Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
M. Rigard m’abrutit de grec et de latin, et ce fut tout. Ah!<br />
combien d’enfants qui, compris et dirigés, seraient de grands<br />
hommes peut-être s’ils n’avaient été déformés pour toujours par<br />
cet effroyable coup de pouce au cerveau <strong>du</strong> père imbécile ou <strong>du</strong><br />
professeur ignorant! Est-ce donc tout que de vous avoir bestialement<br />
engendré, un soir de rut, et ne faut-il donc pas continuer<br />
l’œuvre de vie en vous donnant la nourriture intellectuelle pour la<br />
fortifier, en vous armant pour la défendre? La vérité est que mon<br />
âme se sentait seule, davantage, auprès de mon père qu’auprès<br />
de mon professeur. Pourtant, il faisait tout ce qu’il pouvait pour<br />
me plaire, il s’acharnait à m’aimer stupidement. Mais, lorsque<br />
j’étais avec lui, il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes<br />
bleus, de sottes histoires de croquemitaine, de légendes terrifiantes<br />
de la révolution de 1848, qui lui avait laissé dans l’esprit<br />
une épouvante invincible, ou bien le récit des brigandages d’un<br />
nommé <strong>Le</strong>becq, grand républicain, qui scandalisait le pays par<br />
son opposition acharnée au curé, et son obstination, les jours de<br />
Fête-Dieu, à ne pas mettre de draps fleuris le long de ses murs.<br />
Souvent, il m’emmenait dans son cabriolet, lorsqu’il avait affaire<br />
au dehors, et si, troublé par ce mystère de la nature qui s’élargissait,<br />
chaque jour, autour de moi, je lui adressais une question, il<br />
ne savait comment y répondre et s’en tirait ainsi : « Tu es trop<br />
petit pour que je t’explique ça! Quand tu seras plus grand. » Et,<br />
tout chétif, à côté <strong>du</strong> gros corps de mon père qui oscillait suivant<br />
les cahots <strong>du</strong> chemin, je me rencognais au fond <strong>du</strong> cabriolet,<br />
tandis que mon père tuait, avec le manche de son fouet, les taons<br />
qui s’abattaient sur la croupe de notre jument. Et il disait chaque<br />
fois : « Jamais je n’ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous aurons<br />
de l’orage, c’est sûr. »<br />
Dans l’église de Saint-Michel, au fond d’une petite chapelle,<br />
éclairée par les lueurs rouges d’un vitrail, sur un autel orné de<br />
broderies et de vases pleins de fleurs en papier, se dressait une<br />
statue de la Vierge. Elle avait les chairs roses, un manteau bleu<br />
constellé d’argent, une robe lilas dont les plis retombaient chastement<br />
sur des sandales dorées. Dans ses bras, elle portait un<br />
enfant rose et nu, à la tête nimbée d’or, et ses yeux reposaient,<br />
extasiés, sur l’enfant. Pendant plusieurs mois, cette Vierge de<br />
plâtre fut ma seule amie, et tout le temps que je pouvais dérober<br />
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