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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

boîtes de pastel, des cahiers, des blocs, des manches d’éventails,<br />

des albums japonais, des moulages, un fouillis d’objets inutiles et<br />

bizarres. Près d’une armoire-bibliothèque, tapissée de vieux journaux,<br />

dans un coin, beaucoup de cartons, de toiles, d’études qui<br />

montraient le châssis. Un divan fort délabré, rendant des sons de<br />

piano désaccordé, dès qu’on faisait mine de s’y asseoir; deux fauteuils<br />

bancroches, une glace sans cadre constituaient le seul luxe<br />

de l’atelier, qu’un jour très vibrant éclairait. L’hiver, quand il<br />

avait modèle, Lirat allumait son petit poêle de fonte, dont le<br />

tuyau coupé d’angles brusques, maintenu par des fils de fer et<br />

couvert de rouille, zigzaguait au milieu de la pièce, avant de se<br />

perdre, par un trou trop large, dans le toit. Hormis ces jours-là,<br />

même par les plus grands froids, il remplaçait le feu <strong>du</strong> poêle par<br />

une vieille pelisse d’astrakan, usée, perlée, galeuse, qu’il endossait<br />

chaque fois avec une ostentation manifeste. Lirat avait la<br />

vanité — une vanité enfantine — de cet atelier pauvre, et il se<br />

parait de sa nudité, comme les autres peintres de leurs peluches<br />

brodées et de leurs tapisseries invariablement historiques.<br />

Même, il l’eût désiré plus misérable encore, il en voulait au plancher<br />

de n’être pas en terre battue. « C’est à mon atelier que je<br />

reconnais les vrais amis, disait-il souvent; ceux-ci reviennent, les<br />

autres ne reviennent pas. C’est très commode. » Il en revenait<br />

fort peu.<br />

La jeune femme était joliment assise sur sa chaise, le buste à<br />

peine incliné en avant, les mains enfouies dans son manchon; de<br />

temps en temps, elle en retirait un mouchoir brodé qu’elle portait,<br />

d’un geste lent, à sa bouche que je ne voyais pas, à cause de<br />

la bor<strong>du</strong>re plus épaisse de la voilette qui la cachait, mais que je<br />

devinais très belle, très rouge, d’une courbe exquise. De toute sa<br />

personne élégante et fine, d’où, malgré le sourire qui la rendait si<br />

sé<strong>du</strong>isante, se dégageait un grand air de décence et même de<br />

hauteur, je ne distinguais bien que ces admirables yeux qui se<br />

posaient sur les objets comme des rayons d’astre, et je suivais ce<br />

regard qui allait <strong>du</strong> plancher aux charpentes, si vibrant de clarté<br />

et de caresses. <strong>Le</strong> silence continuait, inquiétant. Je pensai que<br />

moi seul étais la cause de cette gêne et je me disposais à prendre<br />

congé, quand Lirat s’écria :<br />

— Ah! pardon!… J’avais oublié… Chère madame, permettez-moi<br />

de vous présenter M. Jean Mintié, mon ami.<br />

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