Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
m’embrasser, le temps d’ouvrir l’armoire, pour se rendre compte<br />
si les choses étaient dans le même ordre.<br />
— Allons! je m’en vais… Ne sois pas triste… Je vois que tu as<br />
encore pleuré… Ça n’est pas gentil! Pourquoi me faire de la<br />
peine?<br />
— Juliette! te verrai-je ce soir?… Oh! je t’en prie, ce soir!<br />
— Ce soir?<br />
Elle réfléchissait un instant.<br />
— Ce soir, oui, mon chéri… Enfin, ne m’attends pas trop…<br />
Couche-toi… Dors bien… Surtout, ne pleure pas… Tu me<br />
désespères!… Vraiment, on ne sait comment être avec toi!<br />
Et je vivais là, vautré sur le canapé, ne sortant presque jamais,<br />
comptant les minutes qui, lentement, lentement, goutte à goutte,<br />
tombaient dans l’éternité de l’attente.<br />
À l’exaltation furieuse de mes sens avait succédé un grand<br />
accablement… Je demeurais des après-midi entiers sans bouger,<br />
la chair battue, les membres pesants, le cerveau engourdi,<br />
comme au lendemain d’une ivresse. Ma vie ressemblait à un<br />
sommeil lourd, que traversent des rêves pénibles encore que les<br />
rêves, et dans l’anéantissement de ma volonté, dans l’effacement<br />
de mon intelligence, je ressentais plus vive encore l’horreur de<br />
ma déchéance morale. Avec cela, la vie de Juliette me jetait en<br />
des angoisses perpétuelles… Comme autrefois, sur la <strong>du</strong>ne <strong>du</strong><br />
Ploc’h, il ne m’était pas possible de chasser l’image de boue, qui<br />
grandissait, devenait plus nette et revêtait des formes plus<br />
cruelles… Perdre un être qu’on aime, un être de qui toutes vos<br />
joies vous sont venues, dont le souvenir ne se mêle qu’à des souvenirs<br />
de bonheur, cela vous est une douleur déchirante… Mais<br />
où il y a une douleur, il y a aussi une consolation, et la souffrance<br />
s’endort en quelque sorte bercée par sa tendresse même… Moi,<br />
je perdais Juliette, je la perdais, chaque jour, chaque heure,<br />
chaque minute, et à ces morts successives, à ces morts impénitentes,<br />
je ne pouvais rattacher que des souvenirs suppliciants et<br />
des souillures… J’avais beau chercher, sur la vase remuée de nos<br />
deux cœurs, une fleur, une toute petite fleur dont il eût été si<br />
bon de respirer le parfum, je ne la trouvais pas… Et cependant,<br />
je ne concevais rien sans Juliette. Toutes mes pensées avaient<br />
Juliette pour point de départ, Juliette pour aboutissement; et<br />
plus elle m’échappait, plus je m’acharnais dans l’idée absurde de<br />
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