Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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LE CALVAIRE<br />
vécu, mouraient l’une après l’autre, à mesure que je passais<br />
devant elles.<br />
<strong>Le</strong> train partait à huit heures, le soir… Lirat ne me quitta pas<br />
<strong>du</strong> reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit<br />
et tenir en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands<br />
gestes; mais je n’entendais rien qu’un bruit confus, agaçant, qui<br />
bourdonnait à mes oreilles, comme un vol de mouches… Nous<br />
dînâmes dans un restaurant, près de la gare Montparnasse. Lirat<br />
continuait de parler, m’abrutissant de gestes et de mots, traçant<br />
sur la table, avec son couteau, des lignes géographiques et<br />
bizarres.<br />
— Voyez bien, c’est là!… Alors vous suivrez la côte, et…<br />
Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon<br />
voyage, à mon exil, là-bas… citait des noms de village, de personnes…<br />
Ce mot : la mer, revenait sans cesse, avec des froissements<br />
de galets que la vague remue.<br />
— Vous vous rappellerez?<br />
Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je<br />
répondais :<br />
— Oui, oui, je me rappellerai.<br />
Ce n’est qu’à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades,<br />
que j’eus véritablement conscience de ma situation… Et<br />
j’éprouvai une affreuse douleur… J’allais donc partir! C’était<br />
donc fini!… Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais!…<br />
En ce moment, j’oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine,<br />
l’irréparable con<strong>du</strong>ite de Juliette, pour ne me souvenir que des<br />
courts instants de bonheur, et je me révoltai contre l’injustice qui<br />
me séparait de ma bien-aimée… Lirat disait :<br />
— Et puis, si vous saviez quelle douceur c’est de vivre parmi<br />
les petits… d’étudier leur existence pauvre et digne, leur résignation<br />
de martyrs, leurs…<br />
Je songeais à tromper sa surveillance, à m’enfuir tout à<br />
coup… Une espérance folle me retint… Je me répétais :<br />
« Célestine aura averti Juliette que Lirat est venu, qu’il m’a<br />
emmené de force… elle devinera tout de suite qu’il se passe une<br />
chose horrible, que je suis dans cette gare, que je vais partir… Et<br />
elle accourra »… Sérieusement, je le croyais… Je le croyais si<br />
bien que, par les larges baies ouvertes, j’examinais les gens qui<br />
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