Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
n’est-ce pas?… La mère qui nous fait cette race de malades et<br />
d’épuisés que nous sommes, qui étouffe l’homme dans l’enfant,<br />
et nous jette sans ongles, sans dents, brutes et domptés, sur le<br />
canapé de la maîtresse et le lit de l’épouse…<br />
Lirat s’arrêta un instant; il suffoquait. Puis, rassemblant ses<br />
mains et nouant ses doigts crispés, dans l’espace, autour d’un cou<br />
imaginaire, follement, terriblement, il cria :<br />
— Voilà ce qu’on devrait leur faire, à toutes, à toutes… Comprenez-vous?…<br />
hein… dites!… à toutes.<br />
Et il recommença à marcher, de long en large, jurant, frappant<br />
<strong>du</strong> pied. Mais ce dernier cri de colère l’avait visiblement soulagé.<br />
— Voyons, mon bon Lirat, lui dis-je, calmez-vous… Que c’est<br />
bête de vous faire <strong>du</strong> mal, et à propos de quoi, je vous prie?…<br />
Voyons, vous n’êtes pas une femme…<br />
— C’est vrai, aussi, vous m’avez agacé avec cette Juliette…<br />
Qu’est-ce que cela vous regardait, cette Juliette?…<br />
— N’était-il pas naturel que je désirasse savoir le nom d’une<br />
personne à qui vous m’aviez présenté?… Et puis, franchement,<br />
en attendant qu’on ait inventé une machine autre que la femme<br />
pour fabriquer les enfants…<br />
— En attendant, je suis une brute, interrompit Lirat, qui se<br />
rassit un peu honteux, devant son chevalet, et d’une voix tout a<br />
fait apaisée, me demanda :<br />
— Mon petit Mintié, voulez-vous me donner un mouvement<br />
pour mon bonhomme?… Ça ne vous ennuie pas?… Dix<br />
minutes seulement.<br />
Joseph Lirat avait quarante-deux ans. Je l’avais connu, un soir,<br />
par hasard, je ne sais plus où; et, bien qu’il ne fût pas ordinairement<br />
expansif, bien qu’il eût la réputation d’être misanthrope,<br />
insociable et méchant, il me prit tout de suite en affection. N’estil<br />
pas affolant de penser que nos meilleures amitiés, qui devraient<br />
être le résultat d’une lente sélection; que les événements les plus<br />
graves de notre vie, qui devraient n’être amenés que par un<br />
enchaînement logique des causes, ne sont, la plupart <strong>du</strong> temps,<br />
que le pro<strong>du</strong>it instantané <strong>du</strong> hasard? Vous êtes chez vous, dans<br />
votre cabinet, tranquillement assis devant un livre. Au dehors, le<br />
ciel est gris, l’air froid : il pleut, le vent souffle, la rue est morose<br />
et boueuse; par conséquent, vous avez toutes les bonnes raisons<br />
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