <strong>le</strong> troisième homme s’enfuyait. Un autre restait debout dans la brèche<br />

du mur, criant un mot, toujours <strong>le</strong> même; et un par un <strong>le</strong>s combattants battaient en<br />

retraite, passaient devant l’homme et regagnaient la route.<br />

- Tirez, James, tirez ! hurla Kerim. C’est Kri<strong>le</strong>ncu !<br />

Il s’élança. Le pisto<strong>le</strong>t de Bond cracha une fois. Mais l’homme avait esquivé en<br />

se jetant de l’autre côté du mur. Une distance de trente mètres, c’est trop pour tirer la<br />

nuit avec un automatique. Tandis que Bond abaissait son pisto<strong>le</strong>t brûlant, on entendit<br />

la pétarade d’un escadron de Lambrettas qui démarrait. Bond écouta un moment <strong>le</strong><br />

bourdonnement de guêpes s’envolant vers <strong>le</strong> bas de la colline. Le si<strong>le</strong>nce ne fut plus<br />

rompu que par <strong>le</strong>s plaintes des b<strong>le</strong>ssés. Bond regarda avec indifférence Kerim et<br />

Vavra, qui avaient poursuivi <strong>le</strong>s fuyards, repasser par la brèche du mur et marcher<br />

au milieu des cadavres. De temps en temps, ils en retournaient un, d’un coup de


pied. Les autres tziganes revenaient un par un de la route. Les femmes <strong>le</strong>s plus<br />

âgées se précipitèrent, sortant de l’ombre pour accueillir <strong>le</strong>urs hommes.<br />

Bond se secoua. A quoi diab<strong>le</strong> tout cela rimait-il ? Dix ou douze hommes<br />

avaient été tués. Pourquoi ? Qui avait-on tenté d’atteindre ? Pas lui, Bond ! Quand il<br />

avait roulé à terre, sans défense, ils étaient passés devant lui et avaient foncé sur<br />

Kerim. C’était la seconde tentative de meurtre dirigée contre celui-ci. L’échauffourée<br />

avait-el<strong>le</strong> quelque rapport avec l’affaire Romanova ? Quel lien pouvait-il y avoir ?<br />

Bond tressaillit. De la hanche, il tira deux fois. Le couteau tomba, inoffensif,<br />

sans avoir atteint <strong>le</strong> dos de Kerim. La silhouette, qui s’était dressée d’entre <strong>le</strong>s morts,<br />

pivota <strong>le</strong>ntement, comme un danseur de bal<strong>le</strong>t, et tomba la figure contre <strong>le</strong> sol. Bond<br />

s’élança. Il était temps. Il avait vu la lame luire à la lumière de la lune et il avait eu<br />

une cib<strong>le</strong> faci<strong>le</strong>. Kerim eut un regard pour <strong>le</strong> corps, en proie aux convulsions de<br />

l’agonie. Il se retourna pour al<strong>le</strong>r à la rencontre de Bond. Celui-ci s’arrêta net :<br />

- Sacré dingue ! dit-il furieux. Ne pouvez-vous pas faire plus attention ? Il vous<br />

faudrait une nourrice !<br />

La colère de Bond venait surtout du fait que c’était lui, il <strong>le</strong> savait, qui attirait ces<br />

dangers sur la tête de Kerim. Bruno fit une grimace, l’air honteux.<br />

- Ça ne va pas, James. Vous m’avez sauvé la vie trop souvent. Nous aurions<br />

pu être amis, mais la distance entre nous est maintenant trop grande. Pardonnezmoi,<br />

mais je ne pourrai jamais vous revaloir cela.<br />

Il retira sa main.<br />

- Ne faites pas l’idiot, Bruno, dit-il en écartant cette pensée. Mon pisto<strong>le</strong>t a<br />

fonctionné, <strong>le</strong> vôtre non, c’est tout. Vous auriez mieux fait d’en avoir un qui<br />

fonctionne. Pour l’amour de Dieu, dites-moi ce que tout cela signifie. Il y a eu trop de<br />

sang versé, ce soir. J’en suis malade. J’ai besoin d’un verre. Allons finir ce raki.<br />

Et il prit <strong>le</strong> bras du gros homme.<br />

Au moment où ils arrivaient près de la tab<strong>le</strong>, couverte des restes du souper, un<br />

cri terrib<strong>le</strong> vint du fond du verger. Bond saisit la crosse de son Beretta. Kerim secoua<br />

la tête :<br />

- Nous allons savoir maintenant à qui <strong>le</strong>s Sans Visage en avaient, dit-il d’un air<br />

sombre. Mes amis sont en train d’élucider cela. Je peux déjà pressentir l’explication<br />

à laquel<strong>le</strong> ils seront conduits. Je crois qu’ils ne me pardonneront jamais de m’être<br />

trouvé ici ce soir. Cinq de <strong>le</strong>urs hommes sont morts.<br />

- Il aurait pu y avoir aussi une femme tuée, dit Bond sans s’émouvoir. A cel<strong>le</strong>-là,<br />

votre présence a sauvé la vie. Ne vous montez pas la tête, Bruno. Ces tziganes<br />

savaient <strong>le</strong>s risques qu’ils couraient, quand ils ont commencé à espionner pour vous<br />

contre <strong>le</strong>s Bulgares. C’était une guerre entre gangs.<br />

Il ajouta un peu d’eau au raki. Tous deux vidèrent <strong>le</strong>ur verre d’un coup. Le chef<br />

tzigane revint. Il essuya la lame de son poignard sur une touffe d’herbe. Il s’assit et<br />

accepta <strong>le</strong> verre de raki que Bond lui tendait. Il paraissait de bonne humeur. Bond<br />

avait l’impression que la batail<strong>le</strong> n’avait pas duré assez à son gré. Le tzigane dit<br />

quelque chose d’un air sournois. Kerim rit dans sa barbe :<br />

- Il dit qu’il vous avait bien jugé. Vous tuez bien. Il veut maintenant que vous<br />

preniez ces deux femmes.<br />

- Dites-lui que, même une, ce serait encore trop pour moi. Mais dites-lui qu’el<strong>le</strong>s<br />

sont bel<strong>le</strong>s. Je serais heureux s’il me faisait la grâce de décider que <strong>le</strong> combat a<br />

abouti à une partie nul<strong>le</strong>. Il aura besoin de ces deux fil<strong>le</strong>s; el<strong>le</strong>s feront des enfants<br />

pour la tribu.<br />

Kerim traduisit. Les femmes regardèrent Bond d’un air revêche et dirent<br />

quelques paro<strong>le</strong>s désagréab<strong>le</strong>s.


- Il dit que vous n’auriez pas dû demander une faveur aussi diffici<strong>le</strong> à accorder.<br />

Il dit que votre cœur est trop tendre pour un bon combattant. Mais il fera ce que vous<br />

demandez.<br />

Le tzigane fit semblant de ne pas remarquer <strong>le</strong> sourire de remerciement de<br />

Bond. Il se mit à par<strong>le</strong>r très vite à Kerim, qui l’écoutait attentivement, l’interrompant<br />

de temps à autre pour lui poser une question. Le nom de Kri<strong>le</strong>ncu fut souvent<br />

prononcé. Kerim répondit. Il avait l’air contrit; il refusa de se rendre aux protestations<br />

de l’autre. Vint une dernière référence à Kri<strong>le</strong>ncu. Kerim se tourna vers Bond :<br />

- Mon ami, dit-il sèchement, c’est curieux, il semb<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s Bulgares aient eu<br />

l’ordre de tuer Vavra et <strong>le</strong> plus grand nombre possib<strong>le</strong> de ses hommes. L’affaire est<br />

claire. Ils savaient que <strong>le</strong> tzigane travaillait pour moi. Ce qu’ils ont fait est simp<strong>le</strong>,<br />

mais un peu radical. Quand il s’agit de tuer, <strong>le</strong>s Russes n’y mettent pas beaucoup de<br />

finesse. Ils aiment <strong>le</strong>s hécatombes. Vavra était l’objectif principal. J’en étais un autre.<br />

Cette déclaration de guerre contre moi reste incompréhensib<strong>le</strong>. Mais il semb<strong>le</strong> qu’on<br />

ne devait pas vous toucher. On avait donné de vous une description précise, pour<br />

éviter toute erreur. C’est étrange. Peut-être désirait-on éviter <strong>le</strong>s complications<br />

diplomatiques. Qui peut savoir ?… L’attaque était bien préparée. Ils sont arrivés au<br />

sommet de la colline par une route circulaire et sont descendus en roue libre, si bien<br />

que nous n’avons rien entendu. L’endroit est désert, et il n’y a pas un agent de<br />

police, à des kilomètres à la ronde. Je me reproche d’avoir traité ces gens trop à la<br />

légère.<br />

Kerim paraissait embarrassé et ennuyé. Il réfléchit.<br />

- Mais maintenant, il est minuit. La Rolls doit être arrivée. Il y a encore quelque<br />

chose au programme avant que nous allions nous coucher. Et il est temps pour nous<br />

de prendre congé. Ces gens ont beaucoup à faire avant <strong>le</strong> <strong>le</strong>ver du jour. Il y a pas<br />

mal de corps à jeter dans <strong>le</strong> Bosphore, et <strong>le</strong> mur doit être réparé. Il faut qu’au jour<br />

toute trace de la bagarre ait disparu. Notre ami vous souhaite une bonne santé. Il dit<br />

que vous devez revenir, que Zora et Vida vous appartiennent jusqu’à ce que <strong>le</strong>urs<br />

seins tombent. Il refuse de m’en vouloir pour ce qui est arrivé. Il dit que je dois<br />

continuer à lui envoyer des Bulgares. Dix ont été tués ce soir. Il en voudrait<br />

quelques-uns de plus. Et maintenant nous devons lui serrer la main et partir. C’est<br />

tout ce qu’il attend de nous. Nous sommes de bons amis, mais nous sommes des<br />

gajos. Et je crois comprendre qu’il ne tient pas à ce que nous voyions ses femmes<br />

p<strong>le</strong>urer <strong>le</strong>urs morts.<br />

Kerim tendit son énorme main. Vavra la saisit, la retint et regarda Kerim dans<br />

<strong>le</strong>s yeux. Pendant un instant ses yeux féroces s’obscurcirent. Puis il lâcha la main et<br />

se tourna vers Bond. Sa main était sèche, rude, épaisse comme la patte d’un animal.<br />

De nouveau ses yeux s’obscurcirent. Il lâcha la main de Bond. Il parla vite et sur un<br />

ton pressant à Kerim, <strong>le</strong>ur tourna <strong>le</strong> dos et s’en retourna dans la direction des arbres.<br />

Tous <strong>le</strong>s tziganes étaient déjà au travail, et nul ne <strong>le</strong>va la tête quand Kerim et<br />

Bond franchirent la brèche du mur. A quelques mètres plus bas sur la route, à<br />

l’entrée du café, la Rolls était là, luisante au clair de lune. Un jeune homme était<br />

assis à côté du chauffeur. Kerim lui fit un geste de la main :<br />

- C’est mon dixième fils. Il s’appel<strong>le</strong> Boris. Je pensais que je pourrais avoir<br />

besoin de lui, et je ne me suis pas trompé.<br />

Le jeune homme se retourna pour dire :<br />

- Bonsoir, monsieur.<br />

Bond reconnut en lui l’un des employés de l’entrepôt. Il était brun et mince<br />

comme <strong>le</strong> secrétaire et ses yeux étaient aussi b<strong>le</strong>us.<br />

La voiture se mit à descendre la colline. Kerim parla en anglais au chauffeur.


- C’est une petite rue à côté du square de l’Hippodrome. Quand nous serons<br />

sur <strong>le</strong> point d’arriver, il faudra avancer sans bruit. Je vous dirai quand il faudra<br />

arrêter. Avez-vous <strong>le</strong>s uniformes et <strong>le</strong>s équipements ?<br />

- Oui, Kerim Bey.<br />

- Très bien. Maintenant al<strong>le</strong>z vite. Il est temps que nous puissions tous al<strong>le</strong>r<br />

nous coucher.<br />

Kerim s’enfonça dans son siège. Il prit une cigarette. Ils se mirent à fumer.<br />

Bond regardait <strong>le</strong>s rues crasseuses et se disait qu’une lumière indigente caractérise<br />

une vil<strong>le</strong> pauvre. Kerim fut quelque temps sans par<strong>le</strong>r.<br />

- Le tzigane a dit que nous avions tous <strong>le</strong>s deux sur nous <strong>le</strong>s ai<strong>le</strong>s de la mort. Il<br />

a dit que je devais me méfier d’un fils des neiges et que vous deviez faire attention à<br />

un homme qui est possédé par la lune. » Il ricana. « Voilà <strong>le</strong> genre de balivernes<br />

qu’ils racontent. Mais il ajoute que Kri<strong>le</strong>ncu n’est ni l’un ni l’autre de ces deux<br />

hommes. Ça, c’est bien !<br />

- Pourquoi ?<br />

- Parce que, Kri<strong>le</strong>ncu, je ne pourrai pas dormir avant de l’avoir tué. Je ne sais si<br />

ce qui est arrivé cette nuit a un rapport quelconque avec vous et votre mission. Ça<br />

m’est égal. Pour une raison ou une autre, on m’a déclaré la guerre. Si je ne tue pas<br />

Kri<strong>le</strong>ncu, à la troisième tentative il m’aura certainement. C’est pourquoi nous<br />

sommes en route, pour <strong>le</strong> rencontrer à Samarra.


19. La bouche de Marilyn Monroe<br />

La voiture allait vite dans <strong>le</strong>s rues désertes. Ils virent des mosquées noyées<br />

dans l’ombre, des minarets éblouissants, passèrent sous l’aqueduc en ruines,<br />

traversèrent <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>vard Ataturk et contournèrent au nord <strong>le</strong>s entrées barricadées<br />

du Grand Bazar. A la Colonne de Constantin, la voiture vira à droite, prit des rues<br />

misérab<strong>le</strong>s et tortueuses qui sentaient l’ordure et déboucha fina<strong>le</strong>ment dans un<br />

grand square, orné de trois colonnes de pierre, qui s’élançaient vers <strong>le</strong> ciel étoilé<br />

comme des fusées spatia<strong>le</strong>s.<br />

- Doucement, dit Kerim à voix basse.<br />

Ils firent <strong>le</strong> tour du square, dans l’ombre des citronniers, descendirent une rue<br />

du côté est; <strong>le</strong> phare situé sous <strong>le</strong> Palais du Sérail <strong>le</strong>ur lança au passage un grand<br />

clin d’œil jaune.<br />

- Arrêtez.<br />

La voiture s’immobilisa dans l’ombre portée par <strong>le</strong>s citronniers. Kerim tendit la<br />

main vers la poignée de la portière.<br />

- Nous ne serons pas longs, James. Asseyez-vous à la place du chauffeur :<br />

« Ben Bey Kerim’in ortagiyim ». Vous pouvez retenir ? Ça veut dire : « Je suis avec<br />

Kerim Bey ». Ils vous laisseront tranquil<strong>le</strong>.<br />

- Merci beaucoup, grogna Bond. Vous al<strong>le</strong>z peut-être trouver ça drô<strong>le</strong>, mais je<br />

vais avec vous. Quand je ne suis pas là, vous ne pouvez éviter de vous mettre dans<br />

<strong>le</strong> pétrin. De toute façon, je veux bien être pendu si je reste là, assis, à essayer de<br />

bluffer <strong>le</strong>s flics. Ce qu’il y a de pire, quand on apprend bien consciencieusement à<br />

prononcer une phrase, c’est qu’on a l’air de connaître la langue. Le flic est capab<strong>le</strong><br />

de remettre ça, avec tout un feu roulant de mots turcs auxquels je ne pigerai rien, et<br />

il flairera quelque chose. Ne discutez pas, Bruno.<br />

- Bon. Mais ne me tenez pas rigueur si ce que je vais faire ne vous plaît qu’à<br />

moitié, dit Kerim un peu embarrassé. Ça va être un meurtre de sang-froid. Dans mon<br />

pays, on laisse <strong>le</strong>s chiens enragés tranquil<strong>le</strong>s tant qu’ils dorment, mais quand ils se<br />

réveil<strong>le</strong>nt pour vous mordre, on tire dessus. On ne <strong>le</strong>s provoque pas en duel. Vous<br />

êtes d’accord ?<br />

- Quoi que vous disiez, j’ai toujours une bal<strong>le</strong> en réserve, si vous ratez votre<br />

coup.<br />

- Alors, venez, dit Kerim, comme à contrecœur. Nous avons pas mal à marcher.<br />

Les deux autres viennent par un autre chemin.<br />

Kerim prit des mains du chauffeur une longue canne et une mal<strong>le</strong>tte de cuir. Il<br />

<strong>le</strong>s lança sur son épau<strong>le</strong> et ils partirent en descendant la rue, dans la lueur jaune<br />

clignotante du phare. Le bruit de <strong>le</strong>urs pas éveillait derrière eux, contre <strong>le</strong>s rideaux de<br />

fer des magasins, un écho caverneux. Il n’y avait pas un chat, et Bond était heureux<br />

de ne pas se trouver seul dans cette longue rue, avec, pour unique perspective, cet<br />

œil sinistre dans <strong>le</strong> lointain.<br />

Dès son arrivée, Istanbul lui avait donné l’impression d’une vil<strong>le</strong> où, dès la<br />

tombée de la nuit, l’horreur jaillit des pierres. Il lui semblait que cet endroit avait été,<br />

au cours des sièc<strong>le</strong>s, tel<strong>le</strong>ment noyé dans <strong>le</strong> sang et dans la vio<strong>le</strong>nce que, dès la<br />

chute du jour, il n’était plus peuplé que de fantômes. L’instinct de Bond lui disait,<br />

comme cela avait été <strong>le</strong> cas pour d’autres voyageurs, qu’Istanbul était une vil<strong>le</strong> dont


il fallait s’estimer heureux de sortir vivant. Ils parvinrent à une ruel<strong>le</strong> puante qui, sur<br />

<strong>le</strong>ur droite, descendait en pente rapide. Kerim s’engagea sur <strong>le</strong>s pavés mal joints.<br />

« Regardez où vous mettez <strong>le</strong>s pieds, dit-il à voix basse. Ordures est un mot poli<br />

pour désigner ce que mes charmants compatriotes jettent dans <strong>le</strong>s rues. »<br />

La lune mettait un ref<strong>le</strong>t argenté sur <strong>le</strong>s pavés humides. Bond s’efforçait de ne<br />

pas respirer. Il posait ses pieds l’un devant l’autre, bien à plat, <strong>le</strong>s genoux ployés,<br />

comme s’il avait descendu une pente neigeuse. Il pensait à son lit d’hôtel, et aux<br />

coussins confortab<strong>le</strong>s de la voiture, là-bas, sous <strong>le</strong>s citronniers à la douce odeur, et il<br />

se demandait quel<strong>le</strong> col<strong>le</strong>ction de puanteurs effrayantes sa mission en cours lui<br />

réservait encore.<br />

Ils s’arrêtèrent au bout de la ruel<strong>le</strong>. Kerim se tourna vers Bond avec un large<br />

sourire satanique. Il lui désigna une masse d’ombre en forme de tour : « Mosquée du<br />

sultan Ahmet. Célèbres fresques byzantines. Désolé de ne pas avoir <strong>le</strong> temps de<br />

mieux vous montrer <strong>le</strong>s beautés de mon pays. » Sans attendre la réponse de Bond, il<br />

tourna brusquement à droite et s’engagea dans un bou<strong>le</strong>vard poussiéreux, bordé de<br />

boutiques modestes, qui descendait jusqu’à la mer de Marmara, qu’on voyait bril<strong>le</strong>r<br />

au loin. Ils marchèrent dix minutes en si<strong>le</strong>nce. Puis Kerim ra<strong>le</strong>ntit et fit signe à Bond<br />

de venir <strong>le</strong> rejoindre dans l’ombre.<br />

- L’opération est simp<strong>le</strong>, dit-il à voix basse. Kri<strong>le</strong>ncu habite plus bas, au bord de<br />

la voie ferrée. » Il fit un geste vague, dans la direction de feux rouges et verts qu’on<br />

voyait à l’extrémité du bou<strong>le</strong>vard. « Il se cache dans une cabane, derrière une<br />

palissade publicitaire. Il y a une porte sur <strong>le</strong> devant de sa cabane, mais aussi une<br />

trappe donnant sur la rue et ménagée dans la palissade. Il croit que personne ne <strong>le</strong><br />

sait. Mes deux hommes vont arriver par la porte, et lui va se glisser à travers la<br />

palissade. Alors, je lui tirerai dessus. Ça va ?<br />

- Puisque vous <strong>le</strong> dites.<br />

Ils descendirent <strong>le</strong> bou<strong>le</strong>vard en frôlant <strong>le</strong>s murs. Au bout de dix minutes, ils<br />

arrivèrent en vue de la palissade, haute de six mètres qui formait comme un mur<br />

coupant la perspective de la rue, au niveau d’un carrefour en forme de T. La lune<br />

éclairait la partie inférieure de la palissade, qui, de <strong>le</strong>ur côté, se trouvait donc<br />

plongée dans l’ombre. Kerim, redoublant de précautions, mettait prudemment un<br />

pied devant l’autre. A environ quatre-vingts mètres de la palissade, l’ombre portée<br />

s’arrêtait et la lune éclairait vivement <strong>le</strong> carrefour. Kerim s’arrêta dans l’embrasure de<br />

la dernière porte qui se trouvait encore dans la zone d’ombre, et il fit arrêter Bond<br />

devant lui, tout contre sa poitrine.<br />

- Maintenant, il faut attendre, murmura-t-il.<br />

Bond entendit Kerim s’affairer derrière lui; il perçut un petit bruit indiquant que<br />

ce dernier venait d’ouvrir <strong>le</strong> couverc<strong>le</strong> de la mal<strong>le</strong>tte de cuir. Un tube d’acier mince et<br />

pesant, d’environ soixante centimètres avec un renf<strong>le</strong>ment à chaque extrémité, vint<br />

se placer dans la main de Bond.<br />

- Sniperscope, objectifs à infrarouges, lui dit Kerim à l’oreil<strong>le</strong>. Permet de voir<br />

dans l’obscurité. Appareil al<strong>le</strong>mand. Jetez un coup d’œil là-bas, à cette grande<br />

affiche de film. Vous voyez ce visage : au-dessous du nez, vous al<strong>le</strong>z distinguer <strong>le</strong><br />

contour d’une trappe. En ligne droite en partant de la boîte à signaux…<br />

Bond prit appui avec son avant-bras sur <strong>le</strong> montant de la porte et é<strong>le</strong>va <strong>le</strong> tube<br />

à la hauteur de son œil droit. Il <strong>le</strong> braqua sur la zone d’obscurité. Lentement, <strong>le</strong> noir<br />

passa au gris. Le contour d’un énorme visage féminin et quelques <strong>le</strong>ttres apparurent.<br />

Bond put lire l’inscription :<br />

NIYAGARA<br />

MARILYN MONROE YE JOSEPH COTTEN


et au-dessous, <strong>le</strong> nom du dessin animé :<br />

BONZO FUTBOLOU<br />

Bond visa au-dessous de la chevelure de Marilyn Monroe, de la falaise du front,<br />

au-dessous des soixante centimètres du nez et des narines profondes comme des<br />

cavernes. Un carré, en effet, apparaissait très légèrement sur l’affiche. Il partait du<br />

dessous du nez et empiétait sur la vaste courbe séduisante des lèvres. La trappe<br />

mesurait près d’un mètre. De là, jusqu’au sol, il y avait un fameux saut à faire.<br />

Bond entendit derrière lui une série de déclics assourdis. Kerim <strong>le</strong>va sa canne.<br />

Comme Bond s’y attendait, c’était une arme à feu, une carabine, dont la crosse<br />

métallique servait en même temps à la manœuvre de la culasse. La bosse trapue<br />

d’un si<strong>le</strong>ncieux avait pris la place du bout caoutchouté.<br />

- Le canon de la nouvel<strong>le</strong> Winchester 88, chuchota Kerim avec fierté.<br />

Assemblée pour moi par un type d’Ankara. Tire la cartouche de 308. La courte. Trois<br />

coups. Passez-moi la lunette. Je veux prendre cette trappe dans ma ligne de mire<br />

avant que mes hommes ne se présentent par l’autre côté à l’entrée de la cabane. Ça<br />

ne vous fait rien, que j’utilise votre épau<strong>le</strong> comme appui ?<br />

- Al<strong>le</strong>z-y, répondit Bond en lui tendant <strong>le</strong> Sniperscope.<br />

Kerim <strong>le</strong> fixa au-dessus du canon et glissa la carabine sur l’épau<strong>le</strong> de Bond.<br />

- J’ai la trappe, chuchota Kerim. Juste au point où Vavra m’a dit qu’el<strong>le</strong> était.<br />

C’est un type bien.<br />

Il abaissa sa carabine au moment où deux agents de police faisaient <strong>le</strong>ur<br />

apparition, à droite du carrefour. Bond se raidit.<br />

- Ne vous inquiétez pas : c’est mon fils et <strong>le</strong> chauffeur.<br />

De ses deux doigts introduits dans sa bouche, il émit un siff<strong>le</strong>ment doux et bref,<br />

pendant une fraction de seconde. L’un des agents fit <strong>le</strong> geste de se placer la main<br />

sur la nuque. Ils tournèrent tous <strong>le</strong>s deux et s’éloignèrent, <strong>le</strong>urs pas retentissant<br />

bruyamment sur <strong>le</strong> pavé.<br />

- Encore quelques minutes, dit Kerim, toujours à voix basse. Il faut qu’ils fassent<br />

<strong>le</strong> tour, pour passer de l’autre côté de cette palissade.<br />

Bond sentit <strong>le</strong> lourd canon de l’arme glisser sur son épau<strong>le</strong> pour se mettre en<br />

position. Le si<strong>le</strong>nce qui régnait sous <strong>le</strong> clair de lune fut rompu par <strong>le</strong> bruit métallique<br />

de la boîte à signaux, derrière la palissade. L’un des bras du signal s’abaissa. Un<br />

point de lumière verte apparut au milieu d’une grappe de feux rouges. Il y eut un<br />

rou<strong>le</strong>ment doux et <strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong> lointain, vers la gauche, près de la pointe du Sérail. Le<br />

bruit se rapprocha, pour devenir <strong>le</strong> halètement puissant d’une machine et <strong>le</strong> cliquetis<br />

grinçant d’une suite de wagons de marchandises mal attelés. Une faib<strong>le</strong> lueur jaune<br />

apparut sur <strong>le</strong> quai à gauche. La locomotive, tirant pénib<strong>le</strong>ment son convoi, fit son<br />

apparition et passa sous la palissade. Le train s’ébranlait <strong>le</strong>ntement et commençait<br />

son voyage de 150 km jusqu’à la frontière grecque. Sa silhouette sombre se<br />

détachait sur la mer d’argent; d’épais nuages de fumée, provenant d’un fuel de<br />

mauvaise qualité, s’é<strong>le</strong>vaient vertica<strong>le</strong>ment dans l’air paisib<strong>le</strong>. La lueur rouge du<br />

wagon de queue brilla un instant, puis disparut. On entendit un rou<strong>le</strong>ment plus grave,<br />

au moment où la machine entrait dans une tranchée, puis deux coups de siff<strong>le</strong>ts<br />

tristes et discordants, à l’approche de la station de Buyuk, à 1 500 mètres de là.<br />

Le rou<strong>le</strong>ment du train s’éteignit. La carabine se fit plus lourde sur l’épau<strong>le</strong> de<br />

Bond. Il se fatiguait <strong>le</strong>s yeux à essayer de voir l’objectif noyé dans l’ombre. Au milieu,<br />

un carré plus sombre se détacha. Bond <strong>le</strong>va la main gauche, pour faire écran entre<br />

ses yeux et la lumière de la lune. A son oreil<strong>le</strong> droite, la voix de Kerim dit, dans un<br />

souff<strong>le</strong> : « Le voici ».


La forme sombre d’un homme émergea de la bouche de l’énorme affiche,<br />

d’entre <strong>le</strong>s grandes lèvres vio<strong>le</strong>ttes entrouvertes et extatiques. La forme resta<br />

suspendue, comme un ver sortant de la bouche d’un cadavre.<br />

L’homme se laissa tomber. Un bateau se dirigeant vers <strong>le</strong> Bosphore mugit dans<br />

la nuit, comme un animal dans un zoo. Bond sentit per<strong>le</strong>r la sueur à son front. Le<br />

canon de l’arme s’inclina, tandis que l’homme faisait un bond si<strong>le</strong>ncieux dans <strong>le</strong>ur<br />

direction.<br />

« Quand il sera sur <strong>le</strong> point de quitter la zone d’ombre, il va se mettre à courir »,<br />

se dit Bond. « Espèce d’idiot, essaie de voir plus loin, en bas… ! »<br />

C’était <strong>le</strong> moment. L’homme se pencha pour partir, d’un bond rapide, et<br />

traverser la rue illuminée. Il allait sortir de l’ombre. Sa jambe droite s’inclina en avant<br />

et son épau<strong>le</strong> pivota pour lui donner de l’élan.<br />

A l’oreil<strong>le</strong> de Bond, il y eut comme <strong>le</strong> claquement d’une hache s’enfonçant dans<br />

un tronc d’arbre. L’homme plongea en avant, <strong>le</strong>s bras en croix. Il y eut un bref « toc »<br />

au moment où son menton, ou son front, heurta <strong>le</strong> sol.<br />

Un étui vide tomba au pied de Bond avec un bruit métallique. Il entendit <strong>le</strong><br />

déclic de la deuxième cartouche pénétrant dans la chambre. Les doigts de l’homme<br />

se crispèrent un moment sur <strong>le</strong>s pavés. Ses souliers frappèrent <strong>le</strong> sol. Puis il resta<br />

étendu, complètement immobi<strong>le</strong>. Kerim eut un grognement; la carabine quitta<br />

l’épau<strong>le</strong> de Bond. Celui-ci entendit Kerim replier l’arme et ranger <strong>le</strong> Sniperscope dans<br />

son étui de cuir.<br />

Bond détourna <strong>le</strong>s yeux de la silhouette gisant sur la chaussée, cel<strong>le</strong> d’un<br />

homme qui avait vécu et qui n’était plus. Il eut un moment d’amertume, contre la vie<br />

qui <strong>le</strong> rendait témoin de pareil<strong>le</strong>s choses. Cette amertume n’était pas dirigée contre<br />

Kerim. Deux fois, ce dernier avait été pris pour cib<strong>le</strong> par l’homme qui gisait là. Dans<br />

un certain sens, cela avait été un long duel, au cours duquel l’homme avait tiré deux<br />

fois, Kerim une seu<strong>le</strong>. Mais celui-ci était <strong>le</strong> plus intelligent des deux, celui qui avait<br />

plus de sang-froid et de chance, et voilà ce qui en était advenu. Mais jamais Bond<br />

n’avait tué de sang-froid et n’avait eu <strong>le</strong> goût de guetter ainsi une proie, ou d’aider<br />

quelqu’un à <strong>le</strong> faire. Kerim lui prit si<strong>le</strong>ncieusement <strong>le</strong> bras. Ils quittèrent <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong><br />

théâtre du drame, en reprenant <strong>le</strong> chemin par <strong>le</strong>quel ils étaient venus. Kerim semblait<br />

deviner <strong>le</strong>s pensées de son compagnon : « La vie est p<strong>le</strong>ine de mort, dit-il avec<br />

philosophie, et el<strong>le</strong> est souvent l’instrument de la mort. Je ne regrette pas d’avoir tué<br />

cet homme. De même que je ne regretterais pas d’avoir tué l’un de ces Russes que<br />

nous avons vus aujourd’hui dans <strong>le</strong>ur bureau. Ce sont des gens inf<strong>le</strong>xib<strong>le</strong>s. Avec<br />

eux, ce que vous n’obtiendrez pas par la force, vous ne l’obtiendrez pas de la<br />

mansuétude. Ils sont tous <strong>le</strong>s mêmes, <strong>le</strong>s Russes. Je voudrais voir votre<br />

gouvernement s’en rendre mieux compte et se montrer ferme avec eux. Simp<strong>le</strong>ment,<br />

de temps en temps, une petite <strong>le</strong>çon de savoir-vivre, comme cel<strong>le</strong> que je <strong>le</strong>ur ai<br />

donnée ce soir. »<br />

- En politique internationa<strong>le</strong>, on n’a pas toujours la chance de pouvoir agir<br />

rapidement et proprement, comme vous l’avez fait ce soir. Et n’oubliez pas que vous<br />

n’avez puni qu’un de <strong>le</strong>urs satellites, un de ces hommes qu’ils trouvent toujours pour<br />

se charger de <strong>le</strong>urs sa<strong>le</strong>s besognes. Remarquez que je suis tout à fait d’accord avec<br />

vous au sujet des Russes. Ils ne comprennent pas du tout la carotte. Il n’y a que <strong>le</strong><br />

bâton. Avant tout, ils sont masochistes. Ils adorent <strong>le</strong> knout. C’est pourquoi ils étaient<br />

si heureux sous Staline. Il <strong>le</strong>ur en donnait. Je ne sais comment ils vont réagir aux<br />

bouts de carottes dont Khrouchtchev et compagnie sont en train de <strong>le</strong>s gaver.<br />

L’ennui, c’est qu’en Ang<strong>le</strong>terre la mode est à la carotte pour tous. Dans <strong>le</strong> pays et à<br />

l’étranger. Nous ne montrons plus <strong>le</strong>s dents – seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s gencives.


Kerim eut un rire amer, mais ne répondit rien. Ils remontaient la ruel<strong>le</strong> puante et<br />

ils étaient trop essoufflés pour par<strong>le</strong>r. Arrivés au sommet, ils se reposèrent un<br />

instant, puis repartirent <strong>le</strong>ntement dans la direction du square de l’Hippodrome.<br />

- Alors, vous me pardonnez pour ce soir ?<br />

Il était curieux d’entendre ce gros homme, habituel<strong>le</strong>ment vio<strong>le</strong>nt, chercher à<br />

être réconforté.<br />

- Vous pardonner ? Mais de quoi ? Ne soyez pas ridicu<strong>le</strong>. » L’intonation de<br />

Bond exprimait l’affection. « Vous avez un boulot à faire, et vous <strong>le</strong> faites. J’ai été<br />

très impressionné. Vous jouissez ici d’un décor exceptionnel. C’est moi qui devrais<br />

vous présenter mes excuses. Il semb<strong>le</strong> que je vous aie attiré pas mal d’ennuis. Et<br />

vous y avez fait face. Quant à moi je n’ai fait que marcher sur vos talons. Je n’ai<br />

absolument pas avancé dans mon boulot principal. « M » va commencer à<br />

s’impatienter. Il y a peut-être un message à l’hôtel.<br />

Kerim raccompagna Bond, alla avec lui jusqu’au bureau. Il n’y avait pas de<br />

message. Kerim lui donna une tape sur l’épau<strong>le</strong> : « Ne vous en faites pas, ami, lui<br />

dit-il sur un ton réconfortant, quand on espère, on déjeune de bon appétit. Gavezvous<br />

d’espoir. Je vous envoie la voiture dans la matinée, et s’il n’y a rien de nouveau,<br />

je trouverai bien quelques aventures à vous proposer, pour passer <strong>le</strong> temps.<br />

Nettoyez votre arme et endormez-vous dessus. Ce sera pour vous deux un repos<br />

bien gagné. »<br />

Bond monta <strong>le</strong>s quelques marches qui conduisaient à sa chambre, ouvrit la<br />

porte et poussa <strong>le</strong> verrou. Le clair de lune filtrait entre <strong>le</strong>s rideaux. Il alluma sur la<br />

coiffeuse <strong>le</strong>s petites lampes voilées de rose, ôta rapidement ses vêtements, passa<br />

dans la sal<strong>le</strong> de bains et resta quelques minutes sous la douche. Il se dit que <strong>le</strong><br />

samedi quatorze avait été beaucoup plus ferti<strong>le</strong> en événements que <strong>le</strong> vendredi<br />

treize. Il se lava <strong>le</strong>s dents, se gargarisa, pour se débarrasser des odeurs de la<br />

journée, éteignit dans la sal<strong>le</strong> de bains et retourna dans sa chambre. Il tira un rideau,<br />

ouvrit toute grande la haute fenêtre et resta là, tenant <strong>le</strong>s rideaux écartés. Il<br />

embrassa du regard la vaste cuvette d’eau en forme de boomerang qui scintillait<br />

sous la lune. Sur son corps nu la brise nocturne était délicieusement fraîche. Il<br />

regarda sa montre : il était deux heures.<br />

Bond bâilla en frissonnant et laissa retomber <strong>le</strong>s rideaux. Il se pencha pour<br />

éteindre <strong>le</strong>s lumières de la coiffeuse. Soudain, il se raidit, son cœur eut un sursaut.<br />

Il y avait eu dans l’ombre, au fond de la chambre, comme un petit rire nerveux,<br />

vite étouffé. Une voix féminine dit :<br />

- Pauvre Monsieur Bond, comme vous devez être fatigué ! Venez-vous<br />

coucher.


20. Noir sur rose<br />

Bond se retourna d’un seul coup. Il parcourut des yeux toute l’étendue du vaste<br />

lit, mais il était encore ébloui par la lumière de la lune. Il traversa la pièce et s’en fut<br />

allumer la lampe de chevet voilée de rose. Sous <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> drap qui recouvrait <strong>le</strong> lit,<br />

on voyait se dessiner la forme longue d’un corps. Des cheveux bruns étaient<br />

répandus sur l’oreil<strong>le</strong>r. On apercevait <strong>le</strong> bout des doigts, qui maintenaient <strong>le</strong> drap sur<br />

<strong>le</strong> visage. Plus bas, <strong>le</strong>s seins se dressaient comme des collines sous la neige.<br />

Bond eut un bref éclat de rire. Il se pencha en avant et tira légèrement <strong>le</strong>s<br />

cheveux répandus sur l’oreil<strong>le</strong>r. Il y eut sous <strong>le</strong> drap un petit cri de protestation. Bond<br />

s’assit sur <strong>le</strong> bord du lit. Après un moment de si<strong>le</strong>nce, un coin du drap se sou<strong>le</strong>va<br />

avec précaution et un grand œil b<strong>le</strong>u se mit à examiner Bond.<br />

- Vous paraissez bien é<strong>le</strong>vé !<br />

Le son de la voix était étouffé par <strong>le</strong> drap.<br />

- Et vous ? Comment êtes-vous venue jusqu’ici ?<br />

- En descendant deux étages. J’habite l’hôtel, moi aussi.<br />

La voix était grave et provocante. Avec un très léger accent.<br />

- Bon. Alors je vais me coucher.<br />

Le drap descendit rapidement jusqu’au menton et la jeune fil<strong>le</strong> se remonta sur<br />

<strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>rs. El<strong>le</strong> rougit.<br />

- Oh non ! Il ne faut pas !<br />

- Mais c’est mon lit. D’ail<strong>le</strong>urs, vous m’avez dit tout à l’heure de me coucher.<br />

Le visage était d’une incroyab<strong>le</strong> beauté. Bond essaya de l’examiner de sangfroid,<br />

et el<strong>le</strong> rougit encore davantage.<br />

- C’était une façon de par<strong>le</strong>r. Pour me présenter.<br />

- Très heureux de faire votre connaissance. Mon nom est James Bond.<br />

- Et <strong>le</strong> mien est Tatiana Romanova ». Le second « a » de Tatiana et <strong>le</strong> premier<br />

de Romanova étaient plus longs et el<strong>le</strong> y faisait porter l’accent tonique. « Mes amis<br />

m’appel<strong>le</strong>nt Tania ».<br />

Il y eut un temps, pendant <strong>le</strong>quel ils s’observèrent, la fil<strong>le</strong> avec curiosité et aussi<br />

avec ce qui aurait pu passer pour un certain soulagement, Bond avec une froide<br />

méfiance. El<strong>le</strong> fut la première à rompre <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

- Vous êtes tout à fait comme sur vos photos. » Et el<strong>le</strong> rougit à nouveau. « Mais<br />

vous devriez mettre quelque chose sur vous. Ça me gêne.<br />

- Vous ne me gênez pas moins. C’est ce qu’on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> « désir sexuel ». Si<br />

j’entre dans <strong>le</strong> lit avec vous, ça n’aura plus aucune importance. Et à ce propos<br />

qu’est-ce que vous avez sur vous, en ce qui vous concerne ?<br />

El<strong>le</strong> baissa un peu <strong>le</strong> drap pour laisser apparaître un ruban de velours noir d’un<br />

demi-centimètre autour du cou : « Ceci. »<br />

Bond plongea dans <strong>le</strong>s yeux b<strong>le</strong>us aguichants. Ils s’ouvraient tout grands,<br />

comme pour demander si, par hasard, ce ruban n’était pas un vêtement convenab<strong>le</strong>.<br />

Bond sentit que son corps échappait à son contrô<strong>le</strong>.<br />

- Le diab<strong>le</strong> vous emporte, Tania. Où sont vos affaires ? Vous n’avez pas pris<br />

l’ascenseur dans cette tenue ?<br />

- Oh non ! ce n’aurait pas été kulturny ! Mes affaires sont sous <strong>le</strong> lit.<br />

- Eh bien, si vous croyez que vous al<strong>le</strong>z quitter cette pièce comme ça… !


Bond s’interrompit au milieu de sa phrase. Il se <strong>le</strong>va du lit pour al<strong>le</strong>r passer une<br />

veste de pyjama de soie b<strong>le</strong>u foncé, qu’il portait sans pantalon pour dormir.<br />

- Ce que vous suggérez n’est pas kulturny.<br />

- Ah non ? » Répondit Bond sur un ton sarcastique. Il revint près du lit,<br />

approcha une chaise, et sourit à l’inconnue. « Dans ce cas, je vais vous dire quelque<br />

chose de kulturny : vous êtes l’une des plus bel<strong>le</strong>s femmes du monde.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> rougit encore une fois, puis <strong>le</strong> regarda avec sérieux : « Vous dites<br />

vrai ?… Je trouve que ma bouche est trop grande. Suis-je aussi bel<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s<br />

occidenta<strong>le</strong>s ? On m’a dit une fois que je ressemblais à Greta Garbo. Est-ce vrai ?<br />

- En mieux, répondit Bond. Il y a plus de lumière sur votre visage. Et votre<br />

bouche n’est pas trop grande. Juste la tail<strong>le</strong> qu’il faut. Pour moi, en tout cas.<br />

- Qu’est-ce que c’est : la lumière sur <strong>le</strong> visage ?… Qu’est-ce que vous entendez<br />

par là ?<br />

Bond voulait surtout dire qu’el<strong>le</strong> n’avait pas l’air d’une espionne russe. El<strong>le</strong><br />

n’avait rien de la réserve soupçonneuse d’une espionne. Rien de sa froideur, de son<br />

esprit calculateur. El<strong>le</strong> donnait une impression d’enthousiasme et de gaieté. Tout<br />

cela se voyait dans <strong>le</strong>s yeux. Il chercha une phrase peu compromettante.<br />

- Vos yeux sont p<strong>le</strong>ins de joie et de gaieté, dit-il timidement.<br />

- C’est curieux, répondit-el<strong>le</strong> avec sérieux. Il n’y a pas beaucoup de joie ni de<br />

gaieté en Russie. On ne par<strong>le</strong> pas de ces choses. Jamais, jusqu’à présent, on n’y<br />

avait fait allusion devant moi.<br />

Gaieté ? Après <strong>le</strong>s deux mois qu’el<strong>le</strong> venait de passer comment pouvait-el<strong>le</strong><br />

avoir encore l’air gai ? Et pourtant, c’était vrai, il y avait dans son cœur quelque<br />

chose de léger. Etait-el<strong>le</strong> d’un naturel frivo<strong>le</strong> ? Ou bien cela avait-il un rapport avec<br />

cet homme qu’el<strong>le</strong> n’avait encore jamais rencontré ? Avec <strong>le</strong> soulagement qu’el<strong>le</strong><br />

éprouvait en <strong>le</strong> voyant, après l’angoisse où el<strong>le</strong> s’était trouvée plongée, à la<br />

perspective de ce qu’el<strong>le</strong> allait avoir à faire ? C’était certainement beaucoup plus<br />

faci<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> ne l’avait craint. Lui rendait tout faci<strong>le</strong>, il mettait l’affaire sur <strong>le</strong> plan de la<br />

plaisanterie, avec <strong>le</strong> piment du danger. Il était terrib<strong>le</strong>ment beau. Et il paraissait très<br />

soigné. Est-ce qu’il lui pardonnerait quand, une fois à Londres, el<strong>le</strong> lui dirait tout ? …<br />

Quand el<strong>le</strong> lui avouerait qu’on l’avait envoyée vers lui pour <strong>le</strong> séduire ? On lui avait<br />

même dit au cours de quel<strong>le</strong> nuit cela devrait avoir lieu, et <strong>le</strong> numéro de la<br />

chambre… Il ne s’en soucierait probab<strong>le</strong>ment guère. Ça ne lui porterait d’ail<strong>le</strong>urs<br />

aucun préjudice. C’était simp<strong>le</strong>ment pour el<strong>le</strong> un moyen d’entrer en Ang<strong>le</strong>terre pour<br />

faire ces fameux rapports. « De la gaieté et de la joie dans <strong>le</strong>s yeux ! » Eh bien,<br />

pourquoi pas ? C’était possib<strong>le</strong>. Cela donnait une merveil<strong>le</strong>use sensation de liberté,<br />

d’être seu<strong>le</strong> avec un homme comme celui-là, et de savoir que cela ne vous exposait<br />

à aucune punition. C’était terrib<strong>le</strong>ment excitant.<br />

- Vous êtes très beau, dit-el<strong>le</strong>. » El<strong>le</strong> chercha une comparaison qui lui serait<br />

agréab<strong>le</strong>. « Vous avez l’air d’un acteur de cinéma américain.<br />

- Juste ciel ! C’est bien la pire insulte qu’on puisse faire à un homme.<br />

El<strong>le</strong> s’empressa de tirer parti de son erreur. Comme c’est curieux, que ce<br />

compliment ne fût pas à sa convenance ! Tout <strong>le</strong> monde, dans l’hémisphère<br />

occidental, n’a-t-il donc pas envie de ressemb<strong>le</strong>r à une étoi<strong>le</strong> de cinéma ?<br />

- Je mentais pour vous faire plaisir, dit-el<strong>le</strong>. En réalité vous ressemb<strong>le</strong>z à mon<br />

héros favori. Il figure dans <strong>le</strong> <strong>livre</strong> d’un auteur russe appelé Lermontov. Je vous en<br />

par<strong>le</strong>rai un jour.<br />

Un jour ? Bond estima qu’il était temps d’en venir aux affaires sérieuses.<br />

- Ecoutez-moi, Tania.


Il essaya de ne pas trop contemp<strong>le</strong>r <strong>le</strong> magnifique visage qui se détachait sur<br />

l’oreil<strong>le</strong>r et de fixer simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> regard à la pointe du menton.<br />

- Cessons de faire <strong>le</strong>s fous et soyons sérieux. Quel est <strong>le</strong> sens de tout cela ?<br />

Avez-vous vraiment l’intention de m’accompagner en Ang<strong>le</strong>terre ?<br />

Il regarda ses yeux. Cela lui fut fatal, car el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s avait de nouveau ouverts tout<br />

grands, et il y découvrit une redoutab<strong>le</strong> expression d’innocence.<br />

- Mais naturel<strong>le</strong>ment !<br />

Cette réponse directe amena chez lui un léger mouvement de recul et il se mit à<br />

la regarder avec une certaine méfiance.<br />

- Etes-vous sûre ?<br />

- Oui.<br />

Les yeux avaient maintenant une expression de sincérité. El<strong>le</strong> avait cessé de<br />

marivauder.<br />

- Vous n’avez pas peur ?<br />

Il vit une ombre passer dans <strong>le</strong> regard. Mais ce n’était pas ce qu’il croyait. El<strong>le</strong><br />

venait de se rappe<strong>le</strong>r qu’el<strong>le</strong> avait un rô<strong>le</strong> à jouer. Il fallait qu’el<strong>le</strong> eût l’air terrifiée par<br />

ce qu’el<strong>le</strong> faisait. Terrifiée. La comédie lui avait paru jusqu’à présent faci<strong>le</strong> à jouer,<br />

mais il n’en était plus tout à fait de même. Comme c’était étrange ! El<strong>le</strong> se décida à<br />

prendre un biais.<br />

- Oui, j’ai peur. Mais plus autant, maintenant. Vous me protégerez. Je savais<br />

d’ail<strong>le</strong>urs que vous <strong>le</strong> feriez.<br />

- Oui, oui, bien sûr !<br />

Bond songea aux parents qu’el<strong>le</strong> avait pu laisser en Russie, mais il chassa<br />

aussitôt cette pensée. Qu’était-il en train de faire ?… La dissuader de <strong>le</strong> suivre ?… Il<br />

s’interdit de penser aux conséquences que ce coup de tête pourrait avoir pour el<strong>le</strong>.<br />

- Vous n’avez pas de souci à vous faire. Je veil<strong>le</strong>rai sur vous.<br />

Et maintenant il devait poser la question qu’il avait esquivée jusque-là. Il<br />

ressentait une gêne ridicu<strong>le</strong>. La fil<strong>le</strong> n’était pas du tout tel<strong>le</strong> qu’il s’attendait à la<br />

trouver. Poser cette question, c’était tout gâcher. Mais c’était indispensab<strong>le</strong>.<br />

- Et cet appareil ?<br />

C’était comme s’il lui avait donné une paire de gif<strong>le</strong>s ! Les yeux de Tania prirent<br />

une expression douloureuse. El<strong>le</strong> était au bord des larmes.<br />

El<strong>le</strong> remonta <strong>le</strong> drap sur sa bouche et parla au travers. Au-dessus du drap, un<br />

regard glacial.<br />

- C’est donc cela que vous vou<strong>le</strong>z ?<br />

- Voyons… écoutez.<br />

Et Bond s’efforçait de prendre un ton détaché :<br />

- Cet appareil n’a rien à faire avec vous et moi. Mes patrons de Londres<br />

tiennent à l’avoir, c’est tout.<br />

Puis il pensa à la sécurité et ajouta d’un air indifférent :<br />

- Ce n’est pas qu’il soit tel<strong>le</strong>ment important. Ils savent déjà tout sur cet appareil,<br />

qu’ils considèrent comme une bel<strong>le</strong> invention russe. Ils veu<strong>le</strong>nt simp<strong>le</strong>ment un<br />

exemplaire pour <strong>le</strong> copier. Vos compatriotes ne copient-ils pas de même <strong>le</strong>s<br />

appareils photographiques, et bien d’autres fabrications étrangères ?<br />

Dieu ! Comme cette explication semblait boiteuse !<br />

- Maintenant, c’est vous qui mentez !…<br />

Et une grosse larme roula d’un des deux grands yeux b<strong>le</strong>us sur la joue<br />

soyeuse, puis sur l’oreil<strong>le</strong>r. El<strong>le</strong> cacha de nouveau ses yeux sous <strong>le</strong> drap.<br />

Bond glissa la main sous <strong>le</strong> drap et la posa sur <strong>le</strong> bras. Celui-ci fut retiré avec<br />

colère.


- Au diab<strong>le</strong> cette sacrée machine ! Finit-il par dire avec impatience. Mais, bon<br />

sang, Tania, vous devez savoir qu’on m’a chargé d’un travail. Faites la réponse que<br />

vous voudrez, et puis nous cesserons d’y penser. Nous avons bien d’autres sujets de<br />

conversation. Nous devons, par exemp<strong>le</strong>, arranger notre voyage et tout ce qui<br />

s’ensuit. Bien sûr, mes patrons s’intéressent à l’appareil, sinon ils ne m’auraient pas<br />

envoyé jusqu’ici pour que je vous ramène, l’un et l’autre.<br />

Tatiana tamponna ses yeux avec <strong>le</strong> drap; puis, brusquement, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> rabattit<br />

jusqu’à ses épau<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> savait qu’el<strong>le</strong> avait été sur <strong>le</strong> point d’oublier sa mission.<br />

C’est précisément ce qui était arrivé… Mais si seu<strong>le</strong>ment il avait dit : la machine,<br />

c’est sans importance, du moment que vous venez avec moi ! Il ne fallait pas en<br />

espérer tant. L’homme avait raison : il avait son boulot, el<strong>le</strong> avait <strong>le</strong> sien. El<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

regarda avec calme :<br />

- Je l’apporterai. N’ayez crainte. Mais ne parlons plus de cela. A vous d’écouter.<br />

El<strong>le</strong> se remonta un peu sur <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>rs.<br />

- Il faut que nous partions ce soir.<br />

La <strong>le</strong>çon apprise lui revenait en mémoire :<br />

- C’est notre seu<strong>le</strong> chance. Ce soir je suis de service de nuit à partir de six<br />

heures. Je serai seu<strong>le</strong> au bureau et je prendrai <strong>le</strong> Spektor.<br />

Les yeux de Bond se rétrécirent. Son esprit se mit à galoper, à la pensée de<br />

tous <strong>le</strong>s problèmes auxquels il allait devoir faire face. Où cacher la fil<strong>le</strong> ? Comment<br />

l’embarquer à bord du premier avion, quand la disparition du Spektor aurait été<br />

constatée ? Ç’allait être joliment risqué ! Les autres ne recu<strong>le</strong>raient devant rien pour<br />

rattraper la fil<strong>le</strong> et l’appareil. Ils bloqueraient <strong>le</strong>s routes menant à l’aéroport. Ils<br />

mettraient une bombe dans l’avion. Ils feraient n’importe quoi.<br />

- C’est merveil<strong>le</strong>ux, Tania, dit-il sur un ton très naturel. Nous resterons cachés<br />

jusqu’à demain matin et nous prendrons <strong>le</strong> premier avion.<br />

- Ne faites pas la bête. » Tatiana savait qu’el<strong>le</strong> allait maintenant avoir un rô<strong>le</strong><br />

diffici<strong>le</strong> à jouer. « Nous prendrons <strong>le</strong> train : l’Orient-Express, qui part ce soir à neuf<br />

heures. Vous croyez donc que je n’ai pas réfléchi à tout cela ? Je ne resterai pas à<br />

Istanbul une minute de plus que ce qui sera nécessaire. Nous aurons passé la<br />

frontière au <strong>le</strong>ver du jour. Vous devez vous procurer <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts et un passeport. Je<br />

voyagerai en me faisant passer pour votre femme. » El<strong>le</strong> regarda d’un air heureux :<br />

« Ça me plaira. Dans un de ces “coupés” dont on par<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s <strong>livre</strong>s… Ce doit être<br />

très confortab<strong>le</strong>. Comme une petite maison roulante. Dans la journée, nous<br />

par<strong>le</strong>rons, nous lirons. Et la nuit vous resterez dans <strong>le</strong> couloir, à la porte de notre<br />

maison, pour monter la garde.<br />

- Diab<strong>le</strong> ! bien sûr que je <strong>le</strong> ferai, dit Bond. Mais écoutez-moi Tania. C’est<br />

insensé. Ils ne peuvent pas ne pas nous coincer quelque part. Il y a quatre jours et<br />

cinq nuits de voyage, pour al<strong>le</strong>r jusqu’à Londres par ce train. Il faut penser à autre<br />

chose.<br />

- Non, dit-el<strong>le</strong> posément. Je ne partirai que comme cela. Si vous êtes malin,<br />

comment pourront-ils nous trouver ?<br />

« Mon Dieu ! se disait-el<strong>le</strong>. Pourquoi ont-ils tant insisté au sujet de ce train.<br />

Mais ils ont été formels. » C’était l’endroit rêvé pour des amoureux, avaient-ils dit.<br />

El<strong>le</strong> aurait quatre jours pour se faire aimer de lui. Et quand ils seraient parvenus à<br />

Londres, la vie deviendrait faci<strong>le</strong> pour el<strong>le</strong>. Il la protégerait. Autrement, s’ils allaient à<br />

Londres par avion, on la mettrait en prison dès son arrivée. Ces quatre jours étaient<br />

indispensab<strong>le</strong>s. Et attention ! El<strong>le</strong> était prévenue : il y aurait dans <strong>le</strong> train des gens à<br />

eux, pour s’assurer qu’el<strong>le</strong> ne s’enfuirait pas. Qu’el<strong>le</strong> prît donc bien garde et qu’el<strong>le</strong><br />

obéît aux ordres ! Oh ! Mon Dieu, il lui tardait maintenant de se trouver avec Bond


pendant quatre jours dans cette petite maison roulante ! C’était par devoir qu’el<strong>le</strong><br />

l’avait conduit à cette solution. C’était maintenant son désir passionné de la voir se<br />

réaliser.<br />

El<strong>le</strong> guettait l’expression de physionomie de Bond. El<strong>le</strong> avait envie de lui tendre<br />

la main pour <strong>le</strong> rassurer, de lui dire que tout irait bien. Lui affirmer que c’était une<br />

konspiratsia inoffensive pour la faire entrer en Ang<strong>le</strong>terre, qu’il ne <strong>le</strong>ur serait fait<br />

aucun mal, car ce n’était pas l’objectif du complot.<br />

- Bon, je continue à trouver cela insensé, dit Bond, en se demandant déjà<br />

quel<strong>le</strong> serait la réaction de « M ». Mais je pense que cela pourra marcher. J’ai <strong>le</strong><br />

passeport. J’aurai besoin d’un visa yougoslave », dit-il en la regardant d’un air<br />

grave : « Vous ne pensez tout de même pas que je vais prendre la partie du train qui<br />

traverse la Bulgarie ? Ou alors je croirai que vous vou<strong>le</strong>z me kidnapper.<br />

- Mais bien sûr, dit Tatiana avec un petit rire étouffé. C’est exactement ce que je<br />

veux faire.<br />

- Maintenant, taisons-nous, Tania. Il faut que je prépare tout cela. Je vais<br />

prendre <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts et demander à l’un de nos hommes de nous accompagner. A tout<br />

hasard. C’est un type charmant. Il vous plaira. Votre nom est Caroline Somerset. Ne<br />

l’oubliez pas. Comment vous rendrez-vous au train ?<br />

- Karolin Siomerset. » La jeune fil<strong>le</strong> répétait ce nom. « C’est un joli nom. Et vous<br />

êtes Monsieur Siomerset. » El<strong>le</strong> rit gaiement. « C’est amusant. Ne vous faites pas de<br />

mauvais sang pour moi. Je prendrai <strong>le</strong> train juste avant <strong>le</strong> départ. C’est à la gare<br />

Sirkeci. Je sais où c’est. C’est donc entendu. Et ne nous faisons plus de mauvais<br />

sang.<br />

- Supposons que vous manquiez de cran au dernier moment… Qu’ils vous<br />

surprennent…<br />

Bond était soudain un peu inquiet, de voir la jeune fil<strong>le</strong> aussi confiante.<br />

Comment pouvait-el<strong>le</strong> être aussi sûre de son fait ? Un petit tressail<strong>le</strong>ment<br />

d’inquiétude, quelque chose qui ressemblait à un léger soupçon, lui parcourut<br />

l’échine.<br />

- Avant de vous voir, j’avais peur. Maintenant, non.<br />

Tatiana essayait de se persuader que c’était là la vérité. D’une certaine façon,<br />

ce n’était pas loin de l’être.<br />

- Maintenant, je sais que je ne manquerai pas de cran, comme vous dites. Ils ne<br />

peuvent pas me prendre. Je laisserai mes affaires à l’hôtel et j’emporterai au bureau<br />

mon sac de tous <strong>le</strong>s jours. Il n’y a que mon manteau de fourrure que je ne veux pas<br />

<strong>le</strong>ur laisser. Je l’aime trop. Mais c’est demain dimanche, et ce sera une raison<br />

valab<strong>le</strong> de <strong>le</strong> mettre ce soir, en allant prendre mon service. A huit heures et demie, je<br />

sortirai et je me ferai conduire à la gare en taxi. Et maintenant, il faut que vous<br />

cessiez tout de suite d’avoir l’air préoccupé. » D’un mouvement spontané, mais aussi<br />

parce qu’el<strong>le</strong> devait <strong>le</strong> faire, el<strong>le</strong> tendit une main vers lui : « Dites que vous êtes<br />

content. »<br />

Bond alla s’asseoir sur <strong>le</strong> bord du lit. Il prit la main de Tania et la regarda dans<br />

<strong>le</strong>s yeux. « Mon Dieu, se disait-il, j’espère que tout est bien ainsi ! J’espère que ce<br />

plan insensé réussira. Cette fil<strong>le</strong> merveil<strong>le</strong>use tricherait-el<strong>le</strong> ? Est-el<strong>le</strong> sincère ? Estel<strong>le</strong><br />

ce qu’el<strong>le</strong> paraît être ? » Ses yeux ne disaient qu’une chose, qu’el<strong>le</strong> était<br />

heureuse, qu’el<strong>le</strong> voulait qu’il l’aimât, qu’el<strong>le</strong> était surprise de ce qu’il lui arrivait.<br />

L’autre main de Tatiana vint <strong>le</strong> prendre par <strong>le</strong> cou et l’attira impétueusement vers<br />

el<strong>le</strong>. Tout d’abord, sa bouche trembla sous cel<strong>le</strong> de Bond. Puis, emportée par un<br />

élan passionné, el<strong>le</strong> s’abandonna dans un baiser sans fin.


Bond s’agenouilla au bord du lit. Sans interrompre <strong>le</strong>ur baiser, il saisit <strong>le</strong> sein<br />

gauche de Tania, et sentit <strong>le</strong> mamelon se durcir de désir. Sa main descendit, caressa<br />

<strong>le</strong> ventre plat. Les jambes de Tatiana s’agitèrent langoureusement. El<strong>le</strong> gémit<br />

doucement. Sa bouche quitta cel<strong>le</strong> de Bond. Sous <strong>le</strong>s yeux fermés, <strong>le</strong>s longs cils<br />

frissonnaient comme des ai<strong>le</strong>s de colibri. Bond saisit <strong>le</strong> haut du drap et <strong>le</strong> rabattit<br />

jusqu’au pied du lit. El<strong>le</strong> ne portait rien d’autre que <strong>le</strong> ruban de velours noir autour du<br />

cou, et des bas de soie noire, roulés au-dessus des genoux. Ses bras enlacèrent<br />

Bond.<br />

Au-dessus d’eux, sans qu’ils s’en doutassent ni l’un ni l’autre, derrière <strong>le</strong> faux<br />

miroir encadré d’or placé à la tête du lit, <strong>le</strong>s deux photographes de SMERSH se<br />

serraient dans la minuscu<strong>le</strong> cabine de voyeur, où tant d’amis du propriétaire avaient<br />

déjà assisté à la nuit de noces des clients, qui occupaient la chambre d’apparat du<br />

Kristal Palas. Les chasseurs d’images regardaient se former, se rompre et se<br />

reformer encore <strong>le</strong>s arabesques passionnées de ces deux corps. Les mouvements<br />

d’horlogerie des caméras ronronnaient doucement, tandis que la respiration des<br />

deux hommes, bouche ouverte, se faisait plus courte, ha<strong>le</strong>tante, et que la sueur de<br />

l’excitation ruisselait de <strong>le</strong>urs faces bouffies, au-dessus de <strong>le</strong>urs cols crasseux.


21. Orient-express<br />

Il y a de grands rapides, chacun de son côté, qui desservent toute l’Europe.<br />

Mais trois fois par semaine, l’Orient-Express franchit encore, dans un bruit de<br />

tonnerre, <strong>le</strong>s 3 045 kilomètres de rails miroitants qui séparent Istanbul de Paris.<br />

Sous <strong>le</strong>s lampes à arc, la longue locomotive al<strong>le</strong>mande ha<strong>le</strong>tait, avec la<br />

respiration laborieuse d’un dragon sur <strong>le</strong> point de mourir d’une crise d’asthme.<br />

Chaque soupir menaçait d’être <strong>le</strong> dernier. Puis il en venait un autre. Des jets de<br />

vapeur s’échappaient des joints d’accoup<strong>le</strong>ment des wagons et se dispersaient<br />

rapidement, dans l’air de cette chaude soirée du mois d’août. L’Orient-Express était<br />

<strong>le</strong> seul train sous pression dans l’affreux terrier, à l’architecture rudimentaire, qu’est<br />

la gare principa<strong>le</strong> d’Istanbul. Sur <strong>le</strong>s autres voies, des trains vides, abandonnés sans<br />

machine, attendaient <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain. Seuls, la voie n°3 et son quai s’exaltaient de la<br />

tragique poésie des grands départs.<br />

Une plaque de bronze massif était fixée au flanc du wagon b<strong>le</strong>u foncé :<br />

COMPAGNIE INTERNATIONALE DES WAGONS-LITS ET DES GRANDS<br />

EXPRESS EUROPEENS. Au-dessous, engagée dans des rainures métalliques, une<br />

pancarte annonçait, en capita<strong>le</strong>s noires sur fond blanc, ORIENT-EXPRESS, et audessous,<br />

sur trois lignes :<br />

ISTANBUL THESSALONIKI BEOGRAD<br />

VENEZIA MILAN<br />

LAUSANNE PARIS<br />

James Bond eut un regard distrait pour l’une des plus romanesques pancartes<br />

du monde. Pour la dixième fois, il regarda sa montre : 20 h 51. Ses yeux retournèrent<br />

à la pancarte : toutes ces vil<strong>le</strong>s étaient inscrites dans l’orthographe de <strong>le</strong>ur propre<br />

pays, sauf une : MILAN. Pourquoi pas MILANO ?… Bond prit son mouchoir et<br />

s’épongea. Où diab<strong>le</strong> était cette fil<strong>le</strong> ? L’avait-on attrapée ? S’était-el<strong>le</strong> ravisée ?<br />

Avait-il été trop brutal la nuit d’avant, ou plutôt ce matin-même, dans <strong>le</strong> grand lit ?<br />

20 h 55. Le halètement tranquil<strong>le</strong> de la locomotive s’était arrêté. Lui succédait<br />

un « OUOUSCH ! » retentissant, au moment où la soupape automatique laissait<br />

échapper l’excès de vapeur. Bond observait <strong>le</strong> chef de gare. A une centaine de<br />

mètres de là, ce fonctionnaire, au milieu de la fou<strong>le</strong> fourmillante, <strong>le</strong>vait <strong>le</strong> bras, pour<br />

faire signe au mécanicien et au chauffeur, et se mettait à remonter <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong> long<br />

du train, claquant <strong>le</strong>s portières des troisièmes classes, placées en tête. Les<br />

voyageurs, pour la plupart des paysans qui rentraient en Grèce après avoir passé <strong>le</strong><br />

dimanche avec des parents en Turquie, se penchèrent aux portières et se mirent à<br />

baragouiner, en s’adressant à la fou<strong>le</strong> caquetante qui s’agitait sur <strong>le</strong> quai. Au-dessus,<br />

là où la lumière des lampes à arc s’estompait, pour faire place à la nuit, et où l’on<br />

voyait apparaître <strong>le</strong>s étoi<strong>le</strong>s dans l’ouverture en croissant, délimitée par <strong>le</strong> toit voûté<br />

de la gare, Bond vit une lumière rouge virer au vert.<br />

Le chef de gare se rapprochait. L’employé des wagons-lits en uniforme marron<br />

vint donner une petite tape sur <strong>le</strong> bras de Bond : « En voiture, s’il vous plaît ». Deux<br />

Turcs cossus embrassèrent <strong>le</strong>urs maîtresses, el<strong>le</strong>s étaient trop jolies pour être des<br />

épouses légitimes et, dans un feu roulant de recommandations mêlées de rires,<br />

sautèrent sur <strong>le</strong> petit escabeau métallique et escaladèrent <strong>le</strong>s deux marches du<br />

wagon. Il n’y avait pas sur <strong>le</strong> quai d’autres voyageurs pour <strong>le</strong>s wagons-lits. Le


contrô<strong>le</strong>ur, avec un regard d’impatience vers <strong>le</strong> grand Anglais, ramassa l’escabeau et<br />

grimpa dans <strong>le</strong> wagon.<br />

Le chef de gare s’approchait, continuant son travail méthodique. Encore deux<br />

wagons, <strong>le</strong>s voitures de première et de seconde classes. Et alors, arrivant au gardefrein,<br />

l’homme lèverait son drapeau vert crasseux.<br />

On ne voyait aucune silhouette venant du guichet et se hâtant sur <strong>le</strong> quai. Très<br />

haut au-dessus du guichet, près du toit, la petite aiguil<strong>le</strong> de la grande horloge<br />

lumineuse fit un saut, pour venir se placer sur <strong>le</strong> chiffre neuf.<br />

Bond entendit une glace se baisser au-dessus de sa tête. Il <strong>le</strong>va la tête et<br />

trouva immédiatement un peu gros <strong>le</strong> truc du voi<strong>le</strong> noir. Cette idée de dissimu<strong>le</strong>r ainsi<br />

des lèvres sensuel<strong>le</strong>s et des yeux b<strong>le</strong>us pétillants !… Une idée d’« amateur ».<br />

- Vite !<br />

Le train s’ébranlait. Bond saisit la rampe et sauta sur la première marche.<br />

L’employé tenait toujours la porte ouverte. Bond entra sans se presser.<br />

- Madame était en retard, dit l’employé. El<strong>le</strong> est venue par <strong>le</strong> couloir. El<strong>le</strong> a dû<br />

monter dans la dernière voiture.<br />

Bond suivit <strong>le</strong> couloir garni de tapis jusqu’au coupé du centre. Il y avait sur <strong>le</strong><br />

losange de métal blanc un chiffre 8 au-dessus d’un 7. La porte était entrebâillée.<br />

Bond entra et referma derrière lui. La jeune fil<strong>le</strong> avait retiré son voi<strong>le</strong> et son chapeau<br />

de pail<strong>le</strong> noire. El<strong>le</strong> était assise dans un coin côté fenêtre. Son long manteau de<br />

martre lustrée glissant de ses épau<strong>le</strong>s, laissait apparaître une robe de shantung<br />

naturel avec une jupe plissée, des bas de nylon, cou<strong>le</strong>ur miel, une ceinture et des<br />

souliers de crocodi<strong>le</strong> noir. El<strong>le</strong> paraissait calme.<br />

- Vous n’aviez pas confiance, James ?<br />

- Tania, dit-il en s’asseyant auprès d’el<strong>le</strong>, s’il y avait un peu plus de place, je<br />

vous retournerais sur mon genou pour vous flanquer une fessée. Vous avez failli me<br />

donner une maladie de cœur. Qu’est-il arrivé ?<br />

- Rien, dit Tatiana, d’un air innocent. Que pouvait-il arriver ? J’avais dit que je<br />

serais là et je suis là. Vous n’avez pas confiance. Puisque je suis sûre que ma dot<br />

vous intéresse plus que moi, el<strong>le</strong> est là-haut.<br />

Bond jeta un coup d’œil. Deux petites valises se trouvaient dans <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>t à côté<br />

de la sienne.<br />

- Dieu merci, vous êtes saine et sauve ! dit-il en lui prenant la main.<br />

El<strong>le</strong> vit dans ses yeux quelque chose qui la rassura : peut-être une vague<br />

expression de culpabilité, parce qu’il s’était avoué à lui-même que la machine<br />

l’intéressait plus que la fil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> garda la main de Bond et s’enfonça dans son coin<br />

d’un air satisfait. Le train faisait <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong> tour de la pointe du Sérail, en poussant<br />

des coups de siff<strong>le</strong>t stridents. Le phare illuminait <strong>le</strong>s toits des tristes cabanes qui<br />

bordent la voie ferrée. De sa main libre, Bond prit une cigarette et l’alluma. Il pensa<br />

qu’ils n’allaient pas tarder à dépasser la grande affiche derrière laquel<strong>le</strong> Kri<strong>le</strong>ncu<br />

avait vécu ou il vivait encore vingt-quatre heures plus tôt. Bond revit la scène dans<br />

ses moindres détails. Le croisement des deux routes blanches sous la lune, <strong>le</strong>s deux<br />

hommes dans l’ombre, l’homme condamné émergeant des lèvres purpurines…<br />

La jeune fil<strong>le</strong> contemplait avec tendresse <strong>le</strong> visage de son compagnon. Quel<strong>le</strong>s<br />

étaient <strong>le</strong>s pensées de cet homme ? Que se passait-il derrière ces deux yeux froids<br />

gris b<strong>le</strong>u, qui s’adoucissaient parfois et qui dans d’autres occasions, comme cela<br />

s’était produit la nuit d’avant, avant que la passion masculine ne s’assouvît dans <strong>le</strong>s<br />

bras de la fil<strong>le</strong>, se mettaient à bril<strong>le</strong>r comme des diamants ? Maintenant ils étaient<br />

sombres, absorbés dans <strong>le</strong>urs pensées. Se faisait-il du souci pour el<strong>le</strong> et lui ? Pour<br />

<strong>le</strong>ur sécurité ? Si el<strong>le</strong> avait seu<strong>le</strong>ment pu lui dire qu’il n’y avait rien à craindre, qu’il


était simp<strong>le</strong>ment son passeport pour entrer en Ang<strong>le</strong>terre ? Lui, mais aussi la lourde<br />

valise que <strong>le</strong> Chef de la Délégation avait remise ce soir à Tatiana dans son bureau :<br />

« Voici avait-il dit, votre passeport pour l’Ang<strong>le</strong>terre, Caporal. Regardez ». Et il avait<br />

défait la fermeture éclair. Un véritab<strong>le</strong> Spektor, tout neuf « Veil<strong>le</strong>z absolument à ne<br />

pas ouvrir de nouveau cette valise, et à ne pas la laisser en dehors de votre<br />

compartiment, jusqu’à ce que vous soyez arrivée à destination. Sinon, cet Anglais<br />

vous la prendra et vous jettera sur <strong>le</strong> ballast. C’est cette machine qu’il veut. Ne la<br />

laissez pas prendre sans vous, ou vous aurez manqué à votre mission. C’est<br />

compris ? »<br />

Un signal se dessina dans <strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong> b<strong>le</strong>u. Tatiana regarda Bond se <strong>le</strong>ver,<br />

ouvrir la fenêtre et se pencher dans l’obscurité. Leurs corps étaient voisins. El<strong>le</strong><br />

approcha son genou jusqu’à <strong>le</strong> toucher. Comme el<strong>le</strong> était extraordinaire, cette<br />

tendresse passionnée qui s’était emparée d’el<strong>le</strong> depuis la veil<strong>le</strong> au soir, pour l’avoir<br />

aperçu nu, debout devant la fenêtre, <strong>le</strong>s bras <strong>le</strong>vés, en train d’ouvrir <strong>le</strong>s rideaux, pour<br />

avoir vu de profil, à la lueur blafarde de la lune, son visage résolu sous <strong>le</strong>s cheveux<br />

en broussail<strong>le</strong> ! Puis ç’avait été l’extraordinaire fusion de <strong>le</strong>urs regards et de <strong>le</strong>urs<br />

corps, la flamme qui s’était allumée soudain entre eux, entre deux agents secrets,<br />

lancés l’un vers l’autre par deux camps ennemis, qu’un monde sépare, antagonistes<br />

par profession et cependant, sur l’ordre de <strong>le</strong>urs chefs, transformés en amants…<br />

Tatiana saisit <strong>le</strong> bas du veston et tira. Bond referma la fenêtre et se tourna vers el<strong>le</strong>.<br />

Il lui sourit. Il lut dans ses yeux. Il se pencha, posa ses mains sur sa fourrure, à<br />

l’endroit des seins et l’embrassa furieusement. Tatiana se renversa l’entraînant avec<br />

el<strong>le</strong>. On frappa doucement deux coups à la porte. Il tira son mouchoir et se hâta<br />

d’essuyer <strong>le</strong> rouge sur ses lèvres. « Ce doit être mon ami Kerim, dit-il. Il faut que je<br />

lui par<strong>le</strong>. Je vais dire à l’employé de faire <strong>le</strong>s lits. Restez-là, pendant ce temps. Je ne<br />

serai pas long. Je serai près de la porte. » Il se pencha, toucha la main de Tatiana,<br />

eut un regard pour ses grands yeux et pour sa bouche triste, entrouverte. « Nous<br />

aurons toute la nuit pour nous. Il faut tout d’abord que je veil<strong>le</strong> à notre sécurité. » Il<br />

ouvrit <strong>le</strong> loquet et se glissa dehors. L’énorme masse de Bruno Kerim obstruait <strong>le</strong><br />

couloir. Appuyé à la barre de cuivre, il regardait d’un œil morose, tout en fumant,<br />

s’éloigner la mer de Marmara. Car <strong>le</strong> train quittait la côte pour s’enfoncer en<br />

serpentant à l’intérieur dans la direction du nord. Bond vint s’appuyer à la barre à<br />

côté de Kerim. Celui-ci regarda <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t du visage de Bond dans la vitre sombre et dit<br />

à voix basse : « Les nouvel<strong>le</strong>s ne sont pas bonnes. Il y en a trois dans <strong>le</strong> train. »<br />

- Ah ! s’exclama Bond, tandis qu’une décharge é<strong>le</strong>ctrique lui parcourait l’échine.<br />

- Ce sont <strong>le</strong>s trois étrangers que nous avons vus dans <strong>le</strong>ur bureau. De toute<br />

évidence, ils vous suivent, vous et la fil<strong>le</strong>. Cela prouverait qu’el<strong>le</strong> joue doub<strong>le</strong> jeu.<br />

Non ?<br />

Bond restait calme. Ainsi la fil<strong>le</strong> était utilisée comme appât. Et cependant…<br />

Non, zut ! El<strong>le</strong> ne pouvait pas jouer un rô<strong>le</strong> actif, ce n’était pas possib<strong>le</strong> ! Et la<br />

machine à décoder ?… Peut-être, après tout, cette machine ne se trouvait-el<strong>le</strong> pas<br />

dans la valise. « Une minute », dit-il. Il se retourna, frappa doucement à la porte. Il<br />

entendit qu’on ouvrait, qu’on retirait la chaîne. Il entra et ferma la porte. El<strong>le</strong> parut<br />

surprise. El<strong>le</strong> avait cru que c’était l’employé qui venait faire <strong>le</strong>s lits.<br />

- Vous avez fini ? demanda-t-el<strong>le</strong> avec un sourire radieux.<br />

- Asseyez-vous, Tatiana, il faut que je vous par<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> vit alors <strong>le</strong> visage froid de Bond et son sourire s’évanouit. Obéissante, el<strong>le</strong><br />

s’assit, <strong>le</strong>s mains posées sur <strong>le</strong>s genoux. Bond restait debout près d’el<strong>le</strong>.<br />

Qu’exprimait <strong>le</strong> visage de la fil<strong>le</strong> ? La culpabilité ou la peur ?… Non, seu<strong>le</strong>ment la<br />

surprise et la froideur, pour se conformer à son attitude à lui.


- Ecoutez, Tatiana, dit-il d’une voix sévère. Il arrive une chose. Il faut que je voie<br />

dans votre sac si la machine s’y trouve bien.<br />

- Descendez-<strong>le</strong> et regardez, répondit-el<strong>le</strong> d’un air indifférent.<br />

El<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s yeux baissés. Ainsi, cela allait se passer comme <strong>le</strong> chef <strong>le</strong> lui avait<br />

dit ! Ils allaient prendre la machine et la chasser, peut-être même la jeter sur la voie.<br />

Ô Dieu ! cet homme allait-il lui faire cela ? Bond descendit la lourde valise et la posa<br />

sur la banquette. Il tira la fermeture éclair et regarda à l’intérieur. Oui, il y avait bien<br />

une boîte de métal laquée gris, avec trois rangées de touches plates, un peu comme<br />

une machine à écrire. Il tendit la valise : « C’est bien un Spektor ? »<br />

El<strong>le</strong> regarda d’un air indifférent et dit : « Oui ».<br />

Bond referma <strong>le</strong> sac et <strong>le</strong> replaça dans <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>t. Il s’assit à côté de la jeune fil<strong>le</strong> :<br />

- Il y a trois hommes de MGB dans <strong>le</strong> train. Nous savons qu’il s’agit de ceux qui<br />

sont arrivés à votre centre lundi. Que font-ils ici, Tatiana ?<br />

Bond parlait d’une voix douce, mais il guettait la moindre des réactions de sa<br />

compagne.<br />

El<strong>le</strong> <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux. Ils étaient p<strong>le</strong>ins de larmes. Etaient-ce <strong>le</strong>s larmes d’un enfant<br />

pris sur <strong>le</strong> fait ? Mais il n’y avait sur son visage aucune expression de culpabilité. El<strong>le</strong><br />

paraissait simp<strong>le</strong>ment terrifiée. El<strong>le</strong> lui tendit la main, puis la retira :<br />

- Vous n’al<strong>le</strong>z pas me jeter sur la voie, maintenant que vous avez la machine ?<br />

- Bien sûr que non ! répondit Bond avec un mouvement d’impatience. Ne soyez<br />

pas idiote. Mais il faut que nous sachions ce que ces hommes font là. A quoi est-ce<br />

que cela rime ? Vous saviez qu’ils devaient se trouver dans <strong>le</strong> train ?<br />

Il essaya de découvrir quelque indice dans son attitude. Il n’y vit qu’un profond<br />

soulagement. Et quoi d’autre ?… Un air de calcul ? Des réticences ?… Oui, el<strong>le</strong><br />

cachait quelque chose ! Mais quoi ? Tatiana paraissait réfléchir. Soudain, el<strong>le</strong> essuya<br />

ses yeux, du revers de sa main. El<strong>le</strong> se pencha en avant, mit sur son genou une<br />

main humide de larmes. El<strong>le</strong> regarda Bond dans <strong>le</strong>s yeux, faisant tout son possib<strong>le</strong><br />

pour être crue.<br />

- James, dit-el<strong>le</strong>, je ne savais pas que ces hommes étaient dans <strong>le</strong> train. On<br />

m’avait dit qu’ils partaient aujourd’hui mais pour l’Al<strong>le</strong>magne. J’avais compris qu’ils<br />

devaient prendre l’avion. C’est tout ce que je peux vous dire. Jusqu’à ce que nous<br />

arrivions en Ang<strong>le</strong>terre et que je sois hors d’atteinte des gens de mon pays, vous ne<br />

devez rien me demander de plus. J’ai fait ce que j’avais dit. Je suis ici avec l’appareil.<br />

Ayez confiance en moi. N’ayez pas peur pour nous. Je suis sûre que ces hommes ne<br />

présentent pour nous aucun danger Absolument sure. Ayez confiance.<br />

« En suis-je tel<strong>le</strong>ment sûre ? » se demandait Tatiana. La femme K<strong>le</strong>bb lui avaitel<strong>le</strong><br />

dit toute la vérité ? Mais el<strong>le</strong> aussi devait avoir confiance. Confiance dans <strong>le</strong>s<br />

ordres qu’el<strong>le</strong> avait reçus. Ces hommes devaient être des gardes chargés de<br />

s’assurer qu’el<strong>le</strong> ne quitterait pas <strong>le</strong> train. Ils ne pouvaient présenter aucun danger.<br />

Plus tard, quand ils seraient à Londres, James Bond la cacherait, pour la mettre hors<br />

de l’atteinte de SMERSH, et alors el<strong>le</strong> lui dirait tout, tout ce qu’il voudrait savoir. El<strong>le</strong><br />

avait déjà décidé cela dans son for intérieur. Mais Dieu sait ce qui lui arriverait dès à<br />

présent, si el<strong>le</strong> trahissait <strong>le</strong>s autres ! Ils l’attraperaient, d’une manière ou de l’autre, et<br />

lui avec el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> savait. On ne pouvait pas se cacher de ces gens Et ils seraient<br />

sans pitié. Tant qu’el<strong>le</strong> jouerait son rô<strong>le</strong>, tout irait bien. Tatiana scruta <strong>le</strong> visage de<br />

Bond, pour y voir la preuve qu’il ajoutait foi à ses paro<strong>le</strong>s.<br />

Bond haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s et se <strong>le</strong>va.<br />

- Je ne sais que penser, Tatiana. Vous me cachez quelque chose mais je crois<br />

que vous ne connaissez pas l’importance de ce que vous me cachez. Et je crois<br />

aussi que vous êtes vraiment persuadée que nous sommes en sécurité. C’est


possib<strong>le</strong>. La présence de ces hommes dans <strong>le</strong> train peut être une coïncidence. Il faut<br />

que je par<strong>le</strong> à Kerim et que nous prenions une décision. Ne vous faites pas de souci.<br />

Nous veil<strong>le</strong>rons sur vous. Mais, maintenant, nous devons faire très attention.<br />

Bond inspecta <strong>le</strong> compartiment. Il essaya d’ouvrir la porte de communication<br />

avec la cabine voisine. El<strong>le</strong> était fermée au verrou. Il décida d’y mettre un coin, dès<br />

que <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong>ur serait parti. Il ferait de même à la porte du couloir. Et il resterait<br />

éveillé. Il n’était plus question de lune de miel en wagon ! Bond eut un sourire amer<br />

et sonna <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong>ur. Tatiana <strong>le</strong> regardait avec inquiétude.<br />

- Ne vous faites pas de mauvais sang ! Couchez-vous dès que l’employé sera<br />

parti. N’ouvrez pas la porte sans vous être assurée que c’est bien moi qui frappe. Je<br />

resterai assis toute la nuit à veil<strong>le</strong>r. Cela ira peut-être mieux demain. Je vais<br />

échafauder un plan avec Kerim. C’est un type bien.<br />

Le contrô<strong>le</strong>ur frappa. Bond <strong>le</strong> fit entrer et passa dans <strong>le</strong> couloir. Kerim était<br />

toujours là, regardant <strong>le</strong> paysage. Le train avait pris de la vitesse et s’enfonçait dans<br />

la nuit, son siff<strong>le</strong>t mélancolique et strident faisant écho contre <strong>le</strong>s parois de la<br />

tranchée profonde, qui reflétaient en même temps <strong>le</strong>s lumières dansantes et<br />

clignotantes des wagons. Kerim ne bougeait pas, mais dans <strong>le</strong> miroir formé par la<br />

vitre du couloir il surveillait tout ce qui se passait. Bond lui raconta la conversation<br />

qu’il venait d’avoir. Il n’était pas faci<strong>le</strong> d’expliquer à Kerim pourquoi il avait confiance<br />

en la jeune femme. Il voyait dans la vitre la bouche de Kerim esquisser un sourire<br />

ironique, tandis que Bond essayait de lui décrire ce qu’il avait lu dans <strong>le</strong>s yeux de<br />

Tatiana, et l’intuition qu’il avait eue. Kerim eut un soupir résigné.<br />

- James, dit-il, c’est à vous de jouer. Vous menez cette partie de l’opération.<br />

Nous avons déjà discuté la plupart de ces questions : que ce trajet en train est<br />

dangereux, qu’il aurait mieux valu envoyer l’appareil chez nous par la valise<br />

diplomatique, que cette fil<strong>le</strong> est honnête ou ne l’est pas. El<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> certainement<br />

s’être livrée à vous sans condition. En même temps, vous reconnaissez que vous<br />

vous êtes livré à el<strong>le</strong>. Partiel<strong>le</strong>ment, peut-être. Mais vous avez décidé de lui faire<br />

confiance. Dans la conversation téléphonique de ce matin avec « M », celui-ci a dit<br />

qu’il se rangerait à votre avis. Il s’en remet à vous. Qu’il en soit donc ainsi. Mais il ne<br />

savait pas que nous aurions comme escorte trois hommes de MGB. Nous non plus.<br />

Et je pense que cela aurait changé notre point de vue du tout au tout. Pas vrai ?<br />

- Si.<br />

- La seu<strong>le</strong> chose à faire est donc de se débarrasser de ces trois hommes. Les<br />

faire descendre du train. Dieu sait ce qu’ils viennent faire ici ! Je ne crois pas plus<br />

que vous aux coïncidences. Mais une chose est certaine : nous n’allons pas<br />

continuer à supporter <strong>le</strong>ur présence dans <strong>le</strong> train. C’est exact ?<br />

- Bien sûr.<br />

- Alors laissez-moi faire. Au moins pour ce soir. Nous sommes encore dans<br />

mon pays et j’y ai certains pouvoirs. Ainsi qu’énormément d’argent. Je ne peux pas<br />

me permettre de <strong>le</strong>s tuer. Le départ du train serait différé. Vous et la fil<strong>le</strong> pourriez être<br />

compromis. Mais je vais arranger quelque chose. Deux d’entre ces hommes ont des<br />

s<strong>le</strong>epings. Le plus âgé, l’homme à la moustache et au fume-cigarette en forme de<br />

petite pipe, est à côté de vous ici, au n°6, dit-il en faisant un mouvement de la tête en<br />

arrière. Il voyage avec un passeport al<strong>le</strong>mand, sous <strong>le</strong> nom de Melchior Benz,<br />

représentant de commerce. Le brun, l’Arménien est au n°12. Lui aussi a un<br />

passeport al<strong>le</strong>mand : Kurt Goldfarb, ingénieur. Ils ont des bil<strong>le</strong>ts pour Paris. J’ai vu<br />

<strong>le</strong>urs papiers, j’ai une carte de police. Le contrô<strong>le</strong>ur n’a fait aucune difficulté. Il a tous<br />

<strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts et tous <strong>le</strong>s passeports dans sa cabine. Le troisième homme, celui qui avait<br />

un furonc<strong>le</strong> sur la nuque, se met à en avoir aussi sur la figure. Une brute immonde,


stupide. Je n’ai pas vu son passeport. Il a une place assise en première, dans <strong>le</strong><br />

compartiment à côté du mien. Il n’a pas besoin de présenter son passeport tant<br />

qu’on ne sera pas arrivé à la frontière. Mais il faudra qu’il montre son bil<strong>le</strong>t.<br />

Avec des airs de conspirateur, Kerim tira de la poche de son veston un bil<strong>le</strong>t<br />

jaune de première classe. Il <strong>le</strong> remit immédiatement au même endroit en souriant<br />

fièrement à Bond.<br />

- Comment diab<strong>le</strong>… ?<br />

- Avant de s’instal<strong>le</strong>r pour la nuit, dit Kerim en riant sous cape, ce lourdaud<br />

imbéci<strong>le</strong> est allé aux toi<strong>le</strong>ttes. J’étais dans <strong>le</strong> couloir. Je me suis tout d’un coup<br />

rappelé comment nous nous y prenions quand j’étais petit, pour voyager à l’œil. J’ai<br />

attendu une minute, puis je me suis approché et j’ai frappé à la porte. Je tenais la<br />

poignée très solidement. “Contrô<strong>le</strong> des bil<strong>le</strong>ts”, ai-je dit à très haute voix. “Vos bil<strong>le</strong>ts<br />

s’il vous plaît.” Je l’ai dit en français, puis en al<strong>le</strong>mand. J’ai entendu marmonner<br />

quelque chose à l’intérieur. J’ai senti qu’il essayait d’ouvrir la porte. Je la tenais si<br />

solidement qu’il a pu croire qu’el<strong>le</strong> était coincée. “Ne vous dérangez pas, Monsieur,<br />

ai-je dit poliment. Passez simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t sous la porte.” On agita encore plus<br />

vivement la poignée de la porte, et je pus entendre l’homme s’essouff<strong>le</strong>r. Il y eut<br />

alors une pause et un petit bruit sous la porte. C’était <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t. “Merci, Monsieur”, ai-je<br />

dit très poliment. J’ai cueilli <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t et je suis passé par <strong>le</strong> souff<strong>le</strong>t dans la voiture<br />

suivante. » Kerim eut un geste désinvolte. « Ce ballot doit être en train de dormir<br />

paisib<strong>le</strong>ment, à l’heure qu’il est. Il croit qu’on lui rendra son bil<strong>le</strong>t à la frontière. Mais il<br />

se trompe, car <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t sera en cendres, et <strong>le</strong>s cendres jetées au vent, dit Kerim en<br />

faisant un geste large vers la campagne noyée dans l’obscurité. Je m’arrangerai pour<br />

que cet homme soit expulsé du train, quel<strong>le</strong> que soit la somme d’argent qu’il a sur lui.<br />

On lui dira qu’une enquête doit être faite, que ses déclarations doivent être<br />

confirmées par l’agence de voyage. On l’autorisera à continuer son voyage par <strong>le</strong><br />

train suivant.<br />

Bond sourit, à l’évocation de Kerim faisant sa blague de collégien.<br />

- Vous êtes un as, Bruno. Et <strong>le</strong>s deux autres ?<br />

Bruno Kerim haussa ses puissantes épau<strong>le</strong>s.<br />

- Il me viendra une idée, dit-il avec confiance. Le moyen d’attraper <strong>le</strong>s Russes,<br />

c’est de <strong>le</strong>s faire passer pour des idiots. De <strong>le</strong>s embarrasser. Se moquer d’eux. Ils ne<br />

peuvent supporter cela. Nous ferons suer ces hommes, d’une façon ou d’une autre.<br />

Puis nous laisserons à MGB <strong>le</strong> soin de <strong>le</strong>s punir, pour avoir failli à <strong>le</strong>ur mission. Sans<br />

aucun doute, ils seront fusillés par <strong>le</strong>urs compatriotes. » Pendant qu’ils parlaient, <strong>le</strong><br />

contrô<strong>le</strong>ur était sorti du n°7. Kerim se tourna vers Bond et lui posa une main sur<br />

l’épau<strong>le</strong>. « N’ayez crainte, James, dit-il avec cha<strong>le</strong>ur, ces gens nous <strong>le</strong>s aurons !<br />

Rejoignez votre compagne. Nous nous reverrons demain matin. Nous ne dormirons<br />

pas beaucoup cette nuit, mais on ne peut rien y faire. Les jours se suivent et ne se<br />

ressemb<strong>le</strong>nt pas. Peut-être dormirons-nous demain. » Bond regarda <strong>le</strong> gros homme<br />

se déplacer aisément dans <strong>le</strong> couloir, malgré <strong>le</strong> roulis; ses épau<strong>le</strong>s ne touchaient<br />

même pas <strong>le</strong>s parois. L’Anglais sentit monter en lui une bouffée d’affection pour cet<br />

espion professionnel costaud et de bonne humeur.<br />

Kerim disparut dans la cabine du contrô<strong>le</strong>ur. Bond se retourna et frappa<br />

doucement à la porte du n°7.


22. Hors de Turquie<br />

Le train s’avançait en grondant dans la nuit. Bond s’assit, contempla <strong>le</strong> paysage<br />

éclairé par la lune qui défilait à toute vitesse. Il s’obligeait à rester éveillé.<br />

Pourtant tout se liguait pour <strong>le</strong> faire dormir : <strong>le</strong> rapide galop métallique des<br />

roues; <strong>le</strong> scintil<strong>le</strong>ment argenté et hypnotisant des fils télégraphiques; de temps à<br />

autre <strong>le</strong> gémissement mélancolique, mais rassurant, du siff<strong>le</strong>t de la locomotive,<br />

demandant la voie libre; <strong>le</strong> cliquetis métallique continu des attelages, à chaque<br />

extrémité du wagon; <strong>le</strong> craquement berceur de la boiserie, dans <strong>le</strong> compartiment.<br />

Même la faib<strong>le</strong> lueur vio<strong>le</strong>tte de la veil<strong>le</strong>use au-dessus de la porte semblait dire : « Je<br />

veil<strong>le</strong> à votre place. Rien ne peut arriver tant que je suis allumée. Fermez <strong>le</strong>s yeux et<br />

dormez… Dormez ! » La tête de la jeune femme était tiède et pesait sur <strong>le</strong>s genoux<br />

de Bond. Il y avait juste la place pour qu’il pût se glisser sous <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> drap qui la<br />

couvrait, et se serrer tout contre el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s cuisses contre <strong>le</strong>s siennes, la tête dans <strong>le</strong>s<br />

cheveux de Tatiana, répandus sur l’oreil<strong>le</strong>r. Bond se frotta <strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong>s rouvrit. Il<br />

<strong>le</strong>va <strong>le</strong> poignet avec précaution : quatre heures. Plus qu’une heure jusqu’à la<br />

frontière turque. Peut-être pourrait-il dormir dans la journée. Il donnerait à Tatiana <strong>le</strong><br />

pisto<strong>le</strong>t; il coincerait de nouveau <strong>le</strong>s portes et el<strong>le</strong> pourrait veil<strong>le</strong>r. Il se pencha pour<br />

admirer <strong>le</strong> charmant profil de la femme endormie. Comme el<strong>le</strong> paraissait innocente,<br />

cette fil<strong>le</strong> du Service Secret russe ! Les cils faisant une frange sur <strong>le</strong> doux renf<strong>le</strong>ment<br />

de la joue, <strong>le</strong>s lèvres entrouvertes et candides, la longue mèche défaite qui lui était<br />

tombée sur <strong>le</strong> front, et qu’il aurait voulu renvoyer en arrière, <strong>le</strong> battement régulier et<br />

<strong>le</strong>nt, sur son cou offert !… Il sentit monter en lui une vague de tendresse, l’envie<br />

irrésistib<strong>le</strong> de la prendre dans ses bras cl de la serrer contre lui. Il voulait l’éveil<strong>le</strong>r,<br />

interrompant peut-être un rêve, pour pouvoir l’embrasser, lui dire que tout allait bien<br />

et la voir retomber dans son sommeil avec un sourire heureux.<br />

La jeune femme avait insisté pour dormir ainsi. « Je ne pourrai pas m’endormir<br />

si tu ne me tiens pas, avait-el<strong>le</strong> dit. Il faut que je sache que tu es là, tout <strong>le</strong> temps. Ce<br />

serait terrib<strong>le</strong>, de me réveil<strong>le</strong>r et de ne pas pouvoir te toucher. S’il te plaît, James !<br />

S’il te plaît, duschka ! » Bond avait ôté sa veste et sa cravate, s’était installé dans <strong>le</strong><br />

coin, <strong>le</strong>s pieds sur sa valise, <strong>le</strong> Beretta sous l’oreil<strong>le</strong>r à la portée de sa main. El<strong>le</strong><br />

n’avait rien dit au sujet de l’arme. El<strong>le</strong> s’était déshabillée complètement, à l’exception<br />

du ruban noir autour du cou, et avait feint de croire qu’el<strong>le</strong> ne faisait ainsi rien de<br />

provocant, tandis que, toute nue, el<strong>le</strong> s’agitait et se tortillait, à la recherche d’une<br />

position confortab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait tendu <strong>le</strong>s bras à Bond. Il lui avait renversé la tête, en<br />

l’empoignant par <strong>le</strong>s cheveux, et lui avait donné un baiser long et féroce. Puis il lui<br />

avait dit de dormir, s’était renversé en arrière et avait attendu avec calme que son<br />

propre corps <strong>le</strong> laissât en paix. Grognant dans son demi-sommeil, el<strong>le</strong> s’était<br />

installée, un bras passé autour des cuisses de Bond. Au début, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> tenait serré,<br />

mais l’étreinte s’était progressivement relâchée, jusqu’au moment où el<strong>le</strong> s’était<br />

endormie.<br />

Bond s’efforça soudain de ne plus penser à el<strong>le</strong>, pour concentrer son esprit sur<br />

la suite du voyage.<br />

Ils allaient bientôt sortir de Turquie. Est-ce qu’en Grèce tout serait plus faci<strong>le</strong> ?<br />

On n’aimait pas trop l’Ang<strong>le</strong>terre, dans ce pays. Et en Yougoslavie ?… Dans quel<br />

camp était Tito ?… Probab<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong>s deux. Quels que fussent <strong>le</strong>s ordres reçus


par <strong>le</strong>s trois hommes de MGB, ou bien ils savaient déjà que Bond et Tatiana se<br />

trouvaient dans <strong>le</strong> train, ou bien ils n’allaient pas tarder à découvrir <strong>le</strong> fait. Le coup<strong>le</strong><br />

ne pourrait pas rester pendant quatre jours dans cette cabine, avec <strong>le</strong>s rideaux tirés.<br />

Sa présence serait signalée à Istanbul, par un coup de téléphone donné d’une<br />

station quelconque, et dans la matinée la disparition du Spektor serait constatée.<br />

Que se passerait-il alors ? Une rapide démarche, par l’intermédiaire de l’ambassade<br />

russe à Athènes ou à Belgrade ?… Faire arrêter la fil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> train, comme<br />

vo<strong>le</strong>use ?… Ou bien tout cela était-il trop simp<strong>le</strong> ? Et si c’était plus compliqué. Si<br />

l’ensemb<strong>le</strong> faisait partie de quelque complot mystérieux, de quelque tortueuse<br />

conspiration des Russes. Bond réussirait-il à esquiver <strong>le</strong> coup ?… Ne devait-il pas<br />

descendre du train à une station quelconque, à contre-voie, louer une voiture et,<br />

d’une façon ou d’une autre, attraper un avion pour Londres ? Au-dehors, une aube<br />

lumineuse avait commencé à our<strong>le</strong>r de b<strong>le</strong>u <strong>le</strong>s arbres et <strong>le</strong>s rochers qui défilaient.<br />

Bond regarda sa montre. Cinq heures. On arriverait bientôt à Uzunkopru. Que se<br />

passait-il dans <strong>le</strong> train derrière lui ? Qu’avait réussi à faire Kerim ?<br />

Bond se renversa sur son siège, détendu. Après tout, à ce problème il y avait<br />

une solution simp<strong>le</strong>, de bon sens. Si, en unissant <strong>le</strong>urs efforts, ils arrivaient à se<br />

débarrasser des trois agents de MGB, ils ne quitteraient pas <strong>le</strong> train et s’en<br />

tiendraient à <strong>le</strong>ur plan initial. Sinon, Bond descendrait du train avec la fil<strong>le</strong> et<br />

l’appareil, quelque part en Grèce, et rentrerait en Ang<strong>le</strong>terre par un autre chemin.<br />

Mais, si <strong>le</strong> pronostic s’améliorait, Bond était d’avis de continuer. Kerim et lui étaient<br />

des hommes de ressource. Kerim avait un agent à Belgrade, qui devait <strong>le</strong>s rejoindre<br />

dans <strong>le</strong> train. Et il y avait toujours l’Ambassade.<br />

L’esprit de Bond allait de l’avant, additionnant <strong>le</strong>s raisons pour, écartant cel<strong>le</strong>s<br />

qui étaient contre. Derrière son raisonnement, il s’avouait sans s’émouvoir qu’il avait<br />

un désir vio<strong>le</strong>nt de jouer la partie jusqu’au bout et de savoir ce qu’il y avait dans tout<br />

cela. Il voulait accepter <strong>le</strong> défi de ces gens, éclaircir <strong>le</strong> mystère et, s’il y avait un<br />

complot quelconque, <strong>le</strong> mettre en échec. « M » lui avait laissé la bride sur <strong>le</strong> cou. Il<br />

avait la fil<strong>le</strong> et l’appareil. Pourquoi s’affo<strong>le</strong>r ? De quoi y avait-il lieu de s’inquiéter ?<br />

C’eût été fou, de s’enfuir, et peut-être de s’échapper d’un piège pour tomber dans un<br />

autre. Le train donna un long coup de siff<strong>le</strong>t et commença à ra<strong>le</strong>ntir. Maintenant, <strong>le</strong><br />

premier round !… Si Kerim échouait ! Si <strong>le</strong>s trois hommes restaient dans <strong>le</strong> train !…<br />

Quelques wagons de marchandises, tirés par une locomotive poussive,<br />

passèrent à côté du train. Des silhouettes de hangars apparurent un instant. Avec<br />

une secousse et des grincements d’attelage, l’Orient-Express franchit un aiguillage et<br />

s’écarta de la voie principa<strong>le</strong>. On vit apparaître quatre paires de rails entre <strong>le</strong>squels<br />

l’herbe poussait, et toute l’étendue d’un quai vide. Un coq chanta. L’express ra<strong>le</strong>ntit,<br />

jusqu’à l’allure du pas. Et fina<strong>le</strong>ment, avec un soupir des freins hydrauliques et un<br />

bruyant « ououch » de vapeur qui s’échappe, il s’arrêta complètement. La jeune<br />

femme s’agita dans son sommeil. Bond fit doucement glisser sa tête sur l’oreil<strong>le</strong>r, se<br />

<strong>le</strong>va et se glissa dans <strong>le</strong> couloir.<br />

C’était une gare secondaire, d’une cou<strong>le</strong>ur balkanique bien caractéristique. Les<br />

bâtiments austères, en pierres sommairement jointoyées, une vaste étendue<br />

poussiéreuse de quais, non suré<strong>le</strong>vés, mais au niveau du sol, de tel<strong>le</strong> sorte qu’il y<br />

avait un saut à faire pour descendre du train, quelques pou<strong>le</strong>ts picorant çà et là, et<br />

quelques fonctionnaires sa<strong>le</strong>s, mal rasés, désœuvrés, qui n’essayaient même pas de<br />

paraître importants. En tête, dans la partie des deuxième et troisième classes, une<br />

fou<strong>le</strong> jacassante de paysans, avec des ballots et des paniers d’osier, qui attendaient<br />

la douane et <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong> des passeports, pour pouvoir grimper de nouveau dans <strong>le</strong><br />

train et regagner <strong>le</strong>urs compartiments. De l’autre côté du quai, en face de Bond, se


trouvait une porte fermée, surmontée d’une affiche « POLIS ». A travers <strong>le</strong>s vitres<br />

crasseuses, Bond aperçut la tête et <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s de Kerim.<br />

« Passeports. Douanes ! »<br />

Un homme en civil et deux agents de police, en uniforme vert foncé, avec des<br />

ceinturons et des étuis à revolver noirs, entrèrent dans <strong>le</strong> couloir. Le contrô<strong>le</strong>ur des<br />

wagons-lits <strong>le</strong>s précédait et frappait aux portes.<br />

A la porte du n°12, <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong>ur fit un discours indigné en turc; il avait à la main<br />

une pi<strong>le</strong> de passeports et de bil<strong>le</strong>ts, qu’il battait fiévreusement, comme s’il s’était agi<br />

d’un paquet de cartes. Quand il eut terminé, l’homme en civil, faisant signe d’avancer<br />

aux deux agents, frappa doucement à la porte et, quand el<strong>le</strong> se fut ouverte, entra<br />

dans <strong>le</strong> compartiment. Les deux agents se tenaient derrière lui. Bond longea <strong>le</strong><br />

couloir. Il put entendre baragouiner en mauvais al<strong>le</strong>mand. L’une des deux voix était<br />

froide et calme, l’autre épouvantée et excitée. Le passeport et <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t de Herr Kurt<br />

Goldfarb manquaient. Herr Kurt Goldfarb <strong>le</strong>s avait-il repris dans la cabine du<br />

contrô<strong>le</strong>ur ?… Certainement non ! A dire vrai, Herr Goldfarb <strong>le</strong>s avait-il seu<strong>le</strong>ment<br />

présentés au contrô<strong>le</strong>ur ?… Naturel<strong>le</strong>ment ! Alors, c’était bien ma<strong>le</strong>ncontreux. Il allait<br />

falloir faire une enquête. La légation al<strong>le</strong>mande à Istanbul régulariserait l’affaire, sans<br />

aucun doute (Bond sourit, en entendant cette suggestion). D’ici là, on <strong>le</strong> regrettait<br />

vivement, mais Herr Goldfarb ne pouvait poursuivre son voyage. Sans aucun doute,<br />

il pourrait repartir <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain. Herr Goldfarb serait aimab<strong>le</strong> de s’habil<strong>le</strong>r. Ses<br />

bagages allaient être transportés dans la sal<strong>le</strong> d’attente. L’homme de MGB qui fit<br />

irruption dans <strong>le</strong> couloir était <strong>le</strong> brun au type caucasien, <strong>le</strong> plus jeune des<br />

« visiteurs ». Sa figure, déjà jaunâtre, devenait grise de terreur. Il avait <strong>le</strong>s cheveux<br />

en désordre et il était seu<strong>le</strong>ment vêtu de sa veste de pyjama. Mais il n’y avait rien de<br />

comique dans sa course désespérée <strong>le</strong> long du couloir. Il dépassa Bond en trombe,<br />

s’arrêta à la porte du n°6, s’écarta légèrement et frappa, avec raideur et autorité. La<br />

porte s’ouvrit, en restant maintenue par la chaîne, et Bond put apercevoir un gros<br />

nez et un morceau de moustache. La chaîne fut <strong>le</strong>vée et Goldfarb entra. Il y eut un<br />

si<strong>le</strong>nce, pendant <strong>le</strong>quel l’homme en civil s’occupa des papiers de deux Françaises<br />

d’âge mûr qui voyageaient aux n°9 et 10, puis de ceux de Bond. Le fonctionnaire jeta<br />

à peine un coup d’œil sur <strong>le</strong> passeport de Bond. Il <strong>le</strong> referma et <strong>le</strong> tendit au<br />

contrô<strong>le</strong>ur. « Vous voyagez avec Kerim Bey ? » demanda-t-il en français. Ses yeux<br />

regardaient au loin.<br />

- Oui.<br />

- Merci, monsieur. Bon voyage.<br />

L’homme salua, se retourna et frappa avec vigueur à la porte du n°6. Cel<strong>le</strong>-ci<br />

s’ouvrit et il entra.<br />

Cinq minutes plus tard, la porte se rouvrait en coup de vent. L’homme en civil,<br />

maintenant gonflé d’importance, fit signe aux deux agents. Il <strong>le</strong>ur parla avec autorité<br />

en turc et retourna dans <strong>le</strong> coupé. « Considérez-vous comme en état d’arrestation,<br />

Mein Herr : tentative de corruption de fonctionnaire. C’est un délit très grave en<br />

Turquie. » Il y eut des cris furieux de protestation de Goldfarb, en mauvais al<strong>le</strong>mand,<br />

cris qui furent coupés net par une seu<strong>le</strong> phrase, prononcée durement en russe. Un<br />

Goldfarb tout différent, un Goldfarb avec des yeux de fou, sortit et alla, comme un<br />

aveug<strong>le</strong>, jusqu’à la porte du n°12. Un agent se tenait à la porte et attendait.<br />

- Et vos papiers, Mein Herr. Avancez un peu, s’il vous plaît. Il faut que je vérifie<br />

cette photographie.<br />

L’homme en civil rapprocha de la lumière <strong>le</strong> passeport al<strong>le</strong>mand à couverture<br />

verte.<br />

- Avancez, s’il vous plaît.


A contrecœur, l’homme de MGB qui se faisait appe<strong>le</strong>r Benz avança dans <strong>le</strong><br />

couloir sa grosse figure pâ<strong>le</strong> d’inquiétude. Il était vêtu d’une robe de chambre de soie<br />

b<strong>le</strong>ue brillante. Ses yeux bruns, durs, se fixèrent sur ceux de Bond, sans avoir l’air de<br />

<strong>le</strong> voir. L’homme en civil referma <strong>le</strong> passeport et <strong>le</strong> tendit au contrô<strong>le</strong>ur. « Vos<br />

papiers sont en règ<strong>le</strong>, Mein Herr. Et maintenant, s’il vous plaît, vos bagages. » Il<br />

entra, suivi du second agent de police. L’homme de MGB tourna son dos b<strong>le</strong>u vers<br />

Bond, tandis qu’il surveillait l’examen de ses bagages.<br />

Bond remarqua la bosse sous la manche gauche de la robe de chambre, et la<br />

marque d’une ceinture autour de la tail<strong>le</strong>. Il se demanda s’il ne devait pas faire<br />

remarquer ces particularités à l’homme en civil, mais il pensa qu’il valait mieux rester<br />

tranquil<strong>le</strong>. Il aurait pu être retenu comme témoin.<br />

L’examen des bagages était terminé. L’homme en civil salua froidement et<br />

continua son chemin dans <strong>le</strong> couloir. L’homme de MGB rentra dans la cabine n°6 et<br />

claqua la porte derrière lui. « Quel dommage ! se dit Bond. En voilà un qui s’en<br />

tire ! » Il se retourna vers la fenêtre. Un gros homme, coiffé d’un feutre soup<strong>le</strong> gris,<br />

avec un furonc<strong>le</strong> très enflammé sur la nuque, entrait, encadré de deux agents, par la<br />

porte surmontée de l’écriteau POLIS. Au bout du couloir, une porte claqua. Goldfarb,<br />

escorté par l’agent, sautait du train. La tête penchée, il traversa <strong>le</strong> quai poussiéreux<br />

et disparut par la même porte.<br />

La locomotive siffla; un autre genre de siff<strong>le</strong>t, <strong>le</strong> vaillant coup de siff<strong>le</strong>t strident<br />

d’un mécanicien grec. On claqua la portière du wagon-lit. On vit l’homme en civil et <strong>le</strong><br />

second agent de police traverser <strong>le</strong>s voies vers la gare. Le garde-frein, dans <strong>le</strong><br />

wagon de queue, regarda sa montre et brandit son drapeau. Il y eut une secousse,<br />

une série de bruits d’échappement de vapeur allant decrescendo. Et la première<br />

partie de l’Orient-Express se mit en mouvement. La partie qui emprunte la route du<br />

Nord, à travers <strong>le</strong> Rideau de Fer, en passant par Dragoman, à la frontière bulgare, à<br />

soixante-quinze kilomètres de là seu<strong>le</strong>ment, était laissée en attente <strong>le</strong> long du quai<br />

poussiéreux. Bond baissa la vitre et jeta un dernier coup d’œil à la frontière turque,<br />

où deux hommes étaient assis dans une pièce nue, sous <strong>le</strong> coup d’une accusation<br />

qui équivalait, pour eux, à une sentence de mort. Deux oiseaux de moins, se dit-il.<br />

Deux sur trois. Le pronostic devenait plus favorab<strong>le</strong>.<br />

Il regarda encore <strong>le</strong> quai désert, poussiéreux, avec ses pou<strong>le</strong>ts et la petite<br />

silhouette sombre de l’aiguil<strong>le</strong>ur, jusqu’à ce que <strong>le</strong> long train, franchissant l’aiguillage,<br />

revînt, avec une secousse, sur la voie principa<strong>le</strong> unique. Il regarda plus loin, à travers<br />

l’affreuse campagne desséchée, dans la direction d’un so<strong>le</strong>il qui ressemblait à une<br />

grosse pièce d’or et qui commençait à s’é<strong>le</strong>ver au-dessus de la plaine turque. La<br />

journée serait bel<strong>le</strong>.<br />

Bond rentra la tête, cessant de respirer l’air doux et frais du matin. Il remonta la<br />

vitre, d’un coup sec.<br />

Il avait pris sa décision. Il resterait à bord de ce train et verrait comment<br />

tournerait l’affaire.


23. Hors de Grèce<br />

Du café chaud, au minab<strong>le</strong> petit buffet de Pithion (<strong>le</strong> wagon-restaurant ne serait<br />

accroché qu’à midi), une visite sans histoire de la douane grecque et du contrô<strong>le</strong> des<br />

passeports, puis <strong>le</strong>s couchettes furent repliées, tandis que <strong>le</strong> train se hâtait vers <strong>le</strong><br />

sud, dans la direction du golfe d’Enez, à l’entrée de la mer Egée. A l’extérieur, tout<br />

devenait plus lumineux et plus coloré. L’air était plus sec. Les hommes qu’on<br />

apercevait aux petites gares et dans <strong>le</strong>s champs étaient beaux. Des tournesols, du<br />

maïs, des vignes et du tabac mûrissaient au so<strong>le</strong>il. Comme avait dit Bruno, une autre<br />

journée commençait. Bond se lava et se rasa, sous <strong>le</strong> regard amusé de Tatiana. El<strong>le</strong><br />

fut contente de voir qu’il ne se servait pas de brillantine.<br />

- Ce n’est pas propre, dit-el<strong>le</strong>. On m’avait dit que beaucoup d’Européens<br />

avaient cette habitude. En Russie nous n’en aurions même pas l’idée. Cela salit <strong>le</strong>s<br />

oreil<strong>le</strong>rs. Mais, ce qui est curieux, c’est que, dans l’hémisphère occidental, vous<br />

n’utilisez pas <strong>le</strong>s parfums. Chez nous, tous <strong>le</strong>s hommes s’en mettent.<br />

- Nous nous lavons, répondit Bond sèchement.<br />

Tandis qu’el<strong>le</strong> protestait cha<strong>le</strong>ureusement, on entendit frapper. C’était Kerim.<br />

Bond <strong>le</strong> fit entrer. Kerim s’inclina devant la jeune femme.<br />

- Charmante scène de famil<strong>le</strong>, dit-il avec cordialité en logeant son corps massif<br />

dans un coin du côté couloir. J’ai rarement vu un plus beau coup<strong>le</strong> d’espions.<br />

- Je n’ai pas l’habitude des plaisanteries occidenta<strong>le</strong>s, dit Tatiana avec froideur.<br />

- Vous la prendrez, ma chère, dit Kerim avec un rire désarmant. Les Anglais<br />

sont un grand peup<strong>le</strong>, pour ce qui est de la plaisanterie. On estime dans ce pays que<br />

tous <strong>le</strong>s sujets peuvent être pris en plaisantant. Moi qui vous par<strong>le</strong>, j’ai appris à faire<br />

des plaisanteries. Cela met de l’hui<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s rouages. J’ai énormément ri ce matin.<br />

A cause de ces pauvres types, à Uzunkopru. Je voudrais être là quand la police<br />

téléphonera au Consulat d’Al<strong>le</strong>magne à Istanbul. C’est ce qu’on voit de pire, en fait<br />

de faux passeports. Ils ne sont pas diffici<strong>le</strong>s à faire, mais en revanche il est presque<br />

impossib<strong>le</strong> de fabriquer aussi des extraits d’actes de naissance qui y correspondent.<br />

J’ai bien peur que la carrière de vos deux camarades n’ait une triste fin, Madame<br />

Somerset.<br />

- Comment avez-vous fait ? demanda Bond, en nouant sa cravate.<br />

- L’argent et l’influence. Cinq cents dollars au contrô<strong>le</strong>ur. Un grand discours à la<br />

police. Par chance, notre ami a essayé de glisser un bakchich à l’inspecteur de<br />

police. C’est dommage qu’on n’ait pas pu embringuer dans l’histoire votre rusé<br />

voisin, ce Benz. Mais je ne pouvais pas faire deux fois <strong>le</strong> coup du passeport. Il faudra<br />

qu’on l’ait d’une autre façon. Ça a été faci<strong>le</strong> pour l’homme aux furonc<strong>le</strong>s. Il ne savait<br />

pas un mot d’al<strong>le</strong>mand, et voyager sans bil<strong>le</strong>t, c’est très grave. Allons, la journée<br />

commence bien. Nous avons gagné la première manche, mais notre ami de la porte<br />

à côté va se méfier. Il sait à qui il a affaire. C’est peut-être mieux. Cela aurait été<br />

assommant, de vous cacher toute la journée. Maintenant nous pouvons nous<br />

déplacer, nous pouvons même al<strong>le</strong>r déjeuner ensemb<strong>le</strong>, du moment que vous<br />

emportez avec vous <strong>le</strong>s bijoux de famil<strong>le</strong>. Il faut qu’on tâche de voir s’il donne un<br />

coup de téléphone, à l’une des gares. Cependant je doute qu’il puisse se dépêtrer de<br />

l’inter grec. Il attendra probab<strong>le</strong>ment qu’on soit en Yougoslavie. Mais là, je suis<br />

équipé. Nous pouvons avoir du renfort si c’est nécessaire. Ce sera décidément un


voyage intéressant. Il y a toujours du mouvement dans l’Orient-Express… Et du<br />

romanesque », ajouta-t-il en se <strong>le</strong>vant et en ouvrant la porte. Il <strong>le</strong>ur adressa un<br />

sourire en concluant : « Je viendrai vous chercher à l’heure du déjeuner. La cuisine<br />

grecque est encore pire que la turque, mais mon estomac, lui aussi, est au service<br />

de la Reine. »<br />

Bond se <strong>le</strong>va pour al<strong>le</strong>r fermer <strong>le</strong> verrou.<br />

- Votre ami n’est pas kulturny, dit vivement Tatiana. C’est incorrect, de par<strong>le</strong>r de<br />

sa Reine de cette façon.<br />

- Tania, répondit-il avec patience en s’asseyant auprès d’el<strong>le</strong>, Kerim est un<br />

homme merveil<strong>le</strong>ux. C’est aussi un ami excel<strong>le</strong>nt. Il peut me dire tout ce qu’il veut. Il<br />

m’envie. Il voudrait avoir une femme comme vous. Alors, il vous taquine. C’est une<br />

forme de flirt. Il faut prendre ce qu’il a dit pour un compliment.<br />

- Vous croyez ? dit-el<strong>le</strong> en tournant vers lui ses grands yeux b<strong>le</strong>us. Mais ce qu’il<br />

a dit sur son estomac et sur la souveraine de votre pays ?… C’était très malpoli. En<br />

Russie, ce serait considéré comme tout à fait déplacé, de dire de pareil<strong>le</strong>s choses.<br />

Ils discutaient encore quand <strong>le</strong> train s’arrêta à une halte baignée de so<strong>le</strong>il et<br />

bourdonnante de mouches, A<strong>le</strong>xandropolis. Bond ouvrit la porte sur <strong>le</strong> couloir et <strong>le</strong><br />

so<strong>le</strong>il entra, venant d’une mer unie comme un miroir, qui se fondait, presque sans<br />

horizon visib<strong>le</strong>, dans un ciel cou<strong>le</strong>ur du drapeau grec.<br />

Ils déjeunèrent, la lourde valise entre <strong>le</strong>s pieds de Bond. Kerim et Tatiana<br />

devinrent vite une paire d’amis. L’homme de MGB évita <strong>le</strong> wagon-restaurant. Ils <strong>le</strong><br />

virent, sur <strong>le</strong> quai, acheter des sandwiches et de la bière à un buffet roulant. Kerim<br />

suggéra qu’on lui proposât de faire <strong>le</strong> quatrième au bridge. Bond se sentit soudain<br />

très fatigué et sa fatigue lui donna l’impression qu’ils étaient en train de transformer<br />

en pique-nique ce péril<strong>le</strong>ux voyage. Tatiana remarqua son si<strong>le</strong>nce. El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, en<br />

disant qu’el<strong>le</strong> avait besoin de se reposer. En sortant du wagon-restaurant, ils<br />

entendirent Kerim réclamer gaiement du cognac et des cigares.<br />

Quand ils furent dans <strong>le</strong> compartiment, Tatiana dit, avec fermeté :<br />

- Maintenant, c’est vous qui devez vous reposer.<br />

El<strong>le</strong> tira <strong>le</strong> rideau, masquant la vive lumière de l’après-midi sur <strong>le</strong>s champs<br />

surchauffés de maïs, de tabac et de tournesols, qui s’étendaient à perte de vue. Le<br />

compartiment prit l’éclairage vert foncé d’une caverne. Bond coinça <strong>le</strong>s portes, confia<br />

son pisto<strong>le</strong>t à la jeune femme, mit la tête sur ses genoux et s’endormit aussitôt. Le<br />

long train serpentait dans la partie septentriona<strong>le</strong> de la Grèce, au pied du massif<br />

montagneux du Rhodope. Il y eut Xanthi, Drama, Serrai, puis <strong>le</strong>s montagnes de<br />

Macédoine, et la ligne s’infléchit vers <strong>le</strong> sud, en direction de Salonique.<br />

Lorsque Bond s’éveilla dans <strong>le</strong> creux tiède des genoux, c’était <strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong>.<br />

Aussitôt, comme si el<strong>le</strong> avait guetté cet instant, Tatiana prit entre ses mains <strong>le</strong> visage<br />

de son compagnon, <strong>le</strong> regarda dans <strong>le</strong>s yeux, et lui demanda, d’un ton pressant :<br />

- Duschka, nous en avons pour combien de temps, à rester ainsi ?<br />

- Longtemps, répondit Bond, encore voluptueusement engourdi par <strong>le</strong> sommeil.<br />

- Mais pour combien de temps ?<br />

Bond plongea <strong>le</strong> regard dans <strong>le</strong>s yeux magnifiques et angoissés. Il chassa <strong>le</strong><br />

sommeil. Il était impossib<strong>le</strong> de faire des prévisions au-delà des trois jours que devait<br />

encore durer <strong>le</strong> voyage. Puis ce serait l’arrivée à Londres. Il ne fallait pas se<br />

dissimu<strong>le</strong>r que cette femme était un agent ennemi. Les sentiments de Bond<br />

n’intéressaient nul<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s enquêteurs de son Service et des Ministères. D’autres<br />

services de renseignements voudraient aussi savoir ce que la jeune personne avait à<br />

dire sur la machine, dont el<strong>le</strong> s’était servie. Dès <strong>le</strong>ur arrivée à Douvres, el<strong>le</strong> serait<br />

probab<strong>le</strong>ment emmenée à « La Cage », une maison privée, bien gardée, où on


l’instal<strong>le</strong>rait dans une chambre confortab<strong>le</strong>, mais munie de solides barreaux. Et des<br />

messieurs très efficaces, en civil, viendraient, <strong>le</strong>s uns après <strong>le</strong>s autres bavarder avec<br />

el<strong>le</strong>, cependant que <strong>le</strong> magnétophone se dérou<strong>le</strong>rait à l’étage au-dessous; et <strong>le</strong>s<br />

enregistrements seraient passés au crib<strong>le</strong>, pour découvrir la moindre parcel<strong>le</strong> de faits<br />

nouveaux ou, bien sûr, des contradictions, quand on voudrait la faire tomber dans un<br />

piège. Peut-être ferait-on intervenir un « pigeon » une charmante jeune personne<br />

russe, qui s’apitoierait sur la façon dont Tatiana était traitée et lui proposerait des<br />

moyens de s’en sortir, en devenant agent doub<strong>le</strong> ou de recueillir des renseignements<br />

« inoffensifs », quand el<strong>le</strong> serait retournée auprès de ses parents. Cela pourrait durer<br />

des semaines ou des mois. Entre temps, Bond serait, avec tact, tenu à l’écart, à<br />

moins que <strong>le</strong>s enquêteurs n’eussent l’idée de tirer parti de ses sentiments pour<br />

obtenir par son intermédiaire des secrets supplémentaires. Et après ?…<br />

Changement de nom, offre d’une nouvel<strong>le</strong> vie au Canada, mil<strong>le</strong> <strong>livre</strong>s par an sur <strong>le</strong>s<br />

fonds secrets… Et où serait-il, lui, quand el<strong>le</strong> sortirait de tout cela ?… Peut-être à<br />

l’autre bout du monde. Ou bien, au cas où il serait encore à Londres, quel<strong>le</strong> parcel<strong>le</strong><br />

des sentiments qu’il inspirait à la jeune Russe serait-el<strong>le</strong> encore intacte, après avoir<br />

été ainsi moulue par la machine aux interrogatoires ? Jusqu’à quel point ne haïraitel<strong>le</strong><br />

pas, ou au moins ne mépriserait-el<strong>le</strong> pas <strong>le</strong>s Anglais, après être passée par là ?<br />

D’ail<strong>le</strong>urs, jusqu’à quel point sa propre inclination à lui aurait-el<strong>le</strong> survécu ?<br />

- Duschka, répéta Tatiana, cette fois avec impatience, combien de temps ?<br />

- Aussi longtemps que possib<strong>le</strong>. Cela dépendra de nous. Bien des gens s’en<br />

mê<strong>le</strong>ront. Nous serons séparés. Ce ne sera pas toujours comme ici, dans cette petite<br />

chambre. Dans quelques jours, nous allons être obligés de nous replonger dans <strong>le</strong><br />

monde. Ce ne sera pas faci<strong>le</strong>. Ce serait stupide de te dire autre chose.<br />

Le visage de Tatiana s’éclaira. El<strong>le</strong> lui sourit :<br />

- Tu as raison. Je ne poserai plus de questions stupides. Mais nous ne devons<br />

plus rien perdre de ces jours qui nous restent.<br />

El<strong>le</strong> reposa la tête de Bond, se <strong>le</strong>va et vint s’allonger contre lui. Une heure plus<br />

tard, tandis que Bond était dans <strong>le</strong> couloir, Bruno vint soudain se mettre à côté de lui.<br />

Il dit, d’un air sournois, en examinant <strong>le</strong> visage de Bond :<br />

- Vous n’auriez pas dû dormir si longtemps. Vous avez manqué <strong>le</strong> paysage<br />

historique du nord de la Grèce. Et c’est l’heure du premier service.<br />

- Vous ne pensez qu’à la nourriture, dit Bond. Et notre ami ? demanda-t-il en<br />

faisant un léger mouvement de tête en arrière.<br />

- Il n’a pas bougé. Le contrô<strong>le</strong>ur faisait <strong>le</strong> guet pour moi. Cet homme finira par<br />

être <strong>le</strong> plus riche de tous <strong>le</strong>s contrô<strong>le</strong>urs de la compagnie des wagons-lits. Cinq cents<br />

dollars pour <strong>le</strong>s papiers de Goldfarb et maintenant des honoraires de cent dollars par<br />

jour jusqu’à la fin du voyage. Je lui ai dit qu’il pourrait même obtenir une médail<strong>le</strong><br />

pour services rendus à la Turquie. Il croit que nous sommes lancés à la poursuite<br />

d’une bande de contrebandiers. Ils empruntent tous ce train pour apporter à Paris<br />

l’opium turc. Il n’est pas surpris, mais seu<strong>le</strong>ment charmé, d’être aussi bien payé. Et<br />

maintenant, avez-vous découvert autre chose de cette princesse russe que vous<br />

avez ici ? Je me sens encore inquiet. Tout est trop calme. Les deux hommes que<br />

nous avons abandonnés derrière nous pouvaient tout aussi bien dépendre, en toute<br />

innocence, du centre de Berlin, comme vous l’a dit la fil<strong>le</strong>. Ce Benz se cloître peutêtre<br />

dans sa cabine parce qu’il a peur de nous. Tout se passe bien, dans ce voyage.<br />

Et cependant…» Kerim hocha la tête. « Ces Russes sont de grands joueurs<br />

d’échecs. Quand ils veu<strong>le</strong>nt tramer un complot, ils <strong>le</strong> font brillamment. Le jeu est<br />

minutieusement préparé, <strong>le</strong>s coups de l’ennemi sont prévus, et contrés. Dans mon<br />

for intérieur », et <strong>le</strong> visage de Kerim reflété dans la vitre paraissait sombre, « j’ai


l’impression que nous sommes, vous, cette fil<strong>le</strong> et moi, des pions sur un vaste<br />

échiquier, et qu’on nous permet certains mouvements parce qu’ils ne gênent pas <strong>le</strong><br />

jeu des Russes.<br />

- Mais quel est l’objectif de ce complot ? Bond scrutait l’obscurité. Il parlait à son<br />

ref<strong>le</strong>t dans la vitre. « Que peuvent-ils vouloir réaliser ? Nous en revenons toujours au<br />

même point. Bien entendu, nous avons tous flairé la conspiration. Et la fil<strong>le</strong> peut<br />

même ne pas savoir qu’el<strong>le</strong> en fait partie. Je sais qu’el<strong>le</strong> cache quelque chose, mais<br />

je crois que ce n’est qu’un petit secret secondaire, qu’el<strong>le</strong> croit sans importance. El<strong>le</strong><br />

dit qu’el<strong>le</strong> me racontera tout quand nous serons arrivés à Londres. Tout ? Que veutel<strong>le</strong><br />

dire par là ? El<strong>le</strong> se contente de dire que je dois avoir confiance qu’il n’y a aucun<br />

danger. Vous devez admettre, Bruno » (Bond chercha une confirmation dans <strong>le</strong>s<br />

yeux sournois, qui se déplaçaient <strong>le</strong>ntement) « qu’el<strong>le</strong> se conduit comme si l’histoire<br />

qu’el<strong>le</strong> a racontée était vraie. »<br />

Il n’y avait pas d’enthousiasme dans <strong>le</strong>s yeux de Kerim. Il ne répondit pas. Bond<br />

haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

- Je reconnais que je suis amoureux d’el<strong>le</strong>. Mais je ne suis pas fou, Bruno. J’ai<br />

guetté <strong>le</strong> moindre indice, la moindre chose qui puisse nous aider. Vous savez qu’on<br />

peut dire des tas de choses quand certaines barrières sont tombées. Eh bien, el<strong>le</strong>s<br />

sont tombées, et je sais qu’el<strong>le</strong> dit la vérité ! En tout cas, à quatre-vingt-dix pour cent.<br />

Et je sais qu’el<strong>le</strong> se figure que <strong>le</strong> reste ne compte pas. Si el<strong>le</strong> triche, el<strong>le</strong> est<br />

éga<strong>le</strong>ment victime de tricheurs. Si nous nous en tenons à notre comparaison avec<br />

<strong>le</strong>s échecs, ce n’est pas impossib<strong>le</strong>. Mais on en revient toujours à cette question : A<br />

quoi tout cela sert-il ? Enfin, conclut-il d’une voix qui se durcissait, tout ce que je<br />

demande, c’est d’al<strong>le</strong>r jusqu’au bout de la partie, pour en découvrir <strong>le</strong> but.<br />

Kerim sourit, devant l’obstination qui se lisait sur <strong>le</strong> visage de Bond. Il rit<br />

soudain :<br />

- Si j’étais à votre place, mon ami, je me glisserais hors du train à Salonique<br />

avec l’appareil et, si vous y tenez, avec la fil<strong>le</strong>, bien que ce ne soit pas aussi<br />

important. Je louerais une voiture pour me faire conduire à Athènes, où je prendrais<br />

<strong>le</strong> premier avion pour Londres. Mais je n’ai pas eu l’éducation d’un sportsman, dit<br />

Kerim avec une certaine ironie dans la voix. Pour moi, ceci n’est pas un jeu, c’est <strong>le</strong><br />

travail. Pour vous, c’est différent, vous êtes joueur. « M », lui aussi, est joueur. Il l’est<br />

incontestab<strong>le</strong>ment, sinon il ne vous aurait pas donné carte blanche. Il veut aussi<br />

connaître la solution de l’énigme. Qu’il en soit ainsi ! Mais j’aime jouer à coup sûr,<br />

laisser <strong>le</strong> moins de marge possib<strong>le</strong> au hasard. Vous estimez que <strong>le</strong>s augures<br />

semb<strong>le</strong>nt encourageants, qu’ils paraissent être en votre faveur ? » Bruno Kerim se<br />

tourna pour regarder Bond en face. Sa voix se faisait pressante : « Ecoutez-moi bien,<br />

mon ami ». Et il plaça sa main énorme sur l’épau<strong>le</strong> de Bond. « Voici un billard. Un<br />

billard vert, où <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>s rou<strong>le</strong>nt bien. Vous avez joué votre bil<strong>le</strong> blanche et el<strong>le</strong> se<br />

dirige gentiment et sans accroc vers la rouge. La poche est sur <strong>le</strong> côté. Fata<strong>le</strong>ment,<br />

inexorab<strong>le</strong>ment, vous devez frapper la rouge, et cel<strong>le</strong>-ci doit al<strong>le</strong>r dans cette poche.<br />

C’est la loi du billard. Mais, en dehors du cerc<strong>le</strong> que nous venons de définir, un pilote<br />

d’avion à réaction vient de s’évanouir, et son appareil pique sur la sal<strong>le</strong> de billard. Ou<br />

bien une grosse conduite de gaz est sur <strong>le</strong> point d’exploser. Ou bien encore la foudre<br />

va tomber. Et l’immeub<strong>le</strong> vous tombe sur la tête, en même temps que sur <strong>le</strong> billard.<br />

Qu’advient-il alors de cette bil<strong>le</strong> blanche, qui ne pouvait pas manquer la bil<strong>le</strong> rouge,<br />

et de la bil<strong>le</strong> rouge qui ne pouvait pas manquer la poche ? La bil<strong>le</strong> blanche ne<br />

pouvait pas rater, si l’on s’en tient aux règ<strong>le</strong>s du billard. Mais <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s du billard ne<br />

sont pas <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s en cause, et <strong>le</strong>s lois qui régissent <strong>le</strong> déplacement de ce train, et


votre progression à vous vers votre destination, ne sont pas <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s lois en cause,<br />

dans <strong>le</strong> jeu que nous jouons en ce moment.<br />

Kerim s’interrompit sur un haussement d’épau<strong>le</strong>s.<br />

- Vous connaissez déjà tout cela, mon ami, dit-il en manière d’excuse. Et ça me<br />

donne soif, d’avoir dit tant de banalités. Faites vite <strong>le</strong>ver cette enfant et allons dîner.<br />

Mais, je vous en supplie, attention aux mauvaises surprises.<br />

Il traça de son pouce une croix au milieu de son veston.<br />

- Je ne me fais pas de croix sur <strong>le</strong> cœur, c’est trop sérieux. Mais j’en fais une<br />

sur mon estomac, ce qui est pour moi un serment qui compte. La route qui reste à<br />

parcourir nous réserve des surprises, à vous et à moi. Le tzigane nous a<br />

recommandé d’être vigilants. Maintenant, je vous <strong>le</strong> répète, nous pouvons faire notre<br />

partie sur <strong>le</strong> billard, mais nous devons l’un et l’autre faire attention à ce qui se passe<br />

en dehors de la sal<strong>le</strong> de billard. C’est ce que me dit mon nez, dit-il en <strong>le</strong> tapotant.<br />

L’estomac de Kerim fit un bruit qui rappelait celui que fait un récepteur de<br />

téléphone décroché, quand il y a à l’autre bout du fil un correspondant indigné.<br />

- Hein, qu’est-ce que je disais ? dit-il d’un air p<strong>le</strong>in de sollicitude. Il faut al<strong>le</strong>r<br />

dîner.<br />

Tandis qu’ils achevaient <strong>le</strong>ur repas, <strong>le</strong> train s’engagea dans <strong>le</strong> hideux<br />

embranchement moderne de Salonique. Bond portant toujours la pesante valise, ils<br />

revinrent à l’arrière du train et se séparèrent pour la nuit.<br />

- Nous n’allons pas tarder à être de nouveau dérangés, annonça Kerim. Nous<br />

passons la frontière à une heure. Les Grecs ne sont pas ennuyeux, mais <strong>le</strong>s<br />

Yougoslaves n’aiment qu’une chose, c’est de réveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s gens qui voyagent<br />

tranquil<strong>le</strong>ment. S’ils vous ennuient, envoyez-moi chercher. Même dans ce pays, il y a<br />

quelques noms que je peux citer. Je suis dans <strong>le</strong> second compartiment de la voiture<br />

voisine. J’y suis tout seul. Demain, je m’instal<strong>le</strong>rai dans <strong>le</strong> s<strong>le</strong>eping de notre ami<br />

Goldfarb, au n°12. Pour <strong>le</strong> moment, <strong>le</strong>s premières constituent un cantonnement<br />

convenab<strong>le</strong>.<br />

Bond somnolait à moitié, tandis que <strong>le</strong> train peinait dans la vallée, inondée de<br />

lune, du Vardar. Tatiana dormit encore la tête sur <strong>le</strong>s genoux de Bond. Il pensait à ce<br />

que Bruno avait dit. Il se demandait s’il ne devait pas renvoyer <strong>le</strong> gros homme à<br />

Istanbul, quand ils seraient parvenus sains et saufs à Belgrade. Ce n’était pas<br />

régulier, de l’entraîner à travers l’Europe, dans une aventure qui dépassait <strong>le</strong>s limites<br />

de son secteur et pour laquel<strong>le</strong> il n’éprouvait pas de sympathie particulière. Bruno<br />

soupçonnait évidemment Bond de s’être entiché de la jeune femme et de ne plus<br />

juger sainement de la suite de l’opération. Il y avait, bien sûr, quelque chose de vrai<br />

là-dedans. Il aurait été certainement plus sûr de descendre du train et de rentrer par<br />

un autre chemin. Mais, Bond se l’avouait, il ne pouvait supporter l’idée de se dégager<br />

de ce complot, s’il y en avait un. S’il n’y en avait pas, il ne pouvait pas davantage<br />

supporter l’idée de sacrifier trois jours qu’il pouvait passer en compagnie de Tatiana.<br />

Et « M » lui avait laissé toute liberté de décision. Comme l’avait dit Bruno, « M », lui<br />

aussi, était curieux d’assister à la partie jusqu’à sa conclusion. Avec quelque<br />

perversité, il voulait voir à quoi rimait cette histoire incohérente. Bond ajourna la<br />

solution du problème. Le voyage se déroulait d’une façon satisfaisante. Encore une<br />

fois, à quoi bon s’affo<strong>le</strong>r ?<br />

Dix minutes après qu’ils se furent arrêtés en gare d’Idomeni, à la frontière<br />

grecque, on frappa énergiquement à la porte. La jeune femme s’éveilla. Bond se<br />

dégagea et mit l’oreil<strong>le</strong> à la porte.<br />

- Qu’y a-t-il ?


- C’est <strong>le</strong> conducteur, Monsieur. Il vient d’y avoir un accident. Votre ami, Kerim<br />

Bey.<br />

- Une seconde, dit Bond avec force.<br />

Il fixa <strong>le</strong> Beretta dans son étui et enfila son veston. Il ouvrit la porte d’un coup.<br />

- Qu’est-il arrivé ?<br />

Dans la lumière du couloir, <strong>le</strong> visage du contrô<strong>le</strong>ur paraissait jaune.<br />

- Venez.<br />

Il se dirigea vers <strong>le</strong>s premières classes. Des employés étaient amassés autour<br />

de la porte ouverte du second compartiment. Ils étaient cloués sur place, regardant<br />

avec stupeur. Le contrô<strong>le</strong>ur fit un pas vers Bond. Celui-ci parvint à la porte et<br />

regarda.<br />

Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête. Sur la banquette de droite, il y avait<br />

deux corps. Ils étaient immobilisés, dans une effrayante lutte à mort, qu’on aurait pu<br />

croire réglée pour une prise de vues. Kerim était en dessous, <strong>le</strong>s genoux <strong>le</strong>vés dans<br />

un ultime effort pour se redresser. Le manche enrubanné d’un poignard dépassait<br />

seul de son cou, tout près de la veine jugulaire. Sa tête était renversée en arrière et<br />

<strong>le</strong>s yeux vitreux, injectés de sang, regardaient la nuit. La bouche était déformée dans<br />

un ultime grondement de rage. Une mince traînée de sang descendait jusqu’au<br />

menton.<br />

A moitié sur lui était étendu <strong>le</strong> corps pesant de l’homme de MGB qui se faisait<br />

appe<strong>le</strong>r Benz, immobilisé par <strong>le</strong> bras gauche que Kerim lui avait passé autour du<br />

cou. Bond put voir la pointe d’une moustache à la Staline et un côté d’un visage<br />

noirci. La main droite de Kerim reposait sur <strong>le</strong> dos de l’homme, d’une façon presque<br />

naturel<strong>le</strong>. La main se refermait sur <strong>le</strong> manche d’un couteau. Et, sous la main, on<br />

voyait sur <strong>le</strong> veston une large tache.<br />

Bond se laissa al<strong>le</strong>r à son imagination. C’était comme s’il avait vu se dérou<strong>le</strong>r<br />

un film. Bruno endormi, l’homme se glissant doucement par la porte, faisant deux<br />

pas et frappant vio<strong>le</strong>mment à la jugulaire. Puis <strong>le</strong> dernier spasme de l’homme à<br />

l’agonie qui lance un bras en avant, immobilise son meurtrier contre lui et plonge son<br />

couteau dans la direction de la cinquième côte.<br />

Cet homme merveil<strong>le</strong>ux qui apportait <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il avec lui ! Maintenant il était mort !<br />

Bond fit brusquement demi-tour et s’en alla, pour ne plus voir l’homme qui était<br />

mort pour lui.<br />

Il se mit à répondre aux questions avec soin, sur un ton parfaitement naturel.


24. Hors de danger ?<br />

L’Orient-Express entra <strong>le</strong>ntement en gare de Belgrade. A quinze heures, avec<br />

une demi-heure de retard. Il devait y avoir un arrêt de huit heures, pour attendre<br />

l’autre partie du train, qui venait de Bulgarie en traversant <strong>le</strong> Rideau de Fer.<br />

Bond regardait dans la fou<strong>le</strong> et attendait <strong>le</strong> coup frappé à la porte, qui devait<br />

annoncer l’arrivée de l’homme de Kerim. Tatiana, vêtue de son manteau de martre,<br />

était blottie dans un coin près de la porte. El<strong>le</strong> surveillait Bond, en se demandant s’il<br />

lui reviendrait jamais. El<strong>le</strong> avait tout vu de la fenêtre : <strong>le</strong>s longs paniers d’osier<br />

amenés au train, <strong>le</strong>s éclairs de magnésium des photographes de la police, <strong>le</strong> chef de<br />

train qui s’efforçait, à force de gesticulations, de hâter <strong>le</strong>s formalités, et la haute<br />

silhouette de James Bond, droit, froid et raide comme un couteau de boucher, allant<br />

et venant. Bond était revenu, s’était assis, l’avait regardée. Il avait posé des<br />

questions précises et bruta<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> s’était défendue, désespérément, s’en tenant<br />

sans défaillance à ses premières déclarations, sachant qu’à ce moment, si el<strong>le</strong> lui<br />

avait tout dit, par exemp<strong>le</strong> que SMERSH était dans l’opération, el<strong>le</strong> l’aurait perdu<br />

pour toujours. Maintenant el<strong>le</strong> était assise et el<strong>le</strong> avait peur. Peur du fi<strong>le</strong>t dans <strong>le</strong>quel<br />

el<strong>le</strong> se sentait prise, peur de ce que pouvaient cacher <strong>le</strong>s mensonges qu’on lui avait<br />

dits à Moscou, peur par-dessus tout de perdre cet homme qui était venu soudain<br />

illuminer sa vie.<br />

On frappa à la porte. Bond se <strong>le</strong>va pour ouvrir. Un homme énergique et de<br />

bonne humeur, avec <strong>le</strong>s mêmes yeux b<strong>le</strong>us que Kerim et une tignasse blonde en<br />

désordre au-dessus d’un visage brun, fit irruption dans <strong>le</strong> compartiment.<br />

- Stefan Trempo, pour vous servir, dit-il avec un large sourire, qui <strong>le</strong>ur était<br />

destiné à tous <strong>le</strong>s deux. Où est <strong>le</strong> chef ?<br />

- Asseyez-vous, dit Bond. « Je vois ce que c’est, se dit-il, c’est encore un fils de<br />

Bruno. »<br />

L’homme <strong>le</strong>s regardait attentivement l’un et l’autre. Il s’assit avec précaution<br />

entre eux deux. Son visage paraissait anéanti. Maintenant ses yeux brillants<br />

examinaient Bond avec une terrib<strong>le</strong> intensité, un mélange de crainte et de suspicion.<br />

Sa main droite se glissait, comme par hasard, dans la poche de son veston.<br />

Quand Bond eut terminé, l’homme se <strong>le</strong>va. Il ne posa aucune question. Il dit<br />

simp<strong>le</strong>ment :<br />

- Merci, Monsieur. Vou<strong>le</strong>z-vous venir, s’il vous plaît ? Nous allons nous rendre à<br />

mon appartement. Il y a beaucoup à faire.<br />

Il passa dans <strong>le</strong> couloir et se tint debout, <strong>le</strong>ur tournant <strong>le</strong> dos et regardant de<br />

l’autre côté de la voie. Quand la jeune femme fut sortie, il longea <strong>le</strong> couloir sans se<br />

retourner. Bond suivait Tatiana, portant la lourde valise et sa petite mal<strong>le</strong>tte.<br />

Ils traversèrent <strong>le</strong> quai et entrèrent dans la gare. Une petite bruine avait<br />

commencé à tomber. Le décor, avec quelques taxis délabrés et <strong>le</strong> panorama des<br />

tristes immeub<strong>le</strong>s modernes, était déprimant. L’homme ouvrit la porte arrière d’une<br />

minab<strong>le</strong> conduite intérieure Morris Oxford. Il monta devant et prit <strong>le</strong> volant. Ils<br />

partirent en cahotant sur <strong>le</strong>s pavés, puis suivirent un bou<strong>le</strong>vard à la chaussée


goudronnée et glissante et, pendant encore un quart d’heure, de larges rues<br />

désertes. Ils ne rencontrèrent que peu de piétons et quelques rares voitures.<br />

Ils s’arrêtèrent à mi-hauteur d’une rue en pente. Trempo <strong>le</strong>ur fit franchir la large<br />

porte d’un immeub<strong>le</strong> à appartements, monter deux étages, qui sentaient l’odeur des<br />

Balkans : un mélange de vieil<strong>le</strong> transpiration, de fumée de cigarette et de chou. Il<br />

ouvrit une porte et <strong>le</strong>s fit entrer dans un appartement de deux pièces, à<br />

l’ameub<strong>le</strong>ment indéfinissab<strong>le</strong>, aux lourds rideaux de peluche rouge, tirés de manière<br />

à ne laisser apercevoir, de l’autre côté de la rue, que des fenêtres aveug<strong>le</strong>s. Sur un<br />

buffet, il y avait un plateau avec plusieurs bouteil<strong>le</strong>s non entamées, des verres, des<br />

assiettes de fruits et de biscuits, en-cas préparé, pour accueillir Bruno et ses amis.<br />

Trempo fit un geste vague dans la direction des boissons.<br />

- S’il vous plaît, Monsieur, et vous, Madame. Vous êtes ici chez vous. Il y a une<br />

sal<strong>le</strong> de bains. Vous aimeriez sans doute l’un et l’autre prendre un bain. Veuil<strong>le</strong>z<br />

m’excuser. Je dois donner un coup de téléphone !<br />

Le masque d’impassibilité qu’il avait réussi à se composer était sur <strong>le</strong> point de<br />

se désagréger. L’homme se hâta de se retirer dans la chambre à coucher et referma<br />

la porte sur lui.<br />

Pendant <strong>le</strong>s deux heures qui suivirent, Bond resta assis à contemp<strong>le</strong>r <strong>le</strong> mur de<br />

la maison d’en face. De temps en temps, il se <strong>le</strong>vait et se mettait à arpenter la pièce,<br />

puis il se rasseyait. Pendant la première heure, Tatiana resta assise, prétendant<br />

feuil<strong>le</strong>ter toute une pi<strong>le</strong> de magazines. Puis el<strong>le</strong> se rendit soudain dans la sal<strong>le</strong> de<br />

bains et Bond entendit vaguement <strong>le</strong> bruit d’une baignoire qui se remplissait. Vers six<br />

heures, Trempo sortit de la chambre. Il dit à Bond qu’il sortait.<br />

- Il y a dans la cuisine de quoi manger. Je reviendrai à neuf heures et je vous<br />

reconduirai au train. Je vous en prie, considérez cet appartement comme <strong>le</strong> vôtre.<br />

Sans attendre la réponse de Bond, il sortit, en fermant doucement la porte.<br />

Bond entendit ses pas dans l’escalier, <strong>le</strong> déclic de la porte d’entrée, <strong>le</strong> démarreur de<br />

la Morris.<br />

Bond entra dans la chambre, s’assit sur <strong>le</strong> lit, saisit <strong>le</strong> téléphone et demanda<br />

l’inter en al<strong>le</strong>mand.<br />

Une demi-heure plus tard il entendit la voix calme de « M ». Bond parla comme<br />

s’il était un voyageur de commerce s’adressant au directeur général de l’Universal<br />

Export. Il dit que son associé était tombé très gravement malade. Y avait-il de<br />

nouvel<strong>le</strong>s instructions ?<br />

- Très malade ?<br />

- Oui, monsieur, vraiment très malade.<br />

- Et quoi de neuf, en ce qui concerne l’autre firme ?<br />

- Il y en avait trois avec nous, Monsieur. L’un d’eux a attrapé la même maladie.<br />

Les deux autres ont été souffrants, alors que nous quittions la Turquie. Ils nous ont<br />

laissés à Uzunkopru, c’est-à-dire à la frontière.<br />

- L’autre firme est donc liquidée ?<br />

Bond croyait voir <strong>le</strong> visage de « M », déchiffrant ces renseignements. Il se<br />

demandait si <strong>le</strong> ventilateur du plafond était en train de tourner <strong>le</strong>ntement, si « M »<br />

avait sa pipe à la main, si <strong>le</strong> chef d’Etat-major écoutait, sur l’autre appareil.<br />

- Quels sont vos projets ? Aimeriez-vous, vous et votre femme, prendre un<br />

autre chemin pour rentrer à la maison ?<br />

- Ce serait plutôt à vous de décider, Monsieur. Ma femme se porte bien. Les<br />

échantillons sont en excel<strong>le</strong>nt état. Je ne vois pas pourquoi ils s’abîmeraient. J’ai<br />

toujours envie de terminer <strong>le</strong> voyage. Sinon, il subsistera un territoire inexploité.<br />

Nous ne saurions pas quel<strong>le</strong>s en sont <strong>le</strong>s possibilités.


- Aimeriez-vous qu’un autre de nos vendeurs vînt vous donner un coup de<br />

main ?<br />

- Ça ne me paraît pas nécessaire, Monsieur. Mais si vous <strong>le</strong> jugez bon…<br />

- J’y réfléchirai. Ainsi vous désirez vraiment al<strong>le</strong>r jusqu’au bout de cette<br />

prospection ?<br />

Bond pouvait voir <strong>le</strong>s yeux de « M » bril<strong>le</strong>r, de la même envie furieuse de<br />

savoir, qu’il éprouvait lui-même.<br />

- Oui, Monsieur. Maintenant que je suis à mi-chemin je crois que ce serait<br />

dommage de ne pas al<strong>le</strong>r jusqu’au bout.<br />

- Très bien, alors. Je vais réfléchir à la possibilité de vous envoyer un autre<br />

représentant pour vous aider. » Il y eut une pause. « Vous ne voyez rien d’autre ?<br />

- Non, Monsieur.<br />

- Eh bien, alors, au revoir !<br />

- Au revoir, Monsieur.<br />

Bond raccrocha. Il s’assit et contempla <strong>le</strong> combiné. Il se mit à regretter de ne<br />

pas avoir accepté tout de suite la proposition de « M », de lui envoyer du renfort, à<br />

tout hasard. Il se <strong>le</strong>va. Au moins, ils seraient bientôt sortis de ces sacrés Balkans et<br />

ils entreraient en Italie. Puis en Suisse, en France au milieu de peup<strong>le</strong>s amis, loin<br />

des pays où il faut se cacher, où l’on peut craindre de mauvaises surprises.<br />

Et la fil<strong>le</strong>, qu’en penser ? Pouvait-il lui reprocher la mort de Kerim ? Bond<br />

retourna dans l’autre pièce et se mit de nouveau à la fenêtre, regardant au-dehors,<br />

se posant des questions, repassant dans son esprit toute l’affaire, toutes <strong>le</strong>s<br />

expressions de physionomie que Tatiana avait eues, tous <strong>le</strong>s gestes qu’el<strong>le</strong> avait<br />

faits, depuis qu’il avait entendu <strong>le</strong> son de sa voix, pour la première fois, ce fameux<br />

soir au Kristal Palas. Non, il savait qu’il ne pouvait pas la rendre responsab<strong>le</strong> ! Si el<strong>le</strong><br />

était un agent, el<strong>le</strong> était un agent inconscient. Il n’y avait pas au monde une fil<strong>le</strong> qui<br />

aurait pu, sans se trahir, jouer ce rô<strong>le</strong>, si c’en était un. Et el<strong>le</strong> lui plaisait. Et il avait<br />

confiance dans son instinct. En outre, avec la mort de Kerim, est-ce que <strong>le</strong> complot,<br />

quel qu’il fût, ne se trouvait pas dépassé ?… Un jour il saurait en quoi consistait ce<br />

complot. Pour <strong>le</strong> moment, il en était certain, Tatiana n’en faisait pas partie, tout au<br />

moins consciemment. Sa décision prise, Bond alla à la porte de la sal<strong>le</strong> de bains et<br />

frappa. El<strong>le</strong> sortit, il la prit dans <strong>le</strong>s bras, la serra contre lui et l’embrassa. El<strong>le</strong><br />

s’accrocha à lui. Ils restèrent ainsi, <strong>le</strong>urs corps se réchauffant l’un l’autre; ils sentaient<br />

s’effacer peu à peu <strong>le</strong> souvenir glaçant de la mort de Kerim.<br />

Tatiana s’écarta. El<strong>le</strong> <strong>le</strong>va la tête, <strong>le</strong>s yeux vers <strong>le</strong> visage de Bond, écarta de<br />

son front la virgu<strong>le</strong> noire que faisait sa mèche. Son visage reprenait vie :<br />

- Je suis heureuse que tu sois revenu, James, dit-el<strong>le</strong>. Et maintenant, ajouta-tel<strong>le</strong><br />

sur un ton très prosaïque, nous devons boire, manger et recommencer à vivre.<br />

Plus tard, après <strong>le</strong> Slivovic, <strong>le</strong> jambon fumé et <strong>le</strong>s pêches, Trempo revint et <strong>le</strong>s<br />

ramena à la gare, où l’express <strong>le</strong>s attendait, sous la lumière bruta<strong>le</strong> des lampes à<br />

arc. Il <strong>le</strong>ur dit au revoir, rapidement et froidement, et disparut sur <strong>le</strong> quai, retournant à<br />

sa triste existence. A neuf heures précises, la nouvel<strong>le</strong> locomotive fit entendre son<br />

nouveau bruit et emmena <strong>le</strong> train dans la descente de la vallée de la Save, parcours<br />

qui devait durer toute la nuit. Bond se rendit à la cabine du contrô<strong>le</strong>ur, pour lui<br />

donner de l’argent et pour examiner <strong>le</strong>s passeports des nouveaux voyageurs.<br />

Bond connaissait la plupart des signes auxquels on reconnaît <strong>le</strong>s faux<br />

passeports, l’écriture floue, l’impression trop nette des cachets de caoutchouc, <strong>le</strong>s<br />

traces de col<strong>le</strong> ancienne autour des photographies, <strong>le</strong>s légères transparences des<br />

pages, qui révè<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s falsifications de <strong>le</strong>ttres ou de chiffres. Mais <strong>le</strong>s cinq nouveaux<br />

passeports, trois américains et deux suisses paraissaient innocents. Les papiers


suisses, cher aux faussaires russes, appartenaient à un ménage de plus de<br />

soixante-dix ans; Bond cessa de s’en occuper et retourna à son compartiment, où il<br />

se prépara à passer une nouvel<strong>le</strong> nuit avec la tête de Tatiana sur ses genoux.<br />

On passa à Vincovci, à Brod et enfin, dans l’embrasement de l’aurore, à la<br />

hideuse agglomération de Zagreb. Le train s’arrêta, entre des rangées de<br />

locomotives en train de se rouil<strong>le</strong>r, prises aux Al<strong>le</strong>mands et qui, depuis, étaient<br />

toujours restées là, pitoyab<strong>le</strong>s, sur <strong>le</strong>ur voie de garage envahie par <strong>le</strong>s herbes fol<strong>le</strong>s.<br />

Tandis que <strong>le</strong> train longeait ce cimetière d’acier, Bond lut sur la plaque d’une des<br />

machines : BERLINER MASCHINENBAU GMBH. La longue chaudière cylindrique<br />

noire était criblée de bal<strong>le</strong>s de mitrail<strong>le</strong>use. Bond croyait entendre <strong>le</strong> rugissement du<br />

bombardier en piqué et voir <strong>le</strong> mécanicien <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s bras. Un instant il pensa, avec<br />

nostalgie, et sans raison, à l’excitation et au tumulte de la guerre chaude, comparés<br />

aux escarmouches clandestines qu’il connaissait depuis que cela avait tourné à la<br />

guerre froide.<br />

Ils pénétrèrent dans <strong>le</strong>s montagnes de Slovénie, où <strong>le</strong>s pommiers et <strong>le</strong>s cha<strong>le</strong>ts<br />

annonçaient déjà l’Autriche. Le train continua sa route en peinant à travers Ljubliana.<br />

La jeune femme s’éveilla. Ils eurent pour <strong>le</strong>ur petit déjeuner des œufs frits, du pain<br />

noir rassis et du café, qui était surtout de la chicorée. Le wagon-restaurant était p<strong>le</strong>in<br />

de touristes de bonne humeur, anglais et américains, qui venaient de la côte de<br />

l’Adriatique. Et Bond se dit, avec un battement de cœur, que, dans l’après-midi, ils<br />

passeraient la frontière, pour pénétrer en Europe occidenta<strong>le</strong>, et qu’une troisième<br />

nuit dangereuse était encore passée. Il dormit jusqu’à Sezana. Des Yougoslaves en<br />

civil, au visage dur, montèrent dans <strong>le</strong> train. Puis ce fut la fin de la Yougoslavie.<br />

Poggiorea<strong>le</strong> arriva, apportant pour la première fois un parfum de vie douce, avec <strong>le</strong>s<br />

employés italiens qui bavardaient joyeusement, et <strong>le</strong>s visages souriants, dans la<br />

fou<strong>le</strong> amassée sur <strong>le</strong> quai de la gare. La nouvel<strong>le</strong> machine Diesel-é<strong>le</strong>ctrique donna<br />

un coup de siff<strong>le</strong>t joyeux, une mer de mains brunies s’agita, et <strong>le</strong> train se dirigea vers<br />

Trieste, qu’on voyait scintil<strong>le</strong>r au loin, et vers l’Adriatique, d’une bel<strong>le</strong> cou<strong>le</strong>ur b<strong>le</strong>ue.<br />

« Ça y est ! se disait Bond. Je crois vraiment que ça y est. » Il chassa de sa mémoire<br />

<strong>le</strong> souvenir des trois jours passés. Sur <strong>le</strong> visage de son compagnon, Tatiana vit<br />

s’effacer <strong>le</strong>s rides du souci. El<strong>le</strong> prit sa main. Il s’assit à côté d’el<strong>le</strong>. Ils regardèrent <strong>le</strong>s<br />

villas pimpantes de la Corniche, <strong>le</strong>s bateaux à voi<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s gens qui faisaient du ski<br />

nautique.<br />

Le train passa quelques aiguillages et entra <strong>le</strong>ntement dans la gare enso<strong>le</strong>illée<br />

de Trieste. Bond se <strong>le</strong>va, baissa la vitre et ils restèrent côte à côte, regardant audehors.<br />

Bond se sentit tout d’un coup heureux. Il prit la jeune femme par la tail<strong>le</strong> et la<br />

serra fort contre lui. Ils regardaient la fou<strong>le</strong> des gens en vacances. Les rayons d’or du<br />

so<strong>le</strong>il brillaient à travers <strong>le</strong>s hautes fenêtres bien nettes de la gare. Ce décor<br />

étincelant faisait paraître encore plus sombres et plus sa<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s pays qu’ils venaient<br />

de quitter. Bond regardait, avec un plaisir presque sensuel, <strong>le</strong>s gens habillés de<br />

cou<strong>le</strong>urs gaies, traversant <strong>le</strong>s taches de so<strong>le</strong>il dans la direction de l’entrée, tandis<br />

que d’autres, déjà bronzés, ceux qui rentraient de vacances, se hâtaient sur <strong>le</strong> quai<br />

pour al<strong>le</strong>r s’instal<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> train.<br />

Un rayon de so<strong>le</strong>il illumina la tête d’un homme qui paraissait <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> même<br />

de ce monde de loisirs heureux. La lumière fit bril<strong>le</strong>r un instant des cheveux d’or sous<br />

une casquette, et une juvéni<strong>le</strong> moustache, éga<strong>le</strong>ment dorée. Puisqu’il avait tout son<br />

temps pour prendre <strong>le</strong> train, il avançait sans se presser. L’idée qu’il était Anglais<br />

traversa l’esprit de Bond. Peut-être était-ce la forme de sa casquette Kangol vert<br />

foncé, ou <strong>le</strong> mackintosh beige, déjà assez usé, emblème du touriste anglais, à moins<br />

que ce ne fût <strong>le</strong> pantalon de flanel<strong>le</strong> grise, ou <strong>le</strong>s chaussures marron éraflées. Mais


<strong>le</strong>s yeux de Bond étaient attirés par cet inconnu qui approchait, en traversant <strong>le</strong> quai.<br />

L’homme portait une valise « Révélation » usagée et, sous l’autre bras, un gros <strong>livre</strong><br />

et quelques journaux. Il avait l’air d’un athlète. Bond remarqua <strong>le</strong>s larges épau<strong>le</strong>s, la<br />

bel<strong>le</strong> figure bronzée du joueur de tennis professionnel, rentrant chez lui après avoir<br />

joué à l’étranger une série de tournois.<br />

L’homme se rapprochait. Maintenant il regardait droit dans la direction de Bond.<br />

Le reconnaissait-il ? Bond fouilla sa mémoire. Avait-il déjà vu cet homme ? Non. Il se<br />

serait rappelé ces yeux, au regard si froid sous <strong>le</strong>s cils pâ<strong>le</strong>s. Des yeux opaques,<br />

presque morts. Les yeux d’un noyé. Mais ils étaient porteurs d’un message qui<br />

s’adressait à Bond. Qu’était-ce ? Impression de déjà vu ? Mise en garde ? Ou<br />

simp<strong>le</strong>ment réaction défensive, en réponse au regard insistant de Bond ? L’homme<br />

longea <strong>le</strong> wagon-lit. Ses regards, à mesure qu’il passait, se fixaient au niveau du<br />

train. Ses semel<strong>le</strong>s de crêpe ne faisaient aucun bruit. Bond <strong>le</strong> vit saisir la rampe et<br />

bondir avec légèreté dans la voiture des premières.<br />

Bond comprit soudain ce que ce coup d’œil signifiait et qui était l’homme. Bien<br />

sûr ! Il était du Service. « M » avait fini par décider de lui envoyer quelqu’un en<br />

renfort. C’était cela, <strong>le</strong> message de ces yeux étranges ! Bond aurait parié n’importe<br />

quoi, que l’homme ne tarderait pas à établir <strong>le</strong> contact.<br />

Il n’y avait personne comme « M » pour prendre toutes <strong>le</strong>s précautions !


25. Un nœud papillon<br />

Pour faciliter la prise de contact, Bond sortit dans <strong>le</strong> couloir. Il se répéta <strong>le</strong>s<br />

détails du code du jour, <strong>le</strong>s quelques phrases insignifiantes, changées <strong>le</strong> premier de<br />

chaque mois, qui servent de signe de reconnaissance faci<strong>le</strong> aux agents anglais.<br />

Le train eut une secousse et sortit <strong>le</strong>ntement dans <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il. Au bout du couloir,<br />

la porte de communication battit. On n’entendit pas de bruit de pas, mais subitement<br />

<strong>le</strong> visage rouge et or se refléta dans la vitre.<br />

- Excusez-moi, puis-je vous demander une allumette ?<br />

- J’utilise un briquet.<br />

Bond exhiba son Ronson culotté et <strong>le</strong> tendit.<br />

- C’est encore mieux.<br />

- Tant qu’il fonctionne !<br />

Bond regarda <strong>le</strong> visage de l’homme, attendant un sourire; l’équiva<strong>le</strong>nt de la<br />

phrase rituel<strong>le</strong> et puéri<strong>le</strong> : « Qui va là ? Passez, ami. » Les lèvres épaisses se<br />

crispèrent un court moment. Il n’y eut aucune lueur dans <strong>le</strong>s yeux d’un b<strong>le</strong>u très pâ<strong>le</strong>.<br />

L’homme avait ôté son mackintosh. Il portait une vieil<strong>le</strong> veste de tweed brun<br />

rougeâtre sur son pantalon de flanel<strong>le</strong>, une chemise d’été Viyella jaune pâ<strong>le</strong> et la<br />

cravate b<strong>le</strong>u foncé à zigzag rouge du Génie. Mais c’était un nœud papillon. Bond<br />

n’avait pas confiance dans <strong>le</strong>s gens qui portaient ce genre de nœud. C’est un signe<br />

de vanité. Parfois même, de muf<strong>le</strong>rie. Il décida d’oublier ce préjugé. Une bague<br />

cachet en or, gravée d’une manière indéchiffrab<strong>le</strong>, brillait au petit doigt de la main<br />

droite, qui tenait la barre d’appui. Le coin d’un mouchoir à pois rouges sortait de la<br />

poche de poitrine. Au poignet gauche, il y avait une montre-brace<strong>le</strong>t d’argent<br />

fatiguée, sur un brace<strong>le</strong>t de cuir usagé.<br />

Bond connaissait ce genre de type : d’abord un collège de second ordre, puis la<br />

guerre. A la Sûreté militaire, peut-être. Aucune idée de ce qu’on peut faire ensuite;<br />

on reste donc avec <strong>le</strong>s troupes d’occupation. Tout d’abord, on aurait voulu passer à<br />

la Military Police; mais, comme <strong>le</strong>s plus âgés sont renvoyés dans <strong>le</strong>urs foyers,<br />

survient une promotion dans un des services de sécurité. Muté à Trieste, où on ne se<br />

débrouil<strong>le</strong> pas mal. A voulu rester, pour éviter <strong>le</strong>s rigueurs du climat anglais.<br />

Probab<strong>le</strong>ment une petite amie, ou bien a épousé une Italienne. Le Service Secret a<br />

eu besoin d’un homme pour <strong>le</strong> petit poste qu’est devenu Trieste, après <strong>le</strong> retrait des<br />

troupes; et l’homme était disponib<strong>le</strong>. Ils l’ont pris. Il fait des travaux de routine, il a<br />

quelques sources de renseignements de seconde zone dans la police italienne et<br />

dans la yougoslave, ainsi que dans <strong>le</strong>urs réseaux de renseignements. Mil<strong>le</strong> <strong>livre</strong>s par<br />

an. La bonne vie, et on n’attend pas grand-chose de lui. Alors, cette affaire est<br />

arrivée, à l’improviste. Ça a dû être un choc, de recevoir un de ces messages de<br />

toute première urgence. Il était peut-être un peu intimidé par Bond. Curieuse figure !<br />

Les yeux ressemb<strong>le</strong>nt presque à ceux d’un fou. Mais cela arrive chez la plupart des<br />

hommes qui font du service secret à l’étranger. Il faut être fou pour exercer ce métier.<br />

Un gars costaud, probab<strong>le</strong>ment stupide, mais uti<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> travail de garde du corps.<br />

« M » avait simp<strong>le</strong>ment pris l’homme <strong>le</strong> plus rapproché et lui avait dit de monter dans<br />

<strong>le</strong> train. Tout cela venait à l’esprit de Bond, tandis qu’il se gravait dans la tête la façon<br />

dont cet homme était habillé et son aspect général. Il dit alors :<br />

- Heureux de faire votre connaissance. Comment est-ce arrivé ?


- Reçu un message. Tard la nuit dernière. Directement de « M ». Ça m’a<br />

secoué, je peux <strong>le</strong> dire, vieux.<br />

Drô<strong>le</strong> d’accent. Lequel ? Une pointe d’accent de terroir vulgaire. Et autre chose,<br />

que Bond ne pouvait définir. Provenant probab<strong>le</strong>ment du fait que l’homme avait trop<br />

longtemps vécu à l’étranger et avait parlé tout <strong>le</strong> temps des langues étrangères. Et<br />

ce terrib<strong>le</strong> « vieux » à la fin des phrases !… La timidité.<br />

- Je comprends ça, dit Bond avec sympathie. Que disait-il ?<br />

- Simp<strong>le</strong>ment de prendre l’Orient-Express ce matin et de contacter un homme<br />

et une femme, dans la voiture directe. Décrit plus ou moins comment vous êtes.<br />

Alors je devais ne plus vous quitter et veil<strong>le</strong>r sur vous jusqu’au Gay Paree. C’est tout,<br />

vieux.<br />

Cette voix n’indiquait-el<strong>le</strong> pas que l’homme était sur la défensive ? Bond jeta un<br />

coup d’œil de côté. Les yeux pâ<strong>le</strong>s se tournèrent, et rencontrèrent <strong>le</strong>s siens. Il y vit<br />

comme un rapide ref<strong>le</strong>t rouge. C’était comme si la porte de sécurité d’un hautfourneau<br />

s’était ouverte subitement. La lueur s’éteignit. La porte ouvrant sur<br />

l’intérieur de cet homme s’était refermée. Maintenant <strong>le</strong>s yeux étaient de nouveau<br />

opaques, <strong>le</strong>s yeux d’un introverti, d’un homme qui regarde rarement <strong>le</strong> monde<br />

extérieur, parce qu’il ne cesse de regarder ce qui se passe en lui.<br />

« En tout cas, il y a de la folie là-dedans », se dit Bond, alarmé par cette<br />

constatation. Traumatisme à la suite d’un éclatement d’obus, peut-être, ou<br />

schizophrénie. Pauvre type, avec ce corps magnifique ! Un jour, ça craquera, sans<br />

aucun doute. La folie prendra <strong>le</strong> dessus. Bond ferait bien d’en dire un mot au chef du<br />

Personnel. Lui faire subir un examen médical. Au fait, quel était son nom ?<br />

- Eh bien, je suis très heureux de vous avoir ici ! Vous n’aurez probab<strong>le</strong>ment<br />

pas grand-chose à faire. Quand nous sommes partis, trois rouges nous suivaient.<br />

Nous nous en sommes débarrassés. Mais il peut y en avoir d’autres dans <strong>le</strong> train. Ou<br />

bien il peut en monter. Et je dois amener cette jeune femme à Londres sans<br />

encombre. Si vous vous chargez simp<strong>le</strong>ment de surveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s parages. Cette nuit, il<br />

vaut mieux que nous restions ensemb<strong>le</strong> et que nous veillions à tour de rô<strong>le</strong>. C’est la<br />

dernière nuit et je ne veux pas prendre de risques. Au fait, mon nom est James<br />

Bond. Je voyage sous <strong>le</strong> nom de David Somerset. Et ici, il y a Caroline Somerset.<br />

L’homme fouilla dans sa poche intérieure et en tira un portefeuil<strong>le</strong> qui paraissait<br />

contenir beaucoup d’argent. Il y prit une carte de visite qu’il tendit à Bond. On y lisait :<br />

« Capitaine Norman Nash » et, dans <strong>le</strong> coin supérieur gauche, « Royal Automobi<strong>le</strong><br />

Club ».<br />

En mettant la carte dans sa poche, Bond y passa <strong>le</strong> doigt. El<strong>le</strong> était gravée.<br />

- Merci, dit-il. Eh bien, Nash, venez faire la connaissance de Mrs Somerset ! Il<br />

n’y a pas de raison pour que nous ne voyagions pas plus ou moins ensemb<strong>le</strong>.<br />

Et il sourit d’un air engageant.<br />

De nouveau l’éclair rouge, aussitôt éteint. Sous la moustache blonde, <strong>le</strong>s lèvres<br />

firent une grimace !<br />

- Je serai ravi, vieux.<br />

Bond se tourna vers la porte, frappa doucement et dit son nom.<br />

La porte s’ouvrit. Bond fit signe à Nash d’entrer et referma derrière lui.<br />

La jeune femme parut surprise.<br />

- Voici <strong>le</strong> Capitaine Nash, Norman Nash. On lui a demandé de garder un œil sur<br />

nous.<br />

- Comment al<strong>le</strong>z-vous ?<br />

El<strong>le</strong> tendit une main hésitante. L’homme la toucha rapidement. Son regard était<br />

fixe. Il ne dit rien. La jeune femme eut un petit rire embarrassé.


- Vou<strong>le</strong>z-vous vous asseoir ?<br />

- Euh… ! Merci !<br />

Nash s’assit avec raideur au bord de la banquette. Il avait l’air de se rappe<strong>le</strong>r<br />

quelque chose, quelque chose que l’on fait quand on n’a rien à dire. Il tira de sa<br />

poche un paquet de Players.<br />

- Vou<strong>le</strong>z-vous une… euh… cigarette ?<br />

Il ouvrit <strong>le</strong> haut du paquet avec l’ong<strong>le</strong> du pouce, qui était très soigné, rabattit <strong>le</strong><br />

papier d’argent et fit sortir <strong>le</strong>s cigarettes. La jeune femme en prit une. L’autre main de<br />

Nash tendit un briquet, avec l’empressement obséquieux d’un marchand de voitures.<br />

Nash <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux. Bond était appuyé contre la porte et se demandait comment il<br />

pourrait venir en aide à cet homme gauche et embarrassé. Nash tenait <strong>le</strong>s cigarettes<br />

et <strong>le</strong> briquet comme s’il avait offert des verroteries à un chef sauvage.<br />

- Et vous, vieux ?<br />

- Volontiers, dit Bond.<br />

Il détestait <strong>le</strong> tabac de Virginie, mais il était prêt à tout faire pour aider cet<br />

homme à se sentir à son aise. Il prit une cigarette et l’alluma. Depuis quelque temps,<br />

on avait vraiment affaire dans <strong>le</strong> Service à de drô<strong>le</strong>s de zèbres ! Comment diab<strong>le</strong> cet<br />

homme se débrouillait-il dans <strong>le</strong> milieu semi-diplomatique qu’il devait fréquenter à<br />

Trieste ?<br />

- Vous paraissez très en forme, Nash. Tennis ?<br />

- Natation.<br />

- Depuis longtemps à Trieste ?<br />

- Environ trois ans. » Et l’éclair rouge réapparut.<br />

- Travail intéressant ?<br />

- Quelquefois. Vous savez ce que c’est, vieux.<br />

Bond se demandait comment faire pour que ce Nash cessât de l’appe<strong>le</strong>r<br />

« vieux ». Il n’en voyait pas <strong>le</strong> moyen. Il y eut un si<strong>le</strong>nce. Nash sentait nettement que<br />

c’était son tour de dire quelque chose. Il fouilla dans sa poche et en tira une coupure<br />

de presse. C’était la première page du Corriere de la Sera. Il la tendit à Bond :<br />

- Vous avez vu, vieux ? » Les yeux étincelèrent, puis s’éteignirent. Les épaisses<br />

<strong>le</strong>ttres noires sur <strong>le</strong> mauvais papier étaient encore humides. On lisait ce titre :<br />

TERRIBILE ESPLOSIONE IN ISTANBUL<br />

UFFICIO SOVIETICO DISTRUTTO<br />

TUTTI I PRESENTI UCCISI<br />

Bond ne put comprendre la suite. Il plia la coupure et la rendit à Nash. Jusqu’à<br />

quel point cet homme était-il au courant des affaires ? Il valait mieux <strong>le</strong> traiter<br />

simp<strong>le</strong>ment comme un homme de main, rien de plus.<br />

- Sa<strong>le</strong> histoire, dit-il. Conduite de gaz, je suppose.<br />

Bond revit par la pensée <strong>le</strong> ventre indécent de la bombe, suspendue, dans <strong>le</strong><br />

tunnel, au plafond de la niche. Il y avait des fils qui partaient de là et qui<br />

aboutissaient au système de déc<strong>le</strong>nchement, qui se trouvait dans <strong>le</strong> tiroir du bureau<br />

de Kerim. Qui, la veil<strong>le</strong> après-midi, avait actionné <strong>le</strong> commutateur, quand Trempo<br />

avait téléphoné ? Le secrétaire particulier ?… Ou bien avaient-ils tiré au sort, et<br />

ensuite attendu, assis en rond ? La main s’était abaissée, et <strong>le</strong> grondement de<br />

l’explosion était monté jusqu’à la rue des Livres, au sommet de la colline. Les<br />

hommes de Kerim devaient tous être là, dans <strong>le</strong> bureau frais, <strong>le</strong>s yeux brillants de<br />

haine. Les larmes, ce serait pour la nuit. D’abord la vengeance ! Et <strong>le</strong>s rats ?…<br />

Combien de milliers avaient péri dans <strong>le</strong> tunnel ?… A quel<strong>le</strong> heure cela s’était-il<br />

passé ?… Vers quatre heures. La réunion quotidienne était-el<strong>le</strong> en train de se tenir ?<br />

Trois morts dans la pièce. Combien dans <strong>le</strong> reste du bâtiment ? Des amis de


Tatiana, peut-être. Bond lui cacherait cette histoire. Est-ce que Bruno y avait assisté,<br />

d’une fenêtre du Walhalla ?… Bond croyait entendre l’énorme rire de triomphe se<br />

répercutant sur <strong>le</strong>s murs. En tout cas, Kerim en avait emmené un grand nombre avec<br />

lui !<br />

- Oui, je suppose aussi que c’était une conduite de gaz, dit l’autre, sans paraître<br />

s’y intéresser et en regardant Bond.<br />

Une cloche retentit dans <strong>le</strong> couloir, se rapprocha. Deuxième Service, Deuxième<br />

Service. Prenez vos places, s’il vous plaît. Bond jeta un coup d’œil à Tatiana. El<strong>le</strong><br />

était pâ<strong>le</strong>. Ses yeux semblaient supplier qu’on la dispensât de supporter plus<br />

longtemps la présence de ce rustre si peu kulturny. Bond dit :<br />

- Allons déjeuner. » El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va aussitôt. « Et vous, Nash ? » Le capitaine Nash<br />

était déjà <strong>le</strong>vé.<br />

- C’est déjà fait. Merci, vieux. J’aimerais jeter un coup d’œil d’un bout à l’autre<br />

du train. Est-ce que <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong>ur… vous voyez ce que je veux dire ? dit-il en faisant<br />

<strong>le</strong> geste de palper de l’argent.<br />

- Oh oui ! Il coopère parfaitement bien, dit Bond.<br />

Il descendit la petite valise pesante, ouvrit la porte à Nash.<br />

- A tout à l’heure.<br />

Le capitaine passa dans <strong>le</strong> couloir, en disant :<br />

- Oui, j’espère bien, vieux.<br />

Les mains dans <strong>le</strong>s poches, il partit dans <strong>le</strong> couloir vers la gauche, se déplaçant<br />

avec aisance malgré <strong>le</strong> balancement du train. On vit sur sa nuque <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t des<br />

bouc<strong>le</strong>s serrées et dorées. Bond suivit Tatiana, en sens inverse. Les voitures étaient<br />

bondées de gens qui rentraient de vacances. En troisième, <strong>le</strong>s gens, assis sur <strong>le</strong>urs<br />

valises, bavardaient, mordaient dans des oranges et dans des petits pains rassis<br />

d’où sortaient des morceaux de salami. Au passage de Tatiana, <strong>le</strong>s hommes<br />

l’examinaient de près; <strong>le</strong>s femmes regardaient Bond d’un air approbateur, se<br />

demandant s’il lui faisait bien l’amour. Au wagon-restaurant, Bond commanda deux<br />

Americanos et une bouteil<strong>le</strong> de Chianti Broglio. Les merveil<strong>le</strong>ux hors-d’œuvre<br />

européens arrivèrent. Tatiana commençait à se dérider.<br />

- Drô<strong>le</strong> d’homme ! dit Bond en la regardant piquer dans <strong>le</strong>s petits plats. Mais je<br />

suis content qu’il soit venu. Je vais peut-être pouvoir dormir un peu. Je crois que,<br />

rentré chez moi, je dormirai pendant une semaine.<br />

- Je ne l’aime pas, dit la jeune femme, sur un ton indifférent. Il n’est pas<br />

kulturny. Je n’ai pas confiance en son regard.<br />

- Personne n’est assez kulturny pour toi, dit Bond en riant.<br />

- Tu <strong>le</strong> connaissais déjà ?<br />

- Non. Mais il appartient à mon organisation.<br />

- Quel est encore son nom ?<br />

- Nash. Norman Nash.<br />

- N.A.S.H. dit-el<strong>le</strong> en épelant. C’est bien cela ?<br />

- Oui.<br />

El<strong>le</strong> paraissait perp<strong>le</strong>xe.<br />

- Sais-tu ce que cela veut dire en russe ? Nash, c’est « nôtre ». Dans nos<br />

Services, un homme est nash quand il est l’un de nos hommes. Il est svoi quand il<br />

appartient à l’autre camp, à l’ennemi. Et cet homme-ci se fait appe<strong>le</strong>r Nash ! Ce n’est<br />

pas agréab<strong>le</strong>.<br />

- Vraiment, Tania, dit Bond en riant, tu as des raisons bien extraordinaires de<br />

ne pas aimer <strong>le</strong>s gens. Nash est un nom anglais tout à fait courant. Lui a l’air


parfaitement inoffensif. En tout cas, il est bien assez fort pour ce que nous avons à<br />

lui demander.<br />

Tatiana faisait la tête. El<strong>le</strong> continua son déjeuner.<br />

Vinrent des tagliatelli verdi, puis <strong>le</strong> vin, et une délicieuse escalope.<br />

- Oh ! Ce que c’est bon ! dit-el<strong>le</strong>. Depuis que j’ai quitté la Russie, je ne suis plus<br />

qu’un estomac. Ne me laisse pas trop engraisser, James. Il ne faut pas, sinon je ne<br />

serai même plus bonne à faire l’amour. Empêche-moi, sinon je ne ferai que manger<br />

et dormir toute la journée. Bats-moi, si je mange trop ?<br />

- Bien sûr. Je te battrai.<br />

El<strong>le</strong> fronça <strong>le</strong> nez. Il sentit la douce caresse de ses chevil<strong>le</strong>s. Les grands yeux<br />

<strong>le</strong> contemplaient avec passion. Les cils s’abaissaient avec une modestie affectée.<br />

- S’il te plaît, dit-el<strong>le</strong>, demande l’addition. Je sens que j’ai sommeil.<br />

Le train entrait à Mestre. C’était <strong>le</strong> début des canaux. Une gondo<strong>le</strong> p<strong>le</strong>ine de<br />

légumes se déplaçait <strong>le</strong>ntement, sur un long plan d’eau conduisant à la vil<strong>le</strong>.<br />

- Mais nous allons entrer dans Venise dans une minute ! répondit Bond en<br />

manière de protestation. Tu ne veux pas voir Venise ?<br />

- Ça ne fera jamais qu’une gare de plus. Je peux voir Venise un autre jour.<br />

Maintenant, je voudrais que tu me fasses l’amour. S’il te plaît, James ! dit-el<strong>le</strong> en se<br />

penchant en avant et en plaçant sa main sur cel<strong>le</strong> de Bond. Donne-moi ce que je<br />

désire. Nous avons si peu de temps !<br />

Ce fut alors de nouveau la petite chambre, l’odeur de la mer qui entrait par la<br />

fenêtre entrouverte et <strong>le</strong> rideau baissé qui flottait dans <strong>le</strong> vent. De nouveau il y eut<br />

deux pi<strong>le</strong>s de vêtements sur <strong>le</strong> sol, deux corps sur la banquette, <strong>le</strong>s soupirs, la <strong>le</strong>nte<br />

exploration des mains. Puis <strong>le</strong> nœud d’amour se forma; et, tandis que <strong>le</strong> train passait<br />

sur <strong>le</strong>s aiguillages, pour entrer dans la gare de Venise où <strong>le</strong>s sons s’amplifiaient,<br />

survint <strong>le</strong> cri final d’abandon désespéré.<br />

A l’extérieur de la chambre minuscu<strong>le</strong> retentissaient des appels confus,<br />

répercutés par l’écho; cliquetis métalliques et pas étouffés, qui s’évanouirent<br />

<strong>le</strong>ntement, tandis que <strong>le</strong>s amants sombraient dans <strong>le</strong> sommeil. Vint Padoue, puis<br />

Vicenze et, sur Vérone, un fabu<strong>le</strong>ux coucher de so<strong>le</strong>il, dont <strong>le</strong> scintil<strong>le</strong>ment rouge et<br />

or s’apercevait par l’entrebâil<strong>le</strong>ment des stores. Ce fut de nouveau la cloche dans <strong>le</strong><br />

couloir. Le coup<strong>le</strong> s’éveilla. Bond s’habilla, passa dans <strong>le</strong> couloir et s’appuya à la<br />

barre de cuivre. Il regardait s’éteindre doucement une lumière rose au-dessus de la<br />

plaine de Lombardie, en pensant à Tatiana et à <strong>le</strong>ur avenir.<br />

Le visage de Nash vint se refléter à côté du sien dans la vitre sombre. L’homme<br />

s’approcha de Bond, jusqu’à <strong>le</strong> frô<strong>le</strong>r du coude.<br />

- Je crois avoir repéré un type de l’autre camp, vieux, dit-il à voix basse.<br />

Bond n’était pas surpris. Il s’était dit que si quelque chose devait arriver, ce<br />

serait cette nuit-là. Il dit, sur un ton presque détaché :<br />

- Qui est-ce ?<br />

- Connais pas son vrai nom, mais il est passé à Trieste une ou deux fois.<br />

Quelque chose à faire avec l’Albanie. Peut-être <strong>le</strong> chef de la Délégation Permanente<br />

à Tirana. Maintenant il a un passeport américain, au nom de Wilbur Frank. Il se dit<br />

banquier. Au n°9, juste à côté de vous. Je ne crois pas me tromper, vieux.<br />

Bond interrogea un instant <strong>le</strong>s yeux de Nash, dans <strong>le</strong> large visage basané. De<br />

nouveau la porte du haut-fourneau s’était entrebâillée. La lueur rouge apparut, puis<br />

s’éteignit.<br />

- C’est une bonne chose, que vous l’ayez repéré. La nuit sera peut-être dure. A<br />

présent, ne nous quittez plus. Il ne faut pas laisser seu<strong>le</strong> la jeune femme.<br />

- C’est bien ce que j’ai pensé, vieux.


Tous trois allèrent dîner. Le repas fut si<strong>le</strong>ncieux. Nash, assis près de Tatiana,<br />

gardait <strong>le</strong>s yeux fixés sur son assiette. Il tenait son couteau comme un stylographe et<br />

l’essuyait fréquemment sur sa fourchette. Ses mouvements étaient gauches. Au<br />

milieu du repas, en voulant prendre <strong>le</strong> sel, il renversa <strong>le</strong> verre de Chianti de sa<br />

voisine. Il s’excusa longuement. Il réclama un autre verre et <strong>le</strong> remplit, tout cela en<br />

faisant beaucoup de manières.<br />

On servit <strong>le</strong> café. Cette fois c’était Tatiana qui devenait maladroite. El<strong>le</strong><br />

renversa sa tasse. El<strong>le</strong> était devenue très pâ<strong>le</strong>, sa respiration était rapide.<br />

- Tatiana ! dit Bond, à moitié <strong>le</strong>vé.<br />

Mais ce fut <strong>le</strong> capitaine Nash, debout <strong>le</strong> premier, qui s’occupa d’el<strong>le</strong>. « Cette<br />

dame est souffrante. Laissez-moi faire. » Il entoura la jeune femme de son bras et la<br />

mit sur pied. « Je la ramène à son compartiment. Il vaut mieux que vous surveilliez la<br />

valise. Et puis il y a l’addition. Je m’occuperai d’el<strong>le</strong> jusqu’à ce que vous arriviez.<br />

- Ça va très bien », protesta Tatiana, de la voix pâteuse de quelqu’un qui<br />

sombre dans l’inconscience. « Ne te fais pas de souci, James. Je vais m’étendre. »<br />

Sa tête penchait nonchalamment sur l’épau<strong>le</strong> de Nash. Celui-ci passa un bras<br />

vigoureux autour de la tail<strong>le</strong> de la jeune femme et la fit passer rapidement et<br />

adroitement par l’allée centra<strong>le</strong> du wagon-restaurant, puis sortir de celui-ci.<br />

Bond fit claquer ses doigts avec impatience, pour appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> serveur. Pauvre<br />

chérie ! El<strong>le</strong> devait être morte de fatigue. Comment n’avait-il pas pensé à l’effort<br />

qu’on exigeait d’el<strong>le</strong> ? Il se reprocha son égoïsme. Grâce au Ciel, il y avait Nash. Un<br />

type efficace, malgré son air de rustre !<br />

Bond paya l’addition. Il prit <strong>le</strong> petit sac pesant et suivit, aussi rapidement qu’il<br />

put, <strong>le</strong>s couloirs encombrés.<br />

Il frappa doucement à la porte du n°7. Nash ouvrit la porte, un doigt posé sur<br />

ses lèvres, sortit et referma derrière lui.<br />

- El<strong>le</strong> a un peu perdu connaissance, dit-il. Mais maintenant cela va mieux. Les<br />

lits étaient faits. El<strong>le</strong> va dormir dans la couchette supérieure. Je pense que tout cela<br />

est un peu trop pour une femme, vieux.<br />

Bond fit un bref signe de tête. Il entra dans <strong>le</strong> compartiment. Une main pendait<br />

sous <strong>le</strong> manteau de martre. Bond monta sur la couchette inférieure et remit<br />

doucement la main sous <strong>le</strong> pan du manteau. Cette main lui parut froide. La jeune<br />

femme ne broncha pas.<br />

Bond redescendit sans bruit. Il valait mieux laisser dormir Tatiana. Il passa dans<br />

<strong>le</strong> couloir.<br />

Nash <strong>le</strong> regarda d’un œil vide.<br />

- Eh bien, je pense qu’il faudrait s’organiser pour la nuit ! J’ai un <strong>livre</strong>, dit-il en<br />

montrant : Guerre et Paix. Il y a des années que j’essaie en vain d’arriver au bout.<br />

Vous dormez <strong>le</strong> premier, vieux. Vous avez l’air joliment flapi, vous aussi ! Je vous<br />

réveil<strong>le</strong>rai quand je ne pourrai plus garder <strong>le</strong>s yeux ouverts. » Il indiqua de la tête <strong>le</strong><br />

n°9 : « L’homme ne s’est pas encore montré. Je ne pense pas qu’il <strong>le</strong> fasse, s’il se<br />

prépare à nous jouer un tour de cochon. A propos, demanda-t-il au bout d’un<br />

moment, avez-vous une arme ? »<br />

- Oui. Pourquoi ? Pas vous ?<br />

- Hélas non ! dit-il en ayant l’air de s’excuser. J’ai un Luger à la maison, mais il<br />

est trop volumineux pour une mission de ce genre.<br />

- Ah bon ! dit Bond à contrecœur. Alors vaut mieux que vous preniez mon<br />

pisto<strong>le</strong>t. Venez.<br />

Ils entrèrent et Bond ferma la porte. Il prit <strong>le</strong> Beretta et <strong>le</strong> tendit à Nash.<br />

- Huit coups, dit-il à voix basse. Semi-automatique. Il est au cran de sûreté.


Nash prit <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t et <strong>le</strong> soupesa avec des airs de professionnel. Il manœuvra<br />

<strong>le</strong> cran de sûreté dans <strong>le</strong>s deux sens. Bond avait horreur qu’on touchât à son arme.<br />

Quand il ne l’avait pas sur lui, il se sentait tout nu.<br />

- C’est plutôt <strong>le</strong> genre léger, dit-il d’un air bougon. Mais il tue, si l’on place <strong>le</strong>s<br />

bal<strong>le</strong>s aux bons endroits.<br />

Nash approuva. Il s’assit près de la fenêtre, à l’extrémité de la banquette<br />

inférieure.<br />

- Je me mets à ce bout, chuchota-t-il. Bon champ de tir. » Il mit son <strong>livre</strong> sur ses<br />

genoux et s’installa.<br />

Bond ôta sa veste, sa cravate et <strong>le</strong>s plaça sur la banquette à côté de lui. Il<br />

s’appuya sur <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>rs, mit ses pieds sur la valise du Spektor, posée sur <strong>le</strong> sol à<br />

côté de la mal<strong>le</strong>tte. Il prit son Amb<strong>le</strong>r, trouva l’endroit où il en était et essaya de lire.<br />

Après quelques pages, il s’aperçut qu’il ne pouvait pas se concentrer. Il était trop<br />

fatigué. Il laissa tomber <strong>le</strong> <strong>livre</strong> sur ses genoux et ferma <strong>le</strong>s yeux. Pouvait-il se<br />

permettre de dormir ? N’y avait-il pas d’autre précaution à prendre ? Les coins ! Bond<br />

<strong>le</strong>s sentit dans la poche de son veston. Il se glissa hors de la banquette, s’agenouilla<br />

et engagea <strong>le</strong>s coins, en forçant, sous <strong>le</strong>s deux portes. Puis il s’installa de nouveau<br />

et éteignit la petite lampe qui se trouvait au-dessus de sa tête. L’œil vio<strong>le</strong>t de la<br />

veil<strong>le</strong>use luisait doucement.<br />

- Merci, vieux, dit <strong>le</strong> capitaine Nash à mi-voix.<br />

Le train mugit et s’engouffra dans un tunnel.


26. La bouteil<strong>le</strong> qui tue<br />

Un léger coup de coude sur sa chevil<strong>le</strong> réveilla Bond. Il ne bougea pas. Ses<br />

sens reprenaient <strong>le</strong>ur activité, comme ceux d’un animal. Rien n’avait changé. Il y<br />

avait <strong>le</strong>s mêmes bruits du train : grincement métallique régulier qui scandait <strong>le</strong> défilé<br />

des kilomètres, <strong>le</strong> léger craquement de la boiserie, un tintement venant de la petite<br />

armoire placée au-dessus du lavabo, dans laquel<strong>le</strong> un verre à dents bougeait sur son<br />

support.<br />

Qu’est-ce qui avait réveillé Bond ? L’œil spectral de la veil<strong>le</strong>use répandait sa<br />

lueur veloutée dans <strong>le</strong> petit enclos. Aucun son ne venait de la couchette supérieure.<br />

Près de la fenêtre, <strong>le</strong> capitaine Nash était assis à sa place, son <strong>livre</strong> sur <strong>le</strong>s genoux.<br />

Un rayon de lune venant du bord du store barrait d’un trait de lumière la doub<strong>le</strong> page<br />

du <strong>livre</strong> ouvert. Nash regardait fixement Bond. Celui-ci remarqua l’attention soutenue<br />

qui s’affirmait dans <strong>le</strong>s yeux vio<strong>le</strong>ts. Les lèvres noires s’entrouvrirent et l’on vit bril<strong>le</strong>r<br />

<strong>le</strong>s dents.<br />

- Désolé de vous avoir dérangé, vieux. J’avais envie de bavarder.<br />

Qu’y avait-il de nouveau dans cette voix ? Bond posa doucement <strong>le</strong>s pieds sur<br />

<strong>le</strong> sol. Il se redressa sur son siège. Le danger, comme un troisième homme, était là,<br />

dans <strong>le</strong> compartiment !<br />

- Très bien, dit Bond avec calme.<br />

Pourquoi ces quelques mots faisaient-ils naître chez lui un frisson <strong>le</strong> long de<br />

l’échine ? Etait-ce <strong>le</strong> ton d’autorité qui apparaissait dans la voix de Nash ? Une idée<br />

vint à Bond : Nash était devenu fou. C’était peut-être la folie, et non <strong>le</strong> danger, dont<br />

Bond ressentait la présence. Ce que son instinct lui avait dit au sujet de cet homme<br />

était donc exact. Toute la question était de se débarrasser de lui, d’une façon ou<br />

d’une autre, au prochain arrêt. Où <strong>le</strong> train se trouvait-il ? Quand arriverait-il à la<br />

frontière ?<br />

Bond <strong>le</strong>va son poignet pour regarder l’heure. La lumière vio<strong>le</strong>tte effaçait <strong>le</strong>s<br />

chiffres luminescents. Bond dirigea <strong>le</strong> cadran vers <strong>le</strong> rayon de lune qui arrivait de la<br />

fenêtre.<br />

Du côté de Nash vint un déclic aigu. Bond sentit sur son poignet un coup<br />

vio<strong>le</strong>nt. Des éclats de verre lui sautèrent au visage. Son bras fut jeté contre la porte.<br />

Se demandant si <strong>le</strong> poignet n’avait pas été fracturé, il laissa pendre <strong>le</strong> bras et remua<br />

<strong>le</strong>s doigts. Ils fonctionnaient tous.<br />

Le <strong>livre</strong> était resté ouvert sur <strong>le</strong>s genoux de Nash, mais maintenant, un mince<br />

fi<strong>le</strong>t de fumée sortait du trou situé à la partie supérieure du dos de ce <strong>livre</strong>, et il y<br />

avait dans la pièce une légère odeur de poudre, La bouche de Bond se dessécha,<br />

comme s’il avait avalé de l’alun. C’était donc un piège, depuis <strong>le</strong> début ! Et <strong>le</strong> piège<br />

s’était refermé. Le capitaine Nash était envoyé par Moscou. Non par « M ». Et l’agent<br />

MGB du n°9, l’homme au passeport américain, était un mythe. Bond avait donné son<br />

arme à Nash. Il avait même placé des coins sous <strong>le</strong>s portes, pour que Nash se sentît<br />

plus en sécurité ! Bond frissonna. Non de crainte, mais de dégoût. Nash se mit à<br />

par<strong>le</strong>r. Sa voix n’était plus un murmure, n’était plus onctueuse. El<strong>le</strong> était forte et<br />

p<strong>le</strong>ine d’assurance.<br />

- Cela va nous épargner bien des discussions, vieux. Ce n’est qu’une petite<br />

démonstration. On dit que je ne suis pas mauvais tireur, avec ce petit sac à malices.


Il y a dix bal<strong>le</strong>s là-dedans, des dum-dum de 25. Le percuteur est mû par une pi<strong>le</strong>.<br />

Reconnaissez que <strong>le</strong>s Russes sont des types formidab<strong>le</strong>s, pour imaginer des trucs<br />

comme ça ! Bien dommage que votre <strong>livre</strong> ne serve qu’à lire, vieux !<br />

- Pour l’amour de Dieu, cessez de m’appe<strong>le</strong>r « vieux » !<br />

Alors qu’il y avait tant de choses à apprendre, tant de choses auxquel<strong>le</strong>s il fallait<br />

réfléchir, tel<strong>le</strong> était la première réaction de Bond, devant cette catastrophe tota<strong>le</strong> !<br />

C’était la réaction de quelqu’un qui, dans un incendie, va chercher l’objet <strong>le</strong> plus<br />

banal pour <strong>le</strong> sauver des flammes.<br />

- Désolé, vieux. Il a fallu prendre cette habitude. Ça fait partie de ce qu’on doit<br />

faire pour avoir l’air d’un salaud de gent<strong>le</strong>man. Comme ces vêtements. Ils viennent<br />

tous du magasin des accessoires. On m’a dit que je devais être habillé comme ça.<br />

J’ai obéi, pas vrai, vieux ? Mais revenons aux choses sérieuses. Je pense que vous<br />

serez heureux d’apprendre à quoi tout cela correspond. Je serai content de vous <strong>le</strong><br />

raconter. Nous avons devant nous une demi-heure avant l’heure à laquel<strong>le</strong> vous<br />

devrez prendre <strong>le</strong> départ. Ça me donne un courage supplémentaire, de pouvoir<br />

montrer au fameux Mr Bond, du Service Secret, quel sacré ballot il peut être. Vous<br />

voyez, vieux, vous n’êtes pas aussi fort que vous <strong>le</strong> croyez ! Vous n’êtes qu’un<br />

mannequin rembourré, et j’ai été chargé d’en faire sortir toute la sciure.<br />

La voix était monocorde, <strong>le</strong>s phrases se terminaient sur un ton mourant. C’était<br />

comme si Nash était excédé par <strong>le</strong> seul fait d’avoir à par<strong>le</strong>r.<br />

- Oui, répondit Bond, j’aimerais savoir à quoi tout cela rime. Je peux vous<br />

consacrer une demi-heure.<br />

Il se demandait désespérément : n’y avait-il pas un moyen de désarçonner cet<br />

homme ? De lui faire perdre l’équilibre ?<br />

- Ne blaguez pas, vieux.<br />

L’homme ne s’intéressait nul<strong>le</strong>ment à Bond, et <strong>le</strong>s menaces de celui-ci ne<br />

l’impressionnaient pas. Bond n’existait que comme cib<strong>le</strong>.<br />

- Vous devez mourir dans une demi-heure. Pas d’erreur. Je n’ai jamais commis<br />

d’erreur, sinon je n’aurais pas la situation que j’ai.<br />

- Et quel<strong>le</strong> est-el<strong>le</strong> ?<br />

- Chef exécuteur de SMERSH.<br />

Il y avait une légère trace de vie dans la voix, une trace de fierté. Mais el<strong>le</strong><br />

redevint aussi monocorde.<br />

- Vous connaissez <strong>le</strong> nom, je pense, vieux ?<br />

SMERSH ! Tel<strong>le</strong> était la réponse, la pire de toutes ! Et cet homme était <strong>le</strong> chef<br />

tueur de cette organisation. Bond se rappela la lueur rouge qui avait brillé dans <strong>le</strong>s<br />

yeux vio<strong>le</strong>ts. Un tueur. Un psychopathe. Manie dépressive, probab<strong>le</strong>ment ! Un<br />

homme qui aimait vraiment cela. Quel outil précieux SMERSH avait trouvé ! Bond se<br />

rappela soudain ce qu’avait dit Vavra. Il essaya de prendre <strong>le</strong>s choses de plus loin :<br />

- Est-ce que la lune a une influence sur vous, Nash ?<br />

Les lèvres noires se crispèrent.<br />

- Intelligent, Monsieur Service Secret ! Vous me prenez pour un excité. Ne vous<br />

en faites pas. Si j’étais un excité, je ne serais pas ici.<br />

La fureur contenue qu’on percevait dans la voix fit comprendre à Bond qu’il<br />

avait touché un point sensib<strong>le</strong>. Mais comment amener l’homme à perdre tout contrô<strong>le</strong><br />

sur lui-même ? Il valait peut-être mieux se moquer de lui et gagner du temps. Peutêtre<br />

Tatiana…<br />

- Que vient faire la fil<strong>le</strong> dans tout ça ?<br />

- El<strong>le</strong> fait partie de l’appât. » L’intonation était de nouveau excédée. « Ne vous<br />

en faites pas. El<strong>le</strong> ne viendra pas se fourrer dans notre conversation. Je lui ai collé


une pincée de chloral dans son verre de vin en <strong>le</strong> remplissant. El<strong>le</strong> est hors jeu pour<br />

la nuit. Et d’ail<strong>le</strong>urs pour toutes <strong>le</strong>s nuits à venir. El<strong>le</strong> doit disparaître en même temps<br />

que vous.<br />

- Oh ! Vraiment ? Alors, écoutons l’histoire !<br />

Bond sou<strong>le</strong>va sa main douloureuse et la posa sur ses genoux; il fit fonctionner<br />

ses doigts pour activer la circulation.<br />

- Al<strong>le</strong>z-y mollo, vieux ! Pas de blague ! Pas de truc dans <strong>le</strong> genre Bulldog<br />

Drummond, ou je vous en envoie une de celui-ci. Je ne supporterai même pas<br />

l’esquisse d’un mouvement, ou vous recevez une bal<strong>le</strong> juste dans <strong>le</strong> cœur. Au centre<br />

du cœur. Une bal<strong>le</strong>, pas une de plus. C’est d’ail<strong>le</strong>urs comme ça que ça finira. Une<br />

bal<strong>le</strong> au beau milieu du cœur. Si vous bougez, ça viendra un peu plus vite. Et<br />

n’oubliez pas qui je suis. Pensez à votre montre-brace<strong>le</strong>t. Je ne rate pas. Jamais.<br />

- Bravo, dit Bond nonchalamment. Mais n’ayez pas peur. Vous avez même mon<br />

automatique… Continuez votre histoire.<br />

- Très bien, vieux, mais grattez-vous seu<strong>le</strong>ment l’oreil<strong>le</strong> pendant que je par<strong>le</strong>, et<br />

je tire. Vu ?… Bon ! SMERSH a donc décidé de vous tuer. Du moins je crois<br />

comprendre que ça a été décidé en haut lieu. Il semb<strong>le</strong> qu’on ait voulu porter un<br />

coup dur au Service Secret, <strong>le</strong> remettre un peu à sa place. Vous me suivez ?<br />

- Pourquoi m’avoir choisi, moi ?<br />

- Ne me demandez pas ça, vieux. On a seu<strong>le</strong>ment dit que vous aviez comme<br />

une réputation dans votre unité. La façon dont vous al<strong>le</strong>z être tué flanquera tout cela<br />

par terre. Il a fallu trois mois pour mitonner ce plan, et c’est une merveil<strong>le</strong>. Il fallait ça.<br />

SMERSH a commis une ou deux erreurs, dernièrement. Dans l’affaire Khoklov, par<br />

exemp<strong>le</strong>. Vous vous rappe<strong>le</strong>z l’étui à cigarettes explosif ?… On avait confié <strong>le</strong> travail<br />

à un incapab<strong>le</strong>. On aurait dû me <strong>le</strong> confier à moi. Je ne serais pas passé aux<br />

Yankees, moi. Pour en revenir à notre histoire, on a un stratège du tonnerre pour<br />

combiner <strong>le</strong>s plans, à SMERSH, un certain Kronsteen. Un grand joueur d’échecs. Il a<br />

dit que la vanité, la rapacité et un peu de loufoquerie, tout ça vous ferait tomber dans<br />

<strong>le</strong> panneau. Il a dit que vous en pinciez tous pour la loufoquerie, à Londres. Et c’était<br />

bien vrai, n’est-ce pas, vieux ?<br />

Ils avaient donc dit cela ? Bond se rappela à quel point <strong>le</strong>s aspects<br />

excentriques de l’histoire avaient éveillé la curiosité du Service. Et la vanité ?… Oui,<br />

il devait <strong>le</strong> reconnaître, l’idée que cette fil<strong>le</strong> russe était amoureuse de lui avait<br />

beaucoup aidé à la réussite du plan. Et il y avait <strong>le</strong> Spektor. C’est ce qui avait<br />

emporté la décision. C’était donc, en effet, pour employer <strong>le</strong>ur expression, de la<br />

rapacité. Il dit, d’un ton détaché :<br />

- Cela nous intéressait.<br />

- Alors vint l’opération. Notre Chef des Opérations, c’est quelqu’un ! Je peux<br />

dire qu’el<strong>le</strong> a tué, ou fait tuer plus de gens que personne au monde. Oui, c’est une<br />

femme. Du nom de K<strong>le</strong>bb. Rosa K<strong>le</strong>bb. Une vraie truie. Mais el<strong>le</strong> connaît<br />

certainement tous <strong>le</strong>s trucs.<br />

Rosa K<strong>le</strong>bb ! Ainsi, à la tête de SMERSH, il y avait une femme ! Si seu<strong>le</strong>ment<br />

Bond pouvait en réchapper et mettre la main dessus !… Les doigts de la main droite<br />

de Bond se refermaient doucement. Mais la voix monotone continuait, dans son<br />

coin :<br />

- El<strong>le</strong> a donc découvert cette fil<strong>le</strong>, Romanova. El<strong>le</strong> l’a entraînée en vue de ce<br />

travail. Au fait, comment est-el<strong>le</strong> au lit ?… Pas mal ?<br />

Non, Bond ne croyait pas cela ! La première nuit devait avoir été combinée.<br />

Mais ensuite ?… Non. Ensuite, ç’avait été vrai. Il profita de l’occasion pour hausser<br />

<strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. D’une manière même exagérée, mais il habituait l’autre à <strong>le</strong> voir bouger.


- Bon. Je ne m’intéresse guère à ce genre de choses, en ce qui me concerne.<br />

Mais ils ont pris quelques jolies photos de vous deux. » Nash tapota la poche de son<br />

veston. « Une bobine entière de 16 mm. Je la mettrai dans <strong>le</strong> sac à main de la<br />

femme. Ça fera bien dans <strong>le</strong>s journaux. » Nash se mit à rire, d’un rire mordant,<br />

métallique. « Il faudra couper <strong>le</strong>s passages <strong>le</strong>s plus croustillants, bien entendu. »<br />

Le changement de chambre à l’hôtel. L’appartement « pour lune de miel ». Le<br />

grand miroir derrière <strong>le</strong> lit… Comme tout cela s’agençait bien ! Bond sentit ses mains<br />

devenir moites de transpiration. Il <strong>le</strong>s essuya à son pantalon.<br />

- Restez tranquil<strong>le</strong>, vieux. Vous avez failli avoir droit à la bal<strong>le</strong>, ce coup-ci. Je<br />

vous ai dit de ne pas bouger, vous vous rappe<strong>le</strong>z ?<br />

Bond remit ses mains sur <strong>le</strong> <strong>livre</strong> posé sur ses genoux. Jusqu’à quel point<br />

pourrait-il étendre ces mouvements imperceptib<strong>le</strong>s ? Jusqu’où pourrait-il al<strong>le</strong>r ?<br />

- Continuez votre histoire, dit-il. La fil<strong>le</strong> a-t-el<strong>le</strong> su qu’on prenait ces photos ?<br />

Savait-el<strong>le</strong> que SMERSH était dans <strong>le</strong> coup ?<br />

- Bien sûr que non ! El<strong>le</strong> ignorait tout des photos. Rosa n’avait pas confiance en<br />

el<strong>le</strong> pour deux sous. Trop émotive. Mais je n’en sais pas beaucoup sur ce chapitre.<br />

Nous travaillons par compartiments. J’ai vu la femme aujourd’hui pour la première<br />

fois. Je ne sais que ce qu’on m’a dit. Naturel<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> savait qu’el<strong>le</strong> travaillait pour<br />

SMERSH. On lui avait dit qu’el<strong>le</strong> devait al<strong>le</strong>r en Ang<strong>le</strong>terre pour y faire un peu<br />

d’espionnage.<br />

« Quel<strong>le</strong> idiote ! » se dit Bond. Pourquoi diab<strong>le</strong> ne lui avait-el<strong>le</strong> pas dit que<br />

SMERSH était dans <strong>le</strong> coup ? El<strong>le</strong> devait être terrorisée au point de ne pas oser<br />

même prononcer ce nom. El<strong>le</strong> a cru qu’el<strong>le</strong> serait mise en prison, ou quelque chose<br />

comme ça. El<strong>le</strong> lui avait toujours dit qu’en Ang<strong>le</strong>terre, el<strong>le</strong> lui expliquerait tout. Qu’il<br />

devait avoir confiance et ne pas avoir peur. Confiance… Alors qu’el<strong>le</strong> n’avait aucune<br />

idée, même la plus vague, de ce qui se tramait ! Bon. Pauvre enfant ! On l’avait<br />

roulée autant que lui. Mais <strong>le</strong> moindre indice aurait suffi – aurait sauvé la vie de<br />

Kerim, par exemp<strong>le</strong>. Quant à sa vie, à el<strong>le</strong>, et à cel<strong>le</strong> de Bond ?…<br />

- Et puis il fallait se débarrasser de votre Turc. Je crois savoir que ça n’a pas<br />

été tout seul. Un dur. Je suppose que c’est sa bande qui a fait sauter notre Centre<br />

d’Istanbul, hier après-midi. Ça va faire un peu de panique.<br />

- C’est triste.<br />

- Ne m’embêtez pas, vieux. La fin de mon boulot n’est pas diffici<strong>le</strong>. » Il jeta un<br />

rapide coup d’œil à sa montre. « Dans vingt minutes nous entrons dans <strong>le</strong> tunnel du<br />

Simplon. C’est là qu’ils veu<strong>le</strong>nt que ce soit fait. Ça fera plus dramatique pour <strong>le</strong>s<br />

journaux. Un seul coup. Une seu<strong>le</strong> bal<strong>le</strong> en p<strong>le</strong>in cœur. Le bruit du tunnel aidera,<br />

dans <strong>le</strong> cas où vous seriez un de ces types qui font du bruit en crevant. Ensuite une<br />

bal<strong>le</strong> dans la nuque de la fil<strong>le</strong> avec votre automatique et hop, par la fenêtre ! Ensuite<br />

une autre bal<strong>le</strong> pour vous, avec votre arme. Avec vos doigts crispés sur la crosse,<br />

bien sûr ! Et quantité de poudre sur votre chemise. Suicide. C’est de ça que ça aura<br />

l’air, au premier abord. Il y aura deux bal<strong>le</strong>s dans votre cœur. Mais ça, on en par<strong>le</strong>ra<br />

plus tard. Encore plus de mystère ! Il faudra fouil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> Simplon une seconde fois. Qui<br />

était l’homme blond ? On trouvera <strong>le</strong> film dans <strong>le</strong> sac de la femme; on trouvera dans<br />

votre poche une longue <strong>le</strong>ttre d’amour qu’el<strong>le</strong> est censée vous avoir écrite – avec un<br />

petit peu de menaces. Une <strong>le</strong>ttre vraiment bien ! C’est SMERSH qui l’a faite. Il y est<br />

dit que la fil<strong>le</strong> donnera <strong>le</strong> film aux journaux si vous ne l’épousez pas. Que vous lui<br />

avez promis <strong>le</strong> mariage à condition qu’el<strong>le</strong> vo<strong>le</strong> <strong>le</strong> Spektor…» Nash s’interrompit pour<br />

ouvrir une parenthèse : « Il est un fait, vieux, c’est que <strong>le</strong> Spektor est piégé. Quand<br />

vos experts du Chiffre <strong>le</strong> tripoteront, ils sauteront tous. Toujours ça de gagné »,<br />

conclut-il en riant sous cape. « Et la <strong>le</strong>ttre dit alors que tout ce que la fil<strong>le</strong> a à vous


offrir, c’est l’appareil et son corps avec tous <strong>le</strong>s détails sur <strong>le</strong> corps et sur l’usage que<br />

vous en avez fait. Ce passage-là est plutôt gratiné ! Vous y êtes ?… Aussi, quel<strong>le</strong><br />

histoire dans <strong>le</strong>s journaux ! Ceux de gauche recevront du fric pour faire démarrer<br />

l’histoire. Il y a tout là-dedans, tout ce qu’on peut souhaiter : Orient-Express; une<br />

bel<strong>le</strong> espionne russe, tuée sous <strong>le</strong> tunnel du Simplon; <strong>le</strong>s photos cochonnes; une<br />

machine secrète à décoder; un bel espion britannique, voyant sa carrière ruinée, tue<br />

l’espionne et se suicide. Du sexe, des espions, un train de luxe, Mr et Mrs Somerset !<br />

… Vieux, ça durera des mois !… Mil<strong>le</strong> fois mieux que l’affaire Khoklov !… L’affaire<br />

Khoklov battue à plate couture… Et quel coup pour <strong>le</strong> célèbre Intelligence Service !<br />

Leur meil<strong>le</strong>ur homme, <strong>le</strong> fameux James Bond ! Quel massacre ! Après, la machine à<br />

décoder saute… Qu’est-ce que votre chef va penser de vous ? Que va penser <strong>le</strong><br />

public ? Et <strong>le</strong> Gouvernement ? Et <strong>le</strong>s Américains ?… Al<strong>le</strong>z <strong>le</strong>ur par<strong>le</strong>r encore de<br />

sécurité !… Personne n’aura plus <strong>le</strong>s secrets atomiques des Amerloques. » Nash fit<br />

une pause, pour laisser pénétrer tout cela dans l’esprit de son adversaire. Avec une<br />

certaine fierté, il conclut : « Vieux, ce sera l’histoire du sièc<strong>le</strong> ! »<br />

Oui, pensait Bond. Oui. Il avait certainement raison. Les journaux français<br />

donneraient à l’affaire un tel départ que rien ne pourrait plus l’arrêter. Ils n’auraient<br />

aucun scrupu<strong>le</strong> à al<strong>le</strong>r aussi loin que possib<strong>le</strong>, avec l’histoire des photos et tout <strong>le</strong><br />

reste. Il n’y aurait pas une presse au monde qui ne reprendrait l’histoire. Et <strong>le</strong><br />

Spektor !… Est-ce que <strong>le</strong>s gens de « M » ou <strong>le</strong> Deuxième Bureau français auraient<br />

assez de bon sens pour deviner que l’appareil était piégé ? Combien, parmi <strong>le</strong>s<br />

meil<strong>le</strong>urs cryptographes occidentaux, sauteraient avec la machine ? Dieu, il faut<br />

sortir de cette panade !… Mais comment ? Le volume de Guerre et Paix bâillait dans<br />

sa direction. Voyons, il y aura <strong>le</strong> grondement du train pénétrant dans <strong>le</strong> tunnel. Puis,<br />

immédiatement, <strong>le</strong> déclic assourdi et la bal<strong>le</strong>. Les yeux de Bond scrutaient la<br />

pénombre vio<strong>le</strong>tte; il mesurait la profondeur de l’ombre portée dans son coin, par la<br />

couchette supérieure, il essayait de se rappe<strong>le</strong>r exactement en quel point du sol se<br />

trouvait la mal<strong>le</strong>tte et de deviner ce que ferait Nash après avoir tiré.<br />

- Vous avez pris des risques en vous laissant contacter à Trieste. Et comment<br />

connaissiez-vous <strong>le</strong> code du mois ?<br />

- Vous n’avez pas l’air de comprendre la situation, vieux ! SMERSH est bon,<br />

vraiment bon. Il n’y a rien de meil<strong>le</strong>ur. Nous connaissons tous <strong>le</strong>s ans <strong>le</strong> code de<br />

chaque mois. Dans votre organisation, on néglige de noter certaines choses, et de<br />

voir comment el<strong>le</strong>s se répartissent dans <strong>le</strong> temps. On <strong>le</strong> fait chez nous. Tous <strong>le</strong>s ans<br />

au mois de janvier vous perdez quelque part l’un de vos petits agents, à Tokyo, à<br />

Tombouctou, n’importe où. SMERSH en choisit un et l’enlève. Alors, on lui fait dire<br />

quel est <strong>le</strong> code, pour toute l’année. Et tout ce qu’il peut savoir en dehors de ça,<br />

naturel<strong>le</strong>ment. Mais c’est spécia<strong>le</strong>ment au code qu’on en a. Ensuite on communique<br />

<strong>le</strong> renseignement à tous <strong>le</strong>s centres. C’est simp<strong>le</strong> comme bonjour, vieux.<br />

Bond enfonçait ses ong<strong>le</strong>s dans la paume de ses mains.<br />

- Quant à vous avoir contacté à Trieste, vieux, eh bien, non ! Je suis tombé sur<br />

vous, en tête du train. Je suis descendu à l’arrêt et j’ai traversé <strong>le</strong> quai. Vous savez,<br />

vieux, on vous attendait à Belgrade. Nous savions que vous aviez appelé votre Chef<br />

ou l’Ambassade, ou quelque chose comme ça. Il y avait des semaines que nous<br />

écoutions ce téléphone yougoslave. Dommage qu’on n’ait pas compris <strong>le</strong> message<br />

codé que votre copain a passé à Istanbul ! On aurait pu arrêter ce feu d’artifice, ou<br />

tout au moins sauver la vie de nos types. Mais, l’objectif principal c’était vous, vieux,<br />

et on vous avait bien fait tomber dans <strong>le</strong> piège. Vous étiez dans la bouteil<strong>le</strong> qui tue<br />

dès l’instant où, en Turquie, vous êtes descendu de l’avion. Toute la question était de<br />

choisir <strong>le</strong> moment de mettre <strong>le</strong> bouchon.


Nash jeta un nouveau coup d’œil rapide à sa montre puis <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux. Un<br />

rictus découvrait des dents vio<strong>le</strong>ttes.<br />

- C’est bientôt, maintenant, vieux. C’est bouchon moins quinze. Bond se dit :<br />

« Nous savions que SMERSH était bon, mais pas à ce point ». Il était vital de savoir<br />

cela. Il devait, d’une façon quelconque, s’en tirer. Il <strong>le</strong> DEVAIT. L’esprit de Bond<br />

faisait <strong>le</strong> tour de tous <strong>le</strong>s détails de son plan, si mince, si désespéré que c’en était<br />

pitoyab<strong>le</strong>.<br />

- SMERSH, dit Bond, semb<strong>le</strong> avoir vraiment tout prévu. Cela a dû lui donner<br />

beaucoup de peine. Il n’y a qu’une chose…<br />

Et il laissa sa phrase inachevée.<br />

- Quoi donc, vieux ?<br />

Nash, pensant au rapport qu’il devrait rédiger, était tout ouïe. Le train ra<strong>le</strong>ntit.<br />

Domodossola. La frontière italienne. Et la douane ?…<br />

Mais Bond se rappelait qu’il n’y avait aucune formalité pour <strong>le</strong>s voitures<br />

directes, jusqu’à <strong>le</strong>ur entrée en France à Vallorbe. Et, même là, la douane n’entrait<br />

pas dans <strong>le</strong>s s<strong>le</strong>epings. L’express traversait directement la Suisse. Il n’y avait que <strong>le</strong>s<br />

voyageurs pour Brigue et Lausanne qui avaient à passer la douane dans ces gares.<br />

- Allons, continuez, vieux.<br />

Nash paraissait accroché.<br />

- Rien sans une cigarette.<br />

- Très bien. Al<strong>le</strong>z-y. Mais si vous faites un mouvement qui me déplaise, vous<br />

êtes mort.<br />

Bond glissa sa main droite dans sa poche revolver. Il en tira son grand étui à<br />

cigarettes en acier. Il l’ouvrit, prit une cigarette. Prit son briquet dans sa poche de son<br />

pantalon. Alluma sa cigarette et rangea <strong>le</strong> briquet. Il laissa l’étui à cigarettes sur ses<br />

genoux à côté du <strong>livre</strong>. Il plaça sa main gauche tout naturel<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> <strong>livre</strong> et sur<br />

l’étui à cigarettes comme pour <strong>le</strong>s empêcher de glisser. Il tira sur sa cigarette. Si<br />

seu<strong>le</strong>ment ç’avait été une cigarette truquée, une fusée au magnésium, ou n’importe<br />

quoi, qu’il aurait pu jeter à la figure de l’autre ! Si seu<strong>le</strong>ment son Service s’occupait<br />

de ces joujoux explosifs !… Mais il avait au moins atteint son objectif sans se faire<br />

tirer dessus. C’était un début.<br />

- Vous voyez », dit Bond en décrivant un cerc<strong>le</strong> dans l’air avec sa cigarette,<br />

pour distraire l’attention de Nash. Sa main gauche fit glisser l’étui à cigarettes entre<br />

<strong>le</strong>s pages du <strong>livre</strong>. « Vous voyez, tout cela paraît très joli. Mais vous ? Qu’al<strong>le</strong>z-vous<br />

faire quand nous serons sortis du Simplon ?… Le contrô<strong>le</strong>ur sait que nous étions<br />

ensemb<strong>le</strong>. La police sera à vos trousses en un rien de temps.<br />

- Oh ça !…» La voix de Nash était de nouveau cel<strong>le</strong> d’un homme excédé.<br />

« Vous n’avez pas l’air d’avoir pigé que <strong>le</strong>s Russes pensent à tout, dans ce genre de<br />

choses. Je descends à Dijon et prends une voiture pour Paris. Là, on me perd. Un<br />

petit côté « Troisième Homme » ne fait aucun tort à l’histoire. De toute façon, ça<br />

n’arrivera que plus tard, quand ils auront extrait de votre corps la deuxième bal<strong>le</strong><br />

sans pouvoir découvrir <strong>le</strong> second revolver. Ils ne feront pas <strong>le</strong> rapprochement avec<br />

moi. Il est un fait, c’est que j’ai rendez-vous demain à midi, chambre 204, à l’hôtel<br />

Ritz, pour faire mon rapport à Rosa. El<strong>le</strong> veut tirer gloire de cette affaire. Alors je me<br />

transforme en chauffeur, et nous voilà partis pour Berlin. Ça me fait penser, vieux »,<br />

et sa voix monotone commençait à prendre un ton plus ému, alléché : « Je crois<br />

qu’el<strong>le</strong> pourrait bien avoir pour moi dans son sac, l’ordre de Lénine. »<br />

Le train se remit en marche. Bond se concentra. Dans quelques minutes, ce<br />

serait <strong>le</strong> moment. Quel<strong>le</strong> mort, s’il devait mourir ! A cause de sa propre stupidité<br />

aveug<strong>le</strong>, mortel<strong>le</strong> ! Et mortel<strong>le</strong> aussi pour Tatiana. Cent fois, il aurait pu faire quelque


chose pour éviter ce massacre. Ce n’étaient pas <strong>le</strong>s occasions qui avaient manqué.<br />

Mais la vanité, la curiosité, quatre jours d’amour l’avaient poussé dans <strong>le</strong> courant qui<br />

devait l’emporter, en vertu d’un ténébreux calcul. C’était la partie la plus odieuse de<br />

toute l’affaire de voir triompher SMERSH, <strong>le</strong> seul ennemi que Bond eût juré de<br />

vaincre partout où il <strong>le</strong> rencontrerait. « Nous ferons ceci, et il fera cela. Camarades,<br />

c’est faci<strong>le</strong>, avec un idiot vaniteux comme Bond. Regardez-<strong>le</strong> mordre à l’appât. Vous<br />

verrez. Je vous dis que c’est un idiot. Tous <strong>le</strong>s Anglais sont des idiots. » Et Tatiana,<br />

l’appât, l’adorab<strong>le</strong> appât !… Bond pensait à <strong>le</strong>ur première nuit. Les bas noirs et <strong>le</strong><br />

ruban de velours… Et SMERSH n’avait pas cessé de guetter Bond, de <strong>le</strong> suivre dans<br />

toutes ses allées et venues d’homme vaniteux, comme il avait été prévu, pour<br />

préparer la machination qui devait <strong>le</strong>s salir : lui, « M » qui l’avait envoyé à Istanbul, <strong>le</strong><br />

Service qui vivait sur <strong>le</strong> mythe de son nom. Dieu, quel gâchis ! Si seu<strong>le</strong>ment… si<br />

seu<strong>le</strong>ment ce malheureux embryon de plan que Bond avait conçu pouvait réussir !<br />

En tête, <strong>le</strong> bruit du train se transformait en un grondement plus sourd. Plus que<br />

quelques secondes, quelques mètres. La bouche ova<strong>le</strong>, entre <strong>le</strong>s pages blanches du<br />

<strong>livre</strong>, semblait s’ouvrir plus largement. Dans une seconde, l’obscurité du tunnel allait<br />

éteindre la lueur de la lune sur <strong>le</strong>s pages et la langue b<strong>le</strong>ue viendrait lécher Bond.<br />

- Faites de beaux rêves, salaud d’Anglais !<br />

Le bruit habituel du train fit place, sous <strong>le</strong> tunnel, à un hur<strong>le</strong>ment retentissant.<br />

Le dos du <strong>livre</strong> cracha du feu.<br />

La bal<strong>le</strong>, se dirigeant vers <strong>le</strong> cœur de Bond, parcourut comme un éclair <strong>le</strong>s<br />

deux mètres qu’el<strong>le</strong> avait à franchir.<br />

Bond tomba en avant sur <strong>le</strong> sol et resta étendu, sous la funèbre lumière vio<strong>le</strong>tte.


27. Cinq litres de sang<br />

Tout dépendait de la précision de l’homme. Nash avait dit à Bond qu’il recevrait<br />

une bal<strong>le</strong> en p<strong>le</strong>in cœur. Bond avait tenu <strong>le</strong> pari. Il fallait que <strong>le</strong> tir de Nash fût aussi<br />

précis qu’il <strong>le</strong> disait. Et c’était exact.<br />

Bond gisait comme gît un homme mort. Avant l’arrivée de la bal<strong>le</strong>, il s’était<br />

rappelé <strong>le</strong>s cadavres qu’il avait vus l’attitude qu’avaient <strong>le</strong>urs corps. Maintenant il<br />

était complètement effondré, comme une poupée brisée, <strong>le</strong>s bras et <strong>le</strong>s jambes<br />

soigneusement étendus. Il analysa ses sensations. Quand la bal<strong>le</strong> s’était écrasée<br />

dans <strong>le</strong> <strong>livre</strong>, il avait senti une brûlure dans la région des côtes. Le projecti<strong>le</strong> avait dû<br />

traverser l’étui à cigarettes, puis la deuxième partie du <strong>livre</strong>. La cha<strong>le</strong>ur du plomb<br />

s’était manifestée non loin du cœur. C’était seu<strong>le</strong>ment la vive dou<strong>le</strong>ur qu’il avait<br />

ressentie dans la tête, quand il avait heurté la boiserie, et la lueur vio<strong>le</strong>tte, sur <strong>le</strong> bout<br />

des souliers éraflés, tout près du nez de Bond, qui lui avaient fait comprendre qu’il<br />

n’était pas mort.<br />

Comme un archéologue, Bond explora méthodiquement la ruine de son corps.<br />

La position du pied étendu. L’ang<strong>le</strong> du genou à moitié plié, qui lui fournirait un point<br />

d’appui, au moment où il en aurait besoin. La main droite, qui faisait semblant d’être<br />

crispée sur <strong>le</strong> cœur percé, serait, quand il pourrait lâcher <strong>le</strong> <strong>livre</strong>, à quelques<br />

centimètres de la petite mal<strong>le</strong>tte à quelques centimètres de la piqûre latéra<strong>le</strong>, qui<br />

contenait <strong>le</strong>s couteaux de jet à lame plate, sty<strong>le</strong>ts à deux tranchants, coupants<br />

comme des rasoirs dont Bond s’était moqué quand <strong>le</strong> Département Q lui avait<br />

expliqué <strong>le</strong> système de fixation. Et la main gauche, étendue dans l’abandon de la<br />

mort, fournirait un bras de <strong>le</strong>vier, pour sou<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> corps, <strong>le</strong> moment venu.<br />

Au-dessus, retentit un long bâil<strong>le</strong>ment voluptueux. Bond surveilla <strong>le</strong>s souliers<br />

marrons qui s’agitèrent. Le cuir se tendit; c’était Nash qui se mettait debout. Dans<br />

une minute, <strong>le</strong> tueur, l’automatique de Bond dans la main droite, grimperait jusqu’à la<br />

couchette supérieure et chercherait, à travers l’écran de la chevelure, la base du cou<br />

de Tatiana. Le museau du Beretta viendrait se nicher à l’endroit préféré par <strong>le</strong>s<br />

doigts, et Nash appuierait sur la gâchette. Le grondement du train couvrirait la<br />

détonation, déjà assourdie.<br />

Le moment était très proche. Bond essayait désespérément de se remémorer<br />

certaines notions d’anatomie élémentaire. Où sont, dans la partie inférieure d’un<br />

corps, <strong>le</strong>s points vulnérab<strong>le</strong>s ? Où passe l’artère principa<strong>le</strong> ? La fémora<strong>le</strong> ? En bas<br />

de la cuisse et à l’intérieur. Et l’iliaque externe, ou quel que soit son nom, cel<strong>le</strong> qui<br />

devient la fémora<strong>le</strong> ? El<strong>le</strong> traverse <strong>le</strong> centre de l’aine. Si Bond manquait l’une et<br />

l’autre artère, tout irait très mal. Bond ne se faisait aucune illusion. Il n’avait aucune<br />

chance de vaincre cet homme terrifiant, dans un combat à mains nues. Le premier<br />

coup de couteau devait être décisif. Les souliers marrons se déplacèrent, se<br />

dirigeant vers la banquette. Que faisait Nash ? On n’entendait que <strong>le</strong> bruit métallique<br />

caverneux que faisait <strong>le</strong> train s’enfonçant dans <strong>le</strong> tunnel du Simplon au cœur du<br />

Wasenhorn et du Monte Leone. Le verre à dents tinta. La boiserie craqua. Sur une<br />

centaine de mètres, des deux côtés de ce petit caveau mortuaire, des rangées de<br />

voyageurs étaient en train de dormir, ou étaient étendus éveillés, pensant à <strong>le</strong>ur vie,<br />

à <strong>le</strong>urs amours, caressant des projets, se demandant qui viendrait <strong>le</strong>s chercher à la<br />

Gare de Lyon. Et pendant ce temps, un peu plus loin dans <strong>le</strong> couloir, la mort


voyageait avec ces inconnus insouciants, dans <strong>le</strong> même trou noir, derrière la même<br />

grande locomotive Diesel, sur <strong>le</strong>s mêmes rails brûlants… Un des deux souliers<br />

marrons se sou<strong>le</strong>va du sol, en passant par-dessus Bond. L’aine vulnérab<strong>le</strong> allait<br />

s’ouvrir au-dessus de sa tête. Les musc<strong>le</strong>s de Bond se glacèrent. Sa main droite,<br />

avançant de quelques centimètres, toucha la couture de la mal<strong>le</strong>tte, la pressa de<br />

côté. La main sentit <strong>le</strong> manche étroit du couteau, <strong>le</strong> tira à demi, doucement, sans que<br />

<strong>le</strong> bras bougeât.<br />

Le second talon brun se sou<strong>le</strong>va. Le bout du soulier se plia et supporta <strong>le</strong> poids.<br />

Maintenant <strong>le</strong> second pied avait quitté <strong>le</strong> sol. Déplacer doucement, ici, <strong>le</strong> poids du<br />

corps; prendre appui là; serrer <strong>le</strong> couteau énergiquement, pour qu’il ne dévie pas sur<br />

un os. Et maintenant…<br />

Dans un vio<strong>le</strong>nt mouvement en spira<strong>le</strong>, <strong>le</strong> corps de Bond s’é<strong>le</strong>va au-dessus du<br />

plancher. Le couteau brilla.<br />

Le poing, prolongé du long doigt d’acier, et <strong>le</strong> bras et l’épau<strong>le</strong> de Bond poussant<br />

<strong>le</strong> poing, se précipitèrent vers <strong>le</strong> haut. Les phalanges de Bond sentirent <strong>le</strong> contact de<br />

la flanel<strong>le</strong>. Il maintint <strong>le</strong> couteau en place, <strong>le</strong> poussant plus loin.<br />

D’en haut vint un terrib<strong>le</strong> cri de dou<strong>le</strong>ur. Le Beretta tomba sur <strong>le</strong> plancher. Le<br />

couteau fut arraché de la main de Bond. L’homme fit un mouvement convulsif et<br />

s’effondra.<br />

Bond avait prévu cette chute, mais, au moment où il faisait un pas de côté dans<br />

la direction de la fenêtre, une main l’attrapa comme un fléau et l’envoya sur la<br />

banquette inférieure, où il tomba avec un bruit sourd. Avant qu’il n’eût pu se re<strong>le</strong>ver,<br />

la terrib<strong>le</strong> figure aux brillants yeux vio<strong>le</strong>ts, aux offensantes dents vio<strong>le</strong>ttes, s’é<strong>le</strong>va audessus<br />

du sol. Lentement, <strong>le</strong>s deux mains de l’agonisant saisirent Bond. Celui-ci, à<br />

moitié couché sur <strong>le</strong> dos, lançait des ruades à l’aveug<strong>le</strong>tte. Son soulier rencontra<br />

quelque chose, mais il sentit qu’on lui saisissait <strong>le</strong> pied; qu’on <strong>le</strong> tordait, et il tomba<br />

en arrière. Les doigts de Bond cherchèrent une prise dans <strong>le</strong> tissu de la banquette.<br />

Mais maintenant l’autre main l’avait saisi par la cuisse. Des ong<strong>le</strong>s s’enfonçaient<br />

dans sa chair.<br />

Le corps de Bond était tordu et attiré vers la terre. Bientôt il serait attaqué à<br />

coups de dents. Il donna des coups furieux de son pied libre. Aucune différence. Il<br />

tombait.<br />

Soudain <strong>le</strong>s doigts de Bond sentirent un objet dur. Le <strong>livre</strong> de Nash ! Comment<br />

cela fonctionnait-il ? Et dans quel sens ? Allait-il tirer sur Nash ou sur lui-même ?…<br />

Désespérément il braqua <strong>le</strong> volume sur la large figure ruisselante de sueur. Il pressa<br />

la base de la reliure. « Clic ! » Bond sentit <strong>le</strong> recul. « Clic-clic-clic-clic ». Maintenant<br />

Bond sentait sous ses doigts la cha<strong>le</strong>ur de l’arme. Les mains qui serraient ses<br />

jambes se relâchèrent, la face luisante partit en arrière. Un bruit sortit de la gorge; un<br />

terrib<strong>le</strong> gargouil<strong>le</strong>ment. Puis, avec un craquement, <strong>le</strong> corps glissa en avant, jusque<br />

sur <strong>le</strong> sol et la tête alla donner avec fracas contre la boiserie.<br />

Bond, encore étendu, ha<strong>le</strong>tait, <strong>le</strong>s mâchoires contractées. Il <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux vers<br />

la lumière vio<strong>le</strong>tte qui brillait au-dessus de la porte. Il remarqua que <strong>le</strong> filament en<br />

forme de bouc<strong>le</strong> présentait des variations d’intensité. Il en déduisit que la dynamo<br />

placée sous la voiture devait être défectueuse. Il cligna des paupières, pour mieux<br />

voir la lumière. La sueur lui tomba dans <strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong> piqua. Il resta sans bouger, et<br />

sans rien faire pour éviter cet ennui.<br />

Le bruit du train changea de tonalité. Il résonnait maintenant d’une façon moins<br />

caverneuse. Avec un dernier grondement, répercuté par l’écho, l’Orient-Express<br />

émergea dans <strong>le</strong> clair de lune et ra<strong>le</strong>ntit. Bond se <strong>le</strong>va paresseusement et sou<strong>le</strong>va <strong>le</strong><br />

bord du store. Il vit des hangars et des voies de garage. Les lumières brillaient


vivement sur <strong>le</strong>s rails. De bonnes, de puissantes lumières. Les lumières de la Suisse.<br />

Le train s’arrêta doucement.<br />

Dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, Bond entendit un petit bruit venant du plancher. Il se pencha<br />

aussitôt, écouta. Il tenait <strong>le</strong> <strong>livre</strong> devant lui, à toute éventualité. Aucun mouvement.<br />

L’homme était parfaitement mort. Le cadavre s’était affaissé.<br />

Bond se rassit et attendit impatiemment que <strong>le</strong> train repartît. Il y avait<br />

énormément à faire ! Avant même de s’occuper de Tatiana, il fallait nettoyer tout<br />

cela.<br />

Après une secousse, <strong>le</strong> long train se remit à rou<strong>le</strong>r doucement. Bientôt il<br />

décrirait un slalom au pied des Alpes, pour entrer dans <strong>le</strong> canton du Valais. Les<br />

roues faisaient déjà un nouveau bruit, un chant rapide, comme pour montrer qu’el<strong>le</strong>s<br />

étaient heureuses d’être sorties du tunnel.<br />

Bond se mit sur ses pieds, enjamba <strong>le</strong>s jambes du mort et alluma <strong>le</strong> plafonnier.<br />

Quel<strong>le</strong> boucherie ! On se serait cru dans un abattoir. Combien de sang un corps<br />

humain contient-il ? Bond se rappelait <strong>le</strong> chiffre : cinq litres. Eh bien, <strong>le</strong> compte y<br />

serait bientôt ! D’abord, il ne fallait pas que <strong>le</strong> sang se glissât dans <strong>le</strong> couloir ! Bond<br />

arracha <strong>le</strong>s draps de la couchette inférieure et se mit au travail.<br />

Le travail était enfin terminé, <strong>le</strong>s murs, nettoyés, la masse qui gisait par terre,<br />

recouverte, <strong>le</strong>s valises, prêtes, pour la descente à Dijon.<br />

Bond but toute une carafe d’eau. Puis il monta sur la couchette inférieure et<br />

secoua doucement l’épau<strong>le</strong> qu’enveloppait <strong>le</strong> manteau de fourrure.<br />

Pas de réponse. L’homme avait-il menti ? Avait-il empoisonné Tatiana ?<br />

Bond passa la main sur <strong>le</strong> cou de la jeune femme : il était tiède. Il chercha <strong>le</strong><br />

lobe d’une oreil<strong>le</strong> et pinça fort. La dormeuse s’agita paresseusement, grogna. De<br />

nouveau, à plusieurs reprises, Bond pinça l’oreil<strong>le</strong>. A la fin, une voix étouffée dit :<br />

- Non…<br />

Bond sourit. Il secoua Tatiana jusqu’à ce qu’el<strong>le</strong> se tournât <strong>le</strong>ntement sur <strong>le</strong><br />

côté. Les yeux b<strong>le</strong>us endormis se fixèrent sur ceux de Bond, et se refermèrent.<br />

- Qu’y a-t-il ?<br />

La voix était ensommeillée et fâchée.<br />

Bond parla, houspilla Tatiana, la gronda. Il la secoua plus bruta<strong>le</strong>ment. El<strong>le</strong> finit<br />

par s’asseoir. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda d’un air hébété. Bond lui prit <strong>le</strong>s jambes et <strong>le</strong>s fit pendre<br />

sur <strong>le</strong> bord de la couchette. Il la transporta tant bien que mal sur la couchette<br />

inférieure. La jeune femme était dans un état effrayant : la bouche mol<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s yeux<br />

saouls de sommeil, révulsés, la chevelure moite et en désordre. Bond se mit au<br />

travail, avec une serviette humide et <strong>le</strong> peigne de Tatiana.<br />

On arriva à Lausanne, puis, une heure plus tard, à la frontière française de<br />

Vallorbe. Bond laissa Tatiana, passa dans <strong>le</strong> couloir et y resta, par précaution. Mais<br />

<strong>le</strong>s douaniers et <strong>le</strong>s hommes chargés du contrô<strong>le</strong> des passeports passèrent devant<br />

lui, pour se rendre directement à la cabine du contrô<strong>le</strong>ur. Et après cinq minutes,<br />

pendant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il ne sut que penser, ils s’en allèrent vers l’arrière. Bond repassa<br />

dans <strong>le</strong> compartiment. Tatiana s’était rendormie. Bond regarda la montre de Nash,<br />

qu’il avait mise à son poignet. 4 h 30. Encore une heure avant Dijon. Bond se remit<br />

au travail. Tatiana finit par ouvrir <strong>le</strong>s yeux tout grands. Ses pupil<strong>le</strong>s se fixèrent.<br />

- Maintenant arrête, James, dit-el<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> referma <strong>le</strong>s yeux.<br />

Bond s’essuya <strong>le</strong> visage. Il prit <strong>le</strong>s valises une par une et <strong>le</strong>s porta au bout du<br />

couloir, où il <strong>le</strong>s empila contre la portière. Puis il retourna près du contrô<strong>le</strong>ur et lui dit<br />

que Madame ne se sentait pas bien et qu’ils descendraient du train à Dijon. Il lui<br />

donna un dernier pourboire. « Ne vous dérangez pas, dit-il. J’ai sorti <strong>le</strong>s bagages<br />

pour ne pas déranger Madame. Mon ami, celui qui a <strong>le</strong>s cheveux blonds, est


médecin. Il est resté assis avec nous toute la nuit. Je l’ai installé dans ma couchette<br />

pour qu’il dorme. Il était épuisé. Ce serait aimab<strong>le</strong> à vous de ne <strong>le</strong> réveil<strong>le</strong>r que dix<br />

minutes avant l’arrivée à Paris.<br />

- Certainement, Monsieur.<br />

Le contrô<strong>le</strong>ur n’avait plus été ainsi couvert d’or depuis la bel<strong>le</strong> époque des<br />

voyageurs multimillionnaires. Il tendit à Bond son passeport et <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts. Le train<br />

commença à ra<strong>le</strong>ntir.<br />

- Nous y sommes.<br />

Bond retourna dans <strong>le</strong> compartiment. Il mit Tatiana sur ses pieds, puis la fit<br />

sortir dans <strong>le</strong> couloir. Il referma la porte. Le mort, couvert d’un drap, était étendu à<br />

côté de la couchette. Puis ils furent en bas des marches, sur <strong>le</strong> quai. Le merveil<strong>le</strong>ux<br />

quai qui ne bougeait pas, la terre ferme !… Un porteur en sarrau b<strong>le</strong>u prit <strong>le</strong>urs<br />

bagages.<br />

Le so<strong>le</strong>il commençait à se <strong>le</strong>ver. A cette heure matina<strong>le</strong>, il y avait très peu de<br />

voyageurs éveillés. Seuls une poignée de gens qui avaient voyagé toute la nuit,<br />

assis sur une dure banquette de troisième classe, virent un homme jeune aider une<br />

jeune femme à descendre d’une voiture poussiéreuse, dont <strong>le</strong>s flancs portaient des<br />

noms romantiques, et l’emmener dans la direction d’une porte crasseuse, portant <strong>le</strong><br />

mot SORTIE.


28. La tricoteuse<br />

Le taxi s’arrêta rue Cambon, devant l’entrée du Ritz. Bond regarda la montre de<br />

Nash : 11 h 45. Il devait être très ponctuel. Il savait que si un espion russe est en<br />

avance ou en retard de quelques minutes seu<strong>le</strong>ment à un rendez-vous, ce rendezvous<br />

est automatiquement annulé. Il paya <strong>le</strong> taxi et passa par la porte de gauche, qui<br />

mène au bar.<br />

Il commanda une doub<strong>le</strong> vodka Martini et en but d’un coup la moitié. Il <strong>le</strong> trouva<br />

merveil<strong>le</strong>ux.<br />

Tout d’un coup, <strong>le</strong>s quatre derniers jours, et particulièrement la dernière nuit, se<br />

trouvèrent effacés du ca<strong>le</strong>ndrier. Maintenant il agissait pour son compte; il avait son<br />

aventure privée. Tous ses devoirs avaient été remplis. La jeune femme dormait dans<br />

une chambre de l’Ambassade. Le Spektor, encore chargé d’explosifs, avait été<br />

en<strong>le</strong>vé par une équipe spécia<strong>le</strong> du Deuxième Bureau. Il avait parlé à son vieil ami<br />

René Mathis, chef de ce Deuxième Bureau. Et <strong>le</strong> concierge de la rue Cambon avait<br />

été prié de donner à Bond un passe et de ne pas lui poser de questions.<br />

René avait été charmé de se trouver engagé encore une fois avec Bond dans<br />

une affaire noire. « Ayez confiance, cher James, avait-il dit. Je suivrai vos instructions<br />

mystérieuses. Vous pourrez ensuite me raconter l’histoire. A 12 h 15, deux<br />

blanchisseurs, avec un grand panier à linge, se présenteront à la chambre 204. Je<br />

<strong>le</strong>s accompagnerai, habillé en chauffeur de camion. Nous remplirons <strong>le</strong> panier à<br />

linge, l’emporterons à Orly où nous attendrons un Canberra de la RAF, qui arrivera à<br />

14 heures. Nous lui remettrons <strong>le</strong> panier. Du linge sa<strong>le</strong> qui se trouvait en France sera<br />

transporté en Ang<strong>le</strong>terre. C’est cela ? »<br />

Le chef de la station F avait parlé à « M », sur <strong>le</strong> brouil<strong>le</strong>ur. Il avait transmis un<br />

bref rapport, rédigé par Bond. Il avait demandé <strong>le</strong> Canberra. Non, il ne savait pas<br />

pourquoi, aucune idée. Bond n’avait paru que pour remettre la fil<strong>le</strong> et <strong>le</strong> Spektor. Il<br />

avait avalé un énorme breakfast et avait quitté l’Ambassade, en déclarant qu’il serait<br />

de retour après <strong>le</strong> déjeuner.<br />

Bond regarda de nouveau l’heure. Il acheva son Martini. Il paya, sortit du bar et<br />

monta <strong>le</strong>s marches qui conduisaient à la loge du concierge.<br />

Le concierge <strong>le</strong> regarda attentivement et lui tendit une c<strong>le</strong>f. Bond prit<br />

l’ascenseur, et monta au troisième étage.<br />

La porte de l’ascenseur se referma derrière lui avec un bruit métallique. Bond<br />

suivit <strong>le</strong> couloir sans bruit, regardant <strong>le</strong>s numéros.<br />

204. Bond mit la main droite à l’intérieur de son veston sur la crosse du Beretta,<br />

glissé dans la ceinture du pantalon. Il pouvait sentir contre son ventre <strong>le</strong> métal du<br />

si<strong>le</strong>ncieux.<br />

Il frappa une fois, de la main gauche.<br />

- Entrez.<br />

C’était une voix chevrotante, la voix d’une vieil<strong>le</strong> femme.<br />

Bond essaya la poignée de la porte. El<strong>le</strong> n’était pas fermée au verrou. Il glissa<br />

<strong>le</strong> passe dans la poche de son veston. Il poussa la porte avec une légère émotion,<br />

entra et referma derrière lui.<br />

C’était un salon typique du Ritz, extrêmement élégant, avec des meub<strong>le</strong>s<br />

Empire authentiques. Les murs étaient blancs; <strong>le</strong>s rideaux et <strong>le</strong>s coussins des


chaises, en chintz à petits motifs, représentant des roses rouges sur fond blanc; <strong>le</strong><br />

tapis cloué, lie de vin.<br />

Dans une tache de so<strong>le</strong>il, sur un fauteuil bas à côté d’un secrétaire Directoire,<br />

une petite vieil<strong>le</strong> tricotait.<br />

Le tintement des aiguil<strong>le</strong>s d’acier se poursuivit. Les yeux, derrière <strong>le</strong>s lunettes<br />

bifoca<strong>le</strong>s teintées de b<strong>le</strong>u, examinèrent Bond avec une curiosité polie.<br />

- Oui, Monsieur ?<br />

La voix était grave et rauque. Le visage, plutôt bouffi, couvert d’une épaisse<br />

couche de poudre, sous <strong>le</strong>s cheveux blancs, ne laissa paraître que l’attention polie<br />

qui convient à une personne bien é<strong>le</strong>vée.<br />

La main de Bond, sur <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t caché par la veste, était aussi tendue qu’un<br />

ressort d’acier. Ses yeux à moitié fermés firent <strong>le</strong> tour de la pièce et revinrent à la<br />

petite vieil<strong>le</strong> dans son fauteuil.<br />

Y avait-il erreur ? S’était-il trompé de chambre ? Devait-il s’excuser et se<br />

retirer ?… Cette femme pouvait-el<strong>le</strong> vraiment appartenir à SMERSH ?… El<strong>le</strong><br />

ressemblait exactement aux respectab<strong>le</strong>s vieil<strong>le</strong>s dames veuves qu’on s’attend à<br />

trouver seu<strong>le</strong>s au Ritz, tricotant pour passer <strong>le</strong> temps. Le genre de femme qui a sa<br />

tab<strong>le</strong> réservée, son serveur favori dans un coin du restaurant du rez-de-chaussée<br />

naturel<strong>le</strong>ment pas un grill-room ! Le genre de femme qui fait la sieste après <strong>le</strong><br />

déjeuner, et qu’on vient chercher dans une élégante limousine noire dont <strong>le</strong>s pneus<br />

sont bien blancs, pour la conduire au thé de la rue de Berri, où el<strong>le</strong> rencontre<br />

quelques riches douairières dans son genre. La robe noire à l’ancienne mode, avec<br />

un peu de dentel<strong>le</strong> au col et aux poignets, l’épaisse chaîne d’or qui pend sur la<br />

poitrine informe et se termine par un face-à-main, <strong>le</strong>s petits pieds chaussés de<br />

bottines noires à boutons, qui touchent à peine <strong>le</strong> plancher. Cela ne pouvait être<br />

K<strong>le</strong>bb !… Nash avait donné à Bond un faux numéro de chambre. L’Anglais sentait la<br />

respiration cou<strong>le</strong>r sous ses aissel<strong>le</strong>s Mais maintenant il fallait jouer la scène jusqu’au<br />

bout.<br />

- Mon nom est Bond, James Bond.<br />

- Et moi, Monsieur, je suis la Comtesse Metterstein. Que puis-je faire pour<br />

vous ?<br />

Son français était plutôt embarrassé. El<strong>le</strong> pouvait être Suissesse al<strong>le</strong>mande.<br />

Les aiguil<strong>le</strong>s s’affairaient, avec un tintement métallique.<br />

- Je crains que <strong>le</strong> capitaine Nash n’ait eu un accident. Il ne viendra pas<br />

aujourd’hui. C’est pourquoi je suis venu à sa place.<br />

Est-ce que <strong>le</strong>s yeux se rétrécirent une fraction de seconde, derrière <strong>le</strong>s lunettes<br />

b<strong>le</strong>ues ?<br />

- Je n’ai pas <strong>le</strong> plaisir de connaître <strong>le</strong> Capitaine, Monsieur. Ni vous-même.<br />

Asseyez-vous, s’il vous plaît, et exposez ce qui vous amène.<br />

La femme rapprocha insensib<strong>le</strong>ment sa tête de la chaise à haut dossier qui se<br />

trouvait à côté du secrétaire.<br />

El<strong>le</strong> ne se laissait pas démonter. Son air gracieux était désespérant. Bond<br />

traversa la pièce et s’assit. Il était maintenant à deux mètres de la vieil<strong>le</strong>. Il n’y avait<br />

rien sur <strong>le</strong> bureau, qu’un haut téléphone à l’ancienne mode, avec <strong>le</strong> récepteur sur un<br />

crochet, et, à portée de main une sonnette à bouton d’ivoire. La bouche noire du<br />

téléphone baillait poliment dans la direction de Bond.<br />

Bond scrutait indiscrètement <strong>le</strong> visage de la femme, l’examinait sous tous ses<br />

aspects, sous la poudre et sous l’épaisse chevelure blanche coiffée comme une<br />

ga<strong>le</strong>tte. Les yeux étaient d’un marron si clair qu’ils en étaient presque jaunes. Les<br />

lèvres pâ<strong>le</strong>s étaient humides et graisseuses, sous la frange d’une moustache tachée


de nicotine. Nicotine ?… Où étaient <strong>le</strong>s cigarettes ?… Il n’y avait pas de cendrier –<br />

aucune odeur de tabac dans la chambre.<br />

La main de Bond serra plus fort <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t. Il jeta un coup d’œil au sac à tricot, à<br />

l’informe bande de laine beige, tricotée à petites mail<strong>le</strong>s sur laquel<strong>le</strong> la femme<br />

travaillait. Les aiguil<strong>le</strong>s d’acier. Qu’avaient-el<strong>le</strong>s d’étrange ? Les pointes étaient<br />

décolorées, comme si el<strong>le</strong>s avaient été exposées au feu. Est-ce que des aiguil<strong>le</strong>s à<br />

tricoter ont jamais eu un tel aspect ?<br />

- Eh bien, Monsieur ?<br />

La voix devenait incisive. La vieil<strong>le</strong> avait-el<strong>le</strong> lu quelque chose sur <strong>le</strong> visage du<br />

visiteur ?<br />

Bond sourit. Ses musc<strong>le</strong>s étaient tendus. Il guettait <strong>le</strong> moindre mouvement, <strong>le</strong><br />

moindre traquenard.<br />

- C’est inuti<strong>le</strong>, dit-il gaiement, jouant <strong>le</strong> tout pour <strong>le</strong> tout. Vous êtes Rosa K<strong>le</strong>bb.<br />

Et vous êtes <strong>le</strong> chef d’Otdyel II de SMERSH. Vous êtes une tortionnaire et une<br />

meurtrière. Vous vouliez nous tuer, la jeune Romanova et moi. Je suis très heureux<br />

de faire fina<strong>le</strong>ment votre connaissance.<br />

L’expression des yeux n’avait pas changé. La voix dure était patiente et polie.<br />

La femme tendit la main gauche dans la direction de la sonnette.<br />

- Monsieur, je crains que vous n’ayez l’esprit dérangé. Je vais sonner <strong>le</strong> va<strong>le</strong>t<br />

de chambre et vous faire reconduire.<br />

Bond ne sut jamais ce qui lui avait sauvé la vie. Peut-être fut-ce qu’il s’aperçut,<br />

<strong>le</strong> temps d’un éclair, qu’il n’y avait pas de fil entre <strong>le</strong> bouton et <strong>le</strong> mur ou <strong>le</strong> tapis.<br />

Peut-être fut-ce <strong>le</strong> souvenir de la réponse qui lui avait été faite en anglais : « Come<br />

in », quand il avait frappé. Mais, au moment où <strong>le</strong> doigt de la vieil<strong>le</strong> allait toucher <strong>le</strong><br />

bouton d’ivoire, il se <strong>le</strong>va brusquement de sa chaise et se jeta de côté sur <strong>le</strong> sol.<br />

Au moment où il touchait <strong>le</strong> tapis, il y eut un bruit aigu, comme si l’on déchirait<br />

du calicot. Des éclats de bois, venant du dossier de sa chaise, tombèrent à côté de<br />

lui. La chaise s’écrasa sur <strong>le</strong> sol. Bond, tournant sur lui-même, tira son pisto<strong>le</strong>t. Du<br />

coin de l’œil, il remarqua un fi<strong>le</strong>t de fumée b<strong>le</strong>ue qui s’échappait de la bouche du<br />

« téléphone ». Alors la femme fut sur lui. Les aiguil<strong>le</strong>s à tricoter brillaient dans ses<br />

poings fermés.<br />

El<strong>le</strong> plongea sur <strong>le</strong>s jambes de Bond. Il rua et la fit rou<strong>le</strong>r de côté. El<strong>le</strong> l’avait<br />

visé aux jambes ! En se redressant sur un genou, Bond comprit pourquoi <strong>le</strong>s pointes<br />

des aiguil<strong>le</strong>s étaient colorées. Il y avait là du poison. Probab<strong>le</strong>ment l’un de ces<br />

poisons du système nerveux qu’utilisent <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands. El<strong>le</strong> n’avait qu’à l’égratigner,<br />

fût-ce à travers <strong>le</strong>s vêtements…<br />

Bond était sur ses pieds. El<strong>le</strong> revenait sur lui. Il serra furieusement son arme.<br />

Dans sa chute, <strong>le</strong> si<strong>le</strong>ncieux s’était faussé. Il y eut un éclair lumineux. Bond fit un<br />

écart. L’une des aiguil<strong>le</strong>s alla cogner contre <strong>le</strong> mur derrière l’homme. La terrifiante<br />

vieil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> chignon blanc postiche de guingois sur sa tête, <strong>le</strong>s lèvres baveuses<br />

découvrant <strong>le</strong>s dents, était en train d’avoir <strong>le</strong> dessus.<br />

Bond, qui n’osait pas utiliser ses poings nus contre <strong>le</strong>s aiguil<strong>le</strong>s, sauta de côté,<br />

par-dessus <strong>le</strong> secrétaire.<br />

Ha<strong>le</strong>tante, et parlant toute seu<strong>le</strong> en russe, Rosa K<strong>le</strong>bb <strong>le</strong> poursuivit autour du<br />

secrétaire. El<strong>le</strong> brandissait comme une rapière l’aiguil<strong>le</strong> qui lui restait. Bond recula,<br />

essayant de manœuvrer <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t enrayé. Ses mol<strong>le</strong>ts vinrent en contact avec une<br />

petite chaise. Il lâcha <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t, saisit la chaise et la brandit. La tenant par <strong>le</strong> dossier,<br />

<strong>le</strong>s pieds pointant comme des cornes, il fit <strong>le</strong> tour du secrétaire à la rencontre de la<br />

femme. Mais el<strong>le</strong> était à côté du faux téléphone. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> sou<strong>le</strong>va et visa. Sa main


approcha du bouton. Bond plongea en avant. Des bal<strong>le</strong>s se perdirent dans <strong>le</strong> plafond<br />

et du plâtre <strong>le</strong>ur tomba sur la tête.<br />

Bond se fendit de nouveau. Les pieds de la chaise saisirent la femme autour de<br />

la tail<strong>le</strong> et des épau<strong>le</strong>s. Dieu, qu’el<strong>le</strong> était forte ! El<strong>le</strong> battit en retraite, mais dans la<br />

direction du mur. Là, el<strong>le</strong> s’accrocha, sur Bond par dessus la chaise, tandis que<br />

l’aiguil<strong>le</strong> à tricoter <strong>le</strong> cherchait, comme un long dard de scorpion.<br />

Bond recula un peu, tenant la chaise à bout de bras. En visant, il donna un<br />

coup de pied de haut en bas sur <strong>le</strong> poignet qui tâtonnait. L’aiguil<strong>le</strong> traversa la pièce<br />

et alla tomber derrière Bond, en fouettant l’air.<br />

Bond se rapprocha. Il examina la situation. Oui, la femme était solidement<br />

maintenue contre <strong>le</strong> mur par <strong>le</strong>s quatre pieds de la chaise. Il n’y avait pas de moyen<br />

pour el<strong>le</strong> de sortir de cette cage, sauf par la force bruta<strong>le</strong>. Ses bras, ses jambes et sa<br />

tête étaient libres, mais son corps était comme épinglé au mur.<br />

La femme dit quelque chose en russe, d’une voix sifflante. El<strong>le</strong> cracha de<br />

nouveau sur Bond par-dessus la chaise. Bond baissa la tête et essuya son visage<br />

sur sa manche. Il <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux sur la trogne marbrée.<br />

- Ça va comme ça, Rosa, dit-il. Le Deuxième Bureau sera ici dans une minute.<br />

Dans une heure environ, vous serez à Londres. On ne vous verra pas sortir de<br />

l’hôtel. En fait, très peu de gens vous reverront désormais. Dès maintenant, vous<br />

n’êtes plus qu’un numéro dans un dossier secret. Quand nous en aurons fini avec<br />

vous, vous serez bonne pour l’asi<strong>le</strong> de fous.<br />

Le visage, à moins de deux mètres de lui, était en train de changer. Le sang<br />

semblait <strong>le</strong> quitter, il devenait jaune. Mais non pas de peur, se dit Bond. Les yeux<br />

pâ<strong>le</strong>s plongeaient droit dans <strong>le</strong>s siens. Ils n’étaient pas encore vaincus.<br />

La bouche humide et sans forme s’étira dans un rictus :<br />

- Et où serez-vous, quand je serai dans un asi<strong>le</strong>, Monsieur Bond ?<br />

- Oh ! Je continuerai la même vie !<br />

- Je ne crois pas, Angliski spion.<br />

Bond avait à peine remarqué ces mots, car il venait d’entendre <strong>le</strong> déclic de la<br />

porte qui s’ouvrait. Un éclat de rire se fit entendre derrière lui dans la chambre.<br />

- Eh bien ? disait la voix délicieuse que Bond se rappelait si bien. La 70 e<br />

position !… Non, maintenant, j’aurai tout vu ! Et inventée par un Anglais ! Ah ! James,<br />

c’est une insulte à mes compatriotes !<br />

- Je ne vous recommande pas la position, dit Bond par-dessus son épau<strong>le</strong>.<br />

C’est trop éreintant. En tout cas, vous pouvez prendre la suite. Que je vous<br />

présente : son nom est Rosa. El<strong>le</strong> vous plaira. C’est un gros bonnet de SMERSH.<br />

El<strong>le</strong> s’occupe des meurtres, pour tout dire.<br />

Mathis s’avança. Il y avait avec lui deux blanchisseurs. Ils restèrent tous <strong>le</strong>s<br />

trois à examiner respectueusement l’abominab<strong>le</strong> figure.<br />

- Rosa ! répéta Mathis pensivement. Mais cette fois, c’est Rosa Malheur !…<br />

Bien… Toutefois je crains qu’el<strong>le</strong> ne soit mal à son aise dans cette curieuse position.<br />

Vous deux, apportez donc <strong>le</strong> panier de f<strong>le</strong>urs. El<strong>le</strong> sera mieux couchée.<br />

Les deux hommes allèrent vers la porte, et Bond entendit <strong>le</strong> craquement du<br />

panier d’osier.<br />

Les yeux de la femme étaient toujours rivés sur ceux de Bond. El<strong>le</strong> bougea<br />

légèrement, comme pour changer <strong>le</strong> pied sur <strong>le</strong>quel portait <strong>le</strong> poids du corps. Sans<br />

être vue de Bond, ni de Mathis, qui continuait à examiner sa figure, el<strong>le</strong> fit pression,<br />

avec <strong>le</strong> bout de l’une des brillantes bottines à boutons, sur <strong>le</strong> cou-de-pied de l’autre.<br />

De l’extrémité du soulier sortit une mince lame, d’un centimètre de long. Comme


pour <strong>le</strong>s aiguil<strong>le</strong>s à tricoter, l’acier était d’un b<strong>le</strong>u sa<strong>le</strong>… Les deux hommes<br />

s’approchèrent et déposèrent à côté de Mathis <strong>le</strong> grand panier carré.<br />

- Prenez-la, dit Mathis. » Il s’inclina légèrement devant la femme : « J’ai été très<br />

honoré…»<br />

- Au revoir, Rosa, dit Bond.<br />

Les yeux jaunes lancèrent un bref éclat :<br />

- Adieu, Monsieur Bond.<br />

La bottine, avec sa petite langue d’acier, partit comme un éclair. Bond sentit<br />

une dou<strong>le</strong>ur aiguë au mol<strong>le</strong>t droit. La sorte de dou<strong>le</strong>ur qu’on peut ressentir à la suite<br />

d’un coup de pied. Il recula et fit un saut en arrière. Les deux hommes saisirent Rosa<br />

K<strong>le</strong>bb par <strong>le</strong>s bras.<br />

- Mon pauvre James, dit Mathis en riant, comptez sur SMERSH pour avoir <strong>le</strong><br />

dernier mot !<br />

La langue d’acier terni était rentrée dans <strong>le</strong> cuir. C’était désormais une vieil<strong>le</strong><br />

femme empaquetée et inoffensive qu’on sou<strong>le</strong>vait pour la mettre dans <strong>le</strong> panier.<br />

Mathis s’assura que <strong>le</strong> couverc<strong>le</strong> était bien fermé. Il se tourna vers Bond.<br />

- Voilà du bon travail ! Vous êtes dans un de vos bons jours, mon ami, dit-il.<br />

Mais vous semb<strong>le</strong>z fatigué ! Retournez vous reposer à l’Ambassade, car ce soir,<br />

nous dînons ensemb<strong>le</strong>. Le meil<strong>le</strong>ur dîner qu’on puisse faire à Paris. Et je trouverai la<br />

plus charmante des fil<strong>le</strong>s, pour accompagner <strong>le</strong> repas.<br />

L’engourdissement gagnait peu à peu <strong>le</strong> corps de Bond. Il avait froid. Il <strong>le</strong>va la<br />

main pour renvoyer en arrière la virgu<strong>le</strong> de cheveux qui était tombée sur son sourcil<br />

droit. Ses doigts étaient devenus insensib<strong>le</strong>s et lui paraissaient gros comme des<br />

concombres. Sa main retomba lourdement à son côté.<br />

Respirer devenait diffici<strong>le</strong>. Il alla chercher sa respiration tout au fond de ses<br />

poumons. Il serra <strong>le</strong>s mâchoires, ferma <strong>le</strong>s yeux à demi, comme on fait quand on<br />

essaie de cacher qu’on est ivre.<br />

A travers ses cils il regarda <strong>le</strong> panier qu’on emportait vers la porte. Il se força à<br />

entrouvrir <strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong>s braqua désespérément sur Mathis.<br />

- Je n’ai pas besoin d’une fil<strong>le</strong>, René, dit-il avec difficulté.<br />

Il ne pouvait plus respirer qu’en ha<strong>le</strong>tant. De nouveau, sa main essaya de<br />

s’approcher de son visage glacé. Il eut l’impression que Mathis s’élançait vers lui.<br />

Ses genoux qui commençaient à se dérober. Il dit, ou crut qu’il disait :<br />

- J’ai déjà la plus ravissante…<br />

Bond pivota sur son talon et s’effondra de tout son long, sur <strong>le</strong> tapis lie-de-vin.<br />

Fin

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