Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
la reconquérir. Je n’espérais pas, emportée, comme elle l’était,<br />
dans cette existence de plaisirs mauvais, qu’elle s’arrêtât jamais;<br />
pourtant, malgré moi, malgré elle, je formais des projets d’avenir<br />
meilleur. Je me disais : « Il n’est pas possible qu’un jour le<br />
dégoût ne la prenne, qu’un jour la douleur n’éveille en son âme<br />
un remords, une pitié; et elle me reviendra. Alors, nous nous en<br />
irons dans un appartement d’ouvrier, et moi, comme un forçat,<br />
je travaillerai… J’entrerai dans le journalisme, je publierai des<br />
romans, j’implorerai des besognes de copiste… Hélas! je<br />
m’efforçais de croire à tout cela, afin d’atténuer l’état d’abjection<br />
où j’étais descen<strong>du</strong>. Avec le pro<strong>du</strong>it de la vente des deux études<br />
de Lirat, des quelques bijoux que je possédais, de mes livres,<br />
j’avais réalisé une somme de quatre mille francs que je gardais<br />
précieusement, pour cette chimérique éventualité… Une fois<br />
que Juliette était songeuse et plus tendre qu’à l’ordinaire, j’osai<br />
lui communiquer ce projet admirable… Elle battit des mains.<br />
— Oui! oui!… Ah! ce serait si amusant!… Un tout petit<br />
appartement, tout petit, tout petit!… Je ferais le ménage, j’aurais<br />
de jolis bonnets, un joli tablier!… Mais c’est impossible avec toi!<br />
Quel dommage!… C’est impossible!<br />
— Pourquoi donc est-ce impossible?<br />
— Mais parce que tu ne travailleras pas, et que nous mourrons<br />
de faim… C’est ta nature, comme ça!… As-tu travaillé au<br />
Ploc’h?… Travailleras-tu maintenant?… Jamais tu n’as<br />
travaillé!…<br />
— <strong>Le</strong> puis-je?… Tu ne sais donc pas que ta pensée ne me<br />
quitte pas un seul instant?… C’est tout l’inconnu de ta vie, c’est<br />
la douleur atroce de ce que je sens, de ce que je devine de toi, qui<br />
me ronge, qui me dévore, qui me vide les moelles!… Quand tu<br />
n’es pas là, j’ignore où tu es, et pourtant je suis là où tu es,<br />
toujours!… Ah! si tu voulais!… Te savoir près de moi aimante et<br />
tranquille, loin de ce qui salit, de ce qui torture… Mais j’aurais la<br />
force d’un Dieu!… De l’argent!… De l’argent! mais je t’en<br />
gagnerais par pelletées, par tombereaux!… Ah! Juliette, si tu<br />
voulais!…<br />
Elle me regardait, excitée par ce grand bruit d’or que mes<br />
paroles faisaient tinter à ses oreilles.<br />
— Eh bien! gagnes-en tout de suite, mon chéri… Oui, beaucoup,<br />
des tas!… Et ne pense pas à ces vilaines choses qui te font<br />
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