Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
n’osais pas, pour ne pas encourir votre colère!… Voyons, parlezmoi,<br />
Lirat… Répondez-moi!…<br />
Lirat se taisait. Juliette dans le corridor l’appelait :<br />
— Allons, venez-vous?…<br />
Je saisis les mains de Lirat.<br />
— Tenez, Lirat… elle se moque de vous… Vous ne comprenez<br />
donc pas?… Un jour, elle m’a dit : « Je me vengerai de<br />
Lirat, de ses mépris, de ses rigueurs hautaines… et ce sera<br />
farce! » Elle se venge… vous allez entrer chez elle, n’est-ce<br />
pas?… et demain, ce soir, tout à l’heure, elle vous chassera<br />
honteusement!… Oui, c’est cela qu’elle veut, je vous le jure!…<br />
Ah! je me rends compte!… Elle vous a poursuivi… Si bête, si<br />
effroyablement stupide, si lointaine de vous qu’elle soit… elle<br />
vous a affolé… Elle a le génie <strong>du</strong> mal, et vous, vous êtes un<br />
chaste!… Elle a versé le poison dans vos veines… Mais vous êtes<br />
fort!… Après ce qui s’est passé entre nous, vous ne pouvez<br />
pas!… Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un sale<br />
cochon, vous que j’admire!… Un sale cochon, vous!… Allons<br />
donc.<br />
Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m’écartant<br />
de ses deux poings crispés :<br />
— Eh bien, oui! s’écria-t-il, je suis un sale cochon!… Laissezmoi!<br />
Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un<br />
coup de tonnerre… C’était la porte qui se refermait sur Lirat…<br />
<strong>Le</strong>s maisons, le ciel, les lumières de la rue, tournèrent, tournèrent…<br />
Et je vis plus rien. J’étendis les bras en avant, et je<br />
m’abattis sur le trottoir… Alors, au milieu des champs apaisés,<br />
j’aperçus une route, toute blanche, sur laquelle un homme bien<br />
las cheminait… L’homme ne cessait de contempler les belles<br />
moissons qui mûrissaient au soleil, les grands prés que les troupeaux<br />
réjouis paissaient, le mufle enfoui dans l’herbe… <strong>Le</strong>s<br />
pommiers tendaient vers lui leurs branches chargées de fruits<br />
pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs niches moussues…<br />
Il s’assit sur la berge, fleurie à cet endroit de petites fleurs<br />
parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine des<br />
choses… De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, des<br />
voix qui tombaient <strong>du</strong> ciel, des voix très douces, murmuraient :<br />
« Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché… Nous<br />
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