Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
LE CALVAIRE<br />
<strong>Le</strong>s années s’écoulèrent ennuyeuses et vides. Je restais<br />
sombre, sauvage, toujours enfermé en dedans de moi-même,<br />
aimant à courir les champs, à m’enfoncer en plein cœur de la<br />
forêt. Il me semblait que là, <strong>du</strong> moins, bercé par la grande voix<br />
des choses, j’étais moins seul et que je m’écoutais mieux vivre.<br />
Sans être doué de ce don terrible qu’ont certaines natures de<br />
s’analyser, de s’interroger, de chercher sans cesse le pourquoi de<br />
leurs actions, je me demandais souvent qui j’étais et ce que je<br />
voulais. Hélas! je n’étais personne et ne voulais rien. Mon<br />
enfance s’était passée dans la nuit, mon adolescence se passa<br />
dans le vague; n’ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantage<br />
un jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard.<br />
Mille pensées s’agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais<br />
en saisir la forme : aucune ne se détachait nettement de ce<br />
fond de brume opaque. J’avais des aspirations, des enthousiasmes,<br />
mais il m’eût été impossible de les formuler, d’en expliquer<br />
la cause et l’objet; il m’eût été impossible de dire dans quel<br />
monde de réalité ou de rêve ils m’emportaient; j’avais des tendresses<br />
infinies où mon être se fondait, mais pour qui et pour<br />
quoi? Je l’ignorais. Quelquefois, tout d’un coup, je me mettais à<br />
pleurer abondamment; mais la raison de ces larmes? En vérité, je<br />
ne le savais pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’avais de<br />
goût à rien, que je n’apercevais aucun but dans la vie, que je me<br />
sentais incapable d’un effort. <strong>Le</strong>s enfants se disent : « Je serai<br />
général, évêque, médecin, aubergiste. » Moi, je ne me suis rien<br />
dit de semblable, jamais : jamais je ne dépassai la minute<br />
présente; jamais je ne risquai un coup d’œil sur l’avenir.<br />
L’homme m’apparaissait ainsi qu’un arbre qui étend ses feuilles<br />
et pousse ses branches dans un ciel d’orage, sans savoir quelles<br />
fleurs fleuriront à son pied, quels oiseaux chanteront à sa cime,<br />
ou quel coup de tonnerre viendra le terrasser. Et, pourtant, le<br />
sentiment de la solitude morale où j’étais m’accablait et<br />
m’effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœur ni à mon père, ni à<br />
mon précepteur, ni à personne; je n’avais pas un camarade, pas<br />
un être vivant en état de me comprendre, de me diriger, de<br />
m’aimer. Mon père et mon précepteur se désolaient de mon<br />
« peu de dispositions » et, dans le pays, je passais pour un<br />
maniaque et un faible d’esprit. Malgré tout, je fus reçu à mes examens,<br />
et, bien que ni mon père ni moi n’eussions l’idée de la<br />
50