Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
Mon père m’attira près de lui, et me prit sur ses genoux.<br />
— Tu m’aimes bien, tout de même, mon petit Jean? me<br />
demanda-t-il en me berçant… Tu m’aimes bien, dis? Je n’ai plus<br />
que toi…<br />
Se parlant à lui-même, il disait :<br />
— Peut-être vaut-il mieux qu’il en soit ainsi!… Que serait-il<br />
arrivé, plus tard!… Oui, cela vaut peut-être mieux… Ah! pauv’<br />
petit, regarde-moi bien!…<br />
Et comme si, à cet instant même, dans mes yeux qui ressemblaient<br />
aux yeux de ma mère, il eût deviné toute une destinée de<br />
souffrance, il m’étreignit avec force contre sa poitrine et fondit<br />
en larmes.<br />
— Mon petit Jean!… ah! mon pauv’petit Jean!<br />
Vaincu par l’émotion et par la fatigue des nuits passées, il<br />
s’endormit me tenant dans ses bras. Et moi, envahi tout à coup<br />
par une immense pitié, j’écoutai ce cœur inconnu qui, pour la<br />
première fois, battait près <strong>du</strong> mien.<br />
Il avait été décidé, quelques mois auparavant, qu’on ne<br />
m’enverrait pas au collège et que j’aurais un précepteur. Mon<br />
père n’approuvait pas ce genre d’é<strong>du</strong>cation, mais il s’était heurté<br />
à de telles crises qu’il avait pris le parti de ne plus résister, et, de<br />
même qu’il avait sacrifié sa domination de mari sur sa femme, il<br />
sacrifia ses droits de père sur moi. J’eus un précepteur, mon père<br />
voulant rester fidèle, même dans la mort, aux désirs de ma mère.<br />
Et je vis arriver, un beau matin, un monsieur très grave, très<br />
blond, très rasé, qui portait des lunettes bleues. M. Jules Rigard<br />
avait des idées très arrêtées sur l’instruction, une raideur de pion,<br />
une importance sacerdotale qui, loin de m’encourager à<br />
apprendre, me dégoûtèrent vite de l’étude. On lui avait dit, sans<br />
doute, que mon intelligence était paresseuse et tardive, et,<br />
comme je ne compris rien à ses premières leçons, il s’en tint à ce<br />
premier jugement et me traita ainsi qu’un enfant idiot. Jamais il<br />
ne lui vint à l’esprit de pénétrer dans mon jeune cerveau, d’interroger<br />
mon cœur; jamais il ne se demanda si, sous ce masque<br />
triste d’enfant solitaire, il n’y avait pas des aspirations ardentes,<br />
devançant mon âge, toute une nature passionnée et inquiète, ivre<br />
de savoir, qui s’était intérieurement et mal développée dans le<br />
silence des pensées contenues et des enthousiasmes muets.<br />
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