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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

plus encore, s’il me jetait un compliment bref, comme on jette<br />

deux sous à un mendiant dont on désire se débarrasser; <strong>du</strong><br />

moins, je l’imaginais ainsi. En un mot, je l’aimais bien, je vous<br />

assure, je lui étais entièrement dévoué; mais, dans cette affection<br />

et dans ce dévouement, il y avait une incertitude qui en rompait<br />

le charme; il y avait aussi une rancune qui les rendait presque<br />

douloureux, la rancune de mon infériorité : jamais je n’ai pu,<br />

même au meilleur temps de notre intimité, vaincre ce sentiment<br />

de bas et timide orgueil; jamais je n’ai pu jouir en paix d’une<br />

liaison que j’estimais à son plus haut prix. Cependant, Lirat se<br />

montrait simple avec moi, affectueux souvent, quelquefois<br />

paternel, et, de ses très rares amis, j’étais le seul dont il recherchait<br />

la société.<br />

Comme tous les contempteurs de la tradition, comme tous<br />

ceux-là qui se rebellent contre les préjugés de l’é<strong>du</strong>cation routinière,<br />

contre les formules imbécillisantes de l’École, Lirat était<br />

très discuté — je me trompe — très insulté. Il faut avouer aussi<br />

que sa conception de l’art, libre et hautaine, choquait toutes les<br />

conventions professées, toutes les idées reçues, et que, par leur<br />

puissante synthèse, d’une science prodigieuse qui cachait le<br />

métier, ses réalisations déroutaient les amateurs <strong>du</strong> joli, de la<br />

grâce quand même, de la correction glacée des ensembles<br />

académiques. <strong>Le</strong> retour de la peinture moderne vers le grand art<br />

gothique, voilà ce qu’on ne lui pardonnait pas. Il avait fait de<br />

l’homme d’aujourd’hui, dans sa hâte de jouir, un damné<br />

effroyable, au corps miné par les névroses, aux chairs suppliciées<br />

par les luxures, qui halète sans cesse sous la passion qui l’étreint<br />

et lui enfonce ses griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures<br />

vengeresses, aux monstrueuses apophyses devinées sous le<br />

vêtement, il y avait un tel accent d’humanité, un tel lamento de<br />

volupté infernale, un emportement si tragique, que, devant elles,<br />

on se sentait secoué d’un frisson de terreur. Ce n’était plus<br />

l’Amour frisé, pommadé, enrubanné, qui s’en va pâmé, une rose<br />

au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa guitare sous les<br />

balcons; c’était l’Amour barbouillé de sang, ivre de fange,<br />

l’Amour aux fureurs onaniques, l’Amour maudit, qui colle sur<br />

l’homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les<br />

veines, lui pompe les moelles, lui décharne les os. Et, pour<br />

donner à ses personnages une plus grande intensité d’horreur,<br />

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