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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

son génie; là, sous mon regard avide, qui le guettait et qui<br />

espérait!… Pauvre Lirat! Et pourtant je l’aimais!…<br />

La journée finissait… <strong>Le</strong> long de la cité Rodrigues, on entendait<br />

les portes claquer, des pas s’éloigner vite, sur la chaussée; et,<br />

dans les ateliers, des voix s’élevaient qui chantaient la bonne<br />

tâche terminée. Depuis qu’il s’était remis à son dessin. Lirat ne<br />

m’avait adressé la parole que pour rectifier la pose que je gardais<br />

mal à son gré.<br />

— La jambe plus par ici… Encore, voyons!… La poitrine<br />

moins effacée!… Pardon, mais vous posez comme un cochon,<br />

mon cher Mintié!<br />

Il travaillait, un peu fébrile, un peu haletant, mâchonnant sans<br />

cesse sa moustache, laissant parfois échapper un juron. Son<br />

crayon mordait la toile avec une sorte de hâte inquiète, de nervosité<br />

colère.<br />

— Et zut! cria-t-il, en repoussant son chevalet d’un coup de<br />

pied… Je ne fais que des saloperies aujourd’hui!… <strong>Le</strong> diable<br />

m’emporte, on dirait que je concours pour la médaille d’honneur.<br />

Reculant sa chaise, il examina son dessin d’un air agacé, et<br />

grommela :<br />

— Quand il vient des femmes ici, c’est toujours la même histoire…<br />

<strong>Le</strong>s femmes, je crois qu’elles vous laissent, en partant,<br />

l’âme de Boulanger, dans la belle patte d’Henner… d’Henner,<br />

comprenez-vous?… Allons-nous-en.<br />

Comme nous nous trouvions au bas de la cité :<br />

— Venez donc dîner avec moi, Lirat? lui dis-je.<br />

— Non, me répondit-il, d’un ton sec, en me tendant la main.<br />

Et il s’éloigna raide, compassé, solennel, de l’allure administrative<br />

d’un député qui vient de discuter le budget.<br />

Ce soir-là, je ne sortis point et restai seul, chez moi, à rêvasser.<br />

Allongé sur un divan, les yeux mi-clos, le corps engourdi par la<br />

chaleur, sommeillant presque, j’aimais à retourner dans le passé,<br />

à ranimer les choses mortes, à battre le rappel des souvenirs<br />

enfuis. Cinq années s’étaient écoulées depuis la guerre, cette<br />

guerre où j’avais commencé l’apprentissage de la vie par le désolant<br />

métier de tueur d’hommes… Cinq années déjà!… C’était<br />

d’hier pourtant, cette fumée, ces plaines couvertes de neige<br />

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