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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

carrière que je pourrais embrasser, j’allai faire mon droit à Paris.<br />

« <strong>Le</strong> droit mène à tout », disait mon père.<br />

Paris m’étonna. Il me fit l’effet d’un grand bruit et d’une<br />

grande folie. <strong>Le</strong>s indivi<strong>du</strong>s et les foules passaient bizarres, incohérents,<br />

effrénés, se hâtant vers des besognes que je me figurais<br />

terribles et monstrueuses. Heurté par les chevaux, coudoyé par<br />

les hommes, étourdi par le ronflement de la ville, en branle<br />

comme une colossale et démoniaque usine, aveuglé par l’éclat<br />

des lumières inaccoutumées, je marchais en un rêve inexplicable<br />

de dément. Cela me surprit beaucoup d’y rencontrer des arbres.<br />

Comment avaient-ils pu germer là, dans ce sol de pavés, s’élever<br />

parmi cette forêt de pierres, au milieu de ce grouillement<br />

d’hommes, leurs branches fouettées par un vent mauvais? Je fus<br />

très longtemps à m’habituer à cette existence qui me paraissait le<br />

renversement de la nature; et, <strong>du</strong> sein de cet enfer bouillonnant,<br />

ma pensée retournait souvent à ces champs paisibles de là-bas,<br />

qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terre remuée<br />

et féconde; à ces coins de bois verdissants, où je n’entendais que<br />

le léger frisson des feuilles et, de temps en temps, dans les profondeurs<br />

sonores, les coups sourds de la cognée et la plainte<br />

presque humaine des vieux chênes. Cependant, la curiosité de<br />

connaître me chassait de la petite chambre que j’habitais rue<br />

Oudinot, et j’arpentais les rues, les boulevards, les quais,<br />

emporté dans une marche fiévreuse, les doigts agacés, le cerveau,<br />

pour ainsi dire, écrasé par la gigantesque et nerveuse activité de<br />

Paris, tous les sens en quelque sorte déséquilibrés par ces couleurs,<br />

par ces odeurs, par ces sons, par la perversion et par l’étrangeté<br />

de ce contact si nouveau pour moi. Plus je me jetais dans les<br />

foules, plus je me grisais <strong>du</strong> tapage, plus je voyais ces milliers de<br />

vies humaines passer, se frôler, indifférentes l’une à l’autre, sans<br />

un lien apparent; puis d’autres, surgir, disparaître et se renouveler<br />

encore, toujours… et plus je ressentais l’accablement de<br />

mon inexorable solitude. À Saint-Michel, si j’étais bien seul, <strong>du</strong><br />

moins j’y connaissais les êtres et les choses. J’avais partout des<br />

points de repère qui guidaient mon esprit; un dos de paysan,<br />

penché sur la glèbe, une masure au détour d’un chemin, un pli de<br />

terrain, un chien, une marnière, une trogne de charme; tout m’y<br />

était familier, sinon cher. À Paris, tout m’était inconnu et hostile.<br />

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