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Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LE CALVAIRE<br />

qui m’écrase le cerveau, me broie la poitrine, me ronge le cœur,<br />

me brûle les veines… Je suis ainsi que la bestiole, sur laquelle<br />

s’est jeté le putois; j’ai beau me rouler sur le sol, me débattre<br />

désespérément pour échapper à ses crocs, le putois me tient, et il<br />

ne me lâche pas… Pourquoi suis-je parti?… Ne pouvais-je me<br />

cacher au fond d’une chambre d’hôtel meublé?… Juliette serait<br />

venue de temps en temps, personne n’aurait su que j’existais, et,<br />

dans cette ombre, j’aurais goûté des joies abominables et<br />

divines… Lirat m’a parlé d’honneur, de devoir, et je l’ai cru!… Il<br />

m’a dit : « La nature te consolera… » Et je l’ai cru!… Lirat a<br />

menti… La nature est sans âme. Tout entière à son œuvre d’éternelle<br />

destruction, elle ne me souffle que des pensées de crime et<br />

de mort. Jamais elle ne s’est penchée sur mon front brûlant pour<br />

le rafraîchir, sur ma poitrine haletante pour la calmer… Et l’infini<br />

m’a rapproché de la douleur!… Maintenant, je ne résiste plus, et,<br />

vaincu, je m’abandonne à la souffrance, sans tenter désormais de<br />

la chasser… Que le soleil se lève dans les aubes vermeilles, qu’il<br />

se couche dans la pourpre, que la mer déroule ses pierreries, que<br />

tout brille, chante et se parfume, je veux ne rien voir, ne rien<br />

entendre… ne voir que Juliette dans la forme fugitive <strong>du</strong> nuage,<br />

n’entendre que Juliette dans la plainte errante <strong>du</strong> vent, et je veux<br />

me tuer à étreindre son image dans les choses!… Je la vois au<br />

Bois, souriante, heureuse de sa liberté; je la vois, paradant dans<br />

les avant-scènes des théâtres; je la vois surtout la nuit, dans sa<br />

chambre. <strong>Le</strong>s hommes entrent et sortent, d’autres viennent et<br />

s’en vont, tous gavés d’amour! À la lueur de la veilleuse, des<br />

ombres obscènes dansent et grimacent autour de son lit; des<br />

rires, des baisers, des spasmes sourds s’étouffent dans l’oreiller,<br />

et, les yeux pâmés, la bouche frémissante, elle offre à toutes les<br />

luxures son corps jamais lassé de plaisir. La tête en feu, enfonçant<br />

les ongles dans ma gorge, je crie : « Juliette! Juliette! »<br />

comme si cela était possible que Juliette m’entendît, à travers<br />

l’espace : « Juliette! Juliette! » Hélas! le cri des goélands et la<br />

voix grondante des vagues qui brisent sur les rochers, seuls me<br />

répondent : « Juliette! Juliette! »<br />

Et le soir vient… Des brumes s’élèvent, toutes roses et légères,<br />

noyant la côte, le village, tandis que la jetée, presque noire,<br />

semble la coque d’un grand navire démâté; le soleil incline vers la<br />

mer son globe de cuivre qui trace, sur l’éten<strong>du</strong>e immense, une<br />

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