Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
parcelle de gloire, et que je la repousserais impitoyablement, hors<br />
de mon soleil.<br />
Je descendis et, pour la première fois depuis plus de deux ans,<br />
je ressentis un plaisir délicieux à me trouver dans la rue… Je marchais<br />
rapidement, les reins souples, l’allure victorieuse, intéressé<br />
par les spectacles les plus simples qui me semblèrent nouveaux.<br />
Et je me demandais avec stupeur comment j’avais pu être malheureux<br />
aussi longtemps, comment mes yeux ne s’étaient pas<br />
ouverts plus vite à la vérité… Ah! la méprisable Juliette!…<br />
Comme elle avait dû rire de mes soumissions, de mes aveuglements,<br />
de mes pitiés, de mes inconcevables folies!… Sans doute,<br />
elle racontait à ses amants de hasard mes douleurs imbéciles, et<br />
ils s’excitaient à l’amour en se moquant de moi!… Mais j’aurais<br />
ma revanche, et cette revanche serait terrible!… Bientôt Juliette<br />
se roulerait à mes pieds, suppliante; elle implorerait son pardon.<br />
— Non, non, misérable, jamais!… Quand j’ai pleuré, m’as-tu<br />
consolé?… M’as-tu épargné une souffrance, une seule?… Un<br />
seul instant, as-tu consenti à accepter ma misère, à vivre de ma<br />
vie?… Tu n’es pas digne de partager ma gloire… Non… va-t’en!<br />
Et pour lui marquer mon mépris irrémédiablement. Je lui<br />
jetterai des millions à la figure.<br />
— Tiens, des millions!… En veux-tu des millions?… Tiens,<br />
encore!<br />
Juliette se tordra les bras de désespoir; elle criera :<br />
— Pitié, Jean!… pitié!… Oh! de l’argent, je n’en veux pas!…<br />
Ce que je veux, c’est vivre cachée, toute petite, dans ton ombre,<br />
heureuse si un seul des rayons de la lumière qui t’entoure vient,<br />
un jour, se poser sur ta pauvre Juliette… Pitié!<br />
— As-tu eu pitié de moi, quand je t’ai demandé grâce?…<br />
Non! <strong>Le</strong>s filles comme toi, on les assomme à coups d’or!…<br />
Tiens! en voilà encore!… Tiens! en voilà toujours!<br />
Je marchais à grandes enjambées, parlant tout haut, faisant<br />
avec la main le geste de jeter des millions à travers l’espace.<br />
— Tiens, misérable, tiens!<br />
Pourtant, mon impassibilité devant la pensée de Juliette<br />
n’était point si farouche, que la moindre femme aperçue ne me<br />
donnât une inquiétude, et que je ne sondasse, d’un coup d’œil<br />
impatient, l’intérieur des voitures qui, sans cesse, passaient dans<br />
la rue. Sur le boulevard, mon assurance tomba, et l’angoisse me<br />
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