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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

mère <strong>Le</strong> Gannec était sur le pas de la porte, inquiète, tricotant<br />

son éternelle paire de bas… Elle me dit :<br />

— Comme vous êtes en retard, nostre Mintié, aujourd’hui!…<br />

Je vous ai préparé une belle écrevisse de mer!<br />

— Fichez-moi la paix, vieille radoteuse! criai-je… Je n’en<br />

veux pas de votre écrevisse de mer, je ne veux rien, entendezvous?<br />

Et bredouillant des paroles colères, brutalement, je l’obligeai à<br />

se déranger pour me laisser passer… La pauvre bonne femme,<br />

stupéfaite, levait les bras au ciel, geignait :<br />

— Ah! ma Doué! Ah bé Jésus!<br />

Je gagnai ma chambre où je m’enfermai… D’abord, je me<br />

roulai sur le lit, brisai deux chaises, me cognai le front contre les<br />

murs, et, tout d’un coup, je me mis à écrire à Juliette une lettre<br />

exaltée, folle, remplie de menaces terribles et d’humbles<br />

supplications; une lettre dans laquelle, en phrases incohérentes,<br />

je parlais de la tuer, de lui pardonner, je la suppliais de venir,<br />

avant que je mourusse, lui décrivant, avec des raffinements tragiques,<br />

un rocher d’où je me jetterais dans la mer… Je la comparais<br />

à la dernière des filles de maison publique, deux lignes plus loin,<br />

à la Sainte Vierge. Plus de vingt fois, je recommençai la lettre,<br />

m’emportant, pleurant, tour à tour furieux jusqu’au délire,<br />

attendri jusqu’à la pâmoison… À un moment, j’entendis un bruit<br />

derrière la porte, comme un grattement de souris. J’allai ouvrir…<br />

La mère <strong>Le</strong> Gannec était là, tremblante, toute pâle, et qui me<br />

regardait de ses bons yeux effarés.<br />

— Que faites-vous ici? m’écriai-je… Pourquoi m’espionnezvous?…<br />

Allez-vous-en!<br />

— Nostre Mintié, gémit la sainte femme, nostre Mintié, ne<br />

vous fâchez pas!… Je vois bien que vous êtes malheureux, et je<br />

venais voir si je pouvais vous être utile à quelque chose.<br />

— Eh bien, oui, je suis malheureux, là!… Est-ce que cela vous<br />

regarde? Tenez, portez cette lettre à la poste, et laissez-moi tranquille.<br />

Pendant quatre jours je ne sortis pas… La mère <strong>Le</strong> Gannec<br />

venait dans ma chambre, pour faire mon lit et servir mes repas,<br />

humble, craintive, redoublant de soins, soupirant :<br />

— Ah! quel malheur!… Ma Doué! quel malheur!<br />

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