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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

laquelle Juliette m’annoncerait sa venue au Ploc’h, et, par<br />

avance, je lisais les mots attendris, les phrases passionnées, les<br />

repentirs; je voyais, sur le papier, des traces encore humides de<br />

larmes, car, en ces moments-là, je me figurais que Juliette passait<br />

son temps à pleurer… Hélas! rien : quelquefois une lettre de<br />

Lirat, admirable, paternelle, et qui m’ennuyait… <strong>Le</strong> cœur gros,<br />

sentant davantage le poids écrasant de mon abandon, l’esprit sollicité<br />

par mille projets, plus fous les uns que les autres, je m’en<br />

retournais à ma <strong>du</strong>ne… De cette espérance courte, je retombais<br />

dans une douleur plus aiguë, et la journée s’écoulait à invoquer<br />

Juliette, à l’appeler, à la demander aux pâles fleurs des sables, à<br />

l’écume des vagues, à toute la nature insensible qui me la refusait<br />

et qui me renvoyait son image incomplète, effacée par les baisers<br />

de tous!<br />

— Juliette! Juliette!<br />

Un jour, sur la jetée, je rencontrai une jeune fille qu’un vieux<br />

monsieur accompagnait. Grande, svelte, elle semblait jolie sous<br />

le voile de gaze blanche qui lui couvrait le visage et dont les<br />

bouts, noués derrière le chapeau de feutre gris, flottaient dans le<br />

vent. Ses mouvements souples et gracieux rappelaient ceux de<br />

Juliette. Vraiment, dans le port de la tête, dans la courbure délicate<br />

de la taille, dans la tombée des bras, dans le balancement<br />

aérien de la robe, je retrouvais un peu de Juliette!… Je la<br />

regardai avec émotion, et deux larmes roulèrent sur ma joue…<br />

Elle alla jusqu’à l’extrémité <strong>du</strong> môle; moi, je m’étais assis sur le<br />

parapet, suivant la silhouette de la jeune fille, pensif et charmé…<br />

À mesure qu’elle s’éloignait, je m’attendrissais… Pourquoi ne<br />

l’avais-je pas connue plus tôt, avant l’autre?… Je l’aurais aimée<br />

peut-être!… Une jeune fille qui, jamais, n’a senti souffler sur elle<br />

l’haleine empestée des hommes, dont les oreilles sont chastes,<br />

dont les lèvres ignorent les sales baisers; que ce serait délicieux<br />

de l’aimer, de l’aimer ainsi qu’aiment les anges!… <strong>Le</strong> voile blanc<br />

battait au-dessus d’elle, semblable aux ailes d’une mouette… Et<br />

tout à coup, derrière le phare, elle disparut… Au bas de la jetée,<br />

la mer remuait comme un berceau d’enfant qu’une nourrice, en<br />

chantant, bercerait, et le ciel était sans nuage; il s’épandait sur la<br />

surface immobile des flots, pareil à un grand voile traînant de<br />

mousseline claire…<br />

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