Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
plus dans mon âme… Je ne souffre plus que dans ma chair…<br />
Mon âme est morte dans le dernier baiser de Juliette, et je ne suis<br />
plus qu’un moule de chair immonde et sensible, dans lequel les<br />
démons s’acharnent à verser des coulées de fonte bouillonnante!…<br />
Ah! je n’avais pas prévu ce châtiment!<br />
L’autre jour, sur la grève, j’ai rencontré une pêcheuse de<br />
palourdes… Elle était noire, sale, puante, semblable à un tas de<br />
goémon pourrissant. Je me suis approché d’elle avec des gestes<br />
fous… Et, subitement, je me suis enfui, car j’avais la tentation<br />
infernale de me ruer sur ce corps et de le renverser, parmi les<br />
galets et les flaques d’eau… À travers la campagne, je marche, je<br />
marche, les narines au vent, flairant, comme un chien de chasse,<br />
des odeurs de femelles… Une nuit, la gorge en feu, le cerveau<br />
affolé par des visions abominables, je m’engage dans les ruelles<br />
tortueuses <strong>du</strong> village, frappe à la porte d’une fille à matelots… Et<br />
je suis entré dans ce bouge… Mais sitôt que j’ai senti sur ma peau<br />
cette peau inconnue, j’ai poussé un cri de rage… et j’ai voulu<br />
partir… Elle me retenait.<br />
— Laisse-moi! ai-je crié.<br />
— Pourquoi t’en vas-tu?<br />
— Laisse-moi.<br />
— Reste… Je t’aimerai… Sur la côte, souvent, je t’ai suivi…<br />
Souvent, près de la maison que tu habites, j’ai rôdé… Je voulais<br />
de toi… Reste!<br />
— Mais laisse-moi donc! Tu ne vois pas que tu me<br />
dégoûtes!…<br />
Et comme elle se penchait à mon cou, je l’ai battue… Elle<br />
gémissait :<br />
— Ah! ma Doué! il est fou!<br />
Fou!… Oui, je suis fou!… Je me suis regardé dans la glace et<br />
j’ai eu peur de moi… Mes yeux agrandis s’effarent au fond de<br />
l’orbite qui se creuse; les os pointent, trouant ma peau jaunie;<br />
ma bouche est pâle, tremblante, elle pend, pareille à celle des<br />
vieillards lubriques… Mes gestes s’égarent, et mes doigts, sans<br />
cesse agités de secousses nerveuses, craquent, cherchant des<br />
proies, dans le vide…<br />
Fou!… Oui, je suis fou!… Lorsque la mère <strong>Le</strong> Gannec tourne<br />
autour de moi, lorsque j’entends glisser ses chaussons sur le<br />
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