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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

— On dirait que vous en avez beaucoup souffert! Lirat haussa<br />

les épaules et sourit.<br />

— Vous parlez comme M. Delaunay, de la Comédie-Française.<br />

Non, mon bon ami, je n’en ai pas souffert. J’en ai vu souffrir<br />

les autres et cela m’a suffi… comprenez-vous?<br />

Soudain, sa voix s’enfla; une lueur presque farouche brilla<br />

dans ses yeux. Il reprit :<br />

— Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on<br />

leur met le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la<br />

boue, dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme, c’est<br />

malheureux sans doute… Pourtant, l’humanité ne réclame pas;<br />

on ne lui a rien volé… Ils disparaissent, et tout est dit… Mais des<br />

artistes, des hommes de notre race, des grands cœurs et des<br />

grands cerveaux, per<strong>du</strong>s, étouffés, vidés, tués!… Comprenezvous?<br />

Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.<br />

— J’en ai connu trois, trois admirables, trois divins; deux sont<br />

morts pen<strong>du</strong>s; l’autre, mon maître, à Bicêtre, dans un<br />

cabanon!… De ce pur génie, il ne reste qu’un paquet de chair<br />

pâle, une sorte d’animal hallucinant, qui grimace et qui hurle,<br />

l’écume aux dents!…. Et dans le troupeau des avortés, combien<br />

de jeunes espoirs ont succombé sous les serres de la bête de<br />

proie! Comptez-les donc, les lamentables, les effarés, les éclopés,<br />

ceux-là qui avaient des ailes, et qui se traînent sur leurs<br />

moignons; ceux-là qui grattent la terre et mangent leurs or<strong>du</strong>res!<br />

Vous-même, tout à l’heure… cette Juliette, vous la regardiez<br />

avec extase… vous étiez prêt à tout, pour un baiser d’elle… Ne<br />

dites pas non, je vous ai vu… Oh! tenez, sortons; c’est fini, je ne<br />

peux plus travailler.<br />

Il se leva, marcha dans l’atelier avec agitation. Gesticulant et<br />

colère, il bousculait les chaises, les cartons, éventrait les études à<br />

coups de pied, je crus qu’il devenait fou. Ses yeux, injectés de<br />

sang, s’égaraient; il était tout pâle et les mots sortaient, grinçants,<br />

par saccades, de sa bouche qui se contracta.<br />

— Être nés de la femme, des hommes!… quelle folie! Des<br />

hommes, s’être façonnés dans ce ventre impur! Des hommes,<br />

s’être gorgés des vices de la femme, de ses nervosités imbéciles,<br />

de ses appétits féroces, avoir aspiré le suc de la vie à ses mamelles<br />

scélérates!… La mère!… Ah! oui, la mère!… La mère divinisée,<br />

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