Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
— Moi non plus.<br />
— C’est ben curieux, tout d’même… Comment qu’ça s’fait,<br />
dites?… Voyez-vous ça?…<br />
Qu’ils n’eussent point de lettres, eux, ils ne s’en étonnaient<br />
qu’à demi; mais que M. Mintié, M. le maire, n’en reçût pas<br />
davantage, cela les surprenait beaucoup. On faisait les<br />
suppositions les plus extraordinaires; on se livrait à des commentaires<br />
ahurissants des informations données par le journal; on<br />
consultait les anciens soldats, qui racontaient leurs campagnes<br />
avec des détails extravagants et prodigieux; au bout de deux<br />
heures, on se séparait, l’esprit tranquille.<br />
— Ne vous tourmentez pas, m’sieur le maire… Vot’fi<br />
reviendra pour sûr colonel.<br />
— Colonel, colonel! disait mon père, en secouant la tête… Je<br />
n’en demande pas tant… Qu’il revienne seulement!…<br />
Un jour — on ne sut jamais comment cela était arrivé —,<br />
Saint-Michel se trouva plein de soldats prussiens. <strong>Le</strong> Prieuré fut<br />
envahi; il y eut de grands sabres qui traînèrent dans notre vieille<br />
demeure. À partir de ce moment, mon père devint plus<br />
souffrant; la fièvre le prit, il s’alita, et, dans son délire, il répétait<br />
sans cesse : « Attelle, Félix, attelle, parce que je vais aller à<br />
Alençon, pour chercher des nouvelles de Jean. » Il se figurait<br />
qu’il partait, qu’il était en route : « Allez, allez, Bichette, allez,<br />
psitt!… Nous aurons ce soir des nouvelles de Jean… Allez, allez,<br />
psitt!… » Et mon pauvre père, doucement, s’éteignit entre les<br />
bras <strong>du</strong> curé Blanchetière, entouré de Félix et de Marie qui<br />
sanglotaient!…<br />
Après six mois passés dans ce Prieuré, plus triste que jamais, je<br />
m’ennuyais à périr… La vieille Marie, habituée à con<strong>du</strong>ire la<br />
maison à sa fantaisie, m’était insupportable, en dépit de son<br />
dévouement; ses manies m’exaspéraient, et c’étaient, à toutes les<br />
minutes, des discussions où je n’avais pas toujours le dernier<br />
mot. Pour unique société, le bon curé qui ne voyait rien de si<br />
beau que le notariat, et dont les sermons radoteurs m’agaçaient.<br />
Du matin au soir, il me chapitrait ainsi :<br />
— Ton grand-père était notaire, ton père, tes oncles, tes<br />
cousins, toute ta famille enfin… Tu te dois à toi-même, mon cher<br />
enfant, de ne pas déserter ce poste… Tu seras maire de Saint-<br />
Michel, tu peux même espérer de remplacer ton pauvre père au<br />
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