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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

ressaisit tout entier. De nouveau, je sentis une pesanteur intolérable<br />

sur mes épaules, et la bête dévorante, un instant chassée,<br />

s’abattit sur moi, plus féroce, enfonçant plus profondément ses<br />

griffes dans ma chair… Il avait suffi pour cela que je visse des<br />

théâtres, des restaurants, ces endroits maudits, pleins <strong>du</strong> mystère<br />

de la vie de Juliette… <strong>Le</strong>s théâtres me disaient : « Cette nuit, elle<br />

était là, ta Juliette; pendant que tu gémissais, l’appelant, l’attendant,<br />

elle se pavanait dans une loge, des fleurs au corsage, heureuse<br />

sans une pensée pour toi. » <strong>Le</strong>s restaurants me disaient :<br />

« Cette nuit, elle était là, ta Juliette… les yeux ivres de débauche,<br />

elle s’est vautrée sur nos divans disloqués, et des hommes qui<br />

puaient le vin et le cigare, l’ont possédée… » Et tous les jeunes<br />

gens que je rencontrais, fringants, superbes, me disaient aussi :<br />

« Ta Juliette, nous la connaissons… Est-ce qu’elle t’apporte un<br />

peu de l’argent qu’elle nous coûte? » Chaque maison, chaque<br />

objet, chaque manifestation de la vie, tout me criait avec<br />

d’affreux ricanements : « Juliette! Juliette! » La vue des roses,<br />

chez les fleuristes, m’était une torture, et j’éprouvais des rages,<br />

rien qu’à regarder les boutiques et leurs étalages de choses provocantes.<br />

Il me semblait que Paris ne dépensait toute sa force,<br />

n’usait toute sa sé<strong>du</strong>ction que pour me ravir Juliette, et je souhaitais<br />

de le voir disparaître dans une catastrophe, et je regrettais les<br />

temps justiciers de la Commune, où l’on versait dans les rues le<br />

pétrole et la mort! Je rentrai…<br />

— Il n’est venu personne? demandai-je au concierge.<br />

— Personne, monsieur Mintié.<br />

— Pas de lettre, non plus?<br />

— Non, monsieur Mintié.<br />

— Vous êtes sûr qu’on n’est pas monté chez moi, pendant<br />

mon absence?<br />

— La clef n’a pas bougé de là, monsieur Mintié.<br />

Je griffonnai, sur ma carte, ces mots au crayon : « Je veux te<br />

voir. »<br />

— Portez cela rue de Balzac…<br />

J’attendis dans la rue, impatient, nerveux; le concierge ne<br />

tarda pas à reparaître.<br />

— La bonne m’a dit que Madame n’était pas encore rentrée.<br />

Il était sept heures… Je gagnai ma chambre et je m’allongeai<br />

sur le canapé.<br />

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