Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
— Laissez-moi donc tranquille!… Est-ce que c’est fait pour<br />
être vu, la peinture… la peinture, hein!… dites!… comprenezvous?…<br />
On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et<br />
pour d’autres qu’on n’a pas connus et qui sont morts… Poe,<br />
Baudelaire, Dostoïevski, Shakespeare… Shakespeare!… comprenez-vous?…<br />
<strong>Le</strong> reste!… Eh bien! quoi le reste?… c’est Bouguereau.<br />
Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu<br />
avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu’il gagnât de<br />
quoi acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses<br />
modèles et son propriétaire, faire, chaque année, un voyage<br />
d’étude, il n’en demandait pas plus. L’argent ne le tentait point et<br />
je suis convaincu qu’il ne cherchait pas le succès. Mais si le succès<br />
était venu vers lui, je suis convaincu aussi que Lirat n’eût pu<br />
résister à la joie si humaine d’en savourer les malfaisantes délices.<br />
Quoiqu’il ne voulût pas en convenir, quoiqu’il affectât de braver<br />
gaiement l’injustice, il la ressentait plus qu’un autre, et, dans le<br />
fond, il en souffrait cruellement. De même qu’il avait souffert de<br />
l’insulte, il souffrit aussi <strong>du</strong> silence. Une seule fois, un jeune critique<br />
publia sur lui, dans un journal très lu, un article enthousiaste<br />
et ronflant. L’article était rempli de bonnes intentions, de<br />
banalités et d’erreurs; on voyait que son auteur n’était pas très<br />
familier avec les choses de l’art, et qu’il ne comprenait rien au<br />
talent <strong>du</strong> grand artiste.<br />
— Vous avez lu?… s’écria Lirat; vous avez lu, hein, dites?…<br />
Ces critiques, quels crétins!… À force de parler de moi, vous<br />
verrez qu’ils m’obligeront à peindre dans une cave, comprenezvous?…<br />
Est-ce qu’ils me prennent pour un vulgarisateur?… Et<br />
puis, qu’est-ce que ça le regarde, celui-là, que je fasse de la peinture,<br />
des bottes ou des chaussons de lisière?… C’est de la vie<br />
privée, ça!<br />
Pourtant, il avait rangé l’article, précieusement, dans un tiroir<br />
et, plusieurs fois, je le surpris, le relisant… Il avait beau dire, avec<br />
un suprême détachement, quand nous nous emportions contre la<br />
bêtise <strong>du</strong> public : « Eh bien, quoi?… vous voudriez peut-être<br />
que le peuple fît une révolution, parce que je peins en clair?… »<br />
Ce dédain de la notoriété, cette résignation apparente masquaient<br />
de sourdes rancœurs. Au fond de cette âme très tendre,<br />
très généreuse, s’étaient accumulées des haines formidables, qui<br />
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