Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
OCTAVE MIRBEAU<br />
Je comprenais que j’avais mal agi envers elle, qui était si tendre<br />
pour moi, et j’aurais voulu lui demander pardon de mes brutalités…<br />
Sa coiffe blanche, son châle noir, sa figure triste de vieille<br />
mère affligée, m’attendrissaient. Mais une sorte de fierté imbécile<br />
glaçait l’effusion prête à s’échapper… Elle trottinait autour<br />
de moi, résignée, avec un air d’infinie, de maternelle commisération,<br />
et, de temps en temps, elle répétait :<br />
— Ah! quel malheur!… Ma Doué! quel malheur!<br />
<strong>Le</strong> jour finissait. Tandis que la mère <strong>Le</strong> Gannec, ayant enlevé<br />
le couvert, balayait la chambre, je m’étais accoudé à l’appui de la<br />
fenêtre ouverte. <strong>Le</strong> soleil avait disparu derrière la ligne d’horizon,<br />
ne laissant au ciel, de sa gloire irradiante, qu’une clarté rougeâtre,<br />
et la mer, tassée, lourde, sans un reflet, se plombait tristement.<br />
La nuit arrivait, silencieuse et lente, et l’air était si calme qu’on<br />
percevait le bruit rythmique des avirons battant l’eau <strong>du</strong> port et<br />
le cri lointain des drisses au haut des mâts… Je vis le phare<br />
s’allumer, son feu rouge tourner dans l’espace, comme un astre<br />
fou… Et je me sentais bien malheureux!…<br />
Juliette ne me répondait pas!… Juliette ne viendrait pas!…<br />
Ma lettre, sans doute, l’avait effrayée, elle s’était rappelé les<br />
scènes de colère, d’étranglement sauvage… Elle avait eu peur, et<br />
elle ne viendrait pas!… Et puis, n’y avait-il pas des courses, des<br />
fêtes, des dîners, des files d’hommes impatients à sa porte, qui<br />
l’attendaient, la réclamaient, qui avaient payé d’avance la nuit<br />
promise?… Pourquoi serait-elle venue, d’ailleurs?… Pas de<br />
Casino sur cette grève désolée; dans ce coin per<strong>du</strong> de l’Océan,<br />
personne à qui elle pût vendre son corps!… Moi, elle m’avait<br />
tout pris, mon argent, mon cerveau, mon honneur, mon avenir,<br />
tout!… que pouvais-je lui donner encore?… Rien. Alors pourquoi<br />
viendrait-elle?… J’aurais dû lui dire qu’il me restait dix<br />
mille francs, et elle serait accourue!… À quoi bon?… Ah! qu’elle<br />
ne vienne pas!… Ma colère était calmée et un dégoût de moimême<br />
la remplaçait, un dégoût épouvantable!… Comment cela<br />
était-il possible qu’en si peu de temps un homme qui n’était pas<br />
méchant, dont les aspirations, autrefois, ne manquaient ni de<br />
fierté ni de noblesse, comment cela était-il possible que cet<br />
homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse, qu’aucune<br />
force humaine n’était capable de l’en retirer?… Ce dont je souffrais,<br />
à cette heure, ce n’était pas tant de mes folies, de mes<br />
195