Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d’une voix traînante<br />
de voyou :<br />
— Parce que quoi?… Ah! vous commencez par m’embêter,<br />
espèce de panné!… Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais<br />
appeler la police, vous entendez?…<br />
Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta :<br />
— Ah! bien, vrai!… Ces saligauds-là, c’est pire que des<br />
chiens!<br />
J’eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec<br />
Célestine et, tout honteux, je redescendis l’escalier.<br />
Il était minuit quand je revins rue de Balzac…<br />
J’avais rôdé autour des restaurants, cherchant Juliette <strong>du</strong><br />
regard, à travers les glaces, entre les fentes des rideaux… J’étais<br />
entré dans plusieurs théâtres… À l’Hippodrome, où elle allait, les<br />
jours d’abonnement, j’avais fait le tour des loges… Ce grand<br />
espace, ces lumières aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait<br />
un air languissant et triste, tout cela avait déten<strong>du</strong> mes nerfs, et<br />
j’avais pleuré!… Je m’étais rapproché des groupes d’hommes,<br />
pensant qu’ils parleraient de Juliette, que je saurais quelque<br />
chose. Et de tous les élégants en habit je disais :<br />
— C’est peut-être celui-là, son amant!<br />
Que faisais-je ici?… Il semblait que ma destinée fût de courir<br />
partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais<br />
lieux, d’y attendre la venue de Juliette!… Épuisé de fatigue, la<br />
tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m’étais<br />
échoué de nouveau dans la rue. Et j’attendais!… Quoi?… En<br />
vérité je l’ignorais… J’attendais tout et je n’attendais rien…<br />
J’étais là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre<br />
un crime… J’espérais que Juliette rentrerait seule…<br />
Alors, j’irais à elle, je l’attendrirais… Je craignais aussi de la voir<br />
avec un homme… Alors, je la tuerais peut-être… Je ne préméditais<br />
rien… J’étais venu, voilà tout!… Pour la mieux surprendre,<br />
je me dissimulai dans l’angle de la porte de la maison voisine de<br />
la sienne.<br />
De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s’il me<br />
convenait de ne pas me montrer… L’attente ne fut pas longue.<br />
Un fiacre, débouchant <strong>du</strong> faubourg Saint-Honoré, s’engagea<br />
dans la rue de Balzac, obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il<br />
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