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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

pour faire peser sur eux une malédiction plus irrémédiable<br />

encore, il les jetait dans des décors apaisés, souriants, d’une<br />

clarté souveraine, des paysages roses et bleus, avec des lointains<br />

attendris, des gloires de soleil, des enfoncées de mer radieuse.<br />

Autour d’eux, la nature resplendissait de toute la magie de ses<br />

couleurs délicates et changeantes… La première fois qu’il<br />

consentit à paraître avec un groupe d’amis dans une exposition<br />

libre, la critique, et la foule qui mène la critique, poussèrent des<br />

clameurs d’indignation. Mais la colère <strong>du</strong>ra peu — car il y a une<br />

sorte de noblesse, de générosité dans la colère —, et l’on se<br />

contenta de rire. Bientôt, la blague, qui exprime toujours l’opinion<br />

moyenne, dans un jet d’immonde salive, la blague vint remplacer<br />

très vite la menace des poings ten<strong>du</strong>s. Alors, devant les<br />

œuvres superbes de Lirat, l’on se tordit, en se tenant les côtes à<br />

deux mains. <strong>Le</strong>s gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le<br />

rebord des cadres, comme on fait dans la sébile d’un cul-de-jatte,<br />

et ce sport — car c’était devenu un sport pour les hommes <strong>du</strong><br />

meilleur goût et <strong>du</strong> meilleur monde — fut trouvé charmant.<br />

Dans les journaux, dans les ateliers, dans les salons, les cercles et<br />

les cafés, le nom de Lirat servit de terme de comparaison,<br />

d’étalon obligatoire, dès qu’il s’agissait de désigner une chose<br />

folle ou bien une or<strong>du</strong>re; il semblait même que les femmes — les<br />

filles aussi — ne pussent prononcer qu’en rougissant ce nom<br />

réprouvé. <strong>Le</strong>s revues de fin d’année le traînèrent dans les vomissures<br />

de leurs couplets; on le chansonna au café-concert. Puis, de<br />

« ces centres de l’intelligence parisienne », il descendit jusque<br />

dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres<br />

bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous : « Va<br />

donc, hé Lirat! » Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques<br />

années de popularité charivarique… On se lasse de tout, même<br />

de l’outrage. Paris délaisse aussi vite les fantoches qu’il hisse sur<br />

le pavois, que les martyrs qu’il jette aux gémonies; dans son<br />

caprice de posséder de nouveaux joujoux, il ne s’acharne pas<br />

longtemps après le bronze de ses héros et le sang de ses victimes.<br />

Maintenant, le silence se faisait pour Lirat. À peine si, de loin en<br />

loin, dans quelques journaux, revenait un écho <strong>du</strong> passé, sous la<br />

forme d’une anecdote déplaisante. Il avait pris d’ailleurs le parti<br />

de ne plus exposer, disant :<br />

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