Le Calvaire - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher
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OCTAVE MIRBEAU<br />
l’escalier, sans chapeau, j’entrai dans la loge <strong>du</strong> concierge :<br />
« Montez vite, j’ai tué Madame! » Et me voilà dans la rue,<br />
éper<strong>du</strong>… Toute la nuit, j’ai couru, sans savoir où j’allais, enfilant<br />
d’interminables boulevards, traversant des ponts, m’échouant<br />
sur les bancs des squares, et revenant, toujours, machinalement,<br />
devant notre maison… Il me semblait qu’à travers les volets<br />
fermés, des cierges tremblotaient; des soutanes de prêtres, des<br />
surplis, des viatiques passaient, effarés; que des chants funèbres,<br />
que des bruits d’orgues, que des sifflements de cordes sur le bois<br />
d’un cercueil m’arrivaient. Je me représentais Juliette, éten<strong>du</strong>e<br />
sur son lit, parée d’une robe blanche, les mains jointes, un crucifix<br />
sur la poitrine, des fleurs tout autour d’elle… Et je m’étonnais<br />
qu’il n’y eût point encore, à la porte, des draperies noires et,<br />
sous le vestibule, un catafalque avec des bouquets, des couronnes,<br />
des foules en deuil, se disputant l’aspergeoir… Ah! Lirat,<br />
quelle nuit!… Comment je ne me suis pas jeté sous les voitures,<br />
fracassé la tête contre les maisons, élancé dans la Seine!… Je<br />
n’en sais rien!… <strong>Le</strong> jour parut… J’eus l’idée de me livrer au commissaire<br />
de police; j’avais envie d’aller au-devant des sergents de<br />
ville et de leur dire : « J’ai tué Juliette… Arrêtez-moi!… » Mais<br />
les pensées les plus extravagantes naissaient dans ma cervelle, s’y<br />
bousculaient, faisaient place à d’autres… Et je courais, je courais,<br />
comme si une meute aboyante de chiens m’eût poursuivi…<br />
C’était un dimanche, je me rappelle… Il y avait beaucoup de<br />
monde dans les rues ensoleillées… J’étais convaincu que tous les<br />
regards s’attachaient sur moi, que tous ces gens, en me voyant<br />
courir, clamaient avec horreur : « C’est l’assassin de Juliette! »<br />
Vers le soir, exténué, prêt à m’abattre sur le trottoir, je rencontrai<br />
Jesselin : « Hé! dites donc, me cria-t-il, vous en faites de belles,<br />
vous! — Vous savez déjà? » demandai-je, tremblant… Jesselin<br />
riait, il répondit : « Si je le sais?… Mais tout Paris le sait, cher<br />
ami… Tantôt, aux courses. Juliette nous montrait son cou, et les<br />
marques que vos doigts y ont laissées. Elle disait : « C’est Jean<br />
qui m’a fait cela… » Sapristi! vous allez bien, vous!… » Et, en<br />
me quittant, il ajouta : « D’ailleurs, elle n’a jamais été plus jolie…<br />
Et un succès!… » Ainsi je la croyais morte, et elle se pavanait aux<br />
courses!… J’étais parti, elle pouvait penser que plus jamais je ne<br />
reviendrais, et elle était aux courses… plus jolie!…<br />
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