Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
entraient, fouillais les groupes, interrogeais les files pressées de<br />
voyageurs stationnant devant les guichets… Et si une femme<br />
élégante apparaissait, je tressaillais, prêt à m’élancer vers elle…<br />
Lirat poursuivait :<br />
— Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros…<br />
Ah! vous les verrez, ces brutes magnifiques avec leurs mains calleuses,<br />
leurs yeux tout pleins d’infini, et leurs dos qui font<br />
pleurer…<br />
Même sur le quai, j’espérais encore la venue de Juliette… Certainement<br />
que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite,<br />
suppliante, me tendant les bras : « Mon Jean, mon Jean, j’étais<br />
une mauvaise femme, pardonne-moi!… Ne m’en veux pas, ne<br />
m’abandonne pas… Que veux-tu que je devienne sans toi?…<br />
Oh! reviens, mon Jean, ou emmène-moi! » Et des silhouettes<br />
s’effaraient, s’engouffraient dans les wagons… des ombres fantastiques<br />
rampaient, se cassaient aux murs; de longues fumées<br />
s’échevelaient, blanchâtres, sous la voûte…<br />
— Embrassez-moi, mon cher Mintié… Embrassez-moi…<br />
Lirat m’étreignit sur sa poitrine… Il pleurait.<br />
— Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé… Adieu! Il me<br />
poussa dans un wagon, referma la portière…<br />
—Adieu!…<br />
Un sifflet, puis un roulement sourd… puis des lumières qui se<br />
poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu’une nuit<br />
noire… Pourquoi Juliette n’est-elle pas venue?… Pourquoi?…<br />
Et, distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans<br />
son cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je<br />
l’aperçois qui secoue sur son visage une houppette de poudre de<br />
riz… Célestine, de ses doigts mous et flasques, coud, au col d’un<br />
corsage, une bande de crêpe lisse, et un homme, que je ne<br />
connais pas, à demi couché sur le divan, les jambes croisées,<br />
regarde Juliette, avec des yeux où le désir luit… <strong>Le</strong> gaz brûle, les<br />
bougies flambent, une botte de roses, qu’on vient d’apporter,<br />
mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de la toilette!<br />
Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse les feuilles<br />
et la pique à la boutonnière de l’homme, tendrement, en<br />
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