Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
route de lumière clapoteuse et sanglante. De chaque côté, l’eau<br />
s’assombrit, et des étincelles dansent à la pointe des flots. C’est<br />
l’heure mélancolique où je rentre par la campagne, rencontrant<br />
toujours les mêmes charrettes que traînent les bœufs enchemisés<br />
de lin gris, apercevant, courbées vers la terre ingrate, les mêmes<br />
silhouettes de paysans qui luttent, mornes, contre la lande et la<br />
pierre. Et sur les hauteurs de Saint-Jean, où les moulins tournent,<br />
dans la clarté <strong>du</strong> ciel, leurs ailes démentes, le même calvaire<br />
étend ses bras suppliciés…<br />
J’habitais, à l’extrémité <strong>du</strong> village, chez la mère. <strong>Le</strong> Gannec,<br />
une brave femme qui me soignait <strong>du</strong> mieux qu’elle pouvait. La<br />
maison, qui avait vue sur la rade, était propre, bien tenue, garnie<br />
de meubles luisants et neufs. La pauvre vieille s’ingéniait à me<br />
plaire, se tourmentait l’esprit pour inventer quelque chose qui<br />
déridât mon front, qui amenât un sourire sur mes lèvres. Elle<br />
était vraiment touchante. Lorsque, le matin, je descendais, je la<br />
trouvais, le ménage fait, en train de tricoter des bas ou de travailler<br />
à des filets, vive, alerte, presque jolie sous sa coiffe plate,<br />
son châle noir court, et son tablier de serge verte…<br />
— Nostre Mintié, s’écriait-elle, j’vas vous fricasser de bonnes<br />
coquilles de Saint-Jacques, pour votre souper… Si vous aimez<br />
mieux une bonne soupe au congre, je vous ferai une bonne soupe<br />
au congre…<br />
— Comme vous voudrez, mère <strong>Le</strong> Gannec!<br />
— Mais vous dites toujours la même chose… Ah! bé,<br />
Jésus!… Nostre Lirat n’était point comme vous : « Mère <strong>Le</strong><br />
Gannec, je veux des palourdes… mère <strong>Le</strong> Gannec, je veux des<br />
bigorneaux… » Ah! dame, on lui en donnait des palourdes et des<br />
bigorneaux! Et puis, il n’était point triste comme vous êtes!…<br />
Ah! dame, non!<br />
Et la mère <strong>Le</strong> Gannec me contait des histoires de Lirat, qui<br />
avait passé chez elle tout un automne…<br />
— Et dégourdi! et intrépide!… Par la pluie, par le vent, il s’en<br />
allait « prendre des vues »… Ça ne lui faisait rien… Il rentrait<br />
trempé jusqu’aux os, mais toujours gai, toujours chantant!… Fallait<br />
voir aussi comme il mangeait, lui! Il aurait dévoré la mer, le<br />
mâtin!<br />
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